CHAPITRE IV

Quand je revins à moi, la pièce était pleine de fumée. Une fumée qui semblait pendre en minces lambeaux verticaux un peu comme un rideau de perles. Au mur du fond, deux fenêtres paraissaient ouvertes mais la fumée ne bougeait pas. Jamais je n’avais vu cette pièce jusque-là. Durant quelques instants, sans bouger, je tentai de réfléchir, puis je hurlai « Au feu » ! de toute la force de mes poumons.

Après quoi, je retombai en arrière et m’esclaffai. Même pour moi, ce rire eut une résonance macabre. J’entendis des pas rapides qui se rapprochaient, une clef tourna dans la serrure et la porte s’ouvrit. Un homme vêtu d’une courte veste blanche me regarda, l’œil dur. Je détournai un peu la tête et déclarai :

— Fais pas attention, Toto. Ça m’a échappé malgré moi.

Il fronça les sourcils. Il avait un petit visage mauvais, des yeux en bouton de bottine. Je ne le connaissais pas.

— Tu veux peut-être que je te remette la camisole, fit-il en ricanant.

— Ça va bien, Toto, répondis-je, très bien. Je crois que je vais faire un petit somme.

— Tu ferais pas mal, oui, fit-il, hargneux.

La porte se referma, la clef tourna, les pas s’éloignèrent.

Je restai immobile à contempler la fumée. Je savais maintenant qu’il n’y avait pas de fumée en réalité. Sans doute était-ce la nuit puisqu’un globe de porcelaine pendant du plafond au bout de trois chaînes était allumé. Une guirlande de taches colorées en entourait le bord, alternativement orange et bleues.

Tandis que je les observais, elles s’ouvrirent comme de minuscules hublots et des têtes surgirent par les orifices, des têtes comme celles de petites poupées, mais vivantes. Il y avait un homme avec une casquette de yachting, une grande blonde vaporeuse et un type très maigre avec un nœud papillon de travers qui n’arrêtait pas de dire :

— Vous voulez votre steak bleu ou saignant, monsieur ?

Je pris un coin du gros drap rugueux et essuyai mon visage en sueur. Puis je m’assis et posai les pieds sur le sol. Ils étaient nus. Je portais un pyjama de gros coton pelucheux. Mes orteils étaient complètement insensibles. Au bout d’un moment, je les sentis parcourus de picotements qui se muèrent en fourmillements d’épingles. Enfin, je sentis le contact du sol et prenant appui sur le bord du lit, je me levai et tentai de marcher. Une voix qui était sans doute la mienne déclara : « T’as le delirium tremens… t’as le delirium tremens… »

Je vis une bouteille de whisky sur une petite table blanche entre les deux fenêtres. J’avançai dans sa direction. C’était une bouteille de Johnny Walker à moitié pleine. Je la saisis, bus une longue rasade au goulot et reposai la bouteille.

Le whisky avait un goût bizarre. Pendant que je prenais conscience de ce goût bizarre, je repérai un lavabo dans un coin. J’eus tout juste le temps de l’atteindre avant de vomir… Je regagnai mon lit et m’y étendis. Vomir m’avait rendu très faible, mais la pièce semblait avoir acquis un peu plus de réalité, perdu de son côté fantastique. Je vis les barreaux aux fenêtres, une chaise de bois massive. Avec la table blanche sur laquelle était posé le whisky drogué, c’était tout le mobilier de la pièce. Il y avait une porte de placard, sans doute fermée à clef.

Le lit était un lit d’hôpital avec deux fortes courroies de cuir fixées sur les côtés à peu près au niveau des poignets. Je savais que je me trouvais dans une quelconque infirmerie de prison. Soudain mon bras gauche me fit souffrir. Je remontai ma manche et remarquai une demi-douzaine de traces de piqûres au-dessus du coude avec un cercle noir et bleu autour de chaque. J’avais été tellement bourré de came pour me faire tenir tranquille que j’en perdais les pédales. Ce qui expliquait la fumée et l’apparition des petites têtes au plafonnier. Le whisky drogué faisait sans doute partie de la cure d’un autre client.

De nouveau, je me levai, fis quelques pas, me forçai à marcher. Au bout d’un moment, je bus un peu d’eau au robinet, réussis à ne pas la rejeter, en bus un peu plus. Une demi-heure de ce régime ou à peu près, et je me sentais d’attaque pour parler à quelqu’un.

La porte du placard était fermée et la chaise trop lourde pour moi. Je défis le lit, basculai le matelas de côté. Il y avait au-dessous un sommier métallique maintenu aux deux extrémités par de forts ressorts à boudin d’environ vingt centimètres de long. Il me fallut encore une bonne demi-heure pour arriver à en libérer un. Je soufflai un instant, bus encore un peu d’eau froide, allai me poster tout contre la porte et me mis à hurler à plusieurs reprises de toutes mes forces !

— Au feu !

Puis j’attendis, mais pas longtemps. Des pas coururent le long du couloir à l’extérieur. La clef cliqueta dans la serrure, le pêne claqua. Un petit bonhomme en veste blanche se rua dans la pièce, furieusement. Son regard mauvais était braqué vers le lit.

Je lui expédiai le ressort sur l’angle de la mâchoire, puis sur la nuque tandis qu’il s’affalait. Je le pris à la gorge. Il lutta un bon moment. Je lui aplatis la figure sur mon genou et j’en eus la rotule endolorie. Il ne me dit pas ce qu’il éprouvait de son côté. Je sortis une matraque de sa poche arrière droite, ôtai la clef de la porte au-dehors et la fermai à double tour au-dedans. Il avait d’autres clefs à son trousseau. L’une d’elles ouvrit le placard. J’y reconnus mes vêtements.

Lentement, je m’habillai avec des doigts très tâtonnants. Je n’arrêtais pas de bâiller. L’homme sur le plancher ne bougeait pas. Je l’enfermai dans la pièce et pris congé.