CHAPITRE IV

Allongé sur le dos, sur mon lit, je mâchonnais une cigarette en m’efforçant de déterminer les raisons pour lesquelles je me croyais obligé de finasser dans cette affaire quand on frappa à la porte. Je criai d’entrer. Une fille en blouse de travail apparut avec un lot de serviettes. Elle avait des cheveux sombres à reflets fauves, un joli visage maquillé avec soin et de longues jambes.

Après s’être excusée, elle alla poser deux ou trois serviettes sur le porte-serviettes puis repartit vers la porte en me décochant un regard en coulisse à grand renfort de battements de cils.

— Bonsoir, Gertrude, dis-je au petit bonheur.

Elle s’arrêta, sa chevelure acajou pivota et un sourire s’amorça sur ses lèvres.

— Comment vous savez mon nom ?

— Je ne le sais pas, mais une des femmes de chambre s’appelle Gertrude et je voulais lui parler.

Elle s’adossa au panneau de la porte, son paquet de serviettes sur le bras.

— Ah oui ? fit-elle avec un regard endormi.

— Vous habitez ici ou vous n’y venez que pour l’été ? m’enquis-je.

Sa lèvre se retroussa.

— Vivre ici ? Oh ! ça, pas de danger ! Avec ces ploucs de la montagne ? Ça me ferait mal !

— Vous êtes contente de votre travail ?

Elle opina du bonnet.

— Et je n’ai besoin de personne pour me tenir compagnie, mon gars.

Elle donnait l’impression qu’il était possible de la faire changer d’avis sur ce dernier point.

Je la dévisageai un bon moment et repris :

— Parlez-moi un peu de cet argent caché par un client dans un soulier.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle froidement.

— Je me présente : Evans. Je suis un détective de Los Angeles.

Je lui adressai un sourire — un sourire très entendu.

Ses traits se tendirent légèrement La main qui tenait les serviettes se crispa et ses ongles émirent un grincement ténu sur le tissu.

Elle s’écarta de la porte et alla s’asseoir sur une chaise, contre le mur. L’inquiétude avait envahi son regard.

— Un poulet, fit-elle, le souffle court Qu’est-ce qui se passe ?

— Vous ne le savez pas ?

— Tout ce que je sais, c’est que Mme Lacey avait laissé de l’argent dans un soulier auquel elle voulait faire mettre une talonnette, que je l’ai porté au cordonnier et qu’il n’a pas volé l’argent. Ni moi non plus, d’ailleurs. Elle a bien récupéré ses billets, non ?

— Vous n’aimez pas les flics, hein ? Il me semble que votre figure ne m’est pas inconnue, dis-je.

Son visage se durcit.

— Écoutez voir. J’ai un boulot ici et je le fais bien. J’ai pas besoin d’un flicard pour m’aider. Je ne dois rien à personne.

— D’accord, dis-je. Quand vous avez pris ces souliers dans la chambre, êtes-vous allée directement avec chez le cordonnier ?

Elle acquiesça brièvement.

— Vous ne vous êtes pas arrêtée en route ?

— Et pourquoi je me serais arrêtée ?

— Je n’étais pas là. Je ne peux pas vous le dire.

— Bon, eh ben, je me suis pas arrêtée. Sauf pour dire à Weber que je sortais faire une course pour un client.

— Qui est Weber ?

— C’est le directeur-adjoint. Il est presque tout le temps dans la salle à manger.

— Grand, pâle, il note tous les résultats des courses ?

Elle inclina la tête :

— Ça doit être lui, oui.

— Je vois. (Je grattai une allumette et allumai une cigarette, puis examinai la fille à travers la fumée.) Merci beaucoup, dis-je.

Elle se leva et alla ouvrir la porte.

— Je crois pas que je me souviens de vous, dit-elle en se retournant de mon côté.

— Il y en a sans doute quelques-uns d’entre nous que vous n’avez pas rencontrés.

Elle rougit et me lança un regard furibond.

— On change toujours les serviettes aussi tard, dans votre hôtel ? lui demandai-je, simplement pour dire quelque chose ?

— Vous vous croyez malin, hein ?

— Ma foi, je m’efforce de donner cette impression, répondis-je avec une petite grimace de modestie.

— N’essayez pas d’en rajouter, dit-elle avec une trace soudaine d’accent canaille.

— Personne n’a touché ces souliers à part vous, après que vous les ayez emportés ?

— Non. Je vous ai dit que je m’étais seulement arrêtée pour dire à M. Weber… (Elle s’arrêta net et réfléchit un instant.) Je suis allée lui chercher une tasse de café, enchaîna-t-elle. J’ai laissé les souliers sur son bureau, près de la caisse. Comment voulez-vous que je sache si quelqu’un les a touchés ou non ? Et quelle importance, bon sang, s’ils ont récupéré tout leur pognon intact ?

— Enfin, je vois que vous vous donnez bien du mal pour me rassurer. Parlez-moi un peu de ce type, Weber. Il est ici depuis longtemps ?

— Trop longtemps, fit-elle, hargneuse. On n’a vraiment pas envie de l’approcher de trop près. Pour une fille, si vous voyez ce que je veux dire. De quoi je parlais, déjà ?

— De M. Weber.

— Ah ! Qu’il aille se faire voir, M. Weber ! Si vous voyez ce que je veux dire ?

— Vous n’avez pas d’atomes crochus avec lui ?

Elle rougit à nouveau.

— Et tout à fait entre nous, dit-elle, vous aussi, allez vous faire voir !

— Si je vois ce que vous voulez dire…

Elle ouvrit la porte, me gratifia d’un bref regard peu amène et sortit.

Ses pas résonnèrent le long du couloir. Je ne l’entendis s’arrêter devant aucune des autres portes. Je consultai ma montre : il était neuf heures et demie.

Quelqu’un se rapprocha, dans le couloir, d’un pas pesant, et entra dans la chambre voisine de la mienne en claquant la porte. Puis le type se mit à bougonner et à balancer ses souliers à travers la pièce. Un énorme poids s’abattit sur le sommier du lit et les ressorts se mirent à grincer. Au bout de cinq minutes de cet exercice, le type se releva. Deux énormes arpions déchaussés ébranlèrent le plancher ; une bouteille tinta contre un verre. L’homme s’était servi à boire, après quoi il se rallongea sur le lit et presque aussitôt, se mit à ronfler.

Mis à part cet intermède et le brouhaha confus qui montait de la salle à manger et du bar au rez-de-chaussée, l’ambiance générale se rapprochait assez de ce que peut offrir le silence dans une station de tourisme montagnarde. Les canots à moteur crachotaient sur le lac, des échos de musique de danse flottaient çà et là, des voitures passaient en klaxonnant, les carabines 22 claquaient dans les stands de tir et les gosses s’interpellaient d’un bord à l’autre de l’artère principale.

Bref, tout était si tranquille que je n’entendis pas ma porte s’ouvrir. Elle était déjà plus qu’entrebâillée quand je m’en aperçus.

Un homme entra sans hâte, avança encore de deux pas vers moi et s’immobilisa en me dévisageant. Il était grand, mince, pâle, calme et ses yeux avaient une expression menaçante.

— Allez, ça va, fortiche, dit-il. Fais-la voir un peu.

Je roulai de côté, m’assis et bâillai.

— Faire voir quoi ?

— Ta plaque.

— Quelle plaque ?

— Aboule, je te dis, connard. Fais voir la plaque qui te donne le droit de cuisiner la domesticité.

— Oh ! ce truc-là ? fis-je avec un sourire anémique. Ben, j’ai pas de plaque, monsieur Weber.

— Eh bien, voilà qui est parfait, dit M. Weber.

Il traversa la pièce, balançant ses longs bras. À environ un mètre de moi, il se pencha en avant et fit un geste d’une extrême rapidité. Sa main ouverte s’abattit durement sur le côté de ma figure. J’en eus la tête à moitié décrochée et des ondes douloureuses irradièrent de ma nuque dans toutes les directions.

— Rien que pour ça, répliquai-je, t’iras pas au cinéma ce soir.

Avec une sorte de ricanement, il brandit le poing droit. Il télégraphia son punch avec un bon quart d’heure d’avance. J’aurais presque eu le temps de piquer un sprint pour aller m’acheter un masque de catcheur. Passant sous son poing, je lui collai le canon de mon pétard dans l’estomac. Il émit un grognement hargneux.

— Mains levées, s’il vous plaît, dis-je.

Il grogna encore une fois, sa vision parut se brouiller, mais il ne bougea pas les mains.

Je tournai autour de lui et reculai vers le fond de la pièce. Il pivota avec lenteur, les yeux fixés sur moi.

— Un petit instant, que je ferme la porte, dis-je. Ensuite nous discuterons un peu de l’affaire des billets au fond du soulier, plus connue sous le nom de La Substitution d’Oseille.

— Va te faire foutre ! dit-il.

— Une réplique cinglante, dis-je, et ruisselante d’originalité.

Je tendis la main derrière moi vers le bouton de la porte sans le quitter des yeux. Une latte du plancher grinça dans mon dos. Je me tournai d’un bloc, ajoutant encore un impact supplémentaire au bloc massif de béton qui m’arrivait sur le côté de la mâchoire.

Je partis en tournoyant dans l’espace, laissant derrière moi un sillage lumineux, et piquai du nez vers le devant. Deux mille ans s’écoulèrent. Puis j’arrêtai une planète avec mon dos, entrouvris les yeux et distinguai confusément une paire de pieds.

Ils divergeaient mollement sous un angle largement ouvert et de l’un et l’autre semblaient monter vers moi des jambes. Ces jambes s’étalaient sur le sol de la pièce. Une main pendait, inerte, à proximité, et un pistolet gisait juste hors de portée de cette main. Je déplaçai l’un des pieds et constatai avec surprise qu’il m’appartenait. La main flasque eut un tressaillement et tendit automatiquement les doigts vers le pistolet, le manqua, fit une nouvelle tentative et se referma sur la crosse polie. J’essayai de le soulever.

Quelqu’un y avait attaché un poids de vingt kilos mais je réussis tout de même à le décoller légèrement du sol.

Un profond silence régnait dans la pièce. Je levai les yeux et vis juste en face de moi la porte close. Je remuai légèrement, et aussitôt, j’eus mal partout. Mon crâne était douloureux ; ma mâchoire était douloureuse. Je soulevai un peu plus le pistolet et le laissai retomber. Merde, après tout ! Pourquoi est-ce que j’irais m’éreinter à soulever des flingues ? La pièce était vide. Tous les visiteurs partis. L’ampoule, au plafond, brillait d’un éclat fixe. Je basculai un peu sur le côté, ressentis des élans de souffrance supplémentaires et me retrouvai avec une jambe pliée et un genou pris sous moi. Je me redressai en geignant douloureusement, empoignai de nouveau le pistolet et parvins à franchir en escalade le reste du trajet. Un goût de cendres m’emplit la bouche.

— Ah, dommage ! dis-je à voix haute. Dommage. Obligé. Très bien, mon petit Charlie, on se retrouvera.

Je vacillai sur mes bases, groggy comme après une beuverie de trois jours, décrivis avec lenteur un mouvement circulaire et laissai errer mon regard autour de moi. Un homme était agenouillé, en prières, au bord du lit. Il portait un complet gris et ses cheveux étaient d’un blond cendreux. Les jambes écartées, son corps était prostré en avant sur le lit et ses bras allongés sur la couverture. Sa tête reposait de côté, sur son bras gauche. Il avait l’air très confortable. Le manche en corne du couteau de chasse en saillie sous son omoplate gauche ne semblait pas le gêner du tout.

Je me rapprochai pour examiner de plus près son visage. C’était celui de M. Weber. Pauvre M. Weber ! Sous le manche du couteau de chasse, le long de son veston, s’étirait une tache sombre. Ce n’était pas du mercurochrome.

Dans un coin, je retrouvai mon chapeau, m’en coiffai avec précaution, mis mon pétard sous mon bras et titubai vers la porte. Je retirai la clef de la serrure, éteignis la lumière, sortis, refermai la porte et mis la clef dans ma poche. Je suivis le couloir silencieux et descendis l’escalier jusqu’au bureau. Un vieux veilleur de nuit décrépit lisait le journal derrière le comptoir. Il ne leva même pas les yeux vers moi.

Je jetai un coup d’œil dans la salle à manger. La même foule bruyante s’égosillait toujours devant le bar. La même formation folklorique luttait pour sa vie dans un coin de la salle. Le type au cigare avec les gros sourcils s’affairait devant le tiroir-caisse. Les affaires semblaient tourner rond. Deux estivants dansaient au milieu de la piste, tenant leurs verres chacun par-dessus l’épaule de l’autre.