LE MIROIR NOIR

Mr. Torndike, qui tenait une bibliothèque populaire dans Staple Inn, regardait pour la mille et unième fois les étranges maisons à façade qui faisait face à son officine.

Il n’y avait personne, autour des tables de bois noir surchargées de livres, à qui il eût pu, pour la nme fois, répéter qu’il prisait énormément le style Tudor de ces bâtisses et qu’elles étaient les seules ayant survécu aux incendies et aux tourmentes de la City, depuis le XVe siècle.

Personne…

Ce n’était pas une vérité absolue, mais l’unique client, qui feuilletait d’un doigt nonchalant les tomes gras et luisants, ne comptait guère pour le bouquiniste.

Le Dr. Baxter-Brown était un simple médecin de quartier habitant Churchstreet, où il occupait deux chambres dans une des hautes et blêmes maisons bordant Clissold Park, ne disposant ni de bibliothèque ni de laboratoire et recevant sa maigre clientèle dans un misérable salon aux fauteuils de crin noir. Deux fois par semaine, il entreprenait, à travers la métropole, un long et triste voyage qui l’amenait à Holborn, dans l’établissement poussiéreux de Torndike où il passait une ou deux heures avant d’emporter un livre de location à six pences.

Il bruinait, ce jour-là, et sa table de lecture se trouvait dans le coin le plus sombre de la bibliothèque populaire. Mais Mr. Torndike ne songeait pas à allumer une des lampes à abat-jour vert pour un aussi pauvre client.

Baxter-Brown faisait bruisser les épaisses feuilles d’une Histoire d’Angleterre qu’il ne lisait pas mais, d’une main prudente, il glissait sous le volume un mince opuscule, tavelé de rouille et mordu par le taret des livres.

À ce moment, miss Bowes entra et Mr. Torndike s’inclina fort bas. Non seulement elle prenait en location des livres coûteux et rares, mais encore elle aimait faire un bout de causette qui permettait toujours au bibliothécaire de faire valoir ses connaissances historiques.

— Nous parlions de Wren, la dernière fois que j’eus l’honneur et le plaisir de vous voir dans ma modeste maison, miss Bowes, et, à propos de Guildhall, qu’il rebâtit après l’incendie de 1666…

Baxter-Brown se leva ; il avait fait glisser le mince cahier dans la poche de son pardessus et tenait à la main un quelconque roman de récente édition.

— Merci, monsieur, au revoir, monsieur, dit sèchement le bouquiniste en prenant du bout des doigts la pièce de monnaie que lui tendait le médecin.

La silhouette trapue du docteur se fondait dans la bruine d’Holborn.

— On ne mangerait pas du mouton tous les jours avec une pratique du genre, grommela Mr. Torndike en le voyant disparaître.

Puis, retrouvant son sourire, il reprit sa conférence au profit de sa bonne clientèle.

— Il faut pourtant reconnaître que les tours ajoutés par Wren à l’Abbaye de Westminster ne sont guère en harmonie avec la majesté…

Baxter-Brown, attendant le bus au coin d’Holborn, parmi une foule patiente et morose, saturée d’eau, tâtait la poche enflée de son pardessus comme si elle eût contenu un précieux portefeuille. Pourtant, il n’y avait là qu’un vieil almanach de Warren, de l’année 1857, échappé par miracle au fourneau de cuisine de Mr. Torndike ou au Juif Paans qui venait, deux fois par an, lui acheter, au poids, des livres jugés impropres à une plus longue location.

Il était tard quand Baxter-Brown revint chez lui ; dans le vestibule, il se heurta à sa propriétaire, Mrs. Skinner, qui renifla avec humeur et ne lui rendit pas son salut.

— Faudra que je songe à lui verser un acompte, murmura tristement le médecin en gravissant l’escalier aux tapis usés jusqu’à la trame, qui le conduisit au troisième étage.

Son feu ne brûlait pas et le manchon du bec de gaz réduit à l’état de lambeau, ne dispensait qu’une chiche clarté.

Sur la table ronde, mal cirée, à côté d’un flacon de whisky largement entamé et d’une pipe gluante, Baxter-Brown déposa l’almanach de Warren, puis il vérifia attentivement la serrure de la porte, en boucha le trou à l’aide d’un bouchon de papier et baissa soigneusement le store de coton vert.

— Voyons, dit-il avec un soupir. Mais, auparavant, appelons Polly à notre secours.

Il s’empara de la pipe, la bourra avec quelque grumeaux d’épais tabac, extraits d’un cornet de papier gris, et l’alluma avec délices.

— Polly, ma bonne vieille Polly, dit-il avec une rude tendresse.

Polly meublait un peu sa solitude d’homme besogneux poursuivi par une malchance obstinée ; après la lecture d’un roman policier, il s’était complu à lui donner un nom de femme et, même s’était amusé à graver, dans le fourneau, trois petites croix, histoire de la marquer d’un signe de propriété ou de préférence.

— C’est une belle pièce, se disait-il quelquefois au souvenir du jour de fortune passagère où il fit l’acquisition de cette Chesterfield en grosse bruyère anglaise, d’un prix relativement élevé.

— Voyons…

Baxter-Brown lisait, les mains contre les tempes, la bouche pincée par l’attention.

En 1842, la collection de curiosités formée à Strawberry-Hill par Horace Walpole fut dispersée au vent des enchères. Parmi les objets singuliers qui y figuraient, se trouvait le célèbre miroir du Dr. John Dee, médecin, chirurgien et astrologue de la reine Elizabeth d’Angleterre. C’était un morceau de charbon de terre du plus beau noir, parfaitement poli et taillé en ovale, avec un manche d’ivoire brun.

Il avait figuré, jadis dans la collection, des comtes de Peterborough avec la mention : « Pierre noire au moyen de laquelle le Dr. Dee évoquait les esprits. »

À la vente Walpole, un inconnu l’acheta pour douze livres et, depuis lors, malgré toutes les recherches faites, on ne parvint jamais à le retrouver.

On se rappelle que ni les Peterborough, ni les Walpole n’avaient jamais voulu se servir de cet objet magique, et qu’ils le gardaient jalousement caché par crainte des grands malheurs qu’eût provoqué une curiosité déplacée.

Elias Ashmole, l’auteur du bizarre et effrayant Theatrum Chemicum, parle du miroir noir en ces termes : « À l’aide de cette pierre magique on peut voir toutes les personnes que l’on veut, dans quelque partie du monde qu’elles puissent être, et fussent-elles cachées au fond des appartements les plus reculés, ou même dans les cavernes qui sont aux entrailles de la terre. »

Il faut admettre que les derniers propriétaires, effrayés d’un tel pouvoir, ont reculé devant l’expérience…

Baxter-Brown dédaigna le reste de l’article consacré à la lamentable destinée de l’énigmatique John Dee, mais il se servit d’un verre grossissant pour déchiffrer les lignes d’une menue écriture figurant en marge.

Oui, mais Edward Kelley, le sinistre forban qui s’attacha comme une ombre à l’infortuné Dee, se servit du miroir pour la découverte des trésors cachés et pour la perpétration de ses mystérieux forfaits.

Il est certain qu’entre les mains d’un fourbe, cette pièce remarquable… (ici, le taret ayant troué le papier, une partie manquait)… ce qui HABITE le miroir.

Le mot habite n’était pas souligné, mais écrit en gros caractères.

Quelques signes, tracées à la hâte et d’une écriture différente, achevaient les notes marginales :

Les Quatrefage ont volé le miroir. Ils s’en sont servi pour retrouver les trésors de… (nouveau travail du taret)… soient maudits jusqu’à la dernière génération.

Baxter-Brown poussa un de ses longs soupirs coutumiers et fit jouer le ressort commandant le tiroir secret d’un affreux petit secrétaire Dedlaw, pour y déposer l’almanach Warren à côté d’un étui de cuir. Dans l’étui étaient rangés de fins et précieux outils en acier bruni. Ils étaient très bons et avaient appartenu, autrefois, à Santon Miller, dit le Bouc, qui fut pendu à Newgate, par un matin de mars, au moment où une violente giboulée, lourde de gros grêlons, cassait les vitres de Paternoster Row.

Le médecin secoua la tête ; il avait soigné Stanton Miller quand, aux trois quarts lynché par une foule furieuse, il avait été transporté au poste de police de Rotherhite.

— Prenez toujours ceci pour honoraires, doc, avait soufflé le misérable, au moment où le chef de poste avait le dos tourné, cela peut toujours servir… Et puis, j’aime autant qu’on ne le trouve pas sur moi.

Cela n’avait servi à rien à Stanton Miller et à sa cause, mais un peu à Baxter-Brown qui ne gagnait pas toujours une livre par semaine.

— Voyons, Polly… murmura-t-il en lançant un jet de fumée au plafond.

Trois jours plus tard, il savait que le dernier des marquis de Quatrefage habitait dans Asteys Row, une maison vieille et décrépite, aux fenêtres voilées de poussière, mais garnies de lourdes et coûteuses tentures de brocart.

— Ce sale grigou de Quatrefage, que le bon Dieu et Ses saints le confondent ! avait clamé une marchande de quatre-saisons au moment où Baxter-Brown descendait Asteys Row d’un pas de flâneur.

Et il vit un petit homme au crâne minuscule, vêtu à la mode de Brummel, gravir à pas menus le perron de pierre de la maison.

Asteys Row est une rue insignifiante de Canonbury, peu fréquentée pendant le jour et absolument déserte à la nuit close.

La maison des Quatrefage était défendue par une porte puissante, constellée de verrous et nantie d’une double chaîne de sûreté ; mais la poterne de la cour, donnant sur le petit canal Alwyn, céda sans remords à la première pesée d’un levier de fer d’un pied et demi de long. Baxter-Brown traversa une courette remplie d’eau de pluie comme un marigot, fit jouer l’espagnolette de la fenêtre d’une buanderie et trouva sans peine le chemin des chambres de l’étage.

Ah, Stanton Miller n’avait pas menti et ses outils étaient vraiment bons à quelque chose ! Baxter-Brown s’en aperçut en découpant la tôle d’un curieux coffre-fort agrémenté de filets dorés et orné de gracieuses ferronneries.

Il achevait l’ouvrage quand le marquis Quatrefage parut, brandissant un tisonnier.

Le docteur lui enleva des mains cette arme ridicule et en donna une tape sur le petit crâne piriforme.

Le vieillard poussa un gazouillement d’oiseau et tomba ; le savoir professionnel souffla à l’oreille de Baxter-Brown qu’une seconde tape était inutile.

Il explora le coffre-fort sans hâte ni émotion, découvrit douze livres en billets, une pile de beaux shillings neufs, et dans une gaine de soie rouge, le miroir du Dr. Dee.

*

Revenu chez lui, Baxter-Brown vida aux trois quarts le flacon de whisky et tira le miroir de sa gaine.

Avec un soupir de regret, il reposa Polly sur la table, car il n’y avait plus de tabac dans le cornet. Puis il consacra toute son attention à l’examen du curieux objet de magie.

Le mince ovale sombre luisait comme un lambeau de ciel nocturne sans lune ni étoiles ; il observa qu’il brillait, sans refléter la lumière ; toutefois il ne découvrit rien d’insolite dans les profondeurs ténébreuses du miroir.

Il essaya de concentrer ses pensées et sa volonté, invoquant le nom du mystérieux constructeur auquel il accouplait par moments celui d’Edward Kelley.

Au bout d’une heure, la sueur lui coulait dans le dos et ses mains s’agitaient, fébriles, chauffées par une fièvre soudaine.

Aux approches de l’aube, le gaz baissa, car Baxter-Brown avait oublié de glisser une pièce de monnaie dans le compteur à sous.

La lumière s’éteignit et le médecin vit une belle clarté bleue surgir du fond du miroir.

Son premier geste fut dicté par la peur. Il courut s’enfermer dans la pièce voisine.

Pourtant, il ne tarda guère à s’accuser de lâcheté et, bien que de mauvais frissons agitassent tout son être, il revint vers la table.

La lumière brillait encore, bien que plus faiblement.

— Il faut… observer ce phénomène… dans un but scientifique, balbutia le médecin. Cette lumière bleue se polarise en quelque sorte… Ainsi, en me déplaçant vers la gauche du miroir, je vois…

Eh ! oui, il voyait, mais il aurait certes préféré que l’étrange surface noire fût restée vide de toute apparition, malgré son désir de se servir de la puissance occulte de l’objet.

L’apparition était pourtant fort indécise et Baxter-Brown dut faire un sérieux effort mental pour y découvrir des formes plus ou moins nettes.

— On dirait… hm, c’est un peu confus, mais on dirait une robe… et une robe de chambre encore. Hm… ah, il y a aussi une tête et… et des pieds.

La forme devenait plus distincte.

La tête était soulignée d’une large et flasque barbute. Quant aux pieds, ils étaient démesurés, longs et étroits, sanglés dans ces hideux solerets qu’on voit, sur les gravures de l’époque, aux derniers chevaliers de la guerre des Deux-Roses.

— Ce n’est pas beau, et cela ne signifie rien, décida-t-il dans un bref élan de vaillance.

Ce fut pourtant sa dernière tentative de crâner devant l’inconnu ; il venait de se rendre compte que l’incompréhensible et grotesque image créait autour d’elle une atmosphère d’abominable terreur. La lueur bleue suffisait pour éclairer les objets proches du miroir, et Baxter-Brown vit la bouteille de whisky et Polly baignées de phosphore et d’opale.

C’étaient là des choses familières et même amies, d’un usage quotidien, banal ; pourtant leur propriétaire les regardait avec terreur, comme si elles participaient au menaçant mystère qui venait de naître à ses côtés.

Il faut dire que l’amorphe vision, précise pendant quelques secondes à peine, perdait rapidement de sa netteté ; la barbute s’effaça la première, la robe devint floue et vaporeuse et les extrémités serpentines fondirent dans une brume tourmentée. Soudain, comme au déclic d’un interrupteur, le tout s’évanouit et la pièce fut plongée dans l’obscurité.

— Au compteur ! gronda Baxter-Brown en fouillant rageusement ses poches à la recherche de sous.

Il les glissait dans la fente, quand il entendit dans son dos un bruit de verre cassé suivi d’un rapide glouglou.

Une minute plus tard, les restes de l’Auer resplendirent.

La bouteille était en pièces et la liqueur coulait en deux ruisseaux sur la table ; le miroir noir était redevenu une simple plaque de jais.

— Je me demande, dit plaintivement le docteur, si tout ceci n’est pas un jeu morbide de mon imagination.

Mais il secoua bientôt péniblement la tête :

— Comment mon flacon s’est-il cassé et…

Ses yeux ronds de stupeur et d’incompréhension restaient fixés sur la table : Polly avait disparu.

*

Il se passa une semaine avant que Baxter-Brown eût retrouvé le courage nécessaire pour affronter de nouveau le mystère du miroir magique, dans le silence et les ténèbres de la nuit.

Rien ne se passa.

Il s’enhardit et, les nuits suivantes, il reprit les séances ; il les corsa même de fantaisistes évocations de l’ombre de Dee et de Kelley et même d’entités infernales dont il avait trouvé le nom dans un vieux traité de magie de Podgers.

La déception le gagna ; il n’osa plus penser à la féerie des trésors cachés et il se dit même, qu’en réalité, il n’y avait jamais cru.

— C’était bien la peine… la peine… murmurait-il à tout bout de champ. Mais il n’achevait pas sa pensée et lui-même n’aurait pu dire si ses regrets se rapportaient au cadavre d’Asteys Row.

Néanmoins, le forfait lui avait rapporté douze livres et quelques shellings ; mais tout cela avait fondu comme neige au soleil.

Le jour où le dernier des brillants shellings passa à l’achat d’un peu de sucre et de thé, Mrs. Skinner se fit annoncer chez lui.

Se faire annoncer, c’est beaucoup dire ; de fait, elle envoya Dinah Pubsey, le souillon chargé des gros et malpropres ouvrages de l’immeuble, dire au docteur « de ne pas quitter la maison avant d’avoir eu un entretien avec Mrs. Skinner s’il ne voulait pas, à son retour, voir de gros scellés rouges sur ses portes ».

Mrs. Skinner était une propriétaire assez tolérante et qui ne déclarait pas de guerre sans merci à un locataire en retard d’un terme de loyer ; mais Baxter-Brown lui en devait huit, sans parler de menue avances consenties par elle en des moments de bonne humeur.

Elle se présenta sur le coup d’onze heures, c’est-à-dire deux heures après la visite de Dinah Pubsey, le nez chaussé de lunettes d’écaillé et brandissant un copieux relevé de comptes.

— Docteur Brown, commença-t-elle, cela ne peut durer. Ma patience est grande et elle pourrait le rester encore si je n’avais moi-même de sérieux besoins d’argent. Si vous voulez parcourir ce mémoire, vous verrez que vous me devez…

Tout à coup, elle cessa de parler, huma l’air avec dégoût et s’écria :

— Seigneur, quelle abomination !… Je me demande quelle sorte de poison vous fumez dans votre pipe, docteur ! Je ne puis rester ici plus longtemps. Quelle infection… Allez-vous-en, quittez ma maison… Oh comme cela sent mauvais !

Elle s’enfuit en laissant, oubli sans précédent dans les annales de la maison, son relevé de comptes descendre en vol plané sur le plancher.

Baxter-Brown fut bien content d’être débarrassé de sa criarde et redoutable présence, mais il resta immobile près de la table ronde, le front creusé de rides, figé dans une morne stupeur : par une raison d’économie, il n’avait pas acheté d’autres pipes, et, depuis la disparition de Polly, il n’avait plus fumé !

D’ailleurs, il eut beau humer l’air à son tour, il ne sentit aucune odeur de tabac et, seule, le relent fade de l’évier et la senteur de quelques fioles pharmaceutiques sollicitèrent son odorat.

Haussant les épaules, il s’en alla inspecter le contenu du tiroir secret du petit bureau engoncé dans son coin.

Le miroir noir était là, sombre et luisant, mais sans mystère ni révélation ; à côté de lui, les outils d’acier dormaient dans leur étui de cuir.

Avec un soupir, Baxter-Brown s’en empara.

À ce moment, un hurlement de détresse monta des étages inférieurs.

— Docteur ! Docteur !… Elle va mourir !

Le médecin reconnut la voix perchée de Dinah Pubsey.

Il trouva le souillon braillant de toutes ses forces et versant des torrents de larmes, devant la porte ouverte de sa cuisine.

— Elle est entrée et elle a dit comme ça… « C’est ce tabac… Oh, comme il pue !… » et puis elle est tombée. Elle ne bouge plus ! Oho ! Oho ! !

Baxter-Brown vit Mrs. Skinner étendue sur le carrelage blanc et rouge ; ses lunettes avaient roulé au loin et s’étaient brisées.

Le visage de la propriétaire se convulsait hideusement.

— Elle ne bouge plus ! Vous le voyez bien ! sanglota la servante.

— Et elle ne bougera plus, se dit tout bas le médecin, car il venait de constater la mort de l’infortunée.

Après avoir rédigé une brève note pour le service médical de la police métropolitaine, il remonta dans sa chambre et remit en place l’étui de cuir. Comme il avait fait le premier constat de la mort de Mrs. Skinner, il assisterait de droit à l’enquête et, de ce double chef, toucherait immédiatement trois livres six shellings d’honoraires.

Ce qui lui assurerait quelques jours de repos et de subsistance.

*

Pourquoi, depuis lors, la perte de Polly hantait-elle son cerveau ?

Cette pipe, qu’il avait petit à petit apparentée à la compagne refusée à sa solitude de grand pauvre, lui manquait au point qu’il ne voulait pas lui donner une remplaçante ; il avait même perdu l’envie de fumer encore.

Mais des soucis plus graves atténuèrent bientôt cette mesquine préoccupation : non seulement il était absolument à court de numéraire, mais encore il se trouvait accablé de dettes qui lui refusaient tout espoir de subsistance.

Sa clientèle, de rare qu’elle était jadis, avait complètement disparu : des noctambules avaient arraché la plaque de zinc, apposée sur la porte de la rue, mentionnant son nom et ses heures de consultation.

Il ne songea pas à la remettre en place, convaincu de son inutilité.

— Ah ! Stanton Miller, murmura-t-il, il me faut songer de nouveau à toi, mon pauvre frère dans le crime.

Il reprit dans le tiroir l’étui aux outils d’acier bruni.

À côté de lui, dans sa gaine de soie écarlate, se trouvait le miroir du Dr. John Dee. Il lui jeta un regard de mépris courroucé.

— Toi, grommela-t-il, tu pourras un de ces quatre matins, continuer tes maléfices au fond de la rivière !

Jusqu’à ce jour, il s’était confié presque complètement à une obscure étoile de chance pour accomplir ses lamentables rapines nocturnes. Exception faite, peut-être, pour la sombre aventure d’Askey Row, qui lui avait valu le miroir noir.

Cette fois, il avait préparé avec plus de minutie l’expédition qui devait l’empêcher de sombrer dans une misère complète.

La maison qu’il avait repérée dans Bloomsfield était inoccupée. Lady Aberlow, sa propriétaire, se faisait soigner dans une clinique de Coswell Road et avait emmené sa domesticité avec elle.

Cela, il l’avait appris par des confrères bavardant entre eux et ignorant ou ne se souciant pas de son attentive présence.

Un des volets du rez-de-chaussée avait été mal descendu et Baxter-Brown possédait déjà assez d’expérience pour savoir que ce volet n’opposerait pas de sérieux obstacles à une intrusion nocturne.

Il faisait froid et sombre quand il quitta l’autobus à Cornhill ; et quand il eut gagné à pied London Wall, maussade et revêche comme le génie même de la méchante humeur, le fog enfumait lentement les rues. Les réverbères pleuraient de rares larmes rousses dans le brouillard qui se peuplait de fantômes ; les bruits eux-mêmes s’ouataient, les sirènes de l’Embankment pleurnichaient, lointaines, à peine audibles, étouffées par la poire d’angoisse de la brume.

Baxter-Brown soupira d’aise. Un bandeau noir sur les yeux, il aurait retrouvé Bloomsfield, la maison de lady Aberlow et le volet disjoint.

Il fut dans la place sans qu’il lui en coûtât de sensibles efforts ; le jet blanc de sa lampe de poche glissait sur les housses livides des meubles et les tapis roulés d’un austère salon de l’époque victorienne.

Il gravit un large escalier en spirale, plongeant dans des hauteurs opaques et, à l’étage, choisit la porte qu’il supposa être celle de la chambre de lady Aberlow. Quand il la poussa, il resta frappé de stupeur et de terreur, comme si une monstruosité s’était dressée devant lui.

Pourtant, l’unique sujet d’effroi que cette pièce pouvait présenter pour lui, c’était qu’elle était brillamment éclairée.

Les douze lampes d’un grand lustre à pendeloques étaient allumées et, derrière une causeuse de velours jaune, se dressait un lampadaire voilé de rose. Il ne vint pas à l’idée de l’intrus que les habitants avaient bien pu oublier d’éteindre ces lumières en quittant la maison, car la pièce était vide et froide, et, au mépris de cette orgie de clarté, dénotait l’abandon.

Les épaules de Baxter-Brown se soulevaient péniblement, comme si un fardeau trop lourd écrasait son souffle dans sa poitrine.

— Allons… allons… murmura-t-il, il le faut pourtant… sinon je suis un homme perdu.

Ses yeux s’étaient attachés à un miroir de Venise aux eaux profondes et vertes accroché au mur de fond. Il s’en approcha et le souleva : comme un double regard s’allumèrent les quatre boutons de cuivre d’une porte de coffre-fort, incrusté dans la muraille.

Les outils d’acier mordirent joyeusement l’obstacle et en vinrent à bout sans grande peine.

— Enfin… enfin… sanglota Baxter-Brown ; et, en effet, des larmes d’étrange joie coulèrent sur ses joues quand il vit les épaisses liasses de billets et les triples piles jaunes des souverains.

Ses poches se gonflèrent ; joyeusement, il brandit le levier de fer d’un pied et demi de long qui lui avait servi à la dernière pesée sur la paroi du coffre-fort.

Soudain, tout son être se convulsa ; une porte claqua à l’étage, un bruit de pas précipités fit sonner les marches de l’escalier ; il entendit même le déclic sec d’un revolver qu’on armait.

Baxter-Brown n’était plus qu’une statue de pierre. Il ne réagit pas quand il vit la lourde et puissante silhouette d’un homme s’encadrer dans la porte ouverte, ni quand la petite gueule ronde et hargneuse d’un pistolet automatique se braqua sur son front.

Mais le coup fatal ne partit pas et l’homme ne poussait ni appel ni cri de menace.

La tige de fer avait glissé hors des mains du cambrioleur, filé dans l’air avec un bruit aigu de fusée et porté un coup dans l’ombre. Baxter-Brown était toujours en place que le corps s’était déjà affalé et que le sang se mettait à couler à larges bouillons d’une tête dont il ne voyait pas le visage.

Il lui fallut faire un effort inouï pour lever ses pieds qui semblaient envasés dans un marécage invisible Mais alors, ses forces lui revinrent et il fit un bond énorme par-dessus le cadavre.

Sur le palier, il se retourna.

Les douze lampes éclairaient d’une lumière crue le coffre-fort éventré, la tête brisée du gardien assassiné, tandis que la douce clarté du lampadaire…

Ah ! Baxter-Brown, qui s’émouvait à peine devant le hideux spectacle de la mort violente, faillit crier à présent d’affreuse terreur : entre l’abat-jour du lampadaire et les coussins de la causeuse, suspendue en l’air, comme si elle était aux dents d’un fumeur invisible, il venait de voir Polly.

Il la reconnut très bien, à son fourneau trop brûlé, à ses trois petites croix.

Une envie folle lui prit de retourner, de refranchir le cadavre sanglant pour saisir et emporter sa pipe favorite si mystérieusement apparue, quand soudain, du fourneau, s’échappa un rond de fumée, un second, un troisième et tout à coup Polly fuma rageusement, emplissant l’air d’un gros brouillard bleu, fuma seule… seule… effroyablement seule.

Alors, Baxter-Brown s’enfuit dans la nuit, dans le fog et, perdu dans la brume sans cesse épaissie, mit trois heures pour regagner Clissold Park et sa chambre glacée.

Car, pendant son absence, un coup de vent avait ouvert la fenêtre, et les mousselines grises du brouillard tournaient autour de la lampe en une ronde hagarde et spectrale.

*

Qui donc, dix ans plus tard, ayant fait la connaissance du Dr. Baxter-Brown, aurait pu croire qu’il gardait, dans un tiroir, bourré d’inutiles choses, l’instrument de magie, le plus formidable, le plus terrible qui fut jamais laissé aux hommes par les entités de l’invisible : le miroir noir du Dr. John Dee ?

Qu’on ne nous parle ni de l’anneau de Toth, ni des grimoires de Salom, ni des bocaux à homoncules de Carpentier. Seul le miroir noir a permis aux hommes de s’évader de la prison épaisse de leur chair et de leur sens, et de se mouvoir avec connaissance parmi les brumes brûlantes de haine, d’amour ou de savoir, dont l’Intelligence Suprême fit les fantômes et les esprits éternels.

Baxter-Brown qui avait repris, à Camden-Town, le cabinet de consultation d’un vieux médecin de quartier hanté par le rêve ultime d’une maison de campagne au bord d’un ruisseau à truites, dans son Devonshire natal, était à cette époque un homme parfaitement heureux et tranquille.

Il avait pris du ventre, portait la moustache à la gauloise et son visage luisait, car il avait pris goût à la bonne chère.

Il portait des complets à carreaux de chez Curzon Bros et prenait ses repas au restaurant Bacchi, dont il appréciait particulièrement les ragoûts de lapin de garenne au stout et les anguilles grillées au feu clair.

Il faisait partie d’un club de joueurs de whist, à la taverne du Kingfisher, et ne jouait pas trop mal.

Tout au plus, au cours de ces années enfuies, avait-il tiré trois ou quatre fois de sa gaine rouge le sombre miroir magique.

Sans curiosité comme sans terreur, il s’était repenché sur son mystère muet, et jamais le désir ne lui était revenu de faire encore appel à la puissance enclose dans les ténèbres de la pierre noire.

Toutefois, son indifférence n’avait pas atteint l’oubli et, à de longs intervalles, la complexe image en barbute et solerets passait en ombre rapide devant les yeux obscurs de sa mémoire.

Quant à Polly, quelques événements, troublants entre nous, lui en avait interdit l’oubli.

Il y eut d’abord la lamentable histoire de Slumber.

Baxter-Brown avait loué, à Camden-Town, une de ces pittoresques maisons, gloires des petits rentiers des années voisines de 1820, qui ont gardé dans leurs bonne vieilles pierres tant de ruse et de malice qu’elles sont toujours parvenues à échapper à l’avidité des démolisseurs et des bâtisseurs de buildings.

Le rez-de-chaussée, composé d’une suite de pièces basses, avait fourni les salons d’attente, un cabinet de consultation et un minuscule laboratoire où Baxter-Brown composait lui-même une douzaine d’onguents et de sirops d’assez belle renommée et de bonne vente.

À l’étage, le living-room, flamboyant de meubles neufs, et de fausses dinanderies, enfermait les loisirs du médecin dans des horizons qu’il jugeait parfaits.

Il y recevait peu de monde car, en dépit d’une fortune fidèle et d’une chance sans caprices, il était resté le solitaire de jadis.

Parmi les rares familiers, à qui il ouvrait volontiers ce paradis terrestre à quatre sous, se trouvait le bon Mr. Slumber dont il fit connaissance au Kingfisher. Mr. Slumber, un ancien pion de collège, était très pauvre et gagnait chichement sa vie en corrigeant des épreuves pour des maisons d’édition de troisième ordre. À la taverne, sa dépense quotidienne se limitait à deux pintes d’ale et si, d’aventure, il en buvait une troisième, c’est Baxter-Brown qui en acquittait le prix.

On disait qu’il variait rarement l’unique œuf dur ou le solitaire kipper de ses menus vespéraux. Ce qui incitait souvent le médecin à partager avec lui les copieux plats de viande froide ou de volaille, au gros sel qu’il faisait venir chez lui de la gargote voisine.

La conversation de Mr. Slumber n’était guère brillante, à moins qu’elle ne fût aiguillée sur une voie particulière : celle des anciens modes d’éclairage. Le pauvre et bon Mr. Slumber devenait un poète lyrique sans égal quand il parlait de chandelles, de crassets et de lampes Carcel. Aussi Baxter-Brown devint-il presque dieu, aux regards terne de l’ancien pion, le jour où il fît l’acquisition, chez un regrattier de Cheapside, d’une longue et haute lampe en gros verre bleu, munie d’une lentille d’eau et d’une potence en cuivre, répandant une clarté verte et humide.

— Je vous jure que c’est une Canterpook ! s’était-il écrié, délirant d’enthousiasme.

— Une Canterpook ?

— C’est le nom d’un célèbre quincaillier, habitant Borough vers l’année 1790, déclara fièrement Mr. Slumber, et qui acquit, en construisant de pareilles lampes, une juste et éclatante renommée.

Baxter-Brown n’y trouva rien à redire et, à chacune des visites de son ami, la lune Canterpook égaya de ses tendres opales l’âme douce et simple de l’ancien pion du collège.

Une nuit, des ondes avertisseuses de péril tirèrent Baxter-Brown de son sommeil.

Depuis des années, il n’avait pu se résoudre à dormir dans une obscurité complète et laissait brûler à son chevet une petite veilleuse à flotteur, dont la falote flamme jaune combattait, sans grandes victoires, la horde silencieuse des ombres.

La menue langue de feu révéla, au réveil de Baxter-Brown, une forme hostile tapie dans le noir, prête à bondir, et ses rayons s’attachèrent à la lame blême d’un long tranchet.

Baxter-Brown vit l’arme se lever dans un flamboiement sinistre et un visage masqué de drap noir surgir des ténèbres vers sa prochaine agonie.

Il se sentit perdu, quand l’incompréhensible intervint.

Le couteau tomba et se ficha en vibrant dans le bois du plancher ; un râle bref suivi d’un hoquet de douleur et de désespoir jaillit du masque, et la forme menaçante s’affaissa.

D’un bond, le médecin fut sur l’agresseur nocturne, et, comme il arrachait le loup de drap noir, une voix mourante l’implora :

— Pardonnez-moi… C’était pour prendre le Canterpook.

Le cambrioleur qui venait de mourir sur ce misérable aveu était le pauvre Mr. Slumber.

Déjà, le médecin se demandait par quel miracle la paralysie cardiaque, terrassant à jamais son ancien ami, avait sauvé sa vie, quand il vit Polly.

Elle se tenait à un pied au-dessus de la veilleuse, lâchant de petits ronds de fumée à fleur de son fourneau marqué de trois petites croix. C’étaient de beaux ronds, gros et dodus, satisfaits, aurait-on dit, de leur parfaite rotondité.

Baxter-Brown poussa un cri étouffé et tendit la main vers elle ; ce geste fut malhabile, car il éteignit la chétive flamme de la lampe de nuit. Quand il l’eut rallumée, la pipe n’y était plus, mais la chambre sentait le mauvais pétun.

Il lui fut facile de sauver la réputation de Mr. Slumber, dont il cacha le masque et le tranchet, et il déposa le cadavre à cent pas de la maison, sur un banc de square.

*

Eddy Bronx aurait été jolie, fort jolie même, si le Basedow n’avait donné à ses yeux, d’un bleu très pâle, une expression un peu effrayante.

Baxter-Brown la rencontra chez Littlewood, le pharmacien de Cornhill, à qui il avait promis la reprise de son laboratoire et la préparation de ses onguents.

Eddy, restait volontiers faire la causette avec eux, car « elle était du métier » comme elle disait avec quelque orgueil.

Elle était, en effet, infirmière-adjointe au New-Charity Hospital.

Baxter-Brown n’avait jamais fait grande attention aux femmes, mais l’image d’Eddy Bronx l’obséda bientôt.

— À notre prochaine rencontre, je lui demanderai de devenir ma femme, se disait-il maintes fois.

Cette rencontre, et bien d’autres encore, se passèrent sans que la propositon montât aux lèvres du docteur, et les entretiens se limitèrent aux vertus des drogues de Littlewool, au traitement du mal de Basedow et aux cas particuliers que le docteur avait cru découvrir parmi ses malades.

Un soir d’automne, Baxter-Brown trouva Littlewood accoudé à son comptoir, la lèvre tremblante et les mains glacées.

— Pensez donc, gémit-il, la petite Bronx vient de partir absolument désespérée. Après une dispute avec l’infirmière-chef, elle vient d’être renvoyée de son service. Elle parle de mettre fin à sa vie… Non, non, je connais ces choses-là, Brown… N’oubliez pas que son mal la prédispose à la neurasthénie. Elle s’est dirigée du côté des Water-Works.

Littlewood boitait fortement d’une jambe et il n’avait pu se lancer à la poursuite de la désespérée.

Baxter-Brown courut comme un dément le long de l’avenue obscure et ne s’arrêta, hors d’haleine, le cœur battant la chamade, que lorsqu’il vit les larges surfaces des réservoirs luire sous la lune.

— Eddy ! Eddy ! criait-il avec désespoir.

Il la vit, penchée sur un garde-fou grêle, la tête inclinée vers l’appel de l’eau nocturne.

— Ma chérie… je voulais précisément…

C’est donc dans un endroit bien étrange, en des circonstances plus étranges encore, que se fit la déclaration d’amour et la demande en mariage.

Eddy Bronx le suivit, sanglotante et brisée.

Il fit ronfler le feu dans le living-room, alluma toutes les lampes, même la lunaire Canterpook, et prépara des grogs d’une main frémissante.

— Demain, je m’occuperai de la licence de mariage, ma chérie.

Elle ne l’écoutait pas, son visage s’était levé vers le plafond et le Basedow accentua soudain une expression d’atroce angoisse dans son regard.

— Qu’y a-t-il chez vous, docteur Brown ? demanda-t-elle dans un souffle.

— Chez moi ? Mais…

Elle se laissa choir dans un des profonds fauteuils qui flanquaient la cheminée.

— Pardonnez-moi… la tête me tourne… le cœur… Oh, je vous en prie, docteur, ne fumez pas !

Baxter-Brown laissa le verre de grog qu’il venait de préparer.

— Mais je ne fume pas, ma chérie !

D’un bond, Eddy Bronx se leva.

— Là-bas… il y a un homme dans le coin, avec un casque sur la tête… il se cache… je vois ses pieds sous la table, oh… on dirait des serpents.

Tout à coup, elle hurla :

— Il s’approche… il allume sa pipe à la lampe ! Dieu ! Jésus !

Baxter-Brown voulut l’arrêter, comme elle se ruait littéralement sur la porte, mais elle le repoussa avec une force terrible.

Il chancela, perdit l’équilibre et donna de la tête contre le fauteuil qu’elle venait de quitter.

Quand il se releva, il entendit claquer la porte de la rue et ne put que s’élancer vers la fenêtre.

Dans la clarté de la nuit, il vit la jeune fille fuir dans la rue déserte et, comme il se penchait, en l’appelant, l’adjurant de revenir, il distingua une ombre redoutable, terrible entre toutes, la suivant silencieusement le long du trottoir miroitant.

Le lendemain, on retira le cadavre de Eddy Bronx des eaux du réservoir n° 2 des Water-Works de Camden Town.

*

Baxter-Brown mourut dans l’année qui suivit cette fin tragique.

Depuis quelques temps, il souffrait de l’asthme et se soignait mal.

Littlewood venait le voir souvent, et c’est a lui que l’on doit le récit des derniers moments du docteur.

— Il a commis une fatale imprudence, raconta le pharmacien. Alors que son confrère Ressendyl lui avait ordonné de garder la chambre et même le lit, il voulut sortir.

» Il pleuvait à torrents et, quand il rentra, il était trempé comme une soupe.

» Je lui fis d’amers reproches et, sur l’heure, je le fis mettre au lit.

» — Quelle folie de sortir, grondai-je, je me demande pourquoi vous vous êtes risqué dehors par un temps pareil.

» — Je me suis débarrassé d’un fardeau bien lourd, répondit-il.

» Je pris sa température : elle frisait les quarante et je compris qu’il délirait.

» Il se mit à parler de choses confuses, entre autres d’un miroir.

» — J’aurai dû le savoir après tant d’années… Elle l’habitait… Elle…

» Il jetait ce mot Elle avec une force croissante et je dus lui ordonner, à plusieurs reprises, de se taire et de rester tranquille.

» Vers le matin, il s’apaisa un peu et je crus qu’il allait s’endormir ; d’ailleurs, sa température avait baissé.

» Je jugeai pouvoir prendre un peu de repos à mon tour et je m’allongeai dans un fauteuil où je m’assoupis bientôt.

» Tout à coup, je fus réveillé par ses cris.

» Il était dressé sur son séant, haletant, la poitrine se soulevant comme un soufflet de forge et, chose étrange, car je ne l’avais jamais vu faire usage de tabac, entouré d’un épais nuage de fumée de pipe.

» — Aha, hurlait-il, c’est ça… c’est bien ça… je le sais à présent… et je la connais… Ah ! la salope, elle m’avait volé ma pipe ! ! !

» Il retomba, inerte : il avait cessé de vivre.

» Mais en retombant, je lui vis faire un geste étrange, comme s’il prenait quelque chose dans l’air. Et, quand sa main retomba, il tenait une grosse pipe de bruyère au fourneau marqué de trois petites croix.

» On n’est pas parvenu à la retirer de sa main crispée et je crois bien qu’on l’a enterrée avec lui.