CHAPITRE III

L’homme qui s’appelait Jerry s’adressa au chien.

— Eh, Voss, eh, Voss mon chien, tout va bien maintenant, pas vrai, tout va bien, oui…

Le chien haletant ne bougea pas. L’homme se redressa, se rapprocha de l’animal, lui tira une oreille. Le chien tourna la tête de son côté et se laissa asticoter. L’homme lui caressa la tête, déboucla la muselière à demi-arrachée et la détacha du cou du chien. Il se redressa tenant le bout de la chaîne brisée. Le chien se mit sur ses pattes docilement et sortit à l’extérieur de la maison par la porte du fond à côté de l’homme en salopette.

Je me déplaçai légèrement pour me trouver dans l’axe de la porte. Jerry avait peut-être d’autres fusils à sa disposition. Certains détails dans ses traits me tracassaient. Comme si je l’avais déjà vu antérieurement, mais pas récemment ou alors sur la photo d’un journal.

Je me tournai vers la femme. C’était vraiment une jolie brune qui ne devait guère avoir plus de trente ans. Sa blouse imprimée jurait plutôt avec ses sourcils à l’arc délicat et ses longues mains douces et fines.

— Comment est-ce arrivé, demandai-je d’un ton négligent comme si je n’y attachais que peu d’importance.

Elle me répondit d’une voix sèche, coupante, comme si elle s’était retenue trop longtemps d’exploser.

— Nous sommes dans cette maison depuis une semaine. Nous l’avons louée meublée. J’étais dans la cuisine et Jerry dans la cour. Voilà que cette voiture s’arrête devant la maison, que ce petit type entre tout comme s’il habitait ici. La porte n’était pas fermée à clé, faut croire. J’ai entrouvert celle du fond et j’ai vu ce type qui essayait de pousser le chien dans le placard. À ce moment-là j’ai senti le chloroforme. Et puis, tout d’un coup, ç’a été le drame et je me suis précipitée pour prendre une arme et j’ai appelé Jerry par la fenêtre. Je suis revenue ici à peu près en même temps que vous entriez vous-même. Qui êtes-vous ?

— Et tout était fini, demandai-je ? Il avait mis Sharp en morceaux, par terre ?

— Oui… Si ce type s’appelle Sharp.

— Vous ne le connaissiez pas, vous et Jerry ?

— Je ne l’avais jamais vu. Pas plus que le chien. Mais Jerry aime les chiens.

— Là, il faudrait peut-être changer un peu votre version des faits, objectai-je. Jerry connaissait le nom du chien, Voss.

Ses yeux s’étrécirent et sa bouche prit une expression butée.

— Je crois que vous devez vous tromper, dit-elle d’un ton acide. Je vous ai demandé qui vous étiez, monsieur.

— Qui est Jerry ? questionnai-je, je l’ai déjà vu quelque part. Peut-être dans un canard. Et où est-ce qu’il a péché ce fusil à canon scié ? Vous comptez le montrer aux flics cet engin ?

Elle se mordit la lèvre, puis subitement se leva, se dirigea vers le fusil toujours par terre. Je la laissai le ramasser en constatant qu’elle tenait ostensiblement la main écartée de la double détente. Elle revint jusqu’à la banquette sous la fenêtre et poussa le fusil sous la pile de journaux. Puis elle me fit face.

— Bon, alors, quel est le tarif ? fit-elle le visage fermé.

— Ce chien a été volé, répondis-je sans me presser. Il se trouve que sa propriétaire, une jeune fille, a disparu. On m’a engagé pour la retrouver. D’après ce que m’a dit Sharp les gens qui lui avaient confié le chien doivent être vous et Jerry. Leur nom était Voss. Ils sont censés déménager vers l’est. Avez-vous jamais entendu parler d’une nommée Isobel Snare ?

— Non, répondit la femme d’un ton neutre en me considérant la pointe du menton.

L’homme en salopette revint par la porte en s’essuyant la figure sur la manche de sa chemise bleue. Apparemment, il n’avait pas renouvelé son stock d’armes. Il me dévisagea sans trop paraître se frapper.

— Je pourrais peut-être vous faciliter pas mal les choses avec la police, dis-je, si vous avez quelques suggestions à me faire à propos de cette fille Snare.

La femme me regarda dans les yeux et retroussa légèrement la lèvre. L’homme eut un sourire, plutôt aimable, comme s’il avait en mains tous les atouts de la partie. Il y eut à bonne distance un hurlement de pneus témoignant d’un virage pris à vive allure.

— Ah, mettez-vous à table, repris-je vivement. Sharp avait les foies. Il a ramené le chien ici où il l’avait pris. Il a dû croire que la maison était vide. L’idée du chloroforme n’était pas brillante mais le petit gars était dans tous ses états.

Ils n’émirent pas un son, ni l’un ni l’autre. Ils se contentèrent de me regarder fixement.

— Bon, ça va, dis-je et j’allai me poster dans un coin de la pièce. Pour moi, vous êtes tous les deux en cavale. Si ça n’est pas les flics qui s’amènent je tire. Et surtout ne vous imaginez pas que j’hésiterais.

— Comme vous voudrez, maestro, dit la femme très calme.

L’instant d’après une voiture arrivait en trombe et stoppait brutalement devant la maison. Je lançai un rapide coup d’œil au-dehors, aperçus le projecteur rouge sur le pare-brise et les lettres P.D. sur le flanc. Deux énormes malabars en civil jaillirent de la voiture, franchirent le portail et foncèrent jusqu’au perron. Un poing se mit à tambouriner sur la porte.

— C’est ouvert, criai-je.

La porte s’ouvrit à la volée et les deux poulets firent irruption à l’intérieur, pistolet au poing. Puis devant le spectacle du mort gisant sur le sol, ils s’arrêtèrent net et leurs armes pivotèrent vers Jerry et moi. Celui qui me couvrait était un gros type rougeaud, en complet gris fripé.

— Les pognes, en l’air… En l’air et vides, tonna-t-il d’une voix féroce.

Je tendis les mains en l’air mais en gardant mon Luger.

— Du calme, dis-je, c’est un chien qui l’a tué, pas un pétard. Je suis détective privé de San Angelo. Je suis ici sur une affaire.

— Ah, oui ?

Il vint vers moi, lourdement, m’enfonça le canon de son arme dans l’estomac.

— Ça se peut bien, mon pote, on verra tout ça plus tard.

Il tendit le bras en l’air, m’arracha mon Luger de la main, le renifla et enfonça un peu plus son pistolet dans mon nombril.

— T’as tiré avec, hein ? Parfait, tourne-toi.

— Écoutez…

— Tourne-toi, mon pote.

Lentement, j’obéis. Pendant que j’exécutais le mouvement, il glissa son pistolet dans une poche de sa veste et tendit la main vers sa hanche. Ce geste aurait dû me mettre sur mes gardes mais il n’en fut rien. Peut-être entendis-je le sifflement de la matraque. À coup sûr, j’en ressentis l’impact. Une large flaque d’obscurité s’étala à mes pieds. Je plongeai droit dedans et me mis à descendre, à descendre, à descendre…