L’HISTOIRE DU WÛLKH
Ce fut dans une petite taverne de Limerick que Weybridge fit la connaissance du taxidermiste. Il venait de chasser à Seaw Felle et en rapportait trois canards garrots au plumage piqué d’azur et un merveilleux harle rose.
Le taxidermiste était un vieux et sa taille pliée comme un canif, mais il portait une pelisse de loutre de mer qui devait valoir beaucoup de livres.
Weybridge avait trente ans et des muscles de fer jaillissaient sous l’épais sweater de laine brune.
— Beaux coups de fusil, murmura le vieux. Ces harles sont très méfiants et on les approche difficilement.
Le chasseur n’était pas bavard, mais il se trouvait pris par son côté faible ; il s’installa à la table du vieux et demanda un grog, car le temps était au vent et à la pluie.
— Je le suivais des yeux depuis près d’une heure, racontait-il, tournoyant au-dessus du marécage. Il n’y avait qu’un seul rai de soleil pour jouer sur la vastité et il l’accrochait, c’était comme un prisme volant, tous feux dehors, qui descendait sur l’eau.
Le vieillard s’empara de la dépouille que deux rubis sanglants étoilaient à peine.
— Dommage, grommela-t-il, si ce harle avait été chevronné sur l’aile, il vaudrait de l’argent pour le naturaliste.
Weybridge haussa les épaules insouciantes ; il n’aimait pas l’argent, mais la chasse, ses feintes et ses ruses, ses triomphes comme ses déboires, et puis il avait le marécage dans la peau.
— Peu importe, dit-il ; il m’est arrivé de tirer une outarde et de ne pas en être fier, parce que la bête, fatiguée par trois jours de vol dans une tempête d’ouest, se tenait tapie dans une touffe de salicornes, à peine capable d’un dernier coup d’aile, et par contre j’ai crié de joie en plaçant un doublé dans une bande de foulques manœuvrant avec une habileté de vedettes d’escadre entre des écharpes de brouillard et des îlots de roseaux.
— Ah ! jeunesse, murmura le vieux en faisant signe au waiter de remplir les verres.
Ils trinquèrent en silence, puis le taxidermiste reprit :
— Vous chassez aux Seaws ? N’allez-vous jamais aux Fenns du Shannon ?
Weybridge lui jeta un regard étonné ; l’homme étant étranger, la question lui paraissait singulière.
Le Fenn est un marais hideux, voisin de la mer d’Irlande, redouté pour ses sables mouvants et ses boues profondes et prudemment tenu à l’écart de toutes les aventures de chasse.
— Non, répondit-il avec franchise, car je sais distinguer la vaillance de la témérité ; les probabilités de malheur sont trop considérables dans le Fenn et ne pourraient être compensées par les résultats, aussi beaux qu’ils puissent être.
— Même si vous parveniez à tuer un Wûlkh ? murmura le vieux.
Weybridge était un homme franc et jovial, mais sa bonne éducation avait quelque peu souffert par la vie solitaire et sauvage qu’il menait sur les terres de chasse. Il répondit dans un gros rire :
— Vous êtes fou, sir !
Le vieillard ne parut guère froissé par cette inconvenance ; il hocha doucement sa tête chenue.
— Vous êtes monsieur, un homme qui aimez le sport et le sport le plus noble qu’il soit : la chasse ; moi je suis un homme de science ; mais c’est au nom de celle-ci que je vous dis : Non, sir, je ne suis pas fou.
Le parler grave du vieil homme impressionna Weybridge.
— Voilà deux fois au cours de mon existence que j’entends parler de cet oiseau fabuleux que vous appelez le Wûlkh, avoua-t-il, et chaque fois dans des circonstances tragiques.
» La première fois ce fut quand Nat Lamb partit à sa recherche dans le Fenn. Lamb était un homme grossier et sans imagination, mais c’était un chasseur. Je l’ai vu pleurer devant un vieux fusil que l’armurier refusait de lui réparer encore, à cause du danger imminent d’éclatement qu’il offrait. Il restait des nuits entières, des nuits de gel, à l’affût des tadornes… de formidables bêtes, allez, et malignes comme des diablesses qu’elles sont en vérité.
» Il avait été appelé chez je ne sais quel savant pour tirer un Wûlkh. Il n’y croyait pas… mais il n’aurait pas voulu manquer la moindre chance de l’abattre. Il erra dans le Fenn pendant des journées, et, chaque matin en le voyant partir, le pasteur récitait à voix basse la prière des agonisants. Un soir, il ne revint pas : les boues mouvantes du Fenn l’avaient happé.
— Vraiment ? dit le vieux. Et l’autre fois ?
Un pli amer déforma la bouche du chasseur.
— C’était une femme, Tilda Ascroft, une merveilleuse jeune fille, le meilleur fusil de l’Irlande. Elle avait chassé le tigre dans la jungle interdite du Térai, elle avait vécu des mois avec des chasseurs d’oiseaux des Faroër, sur une île accore battue par les tempêtes nordiques et infestée de rats bleus. Elle aussi accepta la mission fantastique…
Le front de Weybridge s’était rembruni et il s’était mis à parler à voix plus basse, comme s’il lui en coûtait de raconter la suite.
— Elle le fit pour l’argent, elle, car sa vie, complètement vouée à la chasse, était coûteuse. Elle avait des dettes et elle rêvait de partir pour le Grand Nord pour s’en prendre à la faune polaire. On lui avais promis une somme énorme si elle réussissait.
» Elle s’enlisa dans les sables mouvants non loin de l’îlot central du Fenn, une sorte de morne qui domine la funèbre vastité lacustre. Elle avait vingt-huit ans et son fiancée se tua, vous vous rappelez ? Lew Summerville, le champion de tennis de Belfast Collège.
— Excusez-moi, dit poliment le vieillard, je ne connais rien de ce qui regarde le sport et ses héros. Je vis au milieu de mes livres, de mes scalpels, de mes vide-crânes et de mes sujets naturalisés. Mais je vous le dis, en vérité, mon jeune ami, le Wûlkh existe, ce n’est pas douteux.
De nouveau il fit signe au barman et les verres furent remplis de grogs épicés et brûlants.
La tête tournait un peu à Weybridge, mais quand il pouvait parler chasse, il s’attardait volontiers auprès d’une table de taverne où l’écoutait un auditoire complaisant.
— Parlez-moi du Wûlkh, dit-il tout à coup.
Le vieillard se frotta longuement les mains sèches dont les jointures craquèrent, ses yeux se plissèrent et une lueur verte glissa par leurs fentes minces.
— Aux premiers âges, commença-t-il, – excusez-moi de débuter d’une aussi pédante façon, – la terre, les eaux et le ciel ont été hantés par des créatures que nous jugeons être monstrueuses, bien qu’en fait ce fussent des merveilles de force et de puissance. Je vous épargnerai leurs noms barbares de brontosaures, de plésiosaures et autres.
» Sur les eaux des immenses marécages d’alors évoluait une créature formidable : le ptérodactyle. Un cauchemar vivant : des ailes membraneuses de chiroptère, des griffes d’aigle, un crâne de saurien aux dents redoutables. Quand les dinosauriens eurent disparu de la surface sublunaire, il persistait encore à régner dans son ciel mais il se transformait : il devenait plus petit, tout en restant monstrueux. Il quitta les régions chaudes, remonta vers le nord, s’adapta à un climat plus tempéré tout en n’osant affronter les froids du Septentrion.
Le taxidermiste fit une pause et frappa le sol du pied.
— Ici, en cette région favorisée par les eaux chaudes du Gulf-stream, il se trouvait avoir atteint la lisière des terres habitables pour lui. Il y est revenu… il y est resté ! Le sot nom de Wûlkh lui est venu du cri qu’il pousse en louvoyant à travers les rudes souffles de l’Atlantique. Et je vous dis, chasseur, s’il y a un endroit au monde où il peut se réfugier encore, c’est dans le Fenn, l’odieux marécage qui se refuse à toute intrusion de la part des hommes.
— Excepté la mienne !. lança Weybridge avec fougue. Si votre Wûlkh existe, eh bien ! il n’y aura que moi pour le tirer, j’en prends l’engagement formel.
— Votre prix ? demanda froidement le vieux.
Weybridge le regarda avec colère.
— Je le répète, sir, vous êtes fou… Si votre Wûlkh est bon à manger, je le ferai griller à la broche ; s’il est aussi mauvais qu’une foulque de trois ans, je le clouerai sur la porte de ma grange pour effrayer les chats et les corneilles.
— Soit, concéda le taxidermiste, je comprends que des gens puissent travailler et surtout s’exposer pour l’honneur. Je vous dirai donc, pour votre gouverne, que les animaux de son genre prennent toujours leur vol par les fins de tempête.
— Je vous remercie, dit chaleureusement Weybridge, car voilà un renseignement précieux. N’est chasseur que celui qui connaît les coutumes des bêtes qu’il traque et veut tuer. À bientôt, sir, si vous restez à Limerik vous entendrez encore parler de moi.
*
Weybridge fit le tour du chenil et regarda attentivement les splendides animaux qui donnaient bruyamment de la gueule en le voyant fin prêt pour la chasse.
La partie qu’il entreprenait était hasardeuse et il savait que l’instinct détournait les chiens des terres de péril où dormaient les sables mouvants et les boues profondes.
Il ne pouvait compter ni sur Snow ni sur Flame, les setters, l’un blanc comme neige, l’autre roux comme un feu de joie, bêtes intelligentes et prudentes. Son regard s’arrêta longuement sur Tempest.
C’était un pointer de haute race, souple comme un fouet et n’obéissant qu’à son désir violent de pourchasser les bêtes.
Weybridge l’aimait à la façon d’un père, faible envers son mauvais garnement de fils.
— C’est le seul parmi mes chiens qui ne soit pas un esclave, disait-il, et non seulement il ne l’est pas, mais c’est à peine un serviteur !
Ceux qui ne comprenaient pas le chasseur demandaient :
— Et qu’est-il donc, votre Tempest ?
— C’est mon ami, répondait gravement Weybridge, et un allié.
Il ouvrit la grille du box et le pointer partit comme une flèche à la poursuite furieuse des gélines picorant dans la cour. Les autres chiens commencèrent une longue plainte de déception et de jalousie.
— Tem, murmura le maître, ou la journée sera splendide ou terrible.
Après un moment d’hésitation, il avait pris au râtelier un fusil automatique à cinq coups.
Il n’aimait pas cette arme, qui lui paraissait injuste et déshonnête. Le gibier peut espérer un salut de fuite devant un fusil à deux coups, mais il perd toute chance de salut devant la rafale rapide d’un automatique.
Weybridge montrait une sorte de loyauté envers les bêtes qu’il pourchassait : il aurait rougi de tuer un lièvre au gîte ; dans la réserve qui lui appartenait en propre, il défendait la fenaison totale et ne permettait que quelques rares andains dans la plaine herbeuse ; de cette manière le gibier pouvait se défendre encore.
L’automatique, qui fauche la moitié d’une compagnie de perdreaux, qui anéantit le quatuor matinal des courlis et qui permet au moins deux cartouches maladroites au tireur, était une arme déloyale selon lui.
— Bah, dit-il en vérifiant minutieusement l'éjaculateur, je mets le sable mouvant dans le plateau de la balance ; il doit peser bien lourd-presque autant que ma propre peau !
Tempest était venu se ranger à ses côtés, car il refusait la marche servile rivée aux talons du maître : il voyageait de compagnie et semblait se complaire à la conversation.
Weybridge laissa les Seaws à sa gauche et prit la direction de la mer. Le pointer leva un nez frémissant vers les marigots proches d’où s’envolaient des sarcelles, puis il tomba en arrêt devant une poule d’eau horriblement haute sur pattes et qui s’enfuit en criant, traçant un double sillage sur la moire des eaux.
— Nous prendrons par la falaise, dit Weybridge ; et sans doute Tempest comprit-il, car il s’élança vers la ligne ambrée de l’ouest. Il devait penser aux muages ébouriffés des culs-blancs et à la noire engeance des macreuses qui hantent le voisinage de l’eau salée.
Quand Weybridge atteignit la falaise, il fit halte et suivit des yeux la longue muraille cendreuse.
Il savait qu’à un mille de là, elle cesse brusquement laissant passage à une brève rivière, née dans le Fenn et qu’il n’aurait qu’à la remonter pour arriver dans la région interdite.
Le matin était gris, mais clair. L’horizon lavé par les averses de la veille s’approchait avec les longues fumées des vapeurs et les mamelles gonflées des dundees.
Au haut de la falaise, de petits macareux se poursuivaient en piaillant de plaisir et de gros stercoraires noirs se faisaient chasser de leurs socles par l’humeur furibonde des mouettes flamandes.
Weybridge sourit à ce tableau familier ; un sentiment étrange et mélancolique venait de s’emparer de lui. Sans trop savoir pourquoi il concluait machinalement une trêve avec ses adversaires des autres heures.
Une barge rouge s’envola à dix pas, les ailes froufroutantes ; Weybridge ne fit aucun geste et Tempest gémit sans comprendre.
Très vaguement, le chasseur se sentait frère dans la peur de tous ces êtres qui reçoivent la mort de la main de l’homme ; dans peu d’heures, il serait lui-même une proie, perdue sur la piste chaude et poursuivie par une forme funèbre entre toutes…
Le Fenn parut, au détour de la roche, grande étendue miroitante et tavelée de losanges pallides ; presque à son centre géométrique un cône montait vers les brumes basses.
— Je connais un mille de terre ferme, Tem dit Weybridge et après… que Dieu nous guide !
Le pointer avait pris les devants ; il ne quêtait pas, il humait à longs traits la brise de terre qui leur apportait des fadeurs de charogne et de marcescence. Weybridge vit un immense jeu de marelle à quadrilatères presque égaux devenir plus proche et alors il remarqua des avocettes.
L’avocette est un joli échassier, au bec retroussé comme un nez de trottin parisien ; elle est fine en diable et méfiante comme tout, aussi elle laisse la plage ferme et les alluvions aux harles présomptueux et aux espiègles pluviers. Elle se tient sur les bancs mouvants, s’y sachant à l’abri de la cinglée de plomb.
Les oiseaux virent l’homme et se concertèrent étonnés d’une telle audace.
Ils passaient à la lisière des terrains sûrs, mais à petits bonds latéraux ils gagnèrent le tapis trompeur des mousses d’eau et des feurres noyés.
Weybridge contourna leurs positions, puis, sondant le sol de la pointe d’un jonc, il continua sa marche dans le Fenn.
Au premier coup d’œil, tout autour de lui était rassurant : des langues de terre dure et presque sèche s’avançaient en éperon dans le marécage ; elles soutenaient son poids sans faillir et sans que l’empreinte de ses pas se remplît d’eau. L’illusion du jeu de marelle avait disparu au regard du chasseur, mais persistait néanmoins dans sa mémoire. Une image brève l’obséda : de cette partie fantômale, il était l’enjeu posé au beau milieu du damier même.
L’atmosphère présentait ce singulier mélange de paix et de fureur d’une fin de tempête nordique, avec ses alternances de calme plat et de soudaines huées de rafales. Au loin, la fumée noire des vanneaux s’éparpillait au-dessus d’un chapelet de marigots et, par instants, Weybridge crut entendre le clairon voilé des tadornes.
En se retournant vers la falaise, il la vit plus lointaine qu’il ne l’aurait pensé et son cœur se serra devant l’immense et hostile solitude dont il devenait le point central à peine mouvant.
L’horizon d’ailleurs se déplaçait au gré d’une suite de mirages. Là où l’homme croyait devoir apercevoir la mer, il voyait le mur laiteux de la falaise ; une forêt de roseaux qu’il avait repérée en plein sud était devenue inexistante, remplacée par de longs îlots d’algues mortes. Il frissonna à cette magie lacustre, et, petit à petit, sentit la grande épouvante des eaux venir à lui.
Le morne central était plus proche, une chaussée de sable d’ocre le joignit au chemin qu’il parcourait. Cette butte fuligineuse personnifiait pour l’homme la sécurité et le salut.
Une fois à son sommet, il dominait la terre inhumaine, il connaissait sa ligne de retraite vers le sol ferme : il tenait le secret du Fenn. Les distances sont trompeuses dans le marais, et quand Weybridge eut parcouru un demi-mille de la chaussée de sable, il ne s’en trouva pas plus proche du but.
Tempest marchait de nouveau à ses côtés et rien, dans son attitude, ne trahissait sa joie coutumière. De temps à autre le maître voyait le regard rouge et pensif du chien se poser furtivement sur lui. Soudain la bête fit halte, huma le vent et gémit ; un instant la queue battit à coups précipités les flancs frissonnants.
— Alors, Tem, fit le maître, que signifie… ?
Le pointer lui jeta un regard profond et son échine se courba.
— Peur ? demanda Weybridge étonné.
Alors, du fond de la plaine liquide, il entendit le bruit.
C’était une rumeur double et singulière : le cri aigre du papier qui se déchire allié au crissement aigu d’une lime mordant le fer.
Le chasseur ne put la situer dans sa mémoire, mais il l’apparenta à la crécelle lointaine de certains gros rapaces, comme les grampians, prenant leur quart d’affût.
— Tem… commença Weybridge ; et brusquement il eut le sentiment du malheur : le pointer n’était plus à ses côtés.
Le chasseur pivota sur les talons et une terrible tristesse l’envahit ; au loin, arrivant déjà au tournant de la chaussée de sable, une ligne blanche tavelée de feu fuyait éperdument vers l’horizon… Tempest désertait, Tempest avait trahi…
— Me voici seul murmura Weybridge, et sans nul doute en grand péril, puisque Tempest a fui.
Quelque chose palpita entre l’eau et le ciel se projetant en ombre sur la butte.
Le chasseur vit le double couperet d’une puissante envergure d’ailes, une sorte de main mutilée griffant l’air, et un grand cri de gonds rouilles se vrilla dans son oreille.
Le Wûlkh.
*
Il tira : une fois, deux fois, trois fois.
La monstruosité aérienne vira sur l’aile, flotta et soudain s’enfonça vers l’eau dans une atroce chute déhanchée.
— Hit ! hurla Weybridge… Hit !
Il s’élança en avant.
À vingt pas, la bête tressautait sur l’onde comme une grosse baudruche qui se dégonfle.
L’homme sentit une joie formidable épanouir tout son être.
Puis une main se saisit de sa cheville gauche une autre de sa droite ; il sentit deux longues secousses comme si une force mortelle l’attirait vers les profondeurs. L’eau du marais sembla brusquement monter en niveau, la butte bondit dans le ciel. Weybridge se vit tout à coup devenu petit. Tout petit : ses genoux venaient à fleur de la chaussée.
Il était dans l’emprise des sables mouvants et comprit que sa courte victoire sur le monstre des airs achevait sa destinée humaine.
*
Quand le sable eut atteint ses épaules, il ne voyait ni n’entendait plus.
Ceux qui songent à l’enlisement ont, en général, une page immortelle de littérature en tête ; heureusement cette magnifique prose a menti. L’agonie de l’enlisé ne perdure pas jusqu’au moment où les ténèbres montantes du sable lui emplissent les yeux.
Une fois que la poitrine est prise dans l’étau final de la terre, la vie humaine s’envole.
Les yeux de Weybridge fixaient de leur ultime désespoir les lointains nacrés de brume, que déjà ils étaient à jamais aveugles. À ce moment, à deux mille de là, sur l’éperon du sud, un homme sortit d’un bosquet de roseaux et se mit à démonter posément de puissante jumelles prismatiques.
— Fini, murmura-t-il, en regardant l’endroit où ses faibles yeux ne distinguaient plus que des ombres voletantes.
Il s’assit sur un tertre gazonneux, prit une boîte de pastilles hors de son bissac et se mit à en mâcher quelques-unes ; puis d’un geste las, il enleva son large chapeau Bolivar.
Un crâne parut, étrange, piriforme, surmonté d’une dure houppe rousse.
— Bon travail mon tout beau, gloussa-t-il, voici Mr. Weybridge qui descend par lentes étapes vers le centre de la terre ; il y rejoindra la jolie pimpesouée et d’autres encore pris à ton épouvantable mirage… Tu peux rentrer au logis et y dormir tout ton soûl dans un bain de phosphore !
Le monstre ailé se souleva avec lourdeur et rama péniblement dans la brume.
— Reviens ! Reviens ! invita l’homme.
Le Wûlkh frémit, vira sur une aile et, brusquement, se fondit en fumée, qui tournoya en volutes dans l’air du soir.
— Reviens, reviens, mon tout beau !
Un petit nuage trouble glissa vers le solitaire, entoura un instant sa tête comme une auréole noire et disparut.
La houppe frémit et resplendit comme si un rayon de soleil la brûlait.
— Stop ! gémit l’homme.
Il se leva brusquement et tendit le poing vers une bande d’avocettes qui passait haut dans le ciel, en criant.
— Je n’ai jamais pu tirer une de ces bêtes ! Je n’ai jamais pu lever une arme et le recul d’un fusil m’aurait jeté à terre.
» J’aurai voulu chasser comme eux tous, traquer la bête peureuse, la pousser désespérée dans ses derniers retranchements et la tuer. La nature m’a refusé le muscle !
D’un geste rageur, il retroussa la manche de son habit et un bras maigre, squelettique, aux chairs blêmes parut.
— Je n’ai connu que des bêtes mortes, puant la charogne ! Ma part de chasse, c’étaient les tripes, le coton hydrophile qui bourre les ventres morts, l’iodoforme qui les parfume et la paraffine qui les oint !
» J’ai pleuré de rage et de douleur sur les livres d’aventures, sur les récits de chasse, sur les pages sportives des journaux.
» Toutes ces joies intenses m’ont été refusées parce que j’étais faible, débile et sans beauté humaine !
De son doigt noueux, il heurta son crâne qui sonna comme un bois de porte.
— Et l’autre force est venue ! gronda-t-il.
— Celle qui fit naître le Wûlkh…
— Celle qui fit naître Sheedoo…
— Oh, Sheedoo !
Il tourna son regard vers l’étendue miroitante des eaux…
— Montre-moi, Sheedoo, ma belle !
— Montre-toi !
L’eau bouillonna, une grosse coupe grise émergea pleine d’ombre.
— Regarde-moi, Sheedoo, ma belle !
Deux yeux formidables, horribles comme des lunes maudites, trouèrent la sphère de deux hublots de flamme liquide, puis des tentacules géants s’étirèrent, pleins de cruelle lassitude.
— Retourne, Sheedoo… c’est assez pour aujourd’hui, je n’en suis plus… il te faut dormir.
Il n’y eut plus rien sur la surface de la mer. L’homme se leva et, de son manteau, la nuit tombante lui fit des ailes énormes.
— Mon nom est Hingle ! rugit-il à la face de la vastité Hingle ! et je fais l’épouvante et de l’épouvante je fais la mort !
Il toussota aux mousselines de la brume qui flottaient.
— Il fait froid, ajouta-t-il plaintivement, ce brouillard ne vaut rien pour ma poitrine.
D’un long pas de faucheur, il marcha vers l’orée du marécage, mâchonnant avidement des tablettes au goût de camphre et d’iode.