L’ODE À COCO

1919

 

 

Coco ! perroquet vert de concierge podagre,

Sur un ventre juché, ses fielleux monologues

Excitant aux abois la colère du dogue,

Fait surgir un galop de zèbres et d’onagres.

 

Cauchemar, son bec noir plongea dans un crâne

Et deux grains de soleil sous l’écorce paupière

Saigneront dans la nuit sur un édredon blanc.

 

L’amour d’une bigote a perverti ton cœur ;

Jadis gonflant col ainsi qu’un tourtereau,

Coco ! tu modulais au ciel de l’équateur

De sonores clameurs qui charmaient les perruches.

Vint le marin sifflant la polka périmée,

Vint la bigote obscène et son bonnet à ruches,

Puis le perchoir de bois dans la cage dorée ;

Les refrains tropicaux désertèrent ta gorge.

 

Rastaquouère paré de criardes couleurs

Ô général d’empire, ô métèque épatant

Tu simules pour moi grotesque voyageur,

Un aigle de lutrin perché sur un sextant.

 

Mais le cacatoès observait le persil

Le bifteck trop saignant, la pot-bouille et la nuit,

Tandis qu’un chien troublait mon sommeil et la messe.

Qui, par rauques abois, prétendait le funeste

Effrayer le soleil, la lune et les étoiles.

 

Coco ! cri avorté d’un coq paralytique,

Les poules en ont ri, volatiles tribades,

Des canards ont chanté qui se sont cru des cygnes,

Qui donc n’a pas voulu les noyer dans la rade ?

 

Qu’importe qu’un drapeau figé dans son sommeil

Serve de parapluie aux camelots braillards

Dont les cors font souffrir les horribles orteils :

Au vent du cauchemar claquent mes étendards.

 

Coco ! femme de Loth pétrifiée par Sodome,

De louches cuisiniers sont venus, se cachant,

Effriter ta statue pour épicer l’arôme

Des ragoûts et du vin des vieillards impuissants.

 

Coco ! fruit défendu des arbres de l’Afrique,

Les chimpanzés moqueurs en ont brisé des crânes

Et ces crânes polis d’anciens explorateurs

Illusionnent encor les insanes guenons.

 

Coco ! Petit garçon savoure ce breuvage,

La mer a des parfums de cocktails et d’absinthe,

Et les citrons pressés ont roulé sur les vagues ;

Avant peu les alcools délayant les mirages

Te feront piétiner par les pieds durs des bœufs.

 

La roulette est la lune et l’enjeu ton espoir,

Mais des grecs ont triché au poker des planètes,

Les sages du passé, terrés comme des loirs,

Ont vomi leur mépris au pied des proxénètes.

 

Les maelstroms gueulards charrieront des baleines

Et de blancs goélands noyés par les moussons.

La montagne fondra sous le vent des saisons,

Les ossements des morts exhausseront la plaine.

 

Le feu des Armadas incendiera la mer,

Les lourds canons de bronze entr’ouvriront les flots

Quand, seuls sur l’océan, quatre bouchons de liège

Défieront le tonnerre effroi des matelots.

 

Coco ! la putain pâle aux fards décomposés

A reniflé ce soir tes étranges parfums.

Elle verra la vie brutale sans nausée

À travers la couleur orangée du matin.

 

Elle marchera sur d’humides macadams

Où les phallophories de lumières s’agitent ;

Sur les cours d’eau berceurs du nord de l’Amérique

Voguera sa pirogue agile, mais sans rame.

 

Les minarets blanchis d’un Alger idéal

Vers elles inclineront leur col de carafon

Pour verser dans son cœur mordu par les démons

L’ivresse des pensées captée dans les bocaux.

 

Sur ses talons Louis Quinze elle ira, décrochant

Les yeux révulsés des orbites des passants !

 

Ô le beau collier, ma mie

Que ces yeux en ribambelle,

Ô le beau collier ma mie

Que ces têtes sans cervelle.

 

Nous jouerons au bilboquet

Sur des phallus de carton-pâte,

Danse Judas avec Pilate

Et Cendrillon avec Riquet.

 

Elle vivra, vivra marchant

En guignant de l’œil les boutiques

Où sur des tas d’or, souriant aux pratiques,

D’un peu plus chaque jour engraissent les marchands.

 

Elle vivra marchant,

Jusqu’à l’hospice ouvrant sa porte funéraire

Jusqu’au berceau dernier, pirogue trop légère,

Sur l’ultime Achéron de ses regrets naissants.

 

Ou bien, dans un couvent de nonnes prostituées,

Abbesse au noir pouvoir vendra-t-elle la chair

Meurtrie par les baisers de ses sœurs impubères ?

 

Lanterne en fer forgé au seuil des lupanars,

Courtisanes coiffées du seigneurial hennin,

Tout le passé s’endort au grabat des putains

Comme un banquier paillard rongé par la vérole.

 

Saint Louis, jadis, sérieux comme un chien dans les quilles

Régissait la rue chaude aimée des Toulousains,

Le clapier Saint-Merry, proche la même église,

Mêlait ses chants d’amour aux nocturnes tocsins.

 

La reine Marie Stuart obtint par grand’prière

Que d’un vocable orgiaque on fît Tire-Boudin,

J’aime beaucoup ces rues Tiron, Troussenonnains,

Où trafiquaient à l’enseigne des jarretières

Les filles aux doigts blancs, aux langues meurtrières.

 

Holà ! l’estaminet s’ouvre sur l’horizon,

Les buveurs ont vomi du vin rouge hier soir

Et ce matin, livide et crachant ses poumons,

Syphilitique est morte la putain sans gloire.

 

Que le vent gonfle donc la voile des galères

Car les flots ont échoué sur les grèves antiques

Des cadavres meurtris dédaignés des requins,

Les crabes ont mangé tous les cerveaux lyriques,

Une pieuvre s’acharne après un luth d’argent

Et crève un sac soyeux où sonnaient les sequins !

 

Tabac pour la concierge et coco pour la grue !

Je ne priserai pas la poudre consolante

Puisqu’un puissant opium s’exhale de mes nuits,

Que mes mains abusées ont déchiré parfois

La chair sanglante et chaude et vierge mais dolente !

 

Quels bouquets, cher pavots, dans les flacons limpides,

Quels décombres thébains et, Byzance orgueilleuse,

Les rêves accroupis sur le bord d’un Bosphore

Où nagent les amours cadencées et nombreuses.

 

J’ai des champs de pavots sournois et pernicieux

Qui, plus que toi Coco ! me bleuiront les yeux.

Sur Gomorrhe et Sodome aux ornières profondes,

J’ai répandu le sel fertilisant des ondes.

 

J’ai voulu ravager mes campagnes intimes,

Des forêts ont jailli pour recouvrir mes ruines.

Trois vies superposées ne pourraient pas suffire

A labeur journalier en saccager l’empire.

 

Le poison de mon rêve et voluptueux et sûr

Et les fantasmes lourds de la drogue perfide

Ne produiront jamais dans un esprit lucide

L’horreur de trop d’amour et de trop d’horizon

Que pour moi voyageur font naître les chansons.

 

Novembre 1919