CHAPITRE XI

 

Isaac traversa le pré en direction de la ville, s’aidant du pied et du bâton pour retrouver son chemin sur le sol inégal. Il rappelait à sa mémoire bien disciplinée chacune des paroles prononcées par le Glaive. Il éprouvait plus d’étonnement que de peur. Dans ce champ, par un après-midi aussi ensoleillé, la menace proférée à son égard lui apparaissait comme bien lointaine, irréelle, même si Isaac avait conscience que cet individu pouvait le supprimer sans sourciller. Non, ce n’était pas la crainte de la mort qui le troublait. Converser avec un dément – tout particulièrement avec un dément qui veut vous tuer – peut avoir quelque chose de perturbant, mais Isaac était habitué aux fantaisies des âmes dérangées. Peut-être était-ce le manque d’hostilité dans sa voix qui le troublait le plus. Tuer Isaac était une tâche désagréable mais nécessaire qu’il avait acceptée de remplir, comme lorsqu’on débarrasse un grenier des rats qui l’occupent. C’était extrêmement simple, songea-t-il avec un pauvre sourire. Aux yeux du Glaive, Isaac n’était pas humain.

Pourtant le Glaive ne passerait pas encore à l’acte. Il avait été très clair sur ce point. Il attendait quelque chose, une autre action à mener, avant d’avoir le loisir de s’occuper du médecin. Isaac avait le temps de se préparer. Mais qu’avait-il l’intention de faire ?

Un sentiment de profonde impuissance s’abattit sur lui, et il en tituba. Son bâton lui permit de se rattraper et il poursuivit son chemin. Il comprit soudainement que la conviction qui lui servait de soutien, de point d’appui, depuis cinq ans – à savoir que lui, Isaac, contrairement aux autres hommes, pouvait maîtriser sa propre destinée en dépit de la cécité et des ravages de la peste qui l’entouraient –, cette conviction n’était rien d’autre qu’un mirage. Que pouvait-il faire face au Glaive ?

Il pouvait ignorer sa menace, prendre soin au cours des semaines à venir de ne pas parcourir seul les ruelles de la ville. Il pouvait aussi aller trouver l’évêque ou même le conseil municipal et déclencher une alarme générale. Ensemble, les officiers des autorités civiles et ecclésiastiques pourraient affronter un soldat devenu fou. Il leur dirait… Que leur dirait-il ? Qu’un homme aux longues jambes, qui boitait légèrement et armé d’une épée, qu’un homme dont lui seul, Isaac, pouvait reconnaître la voix et l’odeur, que cet homme-là était un dangereux boucher ? Bien sûr, il ne pourrait pas le décrire. Il n’avait aucune idée de ce à quoi il ressemblait.

— Isaac, dit-il à voix haute, ce qui fit lever la tête à une vache somnolente. Le grand maître avait raison. Trop penser nuit.

La vache cligna des yeux et se remit à paître.

— Je vais demander à Yusuf de surveiller étroitement le Glaive. Il pourra le décrire à ceux qui dépendent de leurs yeux. Ensuite j’irai trouver l’évêque.

Ayant pris cette décision, il repartit d’un pas plus rapide, le cœur plus léger.

Dès que Yusuf vit le médecin se mettre en mouvement, il sortit du buisson derrière lequel il s’était caché. Quand il fut assez loin pour que ses pas se mêlent au bruit de fond, il se mit à courir et couvrit en peu de temps la distance qui séparait le champ des bains maures. Il avait quelque chose à dire au gros Johan.

En quelques jours, Isaac avait oublié à quel point il était difficile de se déplacer seul dans les rues de la ville quand sa main ne reposait pas sur l’épaule du jeune Yusuf. Il trébucha sur un pavé. Une exclamation d’impatience lui monta aux lèvres, qu’il réprima avec difficulté. Subitement peu sûr de lui, il tendit la main pour vérifier qu’il avait bien tourné en direction du Call, le quartier juif, et une voix féminine suraiguë cria :

— Eh, regardez où vous allez ! Et enlevez vos pattes des femmes respectables !

Puis une autre voix retentit, plus rassurante :

— Maître Isaac ! Où est donc votre compagnon à l’esprit vif ?

— Ah, Votre Excellence, je l’ai envoyé en mission. Il a le pied léger, mais il ne peut malheureusement pas se trouver en deux endroits à la fois.

— J’arrive tout droit du couvent, lui dit Berenguer sur le ton de la confidence. L’abbesse a fait quelques découvertes intéressantes. Marchons un peu et je vous en parlerai.

— Des hommes déguisés en religieuses ? fit Isaac une fois au courant. Voilà qui est plutôt téméraire.

— Pas à l’heure des vêpres, où ils risquaient de rencontrer très peu de gens, expliqua Berenguer. Et cela suffit pour la seule personne qui les vit. Ce n’est que bien plus tard qu’elle se rendit compte que ces sœurs avaient un air étrange, mais elle a été incapable de les décrire, sinon dire qu’elles étaient très grandes.

— Oui, reconnut Isaac. Des robes peuvent altérer les facultés d’observation. On ne voit que des sœurs…

— C’est peut-être intéressant, dit Berenguer, mais cela ne nous aide pas beaucoup.

— Eh bien, moi, j’ai passé un après-midi « intéressant ». Dans le champ, en compagnie d’un dément qui se fait appeler le Glaive de l’archange.

 

— Johan ! Maître gardien ! Êtes-vous là ? appela Yusuf.

Hésitant, il se tenait sur les marches des bains maures et jetait un coup d’œil à l’intérieur. Sa voix résonnait curieusement entre l’eau et le carrelage.

— Où pourrait donc se trouver le gros Johan, mon garçon ? dit l’homme en sortant de derrière un pilier. Qu’attends-tu de moi ? Un autre bain ?

Sur ce, il éclata d’un rire énorme et s’assit sur le banc, tout près de la porte.

— Pas aujourd’hui, merci, Johan, dit Yusuf avec un sourire nerveux.

— Tu vas bien, jeune maître ? Tu m’as l’air mieux nourri, en tout cas, dit Johan. Pas si famélique que l’autre jour.

— Je suis aussi plus propre, répondit Yusuf, ce à quoi le gardien réagit par un autre éclat de rire. Johan, ajouta le garçon, est-ce que vous vous rappelez…

— Me rappeler quoi, mon gars ? dit Johan, dont le visage et la voix paniqués avaient quelque chose de comique.

— Les haillons que vous m’avez pris. Mes vêtements ? Mes vieux vêtements ?

— Tu m’as demandé de les garder, Dieu seul sait pourquoi, ce que j’ai effectivement fait.

— Pourrais-je les endosser et vous confier mes habits neufs ? Jusqu’au coucher du soleil, avant, même ?

— Et que feras-tu avec ?

— Je veux seulement traîner au marché et dans les tavernes sans me faire remarquer, comme auparavant, quoi. Je ne peux pas le tenter trop bien vêtu.

— Pour voler ? dit promptement Johan. Si c’est le cas, je ne t’aiderai pas. Maître Isaac est un brave homme, c’est aussi un bon ami. Quand je me suis senti si mal en hiver, il m’a donné des potions et des emplâtres pour la gorge et la poitrine, et il ne m’a jamais demandé le moindre sou. Il m’a dit que j’étais trop peu payé pour le dur labeur que je fournissais. Je ne te laisserai pas faire des ennuis à maître Isaac.

— Johan, dit Yusuf d’un air désespéré, je recherche le Glaive. Il en veut à la vie de mon maître. Et comment puis-je vivre si mon maître meurt ? En haillons, je pourrai le trouver. Je peux me glisser partout et nul ne me verra.

— Tu te trompes, mon garçon, dit Johan en secouant la tête. Le Glaive n’existe pas. Ce ne sont que propos de bonnes femmes.

— Si, il existe, je le sais. C’est un groupe et ils…

— Je sais que c’est un groupe, dit Johan. J’y étais. Mais je sais aussi que le Glaive n’existe pas, insista-t-il. Un jour, peut-être, y aura-t-il un Glaive, mais pas aujourd’hui. Il vaut mieux que tu gardes ça pour toi. C’est un secret.

— Dans ce cas, qui sont les autres membres, Johan ? Où peut-on les trouver ?

— Ne répète à personne ce que je t’ai dit.

Il regarda autour de lui et sa voix ne fut plus qu’un chuchotement.

— Le Conseil se réunit en ce moment même à la taverne de Rodrigue. Ils m’ont demandé de me joindre à eux, mais je ne peux pas quitter les bains, tu comprends ?

Quelques minutes plus tard, Yusuf s’en allait, pieds nus et en haillons, laissant derrière lui un gardien des bains totalement désemparé.

 

Au cours des sept mois qui avaient précédé sa rencontre avec Isaac, Yusuf avait appris à connaître la ville dans le moindre détail, tout spécialement les ruelles escarpées qui menaient à la rivière Onyar. Il savait quels murs il pouvait escalader sans se faire voir, quels toits menaient à des cours intéressantes et quelles petites impasses y conduisaient. Il partageait avec les chats de Gérone une carte de la ville entièrement différente de celle qu’un honnête citadin pouvait avoir dans sa tête. Et pour la même raison. Sa carte le menait en des endroits où il pouvait dénicher des bribes de nourriture, s’abriter de la neige et de la pluie ou encore trouver la chaleur par une nuit fraîche. L’un de ces endroits était la cour peu ragoûtante située derrière la taverne de Rodrigue. Elle était jonchée de futailles brisées dans lesquelles un enfant pouvait se dissimuler, mais elle puait aussi la nourriture avariée, le chat, l’urine et les excréments humains. Un escalier rudimentaire s’accrochait au mur de la bâtisse pour rejoindre les chambres installées au-dessus de la taverne ; sous l’escalier, une porte basse donnait accès à la cuisine.

Yusuf glissa en silence sur les tuiles d’un toit voisin. Il sauta dans la cour, atterrit rudement, reprit son souffle et se tapit derrière un tonneau. La femme de Rodrigue, carrée, solide et aussi forte que son mari, se trouvait dans l’arrière-cuisine où elle préparait de la soupe et, nul doute là-dessus, coupait d’eau la piquette destinée aux consommateurs.

Il attendit. La femme était maligne et avait l’œil à tout ; contrairement à son mari, elle ne se laissait pas distraire par les plats qu’elle préparait. Une souris ou une mouche aurait déjà eu du mal à passer discrètement à côté d’elle ; que dire d’un enfant ? Mais Yusuf avait appris la patience sur la route, et il attendit. Le marmiton entrait pour ressortir chargé de plats. À un moment, il sortit dans la cour et Yusuf se blottit derrière son frêle abri. La femme de Rodrigue brailla depuis la porte et le marmiton rentra. Malgré tout Yusuf ne bougea pas. Ses jambes s’engourdissaient, mais il ne changea pas de position. Son nez le démangeait, mais il ne se gratta pas. Un chat curieux s’approcha de lui, mais le garçon ne manifesta aucun signe de vie et le chat repartit. Enfin Rodrigue hurla depuis la salle : « Femme ! Un pichet de plus pour nos amis ! »

Elle jeta son couteau, pesta contre Rodrigue, le marmiton et les clients, versa dans un grand pichet le vin d’un tonneau et disparut.

Yusuf fonça dans la cuisine, traversa le sol de terre battue, se faufila sous l’abattant qui séparait les deux pièces et se dissimula sous le banc qui courait le long du mur du fond avant même que le pichet ne fût posé devant Rodrigue. Il se retrouva à quelques centimètres d’une paire de bottes sales portées au-dessus de jambières encore plus sales et fermées par des courroies de cuir. Un fermier, à en juger d’après l’odeur. Il parcourut la pièce du regard. Une bonne douzaine d’hommes étaient regroupés autour des deux tables à tréteaux disposées entre la cuisine et les escaliers menant à la rue. Il ne pouvait voir aucun pied sous la troisième table, placée dans le coin le plus sombre de la salle. Il conclut qu’il ne verrait pas grand-chose là où il se trouvait et se tortilla sous le banc, loin des bottes sales, avant de plonger sous la table. Il se fraya un chemin entre les pieds, contourna un tréteau et s’installa dans un espace relativement vide entre les deux rangées de buveurs. Progresser en un tel lieu n’avait rien de facile. Sous ses mains et ses genoux, ce n’était que planches de bois sales, mal dégrossies et inégales. Chacun de ses mouvements s’accompagnait d’égratignures, mais il risquait de se faire surprendre s’il s’arrêtait. Il arriva à sa première destination les genoux endoloris, haletant de terreur.

Juste au-dessus de lui quelqu’un se mit à chanter. Ce bruit soudain le fit sursauter. D’autres se joignirent au chanteur, marquant le rythme de leurs poings au-dessus de sa tête. Tremblant, incapable de contrôler sa respiration ou les battements de son cœur, il resta tapi jusqu’au moment où il se rendit compte que le vacarme était tel qu’il aurait pu chanter à son tour sans que l’on n’y prît garde.

Cette position avantageuse lui permettait d’observer toute la partie basse de la salle. Cela ne ressemblait vraiment pas à une confrérie d’assassins. La conversation tournait autour des vaches, des bœufs et des ânes, du prix du grain scandaleusement bas – ou élevé, selon celui qui parlait. Les chansons dégénéraient quant à la moralité ou au style. Puis un homme de grande taille, l’air sérieux et vêtu d’une soutane noire, apparut dans l’escalier et regarda autour de lui. Un homme d’Église, en conclut Yusuf pour qui les différentes conditions et dignités du clergé catholique ne faisaient aucune différence. L’homme d’Église pénétra lentement dans le champ de vision de Yusuf, révélant bientôt des bottes, noires et propres, qui se dirigèrent vers le coin le plus éloigné de la salle. Il disparut alors aux yeux de Yusuf. Un peu plus tard, un deuxième homme fit de même. Puis un troisième, et Yusuf décida de les suivre.

Il lui fallait se trouver loin de la femme de Rodrigue, à qui rien n’échappait, et plus près des nouveaux arrivants. Il devait pour cela quitter la table et repasser sous le banc avant de s’avancer jusqu’à hauteur du tréteau central. Il n’avait qu’une chose à faire, attendre que les buveurs soient trop distraits pour lui prêter attention.

Quelqu’un entama une nouvelle chanson et il se faufila, aussi vif qu’un serpent qui fuit dans l’herbe. Mais sa progression fut brutalement arrêtée ; coincé entre deux paires de bottes, il se retrouva nez à nez avec un chien aux longs poils bruns. Le chien grogna et Yusuf recula. Une botte le frappa dans les côtes.

— Excuse-moi, mon vieux, dit une voix au-dessus de lui.

— T’excuser de quoi ?

— De t’avoir donné un coup de pied. Tu es stupide ou quoi ? Tu ne sens même pas quand on te donne un coup de pied ?

— Je n’ai rien senti.

Une troisième voix intervint :

— Si c’est mon chien que tu as frappé, tu as intérêt à prendre garde. Il n’aime pas ça, et moi non plus.

La voix en question était truculente, un peu pâteuse, et semblait appartenir à un individu aux grosses jambes et aux grands pieds. « Ici, César », dit la nouvelle voix, et très lentement, avec d’infinies précautions – car l’homme avait bu plus que de raison ce soir-là –, le propriétaire des grosses jambes entreprit de caresser son chien.

Yusuf vit le torse de l’homme se pencher. Pris de panique, il passa par-dessus César, qui gronda à nouveau et chercha à le mordre. Yusuf se cogna la tête sous la table, trouva un espace entre les buveurs, s’y engagea et arriva sous la table vide, dans le coin le plus sombre de la salle. Haletant, libre et triomphant.

Enivré par sa victoire, il rampa à toute allure sur le sol jusqu’à l’extrémité de la table, repassa sous le banc et se dirigea vers la porte ouvrant sur la seconde salle de la taverne. Ce fut plus facile qu’il ne l’aurait imaginé. Le temps qu’un fermier un peu obèse entonne une chanson paillarde, Yusuf se retrouva à l’entrée de l’autre salle, la tête un peu trop près de l’abattant de cuir qui servait de portière, tout occupé qu’il était à écouter ce qui se passait.

L’issue fut soudaine. Une main forte et charnue le saisit par la peau du cou et le sortit de dessous son banc.

— Rodrigue ! cria la femme de l’aubergiste. J’ai attrapé un voleur !

Elle s’empara du bras de Yusuf sans pour autant lui lâcher le cou.

— Va chercher les officiers !

Ce fut un déchaînement général.

Une voix rigolarde brailla :

— Laisse-le partir, la mère, et va nous chercher un pichet !

— Qui est-ce ? demanda l’un des plus curieux.

— Quelqu’un a une corde ? fit un autre en riant, et toute sa tablée éclata de rire.

Rodrigue sortit de la cuisine pour voir ce qui se passait. Il chercha à s’approcher, empêtré par des consommateurs quelque peu éméchés. Le gros fermier aux chansons grivoises se leva et renversa son banc, précipitant dans sa chute deux hommes de plus petite taille. Quand il se retourna pour constater les dégâts, il heurta violemment le plateau de la table, qui bascula avec tout ce qu’il soutenait sur les buveurs installés de l’autre côté.

Yusuf se débattit et fit des bonds de côté avec toute l’agilité dont il était capable. Cela ne servit à rien. Il s’était bel et bien fait prendre. Il eut vaguement conscience que la portière à sa droite s’entrouvrait. Une voix posée parla à l’oreille de la femme de Rodrigue :

— Qu’as-tu donc ici, maîtresse ?

— Un voleur, fit la femme. J’ai envoyé le marmiton trouver les officiers.

— Allons, maîtresse, qu’est-ce que cela te rapportera de le livrer aux officiers ? s’empressa de répliquer la voix posée. Je te donnerai une belle pièce d’argent en échange – sans que tu poses de questions.

— Une pièce contre lui ?

— Il a l’air d’un bon garçon, assez joli malgré sa crasse. Je crois le connaître. Il n’y aura aucun problème, ne te fais donc pas de souci.

Il tendit la main. Malgré la pénombre, une pièce d’argent brillait dans sa paume. La femme de Rodrigue lâcha le bras de Yusuf pour s’emparer de la pièce.

Rodrigue traversa la pièce avec une allure de taureau. Il abattit sa main sur la tête du garçon avec une telle force que ses oreilles tintèrent et qu’il en vit des étoiles. Le coup le précipita contre un banc, le dégageant par là même de l’emprise de la femme. Yusuf roula sur lui-même, rebondit sur ses pieds et s’enfuit. Il sauta par-dessus le banc et la table renversés et s’élança dans les escaliers.

Comme il dévalait quatre à quatre les marches conduisant à la porte de l’auberge, la voix furibonde de la femme de Rodrigue résonna :

— Qui m’a flanqué un balourd pareil ? Tu sais combien tu viens de nous faire perdre ?

Yusuf se glissa entre deux clients et disparut dans le crépuscule. Il courut dans la rue, emprunta une ruelle puis une autre, plaqué aux murs sombres, loin du regard curieux des passants. Enfin, une fois passé la porte nord de la ville, il s’arrêta. La tête lui tournait toujours et son nez lui faisait mal. De grosses gouttes de sang s’écrasèrent à ses pieds et des larmes lui montèrent aux yeux malgré tous les efforts déployés pour les retenir. Il tituba, tomba, se releva et se dirigea résolument vers l’établissement de bains. Il ouvrit la porte, trébucha sur les marches et se jeta dans les bras du gros Johan.

 

Tomas revenait du palais épiscopal. Il s’arrêta pour contempler la place. On lui avait offert toutes sortes de choses quand il s’était présenté : un lieu d’attente confortable, un rafraîchissement et le moyen de se débarrasser de la poussière du voyage. Tout ce qu’il désirait, en un mot, hormis l’évêque. Celui-ci revenait du couvent et il pouvait bien être en train de faire un tour de ville avant vêpres. « On ne sait jamais avec monseigneur, lui avait dit le vicaire appelé à la hâte. Il peut se trouver n’importe où. »

— Le voilà, murmura une voix à son oreille.

C’était à nouveau le vicaire, qui lui indiquait la cathédrale. Deux hommes, l’un barbu, grand et large d’épaules, l’autre glabre, plus petit mais puissamment bâti, marchaient côte à côte, en grande conversation. À en juger d’après leurs tuniques, l’évêque était certainement celui qui avait l’air d’un lutteur.

— Avec qui parle-t-il ? demanda Tomas.

— Je crois que c’est le médecin de Son Excellence, dit Francesc Monterranes. Un certain Isaac. Un praticien des plus doués.

— Ce sont les deux hommes que je souhaite rencontrer. Merci, messire, de votre courtoisie.

— Vous pourriez glisser à Son Excellence que sa présence au palais serait très appréciée.

— Je m’y efforcerai, dit Tomas avant de s’éloigner à grands pas.

 

En l’espace d’une semaine, Tomas de Bellmunt était passé d’une croyance en l’honnêteté de tous les hommes – hormis les ennemis ouvertement déclarés de Sa Majesté, bien entendu – à une sorte de demi-conviction que l’on ne pouvait faire confiance à qui que ce soit, pas même à sa propre mère. C’est pourquoi il refusa de révéler le but de sa visite jusqu’à ce qu’ils fussent assis dans le cabinet privé de Berenguer et que la porte en fût fermée à clef.

Isaac et Berenguer attendirent, quelque peu déroutés, que le jeune homme prenne la parole.

— En premier lieu, Votre Excellence, maître Isaac, je vous apporte les compliments de votre nièce et de votre fille. Elles sont saines et sauves et se reposent dans une auberge, à une heure de galop d’ici : j’ai promis de les escorter en ville dès demain matin si cela vous sied.

Toute couleur disparut du visage d’Isaac, qui devint pareil à de la cendre, et les deux autres personnages se levèrent.

— Mon Dieu, allez chercher une coupe de vin, dit Berenguer à Tomas. Par ici. Et le pichet d’eau.

— Ne vous inquiétez pas, mon ami, dit Isaac, le souffle court. Le temps de me reprendre et tout ira bien.

Il accepta le vin, y goûta et s’efforça de sourire.

— Un vin supérieur, Votre Excellence. Pardonnez-moi ma faiblesse. Je n’ai pas pris la peine de manger aujourd’hui, ce qui est ridicule de ma part. Merci, Don Tomas. De tout mon cœur je vous remercie. Vous nous apportez les nouvelles les plus douces. Je vous en prie, dites-nous ce que vous savez et comment cela s’est passé.

Tomas relata l’histoire ainsi qu’il la comprenait, évoquant son rôle dans le sauvetage des deux jeunes femmes et passant totalement sous silence la mort de Doña Sanxia.

— Ainsi, dit Berenguer, le mystérieux Romeu vous appartenait. Que diable faisait-il à Gérone depuis une semaine, suscitant le trouble et se faisant passer pour un gentilhomme ? Et pourquoi enlever du couvent ma nièce et la bonne Raquel ? C’est un geste vraiment infamant.

— Pour ce qui est de la première question, dit Tomas, malheureux, je ne puis vous fournir de réponse. Tout ce que je sais est que l’épouse d’une relation à la cour m’a prié de lui prêter Romeu pour mener à bien une délicate mission à Gérone. Cela m’a paru une demande raisonnable – c’était un homme intelligent, un véritable…

— Coquin, l’interrompit l’évêque.

— Votre Excellence, murmura Don Tomas, vous avez parfaitement raison. J’ai été le roi des sots de ne pas m’en rendre compte. Je jure que j’ignorais totalement que cette mission impliquait l’enlèvement de la nièce de Votre Excellence. Si j’avais…

— Vous savez qui elle est ?

— Oui, Votre Excellence, fit-il misérablement. Et je crois pouvoir vous dire pourquoi elles ont été enlevées. Votre douce fille, maître Isaac, a été emmenée parce que dame Isabel était malade, qu’elle avait besoin de soins et qu’il n’y avait aucune femme dans le groupe qui pût veiller sur elle et protéger son honneur.

— La femme qui devait remplir cette fonction est morte, n’est-ce pas ? demanda Isaac. La gorge tranchée, avant d’être jetée dans les bains. Savez-vous pourquoi elle a été tuée ?

— Non, dit Tomas en le regardant d’un air surpris. Je sais seulement que ce n’est pas Romeu. C’est du moins ce qu’il a déclaré en mourant. Il a également dit que je me mêlais d’affaires auxquelles je ne comprenais rien, et c’est certainement vrai.

— Oui, mais pourquoi avoir ravi ma nièce ? dit Berenguer avec impatience.

— Elle croit que c’est un complot fomenté par un riche qui en veut à ses terres. Quelqu’un qui a d’importants intérêts mercantiles et qui souhaite accoler au sien son nom et sa fortune. Et puisque Sa Maj… puisque son père ne veut consentir à une telle union, il a choisi cette méthode pour régler le problème.

— Qui oserait faire cela et espérer encore le pardon ?

— Dame Isabel pense qu’il peut s’agir de Montbui.

— Perico de Montbui ? fit Berenguer, l’air incrédule.

— Elle dit que c’est un ami de son oncle, Don Fernando.

— Cela amuserait Don Fernando, dit l’évêque. Même si Montbui périssait pour l’occasion. Je ne doute pas qu’il l’ait encouragé. Si c’est exact, bien entendu.

 

— S’il avait l’intention de nous éclairer, déclara Berenguer, il a échoué. Je suis encore plus perdu qu’avant de l’entendre.

Bellmunt avait été envoyé souper, laissant les deux hommes tirer la conclusion de son récit.

— Il est possible que l’aventure de l’infant n’ait rien à voir avec l’enlèvement de votre nièce, remarqua Isaac. Ce n’est pas parce qu’il arrive quelque chose à deux de mes patients la même nuit qu’il faut y voir un rapport quelconque.

— Romeu ne semblait désirer que ramener une fiancée à Montbui – très rapidement, dit Berenguer. Tout le reste découle de cela.

— Mais pourquoi errer en ville et susciter une émeute ? demanda Isaac.

— Pour faire une diversion permettant de mener à bien l’enlèvement, expliqua Berenguer. C’était une idée brillante, qui aurait pu aboutir.

— Sauf que dame Isabel était à l’article de la mort et entourée toute la nuit par un nombre considérable de témoins.

— Certes. Son cadavre aurait fait une piètre récompense pour un amant empressé, dit sèchement Berenguer. Mais nous ignorons toujours ce que nous désirons le plus savoir. Qui a assassiné Doña Sanxia de Baltier ? Pourquoi a-t-elle été tuée ? Cela n’a aucun sens pour moi.

— C’est vrai, admit Isaac. Mais je ne puis m’attarder ici. Je dois m’en retourner chez moi porter à ma femme les joyeuses nouvelles. Cela l’a beaucoup perturbée.

— Je vais demander à un officier de vous accompagner jusqu’à la porte du Call, proposa Berenguer.

— Cette fois-ci, Votre Excellence, je ne refuserai pas.

 

Quand Isaac arriva à la porte de sa demeure, les effets de cette journée et demie se firent ressentir. Pendant tout ce temps, il n’avait dormi que quelques heures et absolument rien mangé. Il avait étanché sa soif avec un peu d’eau et une demi-coupe de vin au palais épiscopal. D’épuisement, la tête lui tournait. Il frappa, guettant les pas d’Ibrahim.

— Maître ! s’exclama Ibrahim, comme si le retour d’Isaac était la chose à laquelle il s’attendait le moins.

— Oui. Va chercher ta maîtresse.

Il se dirigea vers le banc, sous l’arbre, et s’assit, incapable de faire un pas de plus.

— Vous êtes revenu, dit Judith d’une voix qui semblait jaillir de nulle part et le tira de sa torpeur momentanée.

— Oui, avec les meilleures nouvelles qui soient. Raquel et dame Isabel ont été retrouvées. Elles sont saines et sauves et seront demain à Gérone.

— Le Seigneur soit loué ! s’écria Judith en s’asseyant. Je la croyais morte.

Elle éclata en sanglots.

— Je pensais que vous ne vouliez pas me parler parce que vous saviez qu’elle était morte, dit-elle enfin, le souffle court.

— Comment aurais-je pu savoir cela sans vous l’apprendre, mon amour ? dit doucement Isaac. Si j’avais eu d’aussi horribles nouvelles, je ne vous aurais point laissée ici, suspendue entre terreur et espérance.

— Vous avez de ces manières d’apprendre les choses, que vous le vouliez ou non.

— Non, Judith, j’ai du bon sens et de la logique. Le Seigneur octroie cela à chacun de nous. Je vous ai dit que les conspirateurs ne leur feraient pas de mal. Ce n’était pas leur intérêt. La famille de dame Isabel est trop riche et trop influente, et aussi longtemps que Raquel est avec elle, nul ne songera à la toucher.

— Oh, Isaac, dit sa femme avec amertume, les hommes vous disent sage, mais il y a bien des choses que vous ne comprenez pas. Vous pensez que tous les hommes sont comme vous et réfléchissent longuement avant d’agir. La plupart des hommes font ce que bon leur chante et ne réfléchissent qu’après.

— Peut-être avez-vous raison, mon amour, dit Isaac. Mais dans le cas présent, elles ne semblent pas avoir été maltraitées.

— Où sont-elles allées ? Qui les a emmenées ?

Sa voix durcit et se chargea de soupçon.

— Elles sont parties une nuit et un jour. Avec qui étaient-elles ?

Isaac soupira de lassitude. Maintenant que la crise était passée, Judith cherchait à imputer la faute à quelqu’un. Une crapule ou un truand anonyme n’aurait pas fait l’affaire : il lui fallait quelqu’un sur qui elle pût mettre un visage. Il pesa longuement ses paroles : un propos mal énoncé, et c’en était fini de Raquel. Elle passerait le restant de sa vie à l’ombre du mépris de sa mère. Car, aux yeux de Judith, le fait que Raquel ait pu se trouver seule et sans protection pendant toute une nuit était lourd de conséquence.

— Dame Isabel a été enlevée, semble-t-il, par un riche marchand qui désire l’épouser. Raquel a été emmenée en même temps pour protéger la santé et l’honneur de la demoiselle. Elles n’ont pas été séparées un seul instant depuis leur départ du couvent. Elles n’ont pas vu le gentilhomme en question. L’affaire reposait sur deux ou trois de ses fidèles serviteurs.

— Où sont-elles à présent ?

— Dans une auberge, sur la route de Barcelone.

— Une auberge, dites-vous ? Entourées de voyageurs, de vagabonds et de soldats ?

— Elles ont deux chambres, une bonne serrure et une servante qui ne se consacre qu’à elles. Don Tomas me l’a assuré et…

— Don Tomas ? Qui est ce Don Tomas ?

— C’est le secrétaire de la reine, ma chère. Il se rendait à Gérone en mission royale quand il a rencontré le petit groupe qui venait dans l’autre sens. Il dit que Raquel a attiré son attention en lui faisant comprendre très intelligemment qu’elles n’étaient pas là de leur plein gré. Il les a sauvées de leurs ravisseurs, en a tué un et a chassé les autres. Puis il les a escortées jusqu’à cette auberge où il les a confortablement installées.

Il se garda avec soin d’évoquer l’âge du jeune homme et sa belle allure.

— N’êtes-vous pas heureuse de voir que votre fille vous est rendue ?

— Si vous êtes sûr qu’il ne lui est rien arrivé…

— J’en suis certain, mon amour.

Judith leva les yeux et remarqua pour la première fois le visage de son mari depuis qu’il était arrivé.

— Vous êtes malade ! s’écria-t-elle. Isaac ! Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Rien, mon amour. Si je suis pâle, c’est parce que je n’ai pas beaucoup dormi ni mangé, et…

— Que vous ayez dormi ou pas, je ne puis le dire, fit Judith, pleine de ressentiment, depuis que vous m’avez chassée de votre chambre, mais je sais que vous n’avez rien mangé. Rien depuis hier matin. Naomi ! appela-t-elle.

Avec l’efficacité et l’organisation qui la caractérisaient, Judith mobilisa toutes les ressources de la maisonnée pour fêter le retour du maître.

 

Berenguer dépêcha un messager à l’abbesse Elicsenda, puis il entreprit, péniblement et très soigneusement, d’écrire une autre lettre à Sa Majesté. C’est avec un certain soulagement qu’il entendit frapper à la porte.

— Un messager est arrivé, Votre Excellence, dit le serviteur. Il vous a apporté ceci. Il a précisé qu’il n’attendait pas de réponse.

Berenguer prit la lettre, examina le sceau et soupira.

— Attends ici, fit-il. Non… dis-leur de retenir le messager et de lui offrir un rafraîchissement tant que je lis ceci. Ensuite, reviens auprès de moi.

C’était une lettre de Sa Majesté en personne. Elle était brève et concise, comme toutes les communications que lui adressait Don Pedro. Le roi allait arriver le lendemain avec ses hommes. Le roi et ses officiers s’installeraient au palais.

— Trouve-moi le vicaire, veux-tu ? dit-il au serviteur qui revenait en haletant. Informe-le que des visiteurs sont attendus, puis demande-lui de venir me voir. Préviens aussi les cuisiniers de faire chauffer leurs fourneaux et de cuire du pain.

Une visite royale était toujours une malédiction. Une visite royale imprévue pouvait tourner au désastre.

 

Quand Isaac eut mangé et que Judith fut partie organiser les tâches vespérales dans la maison, Yusuf gratta à la porte.

— Maître ? appela-t-il doucement, car il espérait éviter sa maîtresse ou Ibrahim.

— Yusuf ? fit Isaac en allant ouvrir la porte. Tu rentres bien tard. As-tu mangé ?

— Non, seigneur.

— Prends ce qui reste sur la table. S’il reste quelque chose.

— Il reste beaucoup, dit Yusuf en examinant les reliefs du repas d’Isaac.

Il plaça un morceau de poisson sur du pain et l’engloutit comme s’il mourait de faim.

— Je viens de la taverne de Rodrigue, expliqua-t-il dès qu’il eut avalé. Ils tenaient une réunion du conseil de la Confrérie du Glaive.

— C’est un peu insensé, mon garçon. Est-ce que l’on t’a vu ? Quelqu’un t’a-t-il reconnu ?

— Personne, seigneur, dit-il en reprenant du poisson. J’avais mis mes vieux habits, ceux que Johan m’avait gardés, et je me suis sali avant de me cacher sous les tables. Je n’ai pu entendre ce qu’ils disaient parce qu’il m’a fallu longtemps pour atteindre la salle de réunion sans me faire voir. C’est alors que la femme de Rodrigue m’a attrapé.

Il fourra du riz et des légumes dans un morceau de pain, y ajouta une tranche d’agneau et prit le temps de manger.

— Que s’est-il passé ?

— Rien. Elle voulait me livrer aux officiers pour vol, bien que je n’aie rien touché, mais j’ai réussi à m’enfuir. J’ai couru jusqu’aux bains où Johan m’a nettoyé et m’a rendu mes vêtements. Ensuite, je suis venu jusqu’ici.

— Je vois. Et qu’as-tu découvert ?

— Eh bien, seigneur, en premier lieu, le gros Johan m’a appris que le Glaive n’existait pas.

— Qu’as-tu donc dit au gardien pour qu’il te réponde cela ?

— Je lui ai demandé s’il savait quelque chose à propos de la Confrérie – il entend tout, mais ne comprend pas toujours. Personne ne tient sa langue devant le gros Johan.

— Et alors ?

— Je pense qu’il a essayé de me dire qu’ils voulaient faire de lui un nouveau membre. Il m’a appris qu’il y avait une réunion chez Rodrigue – c’est comme ça que je l’ai su – et que sa présence était souhaitée. Mais il ne pouvait laisser les bains.

— Voilà qui est intéressant, mon garçon. Et il prétend qu’il n’y a pas de Glaive.

— Oui, répondit Yusuf en fourrant un gâteau au miel dans sa bouche. Il y en aura un un jour, mais le temps n’est pas venu.

— Qu’entendait-il par là ?

— Lui-même l’ignorait. Et puis, chez Rodrigue, ils disaient qu’ils étaient pratiquement prêts et qu’il faudrait discuter de cela lors de la réunion de samedi soir. Avec le groupe au grand complet. On leur a demandé si tous savaient ce qu’ils étaient censés dire et faire. Ils allaient répondre quand je me suis fait prendre.

— Où la réunion doit-elle se tenir ?

— Quelqu’un a parlé des bains. Un autre a demandé si Johan était d’accord, et le premier a répondu que cela importait peu – il s’occuperait de Johan s’il faisait le difficile.

— Peux-tu me dire qui se trouvait là ?

— Ils étaient cinq. En écoutant, j’ai entendu trois noms – Raimunt, Sanch et Martin. Martin le relieur, ajouta Yusuf en frissonnant. Je l’ai vu. J’ai également vu un homme d’Église, grand et mince, l’air très sérieux.

— C’est Raimunt. C’est un clerc, dit Isaac. L’autre doit être Sanch, le valet d’écurie. Nicholau a cité son nom.

— Je sais qu’il y en avait deux autres, mais leurs noms n’ont pas été mentionnés.

Il allait prendre un autre gâteau au miel quand un cri aigu venu du premier étage l’en empêcha.

— Où étais-tu ?

La voix de Judith retentissait comme la cloche de l’alarme.

— Garçon indigne ! Ton devoir est de rester auprès de ton maître, et tu l’as laissé errer seul ! Il n’a bu ni mangé de toute la journée. Et toi, tu ne rentres que pour te remplir le ventre !

Isaac l’entendit descendre vivement l’escalier.

— Seigneur ! Mais que t’est-il arrivé ? Tu t’es battu ? Quelqu’un t’a attaqué ?

— Qu’y a-t-il ? demanda Isaac.

— Il a un œil gonflé, une coupure au front et une égratignure sur la joue.

— C’est qu’il a fait la guerre, mon amour, sur mon ordre. Je suis désolé, mon garçon, j’ignorais que tu étais blessé.

— Johan m’a soigné, seigneur. Il a mis sur mes blessures un baume que vous lui avez paraît-il donné. Est-ce vrai ?

— Un baume ?

Il réfléchit un instant.

— Oui, c’était pour la teigne, je m’en souviens à présent, mais cela ne peut pas te faire de mal.

Il tendit la main et palpa délicatement le visage de Yusuf.

— J’ai de meilleurs remèdes. Et pendant que tu te battais, on m’a apporté de bonnes nouvelles. Raquel et dame Isabel ont été retrouvées. Elles sont saines et sauves et nous seront rendues demain matin.

— Dans ce cas, tout est bien, seigneur. Vous n’avez plus à vous inquiéter.