CHAPITRE II

 

La pression insistante de la petite main entraînait Isaac, qui titubait, se heurtait aux gens et aux choses, dévalait des escaliers, palpait des murs étrangers à ses doigts, tournait sans avoir la moindre idée du lieu où il pouvait se trouver, priant pour que la main qui le conduisait fût là pour le sauver et non pas porteuse de quelque mauvaise intention.

— Restez ici, seigneur, dit la voix, et on le poussa vers une porte.

Au bout d’un instant, il se rendit compte qu’il était seul, en dehors du propriétaire de cette main.

— À qui dois-je ma pauvre vie ? demanda-t-il.

— Mon nom est Yusuf, seigneur.

— Tu portes un noble nom, Yusuf, mais tu le prononces, me semble-t-il, à la mauresque. Serais-tu un Maure ?

— De Valence, seigneur.

— Et que fait un jeune Maure nommé Yusuf au beau milieu d’une émeute, à aider un juif à la veille d’une fête chrétienne ? C’est aussi dangereux pour toi que pour moi d’être ici.

— Je vais mon chemin, seigneur.

— D’où à où, Yusuf ? Où se trouve ton maître ?

— Je suis mon propre maître, seigneur.

— Et c’est pour cela que tu voyages de nuit, n’est-ce pas ? Il vaut mieux que tu passes le reste de la nuit en sécurité derrière mes portes.

— Oh non, seigneur, je ne puis faire ça, dit-il d’une voix aiguë où perçait la panique.

— Ridicule. Puisque tu m’as écarté de mon chemin, il est de ton devoir de le retrouver. C’est pécher que de faire perdre sa route à un aveugle.

— Je ne savais pas que vous étiez aveugle, seigneur, dit Yusuf d’une voix tremblante. Je jure que je vous remettrai sur la route.

— Ne t’inquiète pas. Tu me conduiras jusqu’à ma porte et tu seras ensuite libre de t’envoler quand bon te semblera.

Il tendit la main, sur laquelle la petite paume se referma une fois encore.

— Vous êtes vraiment aveugle, seigneur ? dit Yusuf dès qu’ils eurent retrouvé une ruelle paisible. Je pensais que vous étiez vous aussi étranger à cette ville, et il m’a semblé cruel que la foule vous traite ainsi.

Il s’arrêta et lâcha la main d’Isaac.

— Où allons-nous ?

Isaac, qui ne lui faisait pas encore entièrement confiance, tâtonna et trouva une épaule nue. Elle était d’une maigreur extrême et toute tremblante de peur.

— Peux-tu trouver la porte du quartier juif ? De là, c’est moi qui te mènerai, puis nous nous restaurerons ensemble de pain, de fruits et de fromage doux. Tu te reposeras. Ensuite tu pourras reprendre ton périple.

— Oui, seigneur, je vais vous emmener par des rues où personne ne nous verra et ne s’intéressera à nous.

 

Yusuf avait été fidèle à sa parole et il se trouvait à présent en sécurité derrière des portes bien fermées, dans la cour de la maison d’Isaac. Au mur faisant face au sud s’adossait une charmille chargée de vignes ; dessous, une table à peine visible aux premières lueurs de l’aube. Une fontaine jaillissait doucement, ravivant la soif de Yusuf.

— Il fait jour, n’est-ce pas ? demanda Isaac.

— C’est encore la nuit, seigneur, répondit le garçon. Mais l’aube point déjà à l’orient. Dans une heure le soleil va se lever. Ici, c’est encore la nuit.

— As-tu peur d’attendre ici seul ?

— Non, seigneur, je suis en sécurité ici.

— Bien. Attends sous la charmille. Je serai bientôt de retour.

 

Isaac emprunta prestement l’escalier alors même que la cuisinière quittait d’un pas traînant sa chambre sous les toits.

— Naomi ! appela-t-il doucement.

Elle poussa un petit cri.

— Seigneur, c’est le maître ! fit-elle. Blessé, de surcroît. La maîtresse va être…

— La maîtresse s’occupe de la femme du rabbin. Je pense qu’elle ne va pas tarder. Peux-tu panser ma blessure avant d’apporter du pain, des fruits et du fromage à deux affamés ? Et un vêtement chaud pour une petite personne – de cette taille à peu près – ne serait pas superflu.

— Certainement, maître, dit la cuisinière, rassurée. Je…

Un éclat de rire, sauvage et indiscipliné, l’empêcha de poursuivre sa phrase. Isaac s’approcha de la fenêtre, ouvrit les volets et se pencha. Il y eut un craquement puis un bruit de tuiles brisées qui tombent dans une cour pavée. Naomi vint vers lui et le poussa presque pour regarder dehors.

— Des pierres ? demanda Isaac.

— Non. Des tuiles cassées. Quelques pierres aussi, tout de même.

Elle rentra la tête.

— Ils essayent de nous tuer, maître, ajouta-t-elle sobrement.

Tout autour d’eux retentirent des bruits de tuiles brisées. D’autres rires éclatèrent.

— Il nous en faudra plus que cela, dit Isaac, quoique je n’aimerais pas me trouver dehors.

Il rentra la tête à son tour.

Cette averse surprenante venait des environs de la cathédrale. Il était peu probable que l’évêque ou ses chanoines s’amusent à bombarder le Call de pierres ou de tuiles. Il ne restait donc que les séminaristes, encore plus avinés qu’auparavant. Il referma les volets.

— Viens. Occupe-toi de mes blessures. Mon petit ami et moi sommes prêts à déjeuner.

 

Assis sous la colonnade qui décrivait un demi-cercle dans la cour, Yusuf écoutait l’attaque du Call. Le toit solide lui paraissait devoir résister à des armes aussi pitoyables, et quand les agresseurs abandonnèrent, il put revenir sous la charmille. Il regarda les grappes de raisin, petites et vertes, qui pendaient et réveillaient sa faim, puis il se frotta les bras. Sa tunique sombre avait été taillée dans un drap chaud pour l’enfant qu’il était cinq ans plus tôt. Mais, aujourd’hui, le tissu déchiré recouvrait à peine ses bras maigres et plus du tout ses jambes. Il était fatigué et il avait faim. Surtout, il avait très froid.

Il se demandait comment il avait pu se montrer aussi insensé. Seul un imbécile se serait laissé entraîner par un aveugle dans une maison fermée à clef. Il avait vu les deux hommes s’avancer vers la place de la cathédrale tandis que leur escorte se tenait à bonne distance. Leurs habits et leurs manières ainsi que les gardes armés qui les protégeaient trahissaient leur richesse et leur importance. Quand l’attaque était survenue, il avait pris la main du grand homme au visage aimable parce qu’il espérait une ou deux pièces de récompense. Il avait l’intention de s’enfuir avant de se faire prendre au piège, et sa vigilance s’était endormie un instant. Il se demandait si l’aveugle ferait de lui son esclave, le vendrait ou le livrerait aux autorités. Il savait depuis longtemps que, visage aimable ou pas, les gens ne l’aidaient que pour leur plaisir ou leur bien-être. Il ramena ses pieds et ses jambes nus sous les derniers haillons de sa tunique et les enserra de ses bras pour leur procurer un peu de chaleur. Il entendit un bruit sourd sur le banc à côté de lui et tourna la tête. Un petit chat tigré aux grands yeux dorés le regardait avec solennité. Puis le chat se frotta contre sa jambe avant de poser sa tête et ses pattes chaudes sur les pieds glacés de Yusuf.

 

L’aveugle s’en revint, accompagné d’un serviteur qui tenait un plateau chargé de pain tendre, de trois sortes de fromage, de dattes et de raisins secs ainsi que d’autres petits fruits. Derrière lui, Naomi tenait un pot fumant plein d’une tisane aux odeurs de menthe. Isaac avait au bras un vêtement de couleur brune.

— Yusuf ?

— Je suis ici, seigneur, dit le garçon, qui se déplia et se leva.

Il perçut le regard avide du serviteur et se mit à trembler.

— Je crois que nous ne risquons pas d’autre attaque venue du ciel, ou plutôt du faîte de la colline, dit Isaac. Si nous nous asseyions sous la charmille pour manger ? J’ai été debout presque toute la nuit et j’ai un appétit d’ogre.

Il secoua l’étoffe posée sur son bras et révéla un ample manteau.

— Cela te sera-t-il utile ? J’ai eu l’impression que ton habit était trop petit, pour ne pas dire plus.

Il le lui tendit.

— Passe-le. L’aube est fraîche. Et mange.

 

Don Tomas de Bellmunt, secrétaire à vingt-trois ans de Sa Majesté, Eleanor de Sicile, reine d’Aragon et comtesse de Barcelone, chevaucha jusqu’à un gros chêne dressé au milieu des prairies qui s’étendent au sud de Gérone, puis mit pied à terre, l’air soucieux. Il se sentait très irritable. Il avait chevauché l’estomac vide pendant plus de deux lieues et demie ce matin-là, prêt à tout instant à affronter la mort ou le malheur, et qu’avait-il trouvé ? Rien. Il n’y avait personne au rendez-vous fixé devant la porte sud de la ville. Il contempla le ciel. Des lueurs apparaissaient à l’orient, et les premiers rayons du soleil levant caressaient les collines, derrière la ville. Gérone semblait encore endormie.

Derrière lui un bruit de sabots le fit sursauter, et il se retourna, la main sur son épée à demi tirée. Son serviteur glissa rapidement à bas de sa selle.

— Señor. Mes excuses. J’ai été retardé.

— Où est Doña Sanxia ?

— C’est la raison de mon retard. Elle n’était pas à notre rendez-vous et je n’ai pu la trouver nulle part. Puis j’ai pensé qu’elle pouvait être venue rejoindre directement Votre Seigneurie.

— Où devais-tu la retrouver ?

— Devant les murailles de la ville. Dans une masure abandonnée.

Il tendit vaguement la main en direction du nord-est.

— Je l’ai attendue là depuis les premières lueurs. Elle a peut-être rencontré des difficultés – il y a eu des émeutes en ville la nuit dernière. Dois-je y retourner, Señor, et la chercher ?

— Mais non, imbécile ! lui lança Tomas. Elle n’est pas censée se trouver près de Gérone ce matin.

Romeu s’inclina et garda le silence.

— Pendant plus d’une heure après le lever du soleil, nous attendrons, ferons reposer nos chevaux et essaierons de ne pas attirer l’attention. Puis nous rentrerons à Barcelone.

— Sans elle ? fit Romeu, choqué.

— Sans elle, dit Bellmunt, mâchoires crispées.

— Sa Majesté la reine se demandera certainement…

Bellmunt observa les forêts qui s’étendaient au-delà de la ville, comme s’il espérait que la solution de son dilemme allait surgir des bois sombres. La reine se demanderait pourquoi il avait laissé Doña Sanxia à Gérone et était revenu sans même tenter de la retrouver. Ou serait-elle encore plus furieuse s’il venait à compromettre le secret de leur entreprise en essayant de trouver la disparue ? Il se tourna pour regarder le soleil levant. Romeu avait probablement raison. Comme toujours.

— Va en ville si cela te chante, dit Bellmunt, et cherche bien, mais pour l’amour de Dieu, sois discret. Et prompt. Je resterai ici avec les chevaux.

 

La lumière du soleil qui lui tombait droit dans les yeux obligea le gros Johan à reprendre vaguement conscience. Une fois conscient, il eut une sensation, et cette sensation fut celle d’une grande détresse. La tête de Johan palpitait comme si elle était sur le point d’exploser, et sa bouche était aussi sèche que les déserts de l’Arabie.

Des fragments de souvenirs échappèrent à la confusion générale. La nuit dernière, quand il était sorti, sa bourse était lourde de pièces. La nuit dernière, il avait bu de prodigieuses quantités de vin bon marché. La terreur au cœur, il palpa sa bourse, accrochée à l’intérieur de son ample tunique.

Elle s’y trouvait toujours. Pleine. C’était étrange. Il se rappela, mal à l’aise, un gentilhomme qui lui offrait du vin, mais le tenancier ne s’était certainement pas montré généreux toute la nuit durant. Il avait des souvenirs épars d’une bande de fêtards faisant du scandale en ville et l’attirant parmi eux. Son dernier souvenir : il s’allongeait dans un coin paisible des bains. Comment était-il arrivé dans son propre lit ? Avec le soleil dans les yeux ?

— Sainte Vierge ! s’écria-t-il. Les bains.

Les bains maures occupaient la vie du gros Johan depuis le jour où il y avait mis les pieds pour la première fois, il y avait vingt ans de cela – l’année de la grande famine. Ses parents étaient morts ou l’avaient jeté à la rue, et le vieux Pedro, le surveillant de l’établissement de bains, l’avait trouvé pleurant de faim le jour de la Sant Johan. Il l’avait pris avec lui, l’avait nommé Johan, bien entendu, lui avait donné du pain et du fromage ainsi qu’une grosse botte de paille pour y dormir, puis l’avait fait travailler avec lui aux bains. Il était alors si petit et si maigre qu’il lui fallait monter sur un tabouret pour voir par-dessus le rebord des bains. Les clients s’en étaient amusés, l’avaient surnommé le gros Johan et lui avaient donné des pièces pour qu’il les dépense ou les mette de côté, à son gré. Pour la première fois de sa vie, il avait des habits décents sur le dos et assez à manger pour se remplir le ventre. Dix ans plus tard, le gros Johan méritait pleinement son surnom et dépassait largement son maître. À la mort du vieux Pedro, le médecin respecté qui jouissait du privilège et de la responsabilité de diriger l’établissement de bains accorda la charge de surveillant au jeune Johan. Depuis dix ans, il se trouvait à son poste avant même que les cloches sonnent prime au couvent. Il ouvrait le bâtiment, balayait le sol et nettoyait les bains, puis il surveillait les lieux jusqu’aux vêpres – parfois même plus tard, en raison d’arrangements très particuliers –, après quoi il fermait le bâtiment pour la nuit. C’était une fonction pleine d’importance et de responsabilité. Dieu la lui avait accordée vingt ans plus tôt alors qu’il était dans le besoin ; aujourd’hui, Johan l’avait rejetée comme une vieille feuille de chou. Il gémit.

Il quitta péniblement son lit. Le désespoir lui étreignait l’âme, la douleur le ventre. Il sortit et vomit les derniers excès de la nuit. Son ventre se sentit considérablement mieux, et le désespoir perdit un peu de terrain. S’il se hâtait, peut-être que personne ne remarquerait son retard. Après tout, la majeure partie de la ville avait veillé tard, noyée dans le vin.

Il s’avança péniblement sur le chemin, titubant entre les arbres et les buissons, trébuchant sur les racines, la bouche et l’estomac toujours barbouillés. Il voulut se saisir de la clef qui, depuis dix ans, pendait à l’anneau accroché à sa ceinture.

L’anneau était vide.

Il s’assit près de la porte et contempla l’anneau. Il demeurait vide. Peut-être avait-il laissé tomber la clef la nuit dernière. Il se mit à genoux pour la chercher. Elle ne se trouvait nulle part. Peut-être était-elle à l’intérieur. Il ouvrit la porte et commença à fouiller. Il fallut un certain temps à Johan, dans l’état pitoyable où il était, pour qu’il se rende compte que, sans la clef, il n’aurait pas dû se trouver à l’intérieur des bains.

 

Johan se releva et s’assit lourdement sur un banc de bois, au pied des escaliers. Affolé, il regarda autour de lui. Une douce lumière verte filtrait par les ouvertures du plafond voûté, se reflétait sur les carreaux bleu et blanc et faisait étinceler les piliers blancs qui encerclaient le bain principal. Ainsi qu’elle l’avait fait vingt ans plus tôt, le jour où il l’avait découverte pour la première fois, cette lumière apaisait les troubles de son âme. Ici, entouré de tant de beauté, il se sentait en sécurité. Machinalement, il se leva et prit son balai. Il se rendit tout au bout de la salle et balaya consciencieusement en direction de la porte. En arrivant près du bain, au centre de la salle, il s’agrippa à un pilier et monta sur le rebord. La sensation de la pierre sous sa main et la vue de l’eau claire sur les carreaux étincelants étaient pour lui bien plus belles que les hautes voûtes, les riches tapisseries et les vitraux chatoyants de la cathédrale.

Puis il écarquilla les yeux et les cligna à deux reprises. L’eau claire et fraîche du bain n’était plus transparente, mais sombre.

Et là, flottant à demi, à demi reposant sur le fond, une sœur bénédictine gisait sur le ventre, ses voiles noirs écartés autour d’elle comme une nuée d’orage.