CHAPITRE V
Au bout d’un vaste couloir silencieux au parquet ciré avec une étroite moquette au milieu, un escalier orné d’une rampe de chêne cérusé descendait en suivant une large courbe jusqu’au hall d’entrée. Çà et là s’encadraient de hautes portes massives de style vieillot. Derrière, on n’entendait pas un son. Sur la pointe des pieds, je descendis le long de la moquette. Une double porte garnie de vitraux dépolis donnait sur un vestibule au-delà duquel se trouvait la porte d’entrée. Comme j’y parvenais, un téléphone sonna. Une voix d’homme répondit au-delà d’une porte entrouverte sur une pièce dont la lumière éclairait le couloir plongé dans la pénombre.
Je revins sur mes pas, risquai un œil par l’entre-bâillement de la porte, vis un homme installé à un bureau qui parlait dans l’appareil. J’attendis qu’il eut raccroché et entrai.
Il avait un visage allongé, pâle, osseux, avec un crâne dénudé en travers duquel était collée une maigre mèche de cheveux bruns. Une expression parfaitement morne se peignait sur ses traits. Brusquement, ses yeux se fixèrent sur moi. Sa main se tendit vivement vers un bouton sur le bureau.
Je lui adressai un mince sourire en grondant :
— Faites pas ça. Je suis un homme acculé au désespoir, chef.
Et je lui montrai la matraque.
Son sourire était aussi figé que du poisson congelé. Ses longues mains pâles se mirent à gesticuler comme des papillons malades au-dessus de son bureau. L’une d’elles commença à dévier vers l’un des tiroirs latéraux du meuble. Il réussit à se dénouer la langue.
— Vous avez été très malade, monsieur. Gravement malade. Je vous déconseillerais…
Je lançai la matraque en direction de la main qui s’égarait. Elle se résorba comme une limace sur une pierre brûlante.
— Pas malade, chef, rectifiai-je. Simplement drogué à la limite de l’insanité. Ce que je veux c’est sortir, et d’abord un un coup de whisky correct. Aboulez.
Il fit des gestes vagues du bout des doigts.
— Je suis le docteur Sundstrand, dit-il. Vous êtes ici dans une clinique privée, pas en prison.
— Whisky, croassai-je. Pour le reste, ça ira. Un drôle de boxon privé, oui. Un racket aux pommes. Whisky.
— Dans l’armoire à pharmacie, dit-il en exhalant un soupir.
— Mettez les mains derrière votre tête.
— Je crains que vous ne regrettiez ce geste.
Et il mit les mains derrière sa tête.
J’allai vers l’autre bout du bureau, ouvris le tiroir qu’il avait voulu atteindre et en sortis un automatique. Je rempochai la matraque et revins vers l’armoire à pharmacie. J’y trouvai une flasque de bourbon et trois verres. J’en pris deux et les remplis.
— Vous d’abord chef.
— Je… je ne bois pas. Je suis absolument au régime sec, marmonna-t-il, les mains toujours sur la nuque.
Je ressortis la matraque. Vivement, il abaissa une main et but une gorgée d’un des deux verres. Je l’observai avec attention. Il n’eut pas l’air d’en souffrir. Je flairai mon verre, puis l’expédiai d’un seul trait. L’effet fut immédiat. J’en repris un deuxième et glissai la bouteille dans la poche de ma veste.
— Bon, dis-je. Alors, qui m’a bouclé ici ? Secouez-vous un peu, je suis pressé.
— La… la police, bien sûr.
— Quelle police ?
Ses épaules s’affaissèrent contre le dossier de son fauteuil. Il avait l’air patraque.
— Un nommé Galbraith a signé comme témoin à charge. C’était strictement légal, je vous assure. C’est un officier de police.
— Depuis quand un flic peut-il signer comme témoin à charge dans un cas de dérangement mental ?
Il ne répondit pas.
— Qui m’a drogué pour commencer ?
— Je l’ignore. Je suppose que la drogue a fait effet longtemps.
Je me tâtai le menton.
— Deux jours entiers, dis-je. Ils auraient dû me flinguer. Ils risquaient moins le choc en retour. Salut chef.
— Si vous sortez d’ici, dit-il d’une voix ténue, vous serez arrêté séance tenante.
— Pas pour être simplement sorti, dis-je doucement.
Je quittai la pièce ; il avait toujours les mains derrière la tête. Il y avait une chaîne et un verrou à la porte d’entrée en plus de la serrure. Mais personne n’essaya de m’empêcher d’ouvrir. Je franchis un vieux portail et descendis une large allée bordée de fleurs. Un merle chantait dans un arbre sombre. La maison occupait un angle à l’intersection de la 29e et de Descanzo.
Je fis quatre cents mètres à pied vers l’est jusqu’à un arrêt d’autobus et attendis. Aucune alarme ne semblait avoir été donnée. Je ne vis pas trace de voiture de patrouille. Le bus arriva, je descendis vers le centre et me rendis au hammam où je m’offris un bain de vapeur, une douche glacée, un friction-massage et le reste du whisky. Je me fis également raser.
Maintenant je pouvais manger. Après m’être calé l’estomac, je me rendis dans un hôtel que je ne connaissais pas et m’y inscrivis sous un faux nom. Il était onze heures et demie. Le canard local que je lus en éclusant un whisky à l’eau supplémentaire m’informa qu’un certain docteur Richard Sharp avait été trouvé mort dans un meublé non occupé de Carolina Street et que la police se creusait la tête à ce sujet. Ils n’avaient encore trouvé aucun indice permettant de découvrir le meurtrier. La date du journal me confirma que plus de quarante-huit heures avaient été retranchées de mon existence à mon insu et sans mon consentement.
J’allai me coucher, m’endormis, fis des cauchemars et me réveillai baigné de sueur froide. C’était le dernier des symptômes de mon éclipse provisoire. Le lendemain matin, j’avais complètement récupéré.