CHAPITRE IV

 

Sur les terres appartenant au petit château, un groupe d’hommes et de chiens était disséminé le long de la rivière pour fouiller parmi les herbes et les fourrés. Don Aymeric, le châtelain, se tenait en retrait, sur une butte, et contemplait les nuages.

— Par le bon saint Antoine, faites quelque chose ! Ne restez pas là à bayer aux corneilles ! lui dit d’un air désespéré son épouse, Urraca.

L’avenir lui paraissait fort sombre, et la panique lui donnait des accents de mégère.

— Ce n’est pas en regardant le ciel que vous trouverez le prince.

— Non, mais il trouvera des oiseaux, Doña Urraca.

La femme de Don Aymeric sursauta avant de se retourner et de s’incliner hâtivement devant un homme de haute stature qui portait l’habit des franciscains et semblait apparu par magie.

— Des oiseaux, monseigneur ?

— Certainement, madame. Il faut toujours chercher les oiseaux pendant une chasse. Car l’on trouve sa proie là où ils s’envolent. N’est-ce pas vrai, Don Aymeric ?

— Certes, monseigneur. Et si nous écoutions attentivement, ajouta-t-il avec impatience, nous pourrions entendre l’enfant. Ou Petronella. Elle aboiera si elle perçoit son odeur.

— Le prince ne pleure pas facilement, dit la femme en secouant la tête.

— Celui dont je suis provisoirement responsable est courageux, dit avec respect le franciscain avant de se tourner vers le châtelain. Je pense que nous devrions peut-être coordonner nos efforts, murmura-t-il. C’est ma faute, pas la vôtre. J’ai entendu des gens dans la nuit et ai fait le guet devant sa tour, mais quand tout m’a paru paisible, je le confesse, j’ai moi aussi cherché mon lit. Ce fut une erreur.

Il porta les yeux sur son habit de moine.

— Ce costume est mal indiqué pour la chasse, à l’homme ou au gibier, mais je pense conserver encore quelque temps ce déguisement.

— Certainement, monseigneur.

— Avez-vous retrouvé sa nourrice ?

— Cette souillon a disparu, dit Doña Urraca. Ainsi que Jaume, le valet d’écurie. Je ne lui fais pas confiance. Chaque fois que l’on tourne la tête, il est là à vous épier.

— Miquel est parti le chercher en ville, murmura Don Aymeric.

— Miquel ne sait même pas trouver son dîner dans son assiette, lâcha Doña Urraca.

— Dans ce cas, je lui viendrai en aide dès que mon cheval sera sellé.

Sur ce, le comte Hug de Castellbo partit en direction de ses écuries. Malgré son habit, il n’avait en rien l’air d’un moine.

— Nous poursuivrons notre quête à partir d’ici.

Don Aymeric se tourna à nouveau vers le ciel, mais ses yeux étaient aussi vides, aussi désespérés que ceux de sa femme, pourtant tournés vers la terre.

 

— Comment va dame Isabel ? demanda Isaac en refermant la porte de la chambre de la malade avant de s’approcher du lit.

— Elle dort, lui répondit sa fille. Elle s’est réveillée une fois et a bu l’infusion d’herbes et d’écorce fébrifuges. Puis elle est retombée dans un profond sommeil.

Elle parlait doucement, mais sa voix était chargée d’inquiétude.

Isaac s’arrêta au bord du lit, tendit l’oreille et secoua la tête.

— Une fois la douleur et la fièvre tombées, il est normal qu’elle dorme à poings fermés.

La voix de Raquel n’était plus qu’un murmure :

— Papa, quand je la vois ici, c’est vraiment une copie de notre seigneur le roi. Comme si elle avait une tête d’homme sur un corps de femme. La vieille religieuse dit que c’est le démon qui travaille en elle pour lui voler son âme avant sa mort.

Raquel serra très fort la main de son père.

— Vous croyez que cela peut être vrai ?

— Et depuis quand le démon parcourt-il la terre sous la forme de notre bon roi ? dit Isaac d’une voix troublée. Don Pedro est notre seigneur terrestre et notre protecteur. Nous lui devons beaucoup. Il nous a déjà sauvés à maintes reprises de la populace ignorante, et je crains que nous n’ayons encore besoin de son aide.

Il s’arrêta et sourit à sa fille.

— Dame Isabel a de bien meilleures raisons que la malignité diabolique pour ressembler à notre roi, mais il n’est pas convenable de parler de cela ici. Examinons plutôt sa blessure.

La chambre sentait toujours les herbes brûlées et le chaudron bouillonnant, mais l’odeur d’infection et de putréfaction avait quasiment disparu. De l’âtre, une voix rauque se mit à bredouiller un mélange de latin et de catalan entremêlé des bribes d’une chanson.

— Depuis combien de temps la vieille religieuse est-elle ainsi ? demanda-t-il vivement.

— Depuis des heures et des heures, papa, fit Raquel.

Il y avait des larmes dans sa voix quand elle lissa le drap de lin.

— Je crois qu’elle a caché une cruche de vin sous ses jupes, murmura-t-elle.

— Nous nous occuperons de cela plus tard. Place ma main sur le front de dame Isabel, dit-il doucement.

Sa main se posa délicatement sur la peau.

— Le front est humide et un peu plus frais. C’est bien. As-tu changé son pansement ?

— À deux reprises, papa. Chaque fois j’ai baigné la blessure de vin avant d’y placer un emplâtre.

— Fais-moi toucher sa peau, dit son père.

Elle guida sa main et le regarda palper délicatement tout autour de la blessure. Il se redressa, apparemment satisfait de ce qu’il avait constaté.

— Êtes-vous réveillée, madame ? demanda-t-il.

— Oui, maître Isaac, fit la jeune fille d’une voix épaissie par le sommeil.

— Vous reconnaissez votre médecin. C’est bon signe. Comment vous êtes-vous fait cette blessure ? poursuivit-il sur un ton tout aussi léger.

Isabel cligna plusieurs fois des yeux.

Raquel se pencha pour approcher un gobelet d’eau des lèvres de dame Isabel.

— Buvez, madame, avant de chercher à parler.

Elle but presque tout et laissa retomber sa tête.

— Merci, Raquel. Vous voyez, je connais aussi votre nom. Quant à ma blessure, comment cela m’est arrivé, c’est vraiment stupide.

— Parlez-m’en, dit Isaac, dont les doigts fouillaient dans le panier.

— Nous étions à nos aiguilles. Je cherchais dans ma corbeille une soie de couleur beige afin de broder un cerf en fuite dans une scène de chasse…

— Oui ?

— Quelqu’un a lâché sa corbeille sur mon cadre et, quand j’ai voulu la ramasser, on m’est tombé dessus et j’ai été piquée par une aiguille.

— Qui était-ce ?

Elle secoua la tête d’un air contrit.

— Dans la confusion, j’ai cru que c’était ma propre aiguille, dit-elle lentement. Mais maintenant je n’en suis plus certaine. Peut-être était-ce celle de cette personne. Je crois cependant que ce n’est qu’un accident.

Elle parlait avec beaucoup de dignité.

— Celle qui m’a blessée a sans aucun doute eu peur d’être châtiée.

— Espérons, avec l’aide du Seigneur, que les conséquences de cet acte innocent seront bientôt oubliées, dit Isaac. Vous vous êtes assez fatiguée. Reposez-vous et faites comme Raquel vous le dit, madame, et tout ira bien. Votre oncle sera satisfait.

Un unique coup frappé à la porte mit un terme à cette conversation. Isaac se retourna.

— Qui est là ?

— C’est Sor Agnete, maître Isaac. Puis-je vous parler ?

— Reste ici avec ta patiente, Raquel, dit le médecin. Je vais voir ce que veut Sor Agnete.

 

Raquel regarda son père quitter la chambre et refermer la porte derrière lui. Elle s’éloigna un peu du lit pour étirer ses bras et ses épaules endoloris. Elle était épuisée. Depuis qu’on l’avait réveillée en pleine nuit pour se rendre au couvent, elle n’avait pas dormi, sauf quelques minutes par-ci par-là auprès de sa patiente. Peint aux couleurs de l’épuisement, le décor qui l’entourait prenait des allures de cauchemar. La lumière du jour qui pénétrait par les fenêtres étroites parvenait mal à éclairer la pièce. Un unique rayon de soleil tombait sur le feu mourant et les braises pour en aspirer les teintes rouge orangé, ne laissant que de pâles langues de feu qui léchaient le mur de pierre. La chaleur avait une intensité étouffante ; sur toute chose la fumée projetait un voile bleuté. Raquel avait l’impression de vivre dans une représentation de l’enfer telle qu’elle en voyait dans les livres de son père. Dans un coin, près du foyer, la vieille religieuse murmurait et ricanait comme un esprit démoniaque. Puis elle versa dans une coupelle de bois le liquide qu’elle dissimulait entre ses jambes et le but.

— Holà, fille d’Israël ! appela-t-elle. Laisse la bâtarde de l’usurpateur là où elle est et viens boire avec moi. Je sais qui tu es et ce que tu es, je sais aussi qui elle est et ce qu’elle est. On fait un drôle de trio dans le couvent, non ?

Sa voix se transforma en un rire strident, puis sa tête s’abattit sur sa poitrine. Et elle se mit à ronfler.

Raquel frissonna et garda le silence.

 

Isaac referma la porte derrière lui.

— Oui, ma sœur ? murmura-t-il.

— L’abbesse m’a demandé de vous prévenir immédiatement, maître, dès qu’elle a été mise au courant, débita Sor Agnete, les mots se bousculant dans sa bouche.

— Me prévenir de quoi ?

— Du flacon. Là. Je l’ai dans la main.

— Quel flacon, Sor Agnete ?

— Je l’ai découvert dans les habits de Doña Sanxia. Alors que je préparais le corps. Vous aviez parlé de parfum, alors je l’ai ouvert, mais cela ne sent pas du tout le parfum.

Isaac tendit la main pour prendre le flacon. Il le huma, en effleura le goulot et fit la grimace. Il frotta le liquide entre son pouce et son index, puis y posa très délicatement le bout de sa langue. C’était amer au goût.

— Ce n’est pas exactement une chose que je recommanderais de boire, fit-il sèchement remarquer en sortant un morceau d’étoffe de sa tunique afin de s’en essuyer vigoureusement la main.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Sor Agnete.

— Est-ce qu’il y a une couleur ?

— Pas précisément, dit la religieuse d’un air dubitatif. C’est une liqueur sombre, couleur de boue.

— Ce n’est pas le genre de chose que l’on emporte avec soi quand on vient en visite dans un couvent.

Il s’arrêta un instant.

— Je crois que je devrais en parler avec dame Elicsenda.

Ils empruntèrent l’escalier en colimaçon. Sor Agnete ouvrit la porte donnant sur une pièce fraîche et bien aérée, puis elle pria Isaac d’attendre.

Le médecin arpenta les lieux afin d’en prendre les mesures sans cesser de penser aux problèmes soulevés par la présence de ce flacon. Des pas rapides et un froissement de robes lui apprirent le retour de Sor Agnete en compagnie de l’abbesse.

— Maître Isaac, dit Elicsenda avec fermeté. Je suis à votre disposition.

— Dame Elicsenda, merci de vous être ainsi hâtée. J’ai examiné le flacon que Sor Agnete m’a apporté. Je n’en ai placé que la centième partie d’une goutte sur le bout de ma langue et j’en ai conclu qu’il s’agissait d’un puissant opiat. Deux ou trois gouttes plongent dans le sommeil. Dix ou vingt, et l’on ne se réveille plus jamais. Selon moi, il était destiné à dame Isabel.

Il hésita.

— Même dans ce refuge, je crains pour sa vie.

— Avec la mort de Doña Sanxia, le danger est assurément passé, dit Sor Agnete.

— Sans aucun doute, fit Isaac. Cependant…

— Je suis du même avis que le médecin, intervint l’abbesse. Elle nous a été confiée, Sor Agnete. C’est notre fille spirituelle et il convient de veiller sur elle comme telle.

— Raquel est une garde-malade très dévouée, dit Isaac, mais elle est seule. Elle n’a que seize ans et doit parfois dormir…

— Sor Benvenguda, notre sœur infirmière…

— Je ne pense pas, dame Elicsenda. Vous la connaissez bien ?

L’abbesse hésita.

— Pas vraiment… Elle est très expérimentée. Mais elle ne nous est venue qu’il y a trois mois de Tarragone. La peste nous avait pris toutes nos sœurs infirmières, à l’exception de Tecla, devenue trop vieille et infirme pour poursuivre son travail.

— Quelqu’un en qui vous avez pleine confiance doit assister Raquel à tout instant. Et Sor Tecla doit être exclue. Elle est ivre de vin.

— Ivre ? Qui lui a donné du vin ? demanda l’abbesse.

— Je l’ignore, répondit Sor Agnete. Mais je le saurai. Elle a un penchant…

— Et son penchant est bien connu ?

— Oui, fit l’abbesse avec une certaine impatience. Elle cherche à le repousser depuis des années. Mais si quelqu’un lui a apporté du vin…

Elle s’arrêta.

— Sor Agnete sera relevée de ses fonctions habituelles pour assister votre fille.

— Très bien, madame.

— Que plus personne ne les approche sinon l’un de nous, dit Isaac. Cet étrange flacon découvert dans les habits de cette fausse religieuse me trouble beaucoup.

 

Yusuf était assis à l’ombre d’un mur, non loin de la porte du couvent, et dessinait dans la poussière tout en se demandant pourquoi il avait accepté de rester auprès du médecin. Pourquoi ne pas se lever et partir sur-le-champ ? Le petit portail réservé aux affaires courantes était ouvert ; la grosse sœur tourière serait bien incapable de le rattraper. Malgré tout, il continuait à dessiner, en proie à une étrange lassitude qui lui paralysait les membres et lui faisait la tête lourde. Il avait plus bu et mangé au cours de ces douze dernières heures que pendant la semaine écoulée, mais son corps semblait encore réclamer. Il repensa à la table de bois, sous la vigne de maître Isaac, cette table chargée de tant de bonnes choses : des dattes, des figues et des abricots, du fromage doux mêlé à du miel et à des cerneaux de noix. L’image se troubla pour devenir celle de la table d’un festin où les plats abondaient : petits gâteaux d’épice dégoulinants de miel, gelées parfumées de l’arôme entêtant des roses, ris de veau ou d’agneau, montagnes de riz fleurant bon le safran, petits pâtés au gingembre, à la cannelle et à d’autres épices dont il avait oublié le nom…

— Yusuf ! appela une voix au-dessus de lui. Il est temps d’aller aux bains te faire propre ou nous serons en retard pour le repas.

Le garçon sursauta et se remit debout, apeuré. Il lui fallut un moment pour se rappeler où il se trouvait.

— Oui, seigneur, dit-il.

 

La torpeur de l’après-midi commençait à vider les rues de la ville. Le bruit des roues sur les pavés et les cris des porteurs d’eau s’étaient faits plus discrets. Les négociants recouvraient leurs marchandises et fermaient leurs échoppes. De toute part s’élevait l’odeur de la nourriture qui bout, cuit ou grille sur le feu. Le gros Johan avait cessé de vider et de nettoyer le bain central. Il se préparait à trancher le pain et le fromage qui lui serviraient de dîner quand Isaac et Yusuf arrivèrent.

— Holà, Johan ! cria Isaac du haut des escaliers menant aux bains.

Sa voix résonnait dans le couloir froid et mal éclairé.

— J’ai ici un garçon qui a besoin d’un bon nettoyage.

— Bonjour, maître Isaac, dit Johan en sortant du coin d’ombre qui lui servait de refuge. Le bain principal est fermé…

— L’évêque me l’a dit, trancha Isaac. On ne peut donc le laver nulle part ?

— Il y a le petit bain. Et de l’eau chaude. Est-ce le dénommé Yusuf ?

Yusuf regarda le colosse dressé devant lui.

— Oui, messire, c’est moi Yusuf.

— J’ai ici des vêtements neufs qui t’ont été envoyés par ta maîtresse.

— Bien. Prends soin de lui et lave-le, dit Isaac d’un air enjoué. Et mets-lui des habits propres. Je me reposerai si tu me trouves un banc.

 

La paisible méditation d’Isaac fut interrompue par un hurlement de protestation.

— Je ne l’enlèverai pas !

Le cri résonna entre le plafond voûté et le sol carrelé, accompagné d’une sorte de grognement.

Isaac suivit le mur à tâtons, aidé de son bâton, et emprunta la direction des voix. Quand il pensa être assez près pour se faire entendre, il appela :

— Yusuf ? Johan ? Que se passe-t-il ? Tu dois enlever tes habits pour te baigner, Yusuf, il n’y a aucune honte à cela.

— Ce n’est pas ça, fit Yusuf, au bord des larmes.

— C’est cette bourse qu’il a autour du cou, maître, expliqua Johan. Elle est en cuir, et elle va se déformer dans l’eau. Il refuse que je la lui garde.

— Et moi, me la donneras-tu pendant que l’on te baigne et te sèche ? demanda doucement Isaac. Je la garderai très précieusement.

Sans lâcher le mur, il s’approcha des deux personnages.

— Est-ce que vous jurez solennellement, par le Seigneur unique que nous adorons tous deux, quoique de différentes façons, et sur la vérité et l’honneur de vos ancêtres, que vous me la rendrez sans l’ouvrir dès que je vous la demanderai ?

— C’est un serment un peu compliqué, mais je te le jure, dit Isaac, qui s’efforçait de dissimuler son amusement. Je te la rendrai sans l’ouvrir dès que tu me la demanderas, par ce même Seigneur. Et par mes ancêtres. Puis-je savoir ce que je garderai de si précieux ?

— Ce n’est précieux que pour moi, seigneur, dit Yusuf d’une toute petite voix. Rien que quelques mots écrits dans ma propre langue et que je ne veux pas perdre.

 

Dès que le garçon eut saisi la bourse de cuir pendue à son cou par une lanière, le gros Johan constata qu’elle ne contenait aucun bien matériel – pas de pièces d’or, pas de pierres précieuses –, et sa curiosité s’évapora comme rosée au soleil d’été. Isaac se pencha pour permettre à Yusuf de placer la bourse autour de son propre cou ; puis le garçon retourna vers Johan.

— Reste ici pendant que je t’ôte cette boue, dit le surveillant. Ensuite, je t’étrillerai pour te faire tout propre.

Il versa sur Yusuf de l’eau tiède prise dans le bain avant d’aller chercher deux grosses aiguières posées sur le feu. Il les plaça près d’une fontaine d’où sortait le flot régulier d’une eau fraîche et pure. Il releva sa tunique et s’assit sur le rebord du petit bain.

Yusuf descendit dans le bain et se planta, frissonnant, devant le gros Johan. L’odeur et le contact de l’eau déclenchèrent une autre vague de souvenirs estivaux : bruit de l’eau qui éclaboussait et rire des femmes ; le chaud soleil qui caressait sa peau, les hauts palmiers qui s’agitaient au vent et le couvraient de leur ombre. Des larmes lui vinrent aux yeux, et il s’empressa de chasser ses souvenirs.

Johan frotta Yusuf avec une éponge et du savon doux jusqu’à ce que sa peau reluise et que ses cheveux soient couverts de mousse.

— Attends-moi ici, dit-il en allant chercher les aiguières.

Il prit une louche et versa dedans un peu d’eau froide.

L’eau chaude sur sa tête fit à Yusuf l’effet d’un four qui explose. Crasse et savon s’en allèrent en même temps. Il regarda sa peau nue, débarrassée de tout ce gris, et vit ses membres maigres aux os saillants, couverts de coupures et d’égratignures mais aussi de taches brunes et claires alternées provoquées par l’action du soleil sur ses haillons. Jamais, même au plus sombre de son voyage, il ne s’était senti plus sale, plus humilié.

— Voilà, mon gars, dit Johan. Fais-moi confiance. Propre des pieds à la tête. Je te mettrais bien dans l’eau froide pour te rafraîchir, mais petit comme tu l’es, je crains que ce ne soit trop pour toi. Maintenant, je vais te sécher et voir comment te vont tes habits.

Johan l’enveloppa dans une grande pièce de lin et se pencha pour ramasser un paquet posé à terre.

— Vos habits, mon jeune sieur.

La main de Yusuf effleura son cou nu et le lin retomba.

— Ma… ma bourse ! s’écria-t-il d’une voix où perçait la panique. Seigneur, est-ce que vous avez toujours ma bourse de cuir ?

Isaac s’avança et tendit la main jusqu’à ce qu’elle touchât les cheveux mouillés du garçon. Gravement, il ôta la bourse de son cou et la passa sur la tête de Yusuf.

— Tu vois, fit-il, je tiens ma promesse. Maintenant, habille-toi avant de prendre froid.

Yusuf prit une chemise de lin et l’enfila. Les chausses étaient un peu trop longues et il noua autour un ruban avant de passer une tunique de belle étoffe brune. Il mit les pieds dans les souliers, tira les cordelettes pour les adapter à sa taille, et secoua la tête. Cette maîtresse était une étrange femme, pour vêtir si bien quelqu’un qu’elle détestait tant.

 

— C’est un endroit aussi frais qu’agréable, dit Isaac. L’évêque m’a assuré que tu l’entretenais à merveille.

— L’évêque est un homme bon et généreux, répondit Johan, pour dire cela. C’est pour ça que j’ai eu grande honte de trouver une nonne morte dans mon bain.

— Elles ne viennent pas ici, habituellement ? Les sœurs ?

— Jamais, s’empressa de répondre le gros Johan.

Isaac l’entendait presque transpirer.

— Quand tu l’as sortie de l’eau, c’était juste après prime, n’est-ce pas ?

— Un peu plus tard que ça, maître.

— Une heure, peut-être ?

— Le soleil était haut et clair.

— Était-elle déjà raide ?

Le gros Johan se détendit. Il ne bougea ni ne parla, mais son soulagement était si palpable qu’Isaac le perçut.

— Oui. Au niveau de la tête. C’est par là que ça commence. J’ai aidé à charrier les morts, je sais ce que c’est.

— Donc, une heure environ après prime, la rigidité faisait déjà son œuvre. Elle est morte après laudes, depuis une heure ou deux peut-être.

À ce moment, songea-t-il, le tumulte redoublait en ville. Et l’évêque avait vu le gros Johan trop saoul pour se rappeler son nom.

Des pas légers retentirent sur le sol.

— Mes nouveaux habits sont très jolis, seigneur, dit Yusuf. J’aimerais que vous puissiez les voir.

— Tiens, donne-moi tes hardes, lança le gros Johan. Je vais les mettre au feu.

— Je crois que je vais les conserver, dit Yusuf. J’en aurai peut-être besoin un jour.

 

Le comte Hug de Castellbo avait fouillé le village – cinq ou six masures adossées aux murs du château –, puis la campagne jusqu’à Gérone, mais ce fut Don Aymeric et ses hommes, aidés de l’odorat perçant de Petronella, qui retrouvèrent la nourrice, Maria. Elle gisait dans un creux, non loin de la route, dissimulée par de hautes herbes. Elle avait la gorge tranchée. À côté d’elle reposait un baluchon. Le châtelain, Don Aymeric, le ramassa et l’ouvrit : il contenait des vêtements d’enfant, du pain et des fruits.

Le veneur du châtelain montra les vêtements.

— On dirait qu’elle a envisagé de s’enfuir et d’emmener l’enfant avec elle.

— En compagnie de Jaume ? fit Don Aymeric. Je ne puis y croire.

Le veneur secoua la tête d’un air dubitatif.

— Si Jaume a fait cela, on trouvera sur lui des marques d’ongles et de dents, dit-il sobrement. Maria n’était pas douce. Quelques-uns des hommes ici présents l’ont appris à leurs dépens le jour où ils ont mis la main sous ses jupes.

— Aucun signe de l’enfant ? demanda le châtelain, dont le visage n’exprimait rien.

Plus les recherches se poursuivaient, des berges aux bois en passant par les autres parties de son domaine, plus son apparence se figeait dans le désespoir.

— Señor ! appela une voix depuis la route. J’ai trouvé quelque chose.

C’était Miquel, le palefrenier, parti à la recherche de Jaume, le valet d’écurie. Il tendit la main et montra un jouet.

— Un petit cheval ? interrogea Don Aymeric.

— C’est moi qui l’ai sculpté dimanche, dit Miquel. Et je l’ai offert à l’infant Johan.

Le châtelain se tourna vers son veneur.

— Est-ce que tout le monde sait qui est cet enfant ? demanda-t-il calmement.

— Je le crains, señor. Maria a bien essayé, mais elle avait trop l’habitude de l’appeler Johan. Nous avons rapidement compris qui il était.

Le châtelain s’intéressa à nouveau à son palefrenier.

— Il aime les chevaux, dit celui-ci. Je l’ai emmené chevaucher sur le poney gris. J’ai sculpté ceci quand il était malade, pour lui rappeler son poney.

— Merci, Miquel. Tu as de bons yeux et un grand cœur, dit le châtelain, désespéré. Je dois à présent me rendre à Barcelone pour prévenir Sa Majesté.

— L’un de nous va vous accompagner, señor, dit le veneur.

— Non, dit le châtelain en secouant la tête. C’est à moi seul que l’on a confié le prince.