LES CERCLES
ÉCRIT POUR LULU
Ma petite fille Lulu a des yeux noirs comme la nuit qui s’avance, ses cheveux coulent comme les ténèbres d’une nue nocturne. Elle est grave et très belle ; son arrière-grand-mère était une squaw d’une tribu perdue du Dakota et elle fut certainement sorcière aux journées menaçantes de sa jeunesse.
Je lui demande :
— Tes poupées parlent-elles ?
— Elles parlent, courent, jouent et se battent, dit-elle.
— Et tes soldats de plomb, bougent-ils ?
— Sûr ! Avant de mourir… car ils sont soldats et faits pour mourir. Tu vois comme beaucoup ont la tête tranchée. Ils se coupent le cou en se battant avec leurs sabres.
En vain, par le trou de la serrure, j’espionne Lulu toute à ses jeux : les soldats montent une garde immobile et les poupées sont sagement assises en rond. Mais quand j’entre, il y a d’autres soldats qui gisent sur le plancher, meurtris et mutilés, et les joues des poupées sont humides.
— Les soldats ont fait la guerre et les poupées ont pleuré dit-elle.
Elle a tracé sur le sol un rond de craie et y pose Missi, le petit chaton roux.
Missi se plaint, souffle et fait de singuliers efforts pour s’élancer dans la chambre.
— Je l’ai enfermé, dit Lulu.
— Où cela ?
— Dans ce petit rond, tiens !
— Et il ne peut en sortir ?
— Jamais !
— Mais alors ?
— Il mourra de faim et de soif !
— Pauvre Missi !
Lulu prend un mouchoir et efface le cercle de craie ; Missi délivré bondit dans la chambre et disparait.
Lulu est une grande magicienne. Si, quelque jour, pour une chose qui lui cause du déplaisir, je provoque sa colère, elle me changera en souris et appellera Missi le chat, ou en mouche bleue et me jettera dans la toile de l’araignée qui habite dans le coin de l’armoire.
Ou bien elle m’enfermera dans le cercle où je mourrai de faim, de soif et de désespoir.
*
C’est un vieux et maussade jardin, où nous allons quelquefois, Lulu et moi. Ses arbres ont des hauteurs de tours et les massifs sont si lourds, si compacts, que dans l’ombre crépusculaire ils prennent le funèbre aspect de gisants de cathédrale.
Un soir, Lulu m’a pris par la main.
— Il y a un feu au jardin, dit-elle.
Sa petite main se glisse dans la mienne comme dans une gaine.
Le feu est là, il n ’est pas très grand, mais il est sinistre ; la main de ma petite fille tremble un peu dans la mienne.
— Ils sont trois méchants, dit-elle tout bas. Ne lâche pas ma main : s’ils me prenaient, ils me feraient cuire sur leur feu et me mangeraient. Et peut-être qu’ils te tueraient bien un peu, toi aussi.
Je les vois tous les trois.
Ils ne sont pas plus hauts qu’une botte et pourtant lourds et affreux ; ils dansent sans joie autour des flammes blêmes de leur brasier.
— Je les connais, dit Lulu, ils se nomment Groh, Gandapiet et Krabby. Demain, quand il fera jour, je les tuerai.
— Où les trouveras-tu ?
— Ils habitent chacun dans un arbre et ne peuvent en sortir qu’à la nuit, pour allumer un feu.
Le lendemain, aux heures triomphantes de la méridienne, Lulu m’entraîne dans le jardin, elle choisit les trois arbres les plus hauts et, sur le sol, autour de leur tronc, elle trace trois cercles de craie.
— C’est fait, dit-elle, jamais plus ils ne feront du feu.
Plusieurs soirs de suite, je me suis glissé dans le jardin. Le feu ne brûlait pas, mais dans les hauteurs obscures des arbres trois petites voix grillotaient lugubrement.
De nuit en nuit, les voix se sont faites plus plaintives, plus implorantes.
Certainement, les petits monstres des ténèbres imploraient une aide humaine, pour les délivrer de la prison implacable des cercles magiques. Mais Lulu m’a défendu d’y toucher et, bien qu’un écho d’étrange pitié retentisse au fond de mon cœur, je tourne le dos au jardin hanté de souffrance surhumaine.
Ce soir, les voix se sont tues.
Les trois méchants sont morts. Ainsi l’a voulu Lulu.
*
C’était à Copenhague, un soir.
Il y a, au fond de l’Ostergade, une darse aux trois quarts colmatée où dorment des vaisseaux morts.
J’étais las et je voulais dormir.
Une péniche haute et longue, mangée par le taret, offrait la gueule béante de son roof à ma lassitude d’errant. J’y dormis sur un banc à peu près sec et quand, au matin, le soleil glacé du Sund me fit des passes de réveil sur le visage, je savais que, dorénavant, je n’étais plus un de ces sans asile de la Baltique qui se font un lit de marbre blanc aux flancs de l’atroce Marmor-Kirche. Et j’y serais resté jusqu’à la fin des âges marins et terrestres, j’aurais pu y voir par les hublots vides, mourir les pâles générations humaines et leurs palais tomber en poussière, si je n’avais trouvé sous mon banc une tige de craie, longue et ronde comme un doigt.
Par un soir de lune très clair, mon cœur solitaire aspira au réconfort d’une compagnie.
Sur le bois suiffeux de la cloison je me créai trois compagnons de silence, et le doigt de craie, qui, sans doute, tomba de la main mutilée d’un Dieu, les tira du néant noir.
Le premier était grand et gros, je lui fis un nez comme une trompe et trouai son vaste front d’un œil rond et unique. Je l’appelai Krasmussen et inscrivis son nom sous son ventre enflé comme une outre pleine.
Le second vint, long et maigre, si long que son crâne aigu s’acheva en angle sur le plafond. Comme je lui découvris une ressemblance, je lui en donnai le nom : Marmaduke Pig.
Un peu plus tard, son visage m’ayant déplu, je lui fis un groin de porc.
J’hésitai longtemps avant de baptiser l’inhumain homoncule à figure de rat et ventre de sarrigue qui naquit le dernier dans le voisinage des charnières de la porte.
À ce moment une mouette miaule cria dans le vent du soir.
La mouette miaule est le plus affreux oiseau de la mer. Elle n’est guère plus grande qu’une perruche de bonne taille, mais sa voix est celle de l’enfer même. Elle pleure, menace et finit, du fond de son minuscule gosier, par faire frémir d’horreur l’immensité livide de la Baltique.
Si, au terme de mon existence terrestre, la justice de Dieu s’avère sans miséricorde pour mon âme sombre, la peine éternelle attachera une mouette miaule à mes errances sans fin.
Dans la ténèbre naissante, elle cria : Kukelu ! Et le petit monstre de craie se nomma Kukelu.
Pendant toute la durée lumineuse du mince rat de cave noué au cardan, je leur racontai des histoires et les injuriai.
Le lendemain, je retournai à ma maison de boue et de sénile pourriture, muni d’un bout de torchon, car tout au long de la journée j’avais préparé la savante question que j’allais leur faire subir, en mutilant leurs plates structures.
Quand le rat de cave se piqua d’une fine flamme jaune, je ne les vis plus collés à même la cloison ; ils étaient assis sur mon banc.
J’avais caché une once de tabac sous ce banc.
Krasmussen le fumait.
Il y avait un demi litron de bonne eau-de-vie danoise dans la cachette du marinier.
Marmaduke Pig la buvait.
Il me restait un hareng fumé de mon souper de la veille.
Kukelu achevait de le dévorer.
Je brandis mon torchon en criant, ivre de colère.
— Vous allez retourner à votre cloison et je vous effacerai.
— Non dirent-ils, en continuant à fumer, à boire et à manger.
Puis Krasmussen me donna un violent coup de sa trompe.
— Voilà pour t’apprendre à me faire un nez pareil, dit-il.
— Tu m’as mis une paire de longues jambes ! cria Marmaduke Pig. À quoi vont-elles me servir, penses-tu ?
Et il m’allongea deux formidables coups de pied qui me firent très mal.
— Et si tu crois qu’en me faisant laid et si petit, je ne puis rien te faire, tu te trompes ! grinça Kukelu. Et il me lança un puissant jet de salive au visage.
— Vous n ’êtes qu’un sale petit nuage de craie ! hurlai-je, et je vais vous faire disparaître en un tournemain.
Il n ’en fut rien. Ils me rouèrent de coups, me pincèrent, me griffèrent et m’inondèrent de choses ignobles.
Ils s’attachèrent à mes pas et ne me quittèrent plus, de terre en terre, d’océan en océan, du bled à la banquise.
Ils ne me quitteront jamais !
Toutes les prisons ne sont pas entre quatre murs ; ils me font une geôle sans fin, dans l’espace et dans le temps, car, nés d’une pensée, ils vivent de la vie éternelle des pensées.
Et je les fis de craie, immuable matière des âges, encre qui coule, intarissable sur l’écritoire de Dieu.
*
J’ai tracé à la craie des cercles sur le mur d’en face. Ils sont vides et noirs, mais ne le resteront pas.
Ce sont de grands hublots ouverts sur un monde à naître encore. Les mondes qui naissent, comme ceux qui meurent, sont pleins d’épouvante.
Bientôt dans chacune de ces fenêtres rondes va s’encadrer un visage tordu par l’angoisse de l’inconnu.
Ainsi naissent les histoires qu’on raconte soi-même, pour se rassasier de sa propre peur comme de sa propre chair. Et, après, on repasse aux autres les sanglants reliefs de ce festin barbare et divin.
Ainsi, dans la géhenne de Dante, en faisaient les sombres élus conviés au banquet du sang.