À LA MYSTÉRIEUSE
1926
Ô douleur de l’amour !
dans À la mystérieuse, 1926
Ô douleurs de l’amour !
Comme vous m’êtes nécessaires et comme vous m’êtes chères.
Mes yeux qui se ferment sur des larmes imaginaires,
mes mains qui se tendent sans cesse vers le vide.
J’ai rêvé cette nuit de paysages insensés et d’aventures
dangereuses
aussi bien du point de vue de la mort que du point de vue de la
vie
qui sont aussi le point de vue de l’amour.
Au réveil vous étiez présentes, ô douleurs de l’amour,
ô muses du désert, ô muses exigeantes.
Mon rire et ma joie se cristallisent autour de vous. C’est votre
fard,
votre poudre, votre rouge, votre sac de peau de serpent, vos bas de
soie…
et c’est aussi ce petit pli entre l’oreille et la nuque, à la
naissance du cou,
c’est votre pantalon de soie et votre fine chemise et votre manteau
de fourrure,
votre ventre rond c’est mon rire et mes joie vos pieds et tous vos
bijoux.
En vérité, comme vous êtes bien vêtue et bien parée.
Ô douleurs de l’amour, anges exigeants, voilà que je vous
imagine
à l’image même de mon amour que je confonds avec lui…
Ô douleurs de l’amour, vous que je créé et habille, vous vous
confondez
avec mon amour dont je ne connais que les vêtements et aussi les
yeux,
la voix, le visage, les mains, les cheveux, les dents, les
yeux…
J’ai tant rêvé de toi
dans À la mystérieuse, 1926
J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant
et de baiser sur cette bouche la naissance
de la voix qui m’est chère ?
J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant ton
ombre
à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas
au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante
et me gouverne depuis des jours et des années
je deviendrais une ombre sans doute,
Ô balances sentimentales.
J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute que je
m’éveille.
Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la
vie
et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi,
je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières
lèvres
et le premier front venu.
J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton
fantôme
qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant,
qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois
que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement
sur le cadran solaire de ta vie.
Les Espaces du sommeil
dans À la mystérieuse, 1926
Dans la nuit il y a naturellement les sept
merveilles
du monde et la grandeur et le tragique et le charme.
Les forêts s’y heurtent confusément avec des créatures de
légende
cachées dans les fourrés.
Il y a toi.
Dans la nuit il y a le pas du promeneur et celui de l’assassin
et celui du sergent de ville et la lumière du réverbère
et celle de la lanterne du chiffonnier.
Il y a toi.
Dans la nuit passent les trains et les bateaux et le mirage des
pays
où il fait jour. Les derniers souffles du crépuscule
et les premiers frissons de l’aube.
Il y a toi.
Un air de piano, un éclat de voix.
Une porte claque. Un horloge.
Et pas seulement les êtres et les choses et les bruits
matériels.
Mais encore moi qui me poursuis ou sans cesse me dépasse.
Il y a toi l’immolée, toi que j’attends.
Parfois d’étranges figures naissent à l’instant du sommeil et
disparaissent.
Quand je ferme les yeux, des floraisons phosphorescentes
apparaissent
et se fanent et renaissent comme des feux d’artifice charnus.
Des pays inconnus que je parcours en compagnie de créatures.
Il y a toi sans doute, ô belle et discrète espionne.
Et l’âme palpable de l’étendue.
Et les parfums du ciel et des étoiles et le chant du coq d’il y a
2 000 ans
et le cri du paon dans des parcs en flamme et des baisers.
Des mains qui se serrent sinistrement dans une lumière blafarde
et des essieux qui grincent sur des routes médusantes.
Il y a toi sans doute que je ne connais pas, que je connais au
contraire.
Mais qui, présente dans mes rêves, t’obstines à s’y laisser deviner
sans y paraître.
Toi qui restes insaisissable dans la réalité et dans le rêve.
Toi qui m’appartiens de par ma volonté de te posséder en
illusion
mais qui n’approches ton visage du mien que mes yeux clos
aussi bien au rêve qu’à la réalité.
Toi qu’en dépit d’un rhétorique facile où le flot meurt sur les
plages,
où la corneille vole dans des usines en ruines,
où le bois pourrit en craquant sous un soleil de plomb,
Toi qui es à la base de mes rêves et qui secoues mon esprit plein
de métamorphoses
et qui me laisses ton gant quand je baise ta main.
Dans la nuit, il y a les étoiles et le mouvement ténébreux de la
mer,
des fleuves, des forêts, des villes, des herbes,
des poumons de millions et millions d’êtres.
Dans la nuit il y a les merveilles du mondes.
Dans la nuit il n’y a pas d’anges gardiens mais il y a le
sommeil.
Dans la nuit il y a toi.
Dans le jour aussi.
Si tu savais
dans À la mystérieuse, 1926
Loin de moi et semblable aux étoiles et à tous les
accessoires
de la mythologie poétique,
Loin de moi et cependant présente à ton insu,
Loin de moi et plus silencieuse encore parce que je t’imagine sans
cesse,
Loin de moi, mon joli mirage et mon rêve éternel, tu ne peux pas
savoir.
Si tu savais.
Loin de moi et peut-être davantage encore de m’ignorer et m’ignorer
encore.
Loin de moi parce que tu ne m’aimes pas sans doute ou ce qui
revient au même,
que j’en doute.
Loin de moi parce que tu ignores sciemment mes désirs
passionnés.
Loin de moi parce que tu es cruelle.
Si tu savais.
Loin de moi, ô joyeuse comme la fleur qui danse dans la rivière
au bout de sa tige aquatique, ô triste comme sept heures du
soir
dans les champignonnières.
Loin de moi silencieuse encore ainsi qu’en ma présence et joyeuse
encore
comme l’heure en forme de cigogne qui tombe de haut.
Loin de moi à l’instant où chantent les alambics, l’instant où la
mer silencieuse et bruyante
se replie sur les oreillers blancs.
Si tu savais.
Loin de moi, ô mon présent présent tourment, loin de moi au bruit
magnifique
des coquilles d’huîtres qui se brisent sous le pas du
noctambule,
au petit jour, quand il passe devant la porte des restaurants.
Si tu savais.
Loin de moi, volontaire et matériel mirage.
Loin de moi c’est une île qui se détourne au passage des
navires.
Loin de moi un calme troupeau de bœufs se trompe de chemin,
s’arrête obstinément au bord d’un profond précipice, loin de moi, ô
cruelle.
Loin de moi, une étoile filante choit dans la bouteille nocturne du
poète.
Il met vivement le bouchon et dès lors il guette l’étoile enclose
dans le verre,
il guette les constellations qui naissent sur les parois, loin de
moi,
tu es loin de moi.
Si tu savais.
Loin de moi une maison achève d’être construite.
Un maçon en blouse blanche au sommet de l’échafaudage chante une
petite chanson très triste
et, soudain, dans le récipient empli de mortier apparaît le futur
de la maison :
les baisers des amants et les suicides à deux et la nudité dans les
chambres
des belles inconnues et leurs rêves même à minuit, et les secrets
voluptueux
surpris par les lames de parquet.
Loin de moi,
Si tu savais.
Si tu savais comme je t’aime et, bien que tu ne m’aimes pas, comme
je suis joyeux,
comme je suis robuste et fier de sortir avec ton image en tête, de
sortir de l’univers.
Comme je suis joyeux à en mourir.
Si tu savais comme le monde m’est soumis.
Et toi, belle insoumise aussi, comme tu es ma prisonnière.
Ô toi, loin-de-moi, à qui je suis soumis.
Si tu savais.
Non l’amour n’est pas mort
dans À la mystérieuse, 1926
Non, l’amour n’est pas mort en ce cœur et ces yeux
et cette bouche
qui proclamait ses funérailles commencées.
Écoutez, j’en ai assez du pittoresque et des couleurs et du
charme.
J’aime l’amour, sa tendresse et sa cruauté.
Mon amour n’a qu’un seul nom, qu’une seule forme.
Tout passe. Des bouches se collent à cette bouche.
Mon amour n’a qu’un nom, qu’une seule forme.
Et si quelque jour tu t’en souviens
Ô toi, forme et nom de mon amour,
Un jour sur la mer entre l’Amérique et l’Europe,
À l’heure où le rayon final du soleil se réverbère sur la surface
ondulée des vagues,
ou bien une nuit d’orage sous un arbre dans la campagne,
ou dans une rapide automobile,
Un matin de printemps boulevard Malesherbes,
Un jour de pluie,
À l’aube avant de te coucher,
Dis-toi, je l’ordonne à ton fantôme familier, que je fus seul à
t’aimer davantage
et qu’il est dommage que tu ne l’aies pas connu.
Dis-toi qu’il ne faut pas regretter les choses : Ronsard avant
moi
et Baudelaire ont chanté le regret des vieilles et des mortes
qui méprisèrent le plus pur amour.
Toi quand tu seras morte
Tu seras belle et toujours désirable.
Je serai mort déjà, enclos tout entier en ton corps immortel, en
ton image étonnante
présente à jamais parmi les merveilles perpétuelles de la vie et de
l’éternité,
mais si je vis
Ta voix et son accent, ton regard et ses rayons,
L’odeur de toi et celle de tes cheveux et beaucoup d’autres choses
encore vivront en moi,
Et moi qui ne suis ni Ronsard ni Baudelaire,
Moi qui suis Robert Desnos et qui pour t’avoir connue et aimée,
Les vaux bien ;
Moi qui suis Robert Desnos, pour t’aimer
Et qui ne veux pas attacher d’autre réputation à ma mémoire sur la
terre méprisable.
Comme une main à l’instant de la mort
dans À la mystérieuse, 1926
Comme une main à l’instant de la mort et du
naufrage se dresse
comme les rayons du soleil couchant,
ainsi de toutes parts jaillissent tes regards.
Il n’est plus temps, il n’est plus temps peut-être de me voir,
Mais la feuille qui tombe et la roue qui tourne te diront
que rien n’est perpétuel sur terre,
Sauf l’amour,
Et je veux m’en persuader.
Des bateaux de sauvetage peints de rougeâtres couleurs,
Des orages qui s’enfuient,
Une valse surannée qu’emportent le temps et le vent durant les
longs espaces du ciel.
Paysages.
Moi, je n’en veux pas d’autres que l’étreinte à laquelle
j’aspire,
Et meure le chant du coq.
Comme une main, à l’instant de la mort, se crispe, mon cœur se
serre.
Je n’ai jamais pleuré depuis que je te connais.
J’aime trop mon amour pour pleurer.
Tu pleureras sur mon tombeau,
Ou moi sur le tien.
Il ne sera pas trop tard.
Je mentirai. Je dirai que tu fus ma maîtresse.
Et puis vraiment c’est tellement inutile,
Toi et moi, nous mourrons bientôt.
À la faveur de la nuit
dans À la mystérieuse, 1926
Se glisser dans ton ombre à la faveur de la nuit.
Suivre tes pas, ton ombre à la fenêtre.
Cette ombre à la fenêtre c’est toi, ce n’est pas une autre, c’est toi.
N’ouvre pas cette fenêtre derrière les rideaux de laquelle tu bouges.
Ferme les yeux.
Je voudrais les fermer avec mes lèvres.
Mais la fenêtre s’ouvre et le vent, le vent qui balance bizarrement la flamme et le drapeau entoure ma fuite de son manteau.
La fenêtre s’ouvre : ce n´est pas toi.
Je le savais bien.