CHAPITRE III
Je fis encore trois kilomètres environ au-delà du village, parvins à la boulangerie et tournai sur une route asphaltée de frais en direction du lac. Je dépassai deux campings et repérai au-delà les tentes du camp de jeunesse avec des lampes pendues de mât à mât, tandis que des entrechoquements sonores s’élevaient d’une tente de vastes dimensions où l’on était en train de faire la vaisselle. Un peu au-delà, la route s’incurvait autour d’une petite anse du lac d’où partait un chemin de terre. Il était creusé d’ornières profondes et rempli de cailloux en saillie et les arbres laissaient tout juste un étroit passage. Je passai à la hauteur de deux chalets éclairés, des constructions anciennes faites de planches de pin garnies de leur écorce. Au-delà, la route commençait à s’élever, les environs se faisaient plus désolés et, au bout d’un moment, un grand chalet apparut, bâti en lisière d’un escarpement qui dominait directement le lac. Il était entouré d’une barrière rustique et deux cheminées se dressaient sur le toit. Du côté du lac s’étendait une longue galerie et des marches descendaient jusqu’au bord de l’eau. Il y avait de la lumière aux fenêtres. Mes phares oscillaient assez pour me permettre de lire le nom de Baldwin peint sur une planche clouée au tronc d’un arbre. C’était bien l’endroit que je cherchais. Dans le garage ouvert se trouvait une conduite intérieure. Je me garai un peu plus loin et m’aventurai suffisamment dans le garage pour tâter le pot d’échappement de la voiture. Il était froid. Je franchis la barrière et suivis une allée de pierre jusqu’au perron.
La porte s’ouvrit comme j’y parvenais. Une femme de haute taille apparut sur le seuil, se détachant sur le fond lumineux de la pièce. Un petit chien aux poils soyeux se précipita devant elle, dévala les marches et me heurta en plein estomac des deux pattes de devant, puis retomba sur le sol et se mit à décrire des cercles en émettant des jappements approbateurs.
— À bas, Shiny ! cria la femme. À bas ! Drôle de petite bête, n’est-ce pas ? Drôle de petit toutou. Elle est à moitié coyote.
Le chien se précipita dans la maison.
— Vous êtes madame Lacey ? m’enquis-je. Mon nom est Evans. Je vous ai appelée, il y a environ une heure.
— Oui, je suis madame Lacey, dit-elle. Mon mari n’est pas encore rentré. Je… enfin, voulez-vous entrer, je vous prie ?
Sa voix avait une sonorité assourdie, un peu comme étouffée par un épais brouillard.
Elle ferma la porte derrière moi et resta plantée là, à me regarder, puis elle eut un léger haussement d’épaules et alla s’asseoir dans un fauteuil d’osier. Je m’assis dans un autre, identique. Le chien, surgi de je ne sais où, me sauta sur les genoux, me passa un grand coup de langue sur le nez et se reprécipita par terre. C’était un petit animal grisâtre, avec un nez pointu et une queue longue et fournie.
La pièce, toute en longueur, avait des tas de fenêtres avec des rideaux d’une fraîcheur douteuse. Il y avait une grande cheminée, des tapis indiens, deux canapés recouverts de cretonne délavée et quelques autres meubles d’osier médiocrement confortables. Des massacres de cerfs ornaient les murs, dont un six cors.
— Fred n’est pas encore rentré, répéta Mme Lacey. Je me demande ce qui peut le retarder.
Je hochai la tête. Elle avait un visage pâle, plutôt tendu, des cheveux noirs décoiffés. Elle portait un blazer croisé rouge sombre avec des boutons dorés, un pantalon de flanelle grise, des sandales en peau de porc à ses pieds nus. Elle avait au cou un collier d’ambre laiteux et un bandeau de tissu vieux rose autour des cheveux.
Elle devait avoir environ trente-cinq ans. Elle était donc déjà trop âgée pour apprendre à s’habiller.
— Vous vouliez voir mon mari pour affaires ?
— Oui. Il m’a écrit de venir ici, de descendre à l’Indian Head et de l’appeler.
— Oh… à l’Indian Head, fit-elle, comme si cela avait une signification particulière.
Elle croisa les jambes, parut de ne pas goûter cette position et les décroisa. Puis elle se pencha en avant, son menton allongé au creux de la main.
— Vous êtes dans quelle branche, monsieur Evans ?
— Je suis détective privé.
— C’est… c’est à propos de l’argent ? demanda-t-elle vivement.
J’acquiesçai. Je ne prenais guère de risques. C’était le plus souvent à propos de l’argent. C’était, en tout cas, à propos des 100 dollars que j’avais dans ma poche.
— Bien sûr, reprit-elle. C’est tout naturel. Voulez-vous boire un verre ?
— Avec plaisir.
Elle alla vers un petit bar en bois et revint avec deux verres. Nous bûmes en nous observant par-dessus le bord de nos verres.
— L’Indian Head, reprit-elle ; nous y avons passé deux nuits, à notre arrivée ici. Pendant qu’on nettoyait le chalet. Il était vide depuis deux ans quand nous l’avons acheté. Tout était si sale.
— Je m’en doute.
— Et vous dites que mon mari vous a écrit ? (Elle regardait le fond de son verre.) Je suppose qu’il vous a raconté l’histoire ?
Je lui offris une cigarette. Elle tendit la main, secoua la tête, reposa sa main sur son genou et crispa les doigts. Puis elle posa sur moi un regard en dessous du genre scrutateur.
— Il est un peu resté dans le vague, dis-je, sans donner beaucoup de détails.
Elle me dévisageait bien en face et je la dévisageais de même. Doucement, je respirai au creux de mon verre jusqu’à ce qu’il s’embuât.
— Enfin, je ne vois pas pourquoi nous ferions des mystères là-dessus, dit-elle. En fait, j’en sais plus sur l’histoire que Fred ne s’imagine. Il ignore, par exemple, que j’ai vu la lettre.
— La lettre qu’il m’a envoyée ?
— Non. La lettre qu’il a reçue de Los Angeles avec le rapport sur le billet de dix dollars.
— Et comment vous êtes-vous arrangée pour la lire ? demandai-je.
Elle eut un rire plutôt sans joie.
— Fred est trop cachottier. C’est une erreur d’être trop cachottier avec une femme. J’y ai jeté un coup d’œil pendant qu’il était dans la salle de bains. Je l’avais sortie de sa poche.
J’acquiesçai et bus une gorgée, puis j’émis un vague grognement. Cela ne m’engageait guère, ce qui me semblait judicieux tant que j’ignorais complètement de quoi nous parlions.
— Mais comment avez-vous su qu’elle était dans sa poche ? demandai-je.
— Il l’avait retirée au bureau de poste. Je me trouvais avec lui. (Elle rit de nouveau, cette fois avec un peu plus de gaieté.) J’ai remarqué qu’il y avait un billet dedans et qu’elle venait de Los Angeles. Je savais qu’il avait envoyé un des billets à un ami là-bas qui est un expert de ce genre de questions. Je me doutais donc que cette lettre était un rapport. Et c’était bien le cas.
— Si je comprends bien, Fred cache assez mal son jeu. Qu’est-ce que disait cette lettre ?
Elle rougit légèrement.
— Je ne sais pas trop si je devrais vous le dire. Après tout, qu’est-ce qui me prouve que vous êtes détective et que votre nom est Evans ?
— Ah ! Ça, c’est un problème qui peut se résoudre sans violence, dis-je.
Je me levai et lui mis sous les yeux les preuves nécessaires. Quand je me fus rassis, le petit chien vint flairer le bas de mon pantalon. Je me penchai pour lui caresser la tête et récoltai une pleine poignée de bave.
— Elle disait que le billet était un très beau travail. Le papier, en particulier, était pour ainsi dire parfait. Mais à l’examen comparatif, on remarquait tout de même quelques petites différences d’impression. Qu’est-ce que ça signifie au juste ?
— Ça signifie que le billet qu’il avait envoyé ne sortait pas des presses officielles. Rien d’autre ne clochait ?
— Si. À la lumière noire — Dieu sait encore ce que c’est — il semblait que les encres étaient de composition légèrement différente. Mais la lettre ajoutait qu’à l’œil nu le faux était pratiquement parfait. Que n’importe quel comptable de banque s’y laisserait prendre.
Je fis un signe affirmatif. Je ne m’étais pas exactement attendu à cette histoire.
— Qui a écrit la lettre, madame Lacey ?
— Elle était signée Bill. Une feuille de papier ordinaire.
Je ne sais pas qui l’a écrite. Oh ! mais il y avait autre chose. Bill disait qu’il fallait remettre le billet tout de suite à la police fédérale parce qu’il s’agissait de coupures si bien imitées qu’elles risquaient de causer de gros ennuis une fois mises en circulation. Mais, bien sûr, Fred n’avait aucune envie de faire ça s’il pouvait s’en tirer autrement. C’est sans doute pour ça qu’il vous a fait venir.
— Oui, bien sûr, je comprends, dis-je.
C’était un coup de sonde au hasard qui n’avait que très peu de chance de donner un résultat. Pas dans le brouillard total où je le lançais. Elle acquiesça comme si j’avais dit quelque chose de sensé.
— Quelles sont les principales activités de Fred maintenant ? m’enquis-je.
— Le bridge et le poker comme toujours depuis des années. Il joue au bridge presque tous les après-midi à l’Athlétic Club et très souvent au poker le soir. Vous comprenez bien qu’il ne peut pas courir le risque d’être mêlé à une histoire de fausse monnaie, même de la façon la plus innocente. Il y aurait toujours quelqu’un pour croire qu’il ne l’était pas, innocent. Il joue aux courses aussi, mais juste pour s’amuser. C’est comme ça qu’il a gagné les 500 dollars qu’il m’a glissés en cadeau dans mon soulier. À l’Indian Head.
J’avais une envie croissante de sortir dans le jardin et d’y pousser quelques hurlements en me martelant la poitrine, histoire simplement de laisser échapper la vapeur. Mais tout ce que je pouvais faire, c’était de rester là sur mon siège, de prendre des airs avertis et de siroter mon verre. Je le sirotai si bien que je le vidai puis, dans le silence, je me mis à faire du bruit avec les cubes de glace au fond du verre jusqu’à ce qu’elle me servît une nouvelle dose. J’avalai une lampée de celle-ci, pris une profonde aspiration et demandai :
— Si ce billet était si bien fait, comment s’est-il rendu compte qu’il était mauvais, vous me suivez ?
Ses yeux s’élargirent légèrement.
— Oh ! Je vois… Il ne s’en est pas aperçu, bien sûr. Pas pour celui-là. Mais il y en avait 50 : tous des billets de 10 dollars tout neufs. Et l’argent n’était pas du tout comme ça quand il l’avait mis dans mon soulier.
Je me demandai si ça me soulagerait un peu de m’arracher les cheveux. Je ne pouvais pas réfléchir. J’avais trop mal au crâne. Charlie, ce bon vieux Charlie ! Très bien, Charlie, d’ici peu je reviendrai te trouver avec mon gang au complet.
— Écoutez, dis-je, écoutez. Il ne m’a pas parlé du soulier. Voyons, est-ce qu’il range toujours son argent dans des souliers ou était-ce pour une raison spéciale, parce qu’il avait gagné aux courses et que les chevaux portent des… des… sabots ?
— Je vous ai dit que c’était un cadeau pour moi, une surprise. En mettant mon soulier, je devais trouver les billets, naturellement.
— Oh ! (Je me déchiquetai environ un centimètre de lèvre supérieure.) Mais vous ne les avez pas trouvés ?
— Comment les aurais-je trouvés alors que j’avais envoyé la femme de chambre les porter chez le cordonnier pour surélever le talon ? Je n’ai pas regardé dedans. Je ne savais pas que Fred avait mis quelque chose dans mon soulier.
Une lueur commençait à poindre. Elle était très lointaine et se rapprochait avec une grande lenteur. C’était une lueur vraiment minuscule. À peine une luciole.
— Et Fred ne savait pas ça ? dis-je. Cette femme de chambre a porté les souliers chez le cordonnier. Et ensuite ?
— Eh bien, Gertrude — c’est le nom de la femme de chambre — a dit qu’elle n’avait pas remarqué l’argent non plus. Alors, quand Fred s’est rendu compte de ce qui s’était passé et l’a questionnée, il est ensuite allé chez le cordonnier qui n’avait pas encore touché aux souliers et les billets étaient toujours roulés au fond. Alors, Fred s’est mis à rire et il a sorti l’argent, l’a empoché et a donné 5 dollars au cordonnier parce qu’il pensait avoir de la chance.
Je vidai mon deuxième verre et me penchai en arrière.
— J’y suis, maintenant, dis-je. Alors, Fred a sorti les billets, les a bien regardés et s’est rendu compte que ce n’étaient pas les mêmes. Il n’y avait que des billets de dix dollars tout neufs, alors qu’avant il y en avait de plusieurs valeurs et plus ou moins usagés.
Elle parut surprise de m’entendre formuler ce raisonnement. Je me demandai de quelle longueur elle imaginait la lettre que j’avais reçue de son mari.
— Fred s’est donc interrogé sur les motifs de cette substitution d’argent, repris-je. Il en a imaginé un et il a envoyé un spécimen à l’un de ses amis pour le faire examiner. Et son rapport est revenu signalant que le billet était très bien imité, mais faux. Avec qui en a-t-il parlé, à l’hôtel ?
— À personne à part Gertrude, je suppose. Il ne voulait pas déclencher un scandale. Je crois qu’il vous a simplement appelé, voilà tout.
J’écrasai le mégot de ma cigarette et jetai un coup d’œil par la fenêtre ouverte vers le lac illuminé de lune. Un hors-bord avec un puissant projecteur blanc glissa en pétaradant au ralenti assez loin du bord et disparut derrière une pointe boisée.
Je me retournai vers Mme Lacey. Elle était toujours assise, le menton au creux de sa main menue. Son regard semblait perdu dans le lointain.
— Je voudrais bien que Fred rentre, dit-elle.
— Où est-il ?
— Je n’en sais rien. Il est sorti avec un nommé Frank Luders qui habite au Woodland Club, tout à fait au bout du lac. Fred dit qu’il est actionnaire de l’affaire. Mais j’ai appelé M. Luders il y a un moment et il m’a dit qu’ils étaient venus en ville en voiture tous les deux et qu’il avait laissé Fred devant la poste. Je pensais que Fred allait me téléphoner pour me demander d’aller le prendre quelque part. Il est parti il y a des heures.
— Et s’il y avait une partie de cartes en train au Woodland Club ? Il est peut-être allé y jouer ?
Elle acquiesça :
— Oui, mais d’habitude, il m’appelle.
Je considérai un instant le plancher en m’efforçant de me persuader que je n’étais pas un salaud. Puis je me levai.
— Je crois que je vais retourner à l’hôtel. Je serai là-bas si vous voulez me téléphoner. Je crois bien avoir aperçu M. Lacey, à propos. Ce n’est pas un homme assez fort, trapu, d’environ quarante-cinq ans, avec une calvitie naissante et une petite moustache ?
Elle m’accompagna jusqu’à la porte :
— Oui, dit-elle. C’est Fred. C’est bien lui.
Elle avait enfermé le chien dans la maison et, tandis que je faisais tourner la voiture et m’éloignais, elle resta plantée sur la porte, à me suivre des yeux.
Bon Dieu, qu’elle semblait esseulée !