CHAPITRE VI
Le ciel était d’un argent terni et la route toujours invisible quand Tomas de Bellmunt entama son misérable voyage. Il n’était pas heureux. Lors de son arrivée à la cour, un an auparavant, sa richesse se composait de trois généreux présents que lui avait faits son oncle : une garde-robe de belle qualité et deux superbes chevaux, le magnifique Arcont et Castanya, la vigoureuse monture alezane de Romeu. Le reste de ses possessions – un maigre fardeau – se trouvait sur le dos de Blaveta, qu’il montait aujourd’hui. Sa démarche était, comme à l’accoutumée, un peu bizarre, et ses oreilles frissonnaient de déplaisir car elle n’avait pas l’habitude de porter un tel poids. Le trajet allait être long, pénible et très lent.
Une lettre d’instructions de son oncle, rédigée par Montbui, lui était parvenue la veille alors qu’il se préparait à se coucher. Il avait lu attentivement la missive, noté son assentiment dans un coin et, comme on le lui avait demandé, rendu la lettre au messager qui attendait dans le couloir. Son contenu n’avait en rien apaisé son esprit. Étrangement, elle ne faisait aucune référence, pas même dans un post-scriptum rédigé à la hâte, à la propre lettre de Tomas. Mais peut-être son oncle souhaitait-il tenir Montbui à l’écart de cette affaire d’enlèvement et répondrait-il plus tard. C’était évident. Tomas avait arpenté la pièce dans l’attente d’un mot de son oncle avant de se jeter sur son lit, sans cesser d’attendre pour autant. Il avait eu un sommeil agité et s’était éveillé bien avant l’aurore. Quand un serviteur endormi était venu le réveiller, porteur d’un mot du secrétaire de son oncle, il avait déjà déjeuné et s’apprêtait à partir. La note était brève, sèche, et elle ne l’aidait en rien. Le comte vous souhaite un bon voyage ainsi que la réussite de votre mission.
Furieux, Tomas de Bellmunt avait saisi son petit paquetage et était parti, fatigué, confus, doutant plus que jamais de ce qu’il devait faire.
La ville était loin derrière lui quand l’aurore illumina l’horizon ; les oiseaux se réveillaient – un piaillement par-ci, un trille par-là ; quelque part une vache se plaignit et un chien aboya. Un cavalier solitaire, échevelé et pâle de fatigue, apparut soudain et son cheval écumant croisa celui de Tomas dans sa hâte de rejoindre Barcelone. Il disparut, et la route fut à nouveau sombre et vide. Tomas éperonna sa monture : elle coucha les oreilles, s’ébroua et adopta un petit trot saccadé. Oui, ce voyage allait être bien long.
Vingt-quatre heures plus tôt, Jaume, le valet d’écurie, s’était brusquement réveillé d’un profond sommeil avec la conviction d’avoir entendu quelque chose d’étrange. Il quitta son lit, se vêtit et courut voir Maria et l’infant. Il ne trouva que deux lits vides. Il se rendit dans l’écurie. Toujours pas de Maria, mais quelqu’un avait prévu une fuite précipitée. Sellé, le poney gris attendait dans la cour. Jaume lui ôta sa selle et l’envoya paître avec une claque sur l’arrière-train. Le poney était rapide et prudent. Le retenir ralentirait l’évasion.
Une fouille rapide du château ne lui fit rencontrer qu’une souillon qui préparait le feu dans la cuisine. Avant le lever du jour, Jaume enfourcha sa propre monture et ratissa le minuscule village ainsi que les champs voisins.
Il n’y avait aucune trace de l’enfant ou de sa nourrice. Il mit pied à terre à l’endroit où la route se séparait pour partir vers la colline ou vers la ville. Dans la poussière sèche, Jaume repéra la trace de plusieurs chariots, quelques ânes et au moins un cheval lancé au galop. Ici et là, sur le chemin de la ville, il distingua des empreintes qui pouvaient être celles de Maria et de l’enfant. Ce n’était pas très convaincant, mais cela suffit tout de même pour l’envoyer dans cette direction.
Il avait chevauché lentement, cherchant çà et là les traces du petit garçon et de sa nourrice, s’arrêtant sur chaque crête pour tendre l’oreille. Il lui avait fallu deux heures pour couvrir les deux bonnes lieues qui le séparaient de Gérone. Mais à portée de regard de la ville, un bruyant rassemblement de corbeaux l’avait directement conduit vers le fossé herbeux où gisait Maria. Il entrevit son fichu, enroulé autour de son baluchon ; il était tombé non loin de sa main tendue. Il avait regardé, murmuré une brève prière pour le repos de son âme, puis s’était signé avant de faire demi-tour pour partir à la recherche de l’enfant. Il avait trouvé le petit cheval de bois et formulé ses propres conclusions. Laissant sur place le jouet et le cadavre de la malheureuse nourrice, le garde du corps de l’infant Johan partit au triple galop vers Barcelone afin de mettre Sa Majesté au courant de son pitoyable échec.
Le lendemain, peu de temps après avoir croisé Tomas qui se rendait péniblement à Gérone, Jaume, pâle et sale de son expédition, le bras gauche serré contre la poitrine, s’agenouilla devant le roi, son souverain, et lui annonça la nouvelle de la manière la plus brève qui soit.
Le visage de Pedro était blême, aussi impassible que s’il était de pierre.
— Tu en es certain ?
— Non, sire, je n’en suis pas certain. Je sais seulement que je n’ai pas empêché l’infant d’être emporté nuitamment loin de la demeure, que sa nourrice est morte et que je n’ai pu le retrouver. Le châtelain est, comme le sait Sa Majesté, habile et incorruptible. Je ne doute pas qu’il poursuive les recherches avec tous les moyens dont il dispose. Je suis aussitôt parti informer Votre Majesté. J’aurais dû être là hier, mais mon cheval s’est effondré sous moi et j’ai eu quelque difficulté à en trouver un autre.
Son visage était couleur de cendre et il frémissait visiblement.
— Et tu es blessé.
— Ce n’est pas important, sire, sauf que cela a ralenti ma progression.
À ces mots, Jaume s’écroula aux pieds de son souverain.
Don Pedro agita une clochette.
— Soignez les blessures de cet homme ! commanda-t-il. Vite ! Et envoyez chercher Don Eleazar !
Isaac était assis dans la cour et somnolait apparemment au soleil matinal.
— Le marché, quand le soleil commence à être haut, tu n’es pas d’accord, Yusuf ? dit-il soudain. C’est le meilleur moment pour commencer. D’abord nous nous rendrons au couvent. Nous devons donner le temps de s’amplifier aux rumeurs concernant la mort de Doña Sanxia.
— Bien, seigneur.
Yusuf cessa de jouer avec le chat et se leva, un peu coupable.
— Je suis prêt si vous avez besoin de moi.
— Parfait. Alors va chercher mon panier. Mets un linge propre au fond ainsi que deux paquets de simples que tu prendras sur l’étagère du milieu, tout près de la porte. Ceux qui sentent principalement la sauge.
— Pour quoi faire ?
— Une infusion de sauge, de saule et de bourrache destinée à une vieille femme qui a mal au genou et à la tête. Cela nous donnera aussi une raison de traîner et de bavarder. Ce que Caterina ignore des affaires de la ville tiendrait dans le dé à coudre de ma femme.
— Elle vous a envoyé chercher, seigneur ?
— Non, mais elle ne manquera pas de se plaindre dans la journée. L’atmosphère est lourde.
— Maître Isaac ! s’écria la vieille Caterina, l’air éberlué. Il n’y a pas un instant, je disais que je devrais vous faire appeler – demandez, on vous dira si c’est vrai –, et vous voilà ! Mon genou est dur et enflé. On devra me porter au lit ce soir et me porter encore pour m’en sortir si vous ne me venez pas en aide.
Elle s’arrêta pour reprendre son souffle.
— Comment l’avez-vous su ?
— C’est simple, Caterina, quand mon coude me fait souffrir, vous ne pouvez bouger votre genou. Il n’y a pas de magie là-dedans.
Comme il parlait, ses doigts manipulaient doucement la jambe de la femme.
— Il se passe de curieuses choses aux bains, murmura-t-il. Vous ne devez jamais garder votre jambe immobile même si elle vous fait mal, Caterina.
— Oui, oui, fit-elle impatiemment. De curieuses choses, c’est vrai. On dit que cette malheureuse était une religieuse. Et qu’elle s’est tranché la gorge. Mais on peut se demander comment elle s’est relevée et s’est jetée dans l’eau après ça. Ce n’est pas facile. Et puis, maître Isaac, j’ai entendu dire qu’elle n’a pas été la seule à avoir la gorge tranchée ce jour-là.
— Oh ?
— Une autre femme, à l’extérieur des murailles, on l’a retrouvée près de la route qui mène aux collines. Enfin, c’est ce qu’on dit. Il y a un boucher en liberté, vous verrez. Et aucune femme n’est à l’abri.
— Et qui dit ça ?
— Je n’en sais rien au juste. Des paysans.
Yusuf dansait d’un pied sur l’autre et tentait, par la seule force de sa volonté, d’éloigner maître Isaac de la marchande de confiseries. Caterina lui avait donné plus d’un coup de bâton sur les doigts dans le passé, quand elle jugeait qu’il se tenait trop près de son éventaire tentateur. Il lui suffisait de la voir pour que le souvenir de sa faim et de son état misérable se réveille.
— On le savait déjà, dit-il avec un air de supériorité alors qu’ils se dirigeaient enfin vers l’étal de la fleuriste.
— Peut-être, dit Isaac. Mais je crois que nous avons tout de même appris quelque chose. Choisis-moi de la lavande fraîche, mon garçon.
Yusuf écarta plusieurs bouquets de lavande avant d’en choisir un.
— Qu’avons-nous appris, seigneur ?
Isaac tendit sa bourse à Yusuf. Le garçon lança un regard rusé à la marchande et tira une petite pièce.
— Il te confie plus d’or que je le ferais, moi, dit la fleuriste.
— C’est vrai, la mère, mais ce n’est pas un sot, lui.
Isaac ignora cet échange de propos.
— Nous avons découvert que même Caterina en sait moins que nous. Qu’est-ce que cela signifie ?
— Cela veut dire… hésita Yusuf. Je ne sais pas, seigneur. Que l’assassin ne s’est pas vanté de ses méfaits ?
— Exactement.
— Pourquoi l’aurait-il fait ? Il a dû prendre soin de ne pas laisser de traces. Il devait y avoir beaucoup de sang.
— Plus que tu ne pourrais l’imaginer, mon garçon.
Yusuf se figea. Il lui était venu à l’esprit l’image d’une femme couverte de sang : elle ne flottait pas dans un bain, mais gisait sur un sol dont la mosaïque colorée était teinte d’un sang encore plus vif. Puis il vit un bras et une main, tous deux écarlates, manier une dague sanglante. Il frissonna et s’obligea à prêter attention aux réflexions du médecin.
— Oui, il a dû être très prudent, poursuivit Isaac, et il doit avoir les moyens de changer d’habits et de dissimuler ceux qui étaient souillés de sang.
Yusuf s’efforça de s’intéresser au marché et au problème.
— Il doit posséder des vêtements de rechange, ainsi qu’une pièce pour les ranger, dit-il. Cela veut dire que ce n’est pas un pauvre ou qu’il a des amis pour l’aider.
— C’est cela.
Isaac se détourna de son compagnon afin de discuter avec la fleuriste le prix de ses plantes médicinales.
Yusuf perçut plus qu’il n’entendit un bruissement à ses pieds. Il baissa les yeux et vit un enfant de deux ou trois ans, extrêmement sale – même pour un endroit comme le marché – et d’aspect frêle, qui sortait de dessous l’étal de la fleuriste. L’enfant s’arrêta et s’assit sur le sol, ajoutant encore un peu de boue à ses jambes et à ses vêtements. Il se frotta les yeux, étalant la crasse sur son visage taché de larmes, puis regarda alentour. Juste en face de lui se trouvaient posés plusieurs paniers emplis de petits pains de toutes sortes. L’enfant se releva et, avec la détermination d’un cheval qui a trouvé un point d’eau, se dirigea droit sur le premier panier et prit un pain.
Et l’enfer se déchaîna.
Une voix criarde s’éleva au-dessus du brouhaha des conversations :
— Sale petit voleur ! Fiche le camp d’ici !
La marchande de pains agitait frénétiquement les bras.
— Regardez-le ! hurlait-elle. J’en ai assez de cette marmaille qui vient me voler à toute heure ! La prochaine fois que je te vois je t’arrache les oreilles !
Elle se jeta sur le malheureux enfant, lui reprit le pain et lui tira les oreilles.
Il réagit en poussant un bruyant gémissement suivi de sanglots à fendre le cœur. Puis il se mit à courir de toute la force de ses petites jambes et renversa malencontreusement un panier de noix qui roulèrent à terre. Le rugissement du marchand de noix, les glapissements de la vendeuse de pains et le rire des passants se combinaient en un tohu-bohu infernal. L’enfant recula et regarda autour de lui, l’air désespéré. C’est alors qu’il découvrit un visage familier et se mit à crier :
— Nunc Isa ! Nunc Isa !
Isaac se retourna, étonné :
— Où est cet enfant, Yusuf ? Est-ce que tu le vois ? Va le chercher immédiatement. Cours !
— Il vient vers nous, seigneur. Vous le connaissez ?
— Il n’y a qu’un seul enfant qui m’appelle ainsi, dit doucement Isaac. Amène-le-moi sur-le-champ, Yusuf.
Isaac entendit des bruissements et quelques exclamations. Puis une paire de petites mains s’agrippèrent à sa tunique. Il se pencha, prit dans ses bras le malheureux prince héritier d’Aragon et le consola contre son épaule.
— Vous le connaissez ? demanda la femme. Il a volé deux de mes pains – il en a mangé un et touché l’autre avec ses sales pattes au point que plus personne n’en voudra.
— Le petit Samuel ? dit Isaac en désignant l’enfant accroché à son cou. C’est le gamin de ma nièce. Elle t’en sera reconnaissante. Yusuf, paie-lui ses deux pains et achètes-en un autre, un gros, pour Samuel.
Un homme de forte carrure, à l’air prospère et vêtu pour le voyage, était appuyé à l’étal de la fleuriste et observait le petit drame qui se jouait au marché. Il tenait à la main un œillet carmin arraché à un bouquet de fleurs venues tout droit de la campagne. Brusquement, il le jeta à terre, lança une pièce à la fleuriste et s’éloigna.
— Comment êtes-vous donc arrivé au marché, mon petit ami ? murmura Isaac.
Le prince, réconforté par la vue d’un visage familier et la possession d’un pain, marchait entre ses deux sauveteurs.
— En charrette, dit-il, occupé à mettre le plus de pain possible dans sa bouche. J’étais assis sur un gros sac. Et un cheval gris.
— Où se trouve votre nourrice ? s’enquit Isaac. Maria, c’est bien cela ?
— Il y a un homme qui me cherchait, dit-il d’une voix hésitante.
À nouveau, il mordit le pain à belles dents.
— Je suis parti en charrette, ajouta-t-il sur un ton plus enjoué.
— Cet homme, il vous a retrouvé ?
Il secoua la tête avec véhémence, et des larmes apparurent dans ses yeux.
— Il fait signe que non, seigneur, dit Yusuf.
— J’ai perdu mon cheval, dit le prince dont la lèvre tremblait.
Puis le souvenir d’un autre malheur lui revint à l’esprit.
— Il m’a battu et m’a dit des choses méchantes.
— Qui est-ce qui a fait ça ? demanda Yusuf.
L’infant Johan regarda le garçon et secoua à nouveau la tête.
— Il ne veut rien dire, seigneur.
— Peut-être qu’il ne le sait pas. Pourquoi cet homme vous a-t-il frappé, Johan ?
— Je ne dis jamais mon nom. Maria affirme qu’il ne faut pas.
Sa main se crispa sur celle d’Isaac.
— Maria a été blessée, continua l’infant. Elle ne voulait pas répondre. Elle m’a dit : « Cachez-vous, Johan », et je me suis caché. J’ai perdu mon cheval.
Et il éclata en sanglots.
Rebecca, la fille d’Isaac, contemplait avec étonnement le trio qui attendait devant sa porte.
— Mais dans quel ruisseau l’avez-vous trouvé, père ? La misérable créature…
— Pouvons-nous entrer ?
Il y eut un instant d’hésitation, puis Rebecca s’effaça pour les laisser passer. Isaac s’assura que la porte était bien fermée, réfléchit à ce qu’il allait dire et secoua la tête.
— Je sais… je crois que je peux avoir confiance en ma Rebecca. Quant à toi, Yusuf, j’ai également besoin de te faire confiance. Si tu me trahis, les conséquences seront catastrophiques. Pour moi, pour tout le monde.
— Vous pouvez avoir confiance en moi, dit Yusuf d’une voix troublée.
— Je ne puis demander davantage, dit Isaac avec gravité.
Il se pencha vers l’enfant, qui s’accrochait désespérément à sa main.
— Votre Altesse, puis-je vous présenter ma fille, Rebecca ? Elle prendra soin de vous jusqu’à ce que nous vous ramenions à votre mère. Rebecca, l’infant Johan d’Aragon.
Rebecca recula, éberluée, puis se pencha pour se mettre à hauteur de l’enfant.
— Vous êtes le bienvenu, mon ange. Votre Altesse. Pauvre petit, ajouta-t-elle doucement.
— Il a faim, dit Isaac, il est fatigué et, d’après Yusuf, il est très sale. Je te demande de le nourrir, de le laver, de le vêtir et de le mettre au lit. Mais d’abord, tu vas écrire à l’évêque de ma part. Il saura quoi faire. Tu ne dois, à aucun prix, laisser quelqu’un d’autre apprendre qui est cet enfant. Je crois qu’il court de grands dangers.
— Certainement, papa. Pas même Nicholau. Cela le rendrait nerveux, dit Rebecca aussi calmement que si elle abritait chaque jour des membres de la famille royale dans le tourment.
Elle palpa les vêtements déchirés et tachés de boue.
— Je vais essayer de les récupérer, dit-elle. Si je peux. Vous êtes bien déguisé, Votre Altesse.
— Heureusement pour lui, fit Isaac.
L’héritier de la couronne se montra tout naturellement assez inquiet quand Isaac, seul élément stable de son univers chaotique, indiqua qu’il comptait quitter la maison de Rebecca.
— Papa, dit Rebecca, restez dîner avec nous. Je préparerai un petit lit pour Johan, il pourra vous voir et vous entendre et peut-être s’endormira-t-il. Rien qu’un instant.
Yusuf confia la lettre d’Isaac, soigneusement fermée et scellée avec l’anneau de l’évêque, au portier du palais qui le regarda d’un œil soupçonneux.
— L’évêque ne peut pas être dérangé, dit le portier, par le premier venu qui se croit porteur d’un message important.
— Il porte le sceau de l’évêque, répliqua Yusuf avec une insolence amusée. Du moins c’est ce qu’on m’a dit. On m’a dit aussi que l’évêque voudrait prendre immédiatement connaissance d’une lettre marquée de sa propre bague.
— Petit impertinent, murmura le portier, qui prit tout de même le courrier et claqua la porte au nez de Yusuf.
Ayant porté la lettre, il se retrouva au marché avec quelques pièces et des instructions pour découvrir, s’il le pouvait, pourquoi le prince errait misérablement comme le rejeton d’une gueuse.
L’activité du marché débutait à l’aurore et s’amplifiait toute la matinée, mais le moment était venu où elle retombait un peu. Les ménagères économes étaient reparties, avec leurs marchandages et leurs commérages. Colporteurs et marchands pouvaient faire la pause pour prendre leur repas avant que l’après-midi ne se déroule paresseusement.
— Qu’est-ce que tu veux encore ? demanda la marchande de pains, peu amène, alors qu’elle recouvrait sa marchandise. Me dépouiller un peu plus ?
— Vous avez été bien assez payée pour ces miches mal cuites que le gosse vous a volées, la mère, dit Yusuf.
— Je ne suis pas ta mère, bâtard de païen, rétorqua-t-elle.
— Vous en êtes si sûre ? dit-il, enjoué. Je vais prendre un gros pain. C’est pour mon maître, alors assurez-vous qu’il est bien cuit.
Il tira une bourse de cuir de sa tunique et en sortit une petite pièce.
— Quand le petit… euh, Samuel est-il arrivé au marché ? demanda-t-il. C’est un galopin pour s’enfuir comme ça. Sa mère était morte d’inquiétude.
— Je ne sais pas, dit la femme en lui arrachant la pièce et en lui tendant son pain. Caterina ! Il était là depuis longtemps, ce misérable petit voleur ?
— Il y était déjà quand je suis arrivée, il dormait parmi les poissons de Bartolomeo, répondit Caterina. Tu refuserais un quignon de pain à un petiot affamé ? C’est juste un bébé.
— Un bébé, oui ! Sa mère l’a envoyé ici pour voler en se disant que personne n’y verrait d’inconvénients. Je connais ce genre de femme. Et je ne t’ai pas vue lui offrir de gâteaux au miel. Malgré tout, Bartolomeo ne devrait pas les encourager.
— Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda Yusuf.
— Il lui a acheté du lait pour boire et aussi un petit gâteau parce qu’il pleurait et disait qu’il avait faim. Pauvre idiot !
Bartolomeo était un petit homme noiraud et vif aux yeux sans cesse en mouvement. Il avait la réputation de vendre d’excellents poissons à des prix élevés. Les bonnes femmes ronchonnaient, discutaient âprement avec lui et l’injuriaient, mais elles lui achetaient toujours. Il sourit à Yusuf.
— Je vois que tu t’es trouvé une bonne maison, lui dit-il. Il n’y a pas si longtemps, tu venais aussi quémander sur le marché. Maître Isaac est un brave homme, mais prends garde, il n’est pas aussi doux qu’il en a l’air.
— Ne vous inquiétez pas pour moi. D’où venait ce petit garçon ?
— Le neveu de maître Isaac ? demanda Bartolomeo en ricanant. Pourquoi pas ma tante ? Il n’est pas du Call. Il est arrivé avec les fruits et légumes. De la campagne.
— C’est le fils de la nièce de sa femme, dit Yusuf. Celle qui est partie à la campagne pour vivre avec un fermier. Elle doit être folle d’inquiétude. Comment est-il arrivé ici ? Qui est-ce qui l’a amené ?
— Felip, dit Bartolomeo avec un sourire. Il semble que le moutard se soit caché dans un panier de légumes que la mère Violant destinait au marché. Il s’y est endormi. Felip était fou furieux, la moitié des légumes étaient écrasés et invendables.
Yusuf sortit à nouveau la bourse d’Isaac. Il y prit deux pièces qu’il tendit à Bartolomeo.
— Mon maître m’a demandé de récompenser ceux qui sont venus en aide à son petit neveu. Il est très reconnaissant. Dites à Felip qu’il sera lui aussi récompensé.
Le pain qu’il avait sous le nez rappela à Yusuf qu’il avait faim, et il prit la direction de la maison de Rebecca. Il y avait dans sa cuisine quelque chose d’où se dégageait une bonne odeur d’épices, d’ail et de viande, et il espérait qu’on lui en aurait gardé un peu. Il se mit à courir et tourna au coin d’une rue. Là, il rentra dans un homme de forte carrure qui portait de beaux habits : l’inconnu le saisit par le bras et ne voulut plus le relâcher.
— Je te cherchais, mon garçon, dit-il en souriant et en resserrant son étreinte. Je veux te parler. Et j’ai quelque chose pour toi.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? fit Yusuf.
— Rien, et beaucoup.
Cette réponse parut vivement l’amuser et il arbora un grand sourire.
— Tu sers Isaac le juif, n’est-ce pas ?
Yusuf se demanda s’il était sage de répondre honnêtement et ne trouva pas de raison pour dissimuler la vérité. Chacun savait au marché qu’Isaac l’avait pris à son service.
— C’est vrai.
— C’est un bon maître ?
Yusuf hésita.
— Allons, reprit l’homme, c’est une question simple, même pour un païen. Il est bon envers toi ?
— Il est assez juste, dit enfin Yusuf.
Son bras commençait à lui faire mal sous la poigne de l’étranger.
L’homme exhiba une pièce. Yusuf n’en croyait pas ses yeux : c’était une pièce d’argent, une somme énorme – et les soupçons qu’il nourrissait à l’égard de cet inconnu se muèrent en peur véritable.
— Dis-moi, mon garçon, à qui est l’enfant qu’il a trouvé ? Celui qu’il appelle son neveu. Si ta réponse me plaît, cette pièce est à toi.
— Quel genre de réponse puis-je vous donner ? dit Yusuf d’un air suppliant. Je peux vous en donner autant que vous voulez.
— Une réponse honnête. Si tu me dis ce que je veux entendre, eh bien, tant mieux. Mais je saurai si tu me mens, ajouta l’homme en le secouant, car j’en sais beaucoup plus que tu ne l’imagines.
Yusuf se retrouvait en terrain familier. Il avait déjà subi pareilles menaces.
— Cet enfant n’est certainement pas le neveu de mon maître, dit-il d’un air entendu.
— Même s’il l’a appelé son oncle ?
— Ils l’appellent tous ainsi. Vous devez le savoir. C’est le marmot d’une pauvresse.
— Et pourquoi s’occuperait-il du marmot d’une pauvresse ?
Il le serra encore plus fort.
— Cet enfant, c’est le sien ?
— Est-ce qu’il a l’air d’avoir été engendré par mon maître ? Non. Mon maître a eu jadis du sentiment pour la mère de cet enfant.
Il haussa les épaules, comme si de telles émotions étaient bien au-delà de sa compréhension.
— Mais elle a disparu il y a peu, il veut la retrouver. On m’a envoyé fouiner sur le marché pour en rapporter des nouvelles. Pour moi, elle est morte dans quelque fossé.
— C’est la vérité ?
— Je ne sais que ce qu’on me dit et ce que j’entends. Mais j’ai l’oreille fine.
— Ce que tu m’as raconté ne vaut pas un sou, à moins que tu ne m’apprennes où se trouve l’enfant, dit-il en brandissant à nouveau sa pièce.
— Hélas, fit Yusuf en lorgnant la pièce d’argent, je n’en sais rien. Il a donné un sou à une paysanne pour le débarrasser du marmot – pour le ramener chez lui. Il ne s’intéresse pas à l’enfant – rien qu’à la mère.
— Tu mens, dit brusquement l’inconnu. Je le sens. Et quand j’aurai appris à propos de quoi tu mens, je t’écorcherai vif.
— Vous m’avez promis une pièce, insista courageusement Yusuf dont le cœur battait si fort qu’il était sûr que l’étranger devait l’entendre.
— Fiche le camp d’ici, vermine de païen !
Il lâcha Yusuf et brandit le poing. L’enfant ne demanda pas son reste et fit un long détour pour rejoindre la demeure de Rebecca.
La jeune femme posa sur la table un pain frais ainsi qu’un plat savoureux de jarret de bœuf cuit avec des oignons, de l’ail, des abricots et du gingembre. Son regard alternait entre son père et son mari. Elle fronçait les sourcils.
— Dites-le à papa, Nicholau, fit-elle soudain. Il faut qu’il soit mis au courant.
Nicholau se racla la gorge, embarrassé, et secoua la tête :
— Ce n’était rien, Rebecca. Des mécontents pleins de vin, c’est tout. Sobres, ils n’auraient jamais dit ça.
— Dites-le-lui, insista-t-elle en s’arrêtant de servir.
— Oui, fit Isaac, s’il y a quelque chose que je dois savoir, dites-le, je vous en prie.
Nicholau ne savait que regarder, sa femme, son beau-père ou le plat de bœuf. Il était fatigué, il avait faim, et c’était la guerre à la maison depuis deux jours. Il n’en pouvait plus.
Il commença d’un ton hésitant :
— À la Sant Johan, je suis allé à la taverne de Rodrigue, près de la rivière.
Il jeta un coup d’œil à sa femme, mais elle avait décidé de lui accorder momentanément l’immunité.
— La nuit était chaude, vous vous souvenez, et l’humeur un peu maussade. Pere a bien essayé de mettre de l’ambiance en levant son gobelet et en buvant à une année resplendissante ainsi qu’à des moissons prospères, mais quelqu’un lui a demandé en quoi cela le regardait. Et puis un étranger est entré. Il a dit qu’il s’appelait Romeu et qu’il venait de Vic. Il s’est mis à jeter l’argent sur la table comme un jeune marié qui vient d’épouser un sac d’or, payant des pichets de vin à tout un chacun. C’est alors que Martin, le relieur, s’est plaint que l’évêque et le vicaire donnaient tout le travail aux juifs.
— Martin s’était enivré et avait laissé son apprenti gâcher un bel exemplaire de la Bible, expliqua Rebecca en commençant à servir.
— Cette conversation me mettait mal à l’aise, reprit Nicholau, parce que Raimunt, au séminaire, a demandé au vicaire d’interdire aux scribes laïques tout travail pour la cathédrale. Comme je travaille presque uniquement pour les cours diocésaines, je me suis senti visé.
— C’est à cause de moi, papa, dit doucement Rebecca.
— Je ne comprends pas, fit Nicholau. On manque de scribes. Il y a assez de travail pour tous.
— Ce n’est pas uniquement une question de scribes ou de relieurs, dit Isaac, c’est dans chaque métier. Le premier artisan mal dégrossi croit que, parce que le maître charpentier est mort, il va avoir le travail du maître et le salaire de celui-ci. Quand il sabote une belle pièce de bois et qu’on appelle à la rescousse un autre maître charpentier, il en crève de ressentiment. Si c’est là ce que vous vouliez me dire, je le savais déjà, mon fils.
— Non, il y a autre chose, papa Isaac. Tandis que Martin se plaignait, quelqu’un d’autre – je crois que c’est Josep, le fabricant de papier – a dit que si le Glaive de l’archange Michel s’abattait sur le vicaire et les juifs, sa lame risquait de s’échauffer. Cela a plu à tout le monde, et quelqu’un a dit que le Glaive avait raison, et plusieurs se sont mis à parler à l’encontre du vicaire, de l’évêque et des juifs, et même du roi. Ce sont ces dernières paroles qui ont déclenché l’émeute, et je crois qu’elles ont été prononcées délibérément par la Confrérie du Glaive de l’archange dans l’espoir de fomenter le trouble.
— Ce Romeu est-il membre de la Confrérie ? À votre avis ?
— Je le crois. Je pense qu’il a orienté la conversation – pas très subtilement, il est vrai –, pour que la Confrérie puisse intervenir.
— Mais pourquoi, Nicholau ? demanda Rebecca. Que peuvent-ils espérer d’une nuit de beuverie ?
— Je l’ignore, répondit son mari. Je ne sais pas non plus d’où vient cette Confrérie, mais au cours de ces dix derniers jours, j’en ai entendu parler à plusieurs reprises. Je dirais que Martin, Sanch et peut-être même Raimunt lui appartiennent. Tout cela ne me plaît pas.
— Vous avez couru les rues avec les émeutiers ?
— Il était bien trop saoul pour courir avec qui que ce soit, coupa Rebecca d’un ton glacial. Il a dormi dans une étable et s’est traîné à la maison au lever du jour. Il n’était pas beau à voir.
— Ah, fit Isaac, l’ivresse a aussi des avantages. Je suis heureux qu’il n’ait pas été dehors cette nuit-là.
— Il y a autre chose de très important, dit Rebecca.
En signe de pardon, elle déposa une généreuse portion dans l’assiette de son mari et la plaça devant lui.
— Tu te souviens ?
— Ah oui, fit le jeune mari sur un ton plus léger. La cathédrale. À la messe, dimanche dernier, j’ai vu ce même Romeu, élégamment et richement vêtu, en compagnie d’une dame.
— Avait-il l’air aussi riche quand il est venu à la taverne ? demanda Isaac.
— Ah non, pas du tout, dit-il en attaquant son repas avec une grosse cuiller et un morceau de pain. Ses chausses n’étaient pas à sa taille et sa tunique était élimée par endroits.
— La dame portait une fortune sur elle, l’interrompit Rebecca. De la soie et des bijoux.
— Vêtue comme une fille de joie ? demanda Isaac.
— Oh non, papa. Vêtue comme une dame de la cour. Riche et belle, mais pas indécente. On ne pouvait que la remarquer. Et ses cheveux… roux, d’un roux profond, coiffés à la française, des tresses enroulées sur les oreilles. Des émeraudes et des fils d’or y étaient fichés pour tenir son voile.
Isaac se leva.
— Je dois voir l’évêque, dit-il. Il voudra entendre cela. Où est Yusuf ?
— Dans la cuisine, avec Johan. Ils sont encore en train de manger, et Yusuf lui apprend à dessiner des chevaux avec un morceau de charbon de bois. Mais, papa, vous avez à peine touché votre repas. Restez dîner avec nous, ensuite vous pourrez voir l’évêque.
— Nous avons déjà perdu trop de temps, répondit Isaac.
— Maître Isaac ! s’écria l’évêque en se levant pour l’accueillir. Vous tombez à point. Je viens d’envoyer quelqu’un vous chercher. Comment va l’enfant ?
— Il a eu peur mais cela s’arrête là, je crois. Il a bien mangé et dort maintenant profondément.
— Votre missive ne disait pas où il était caché…
— Cela m’a paru peu judicieux. Une lettre peut tomber dans bien des mains.
— C’est très prudent de votre part. Et je vous inciterai à ne pas me révéler cette information dans cette pièce, dit l’évêque doucement. Venez dans mon cabinet particulier, nous pourrons y parler sans témoins indésirables.
Berenguer prit Isaac par le coude et le conduisit vers les escaliers.
— J’ai reçu aujourd’hui même une lettre de Sa Majesté, portée par Don Arnau, dit Berenguer une fois qu’ils se furent installés dans son cabinet. Le roi nous prévient d’une nouvelle attaque à son encontre, dans des termes aussi voilés que diplomatiques. Il croit qu’elle pourrait bien démarrer de Gérone.
— C’est ce qui s’est passé, dit Isaac.
— Bien entendu, ce sot de portier qui a pris votre missive l’a transmise à Francesc en disant que ce n’était pas important. Il y a une heure, je ne savais encore rien de l’enlèvement du prince et je pensais que Sa Majesté évoquait une action sur la personne de dame Isabel. Mais dès que j’ai lu votre lettre, mon ami, j’ai compris qu’il s’agissait d’un geste à l’encontre de l’infant.
Il s’arrêta un instant de parler.
— Saviez-vous que la nourrice de l’enfant a été retrouvée la gorge tranchée ?
— Je savais seulement que l’enfant avait vu quelque chose de terrible lui arriver. Mais que faisaient-ils dehors seuls ?
— Personne ne semble comprendre, répondit Berenguer. J’ai écrit à Sa Majesté dès que j’ai reçu votre missive pour lui exposer ce que je savais de la situation et lui demander de nouvelles instructions. Je lui ai conseillé de placer le prince auprès des sœurs, où nous sommes certains qu’il sera en sécurité, jusqu’à ce que Sa Majesté envoie Arnau et ses hommes le ramener au palais de Barcelone.
— Il est très perturbé par la perte de sa nourrice, dit Isaac. Il a trouvé son corps – c’est du moins ce que j’ai cru comprendre. Sa propre fuite a été, vous serez d’accord avec moi, miraculeuse, ajouta-t-il. Pour l’heure, il est en sécurité, et je vous suggère qu’on le laisse ainsi jusqu’à demain.
L’évêque eut l’air gêné :
— C’est dans le Call ?
— Non, fit Isaac, à la limite de la vérité. Il se trouve chez un chrétien, honnête et charitable, et sa femme. Il ne sait pas qui est cet enfant. Il croit que c’est un orphelin de fraîche date qu’il convient de tenir à l’écart de cousins trop avides. Je vous assure que le prince se fondra parfaitement parmi les propres enfants de ce couple.
— Vous avez raison, admit l’évêque. Je crains que, même dans mon palais, le roi n’ait des ennemis. Ceux-ci comprendraient rapidement qui est cet enfant. Qu’il se repose un peu. Demain, nous le transférerons au couvent jusqu’à ce que l’on nous transmette de nouvelles instructions. Lorsque ma nièce aura recouvré la santé, elle pourra jouer avec son petit frère. Comment va dame Isabel, maître Isaac ?
— Elle continue à reprendre des forces. Ce matin, elle a réussi à manger. Je suis certain de sa prochaine guérison.
— Je suis soulagé d’entendre cela.
Berenguer repoussa son siège, mais Isaac leva la main afin de l’arrêter.
— Encore un instant, je vous prie, monseigneur. J’ai appris autre chose aujourd’hui.
— Cela a un lien avec le prince ? demanda l’évêque en se rasseyant.
— Je l’ignore.
Sur ce, Isaac lui rapporta succinctement les observations dues à sa fille et à son beau-fils.
— Le Glaive de l’archange. Quelle curieuse coïncidence ! dit Berenguer. J’ai reçu aujourd’hui même une lettre de cet homme.
— Cet homme ? s’étonna Isaac. Je croyais qu’il s’agissait d’une confrérie.
— C’est peut-être les deux.
Berenguer prit une feuille de papier pliée.
— Après les salutations d’usage, il écrit : « L’Incarnation du Glaive flamboyant de Michel l’archange s’adresse à Son Excellence, l’évêque du diocèse de Gérone. L’archange souhaite que je vous prévienne que Gérone, la Cité de Dieu dont parlent les saints, jouit de sa protection toute particulière. Ce jour même, il y a soixante-huit ans, qui est également le jour anniversaire de la naissance de mon père, saint Michel a chassé les Français loin de ses portes. Fils unique de mon père, je suis désigné pour la purifier de toute corruption et de toute vilenie. Les méchants qui vivent à l’intérieur de ses portes seront châtiés. Je parle du clergé cossu, tout particulièrement de l’évêque et de ses chanoines, ainsi que de l’abbesse et de ses nonnes ; des régnants corrompus, c’est-à-dire le roi et ses héritiers ; et des juifs, qui sont les agents des uns et des autres.
« L’archange m’a visité pour m’instruire de trancher la gorge des impies. J’ai déjà commencé. Renoncez au péché et quittez cet endroit à tout jamais, ou vous grossirez les rangs des âmes mortes en enfer. »
Berenguer fit une pause.
— Il a un style surprenant, mais je ne crois pas qu’il m’apprécie.
— Moi non plus, mon ami.
— Doña Sanxia est peut-être morte parce qu’elle portait l’habit, avança Berenguer.
— Et la nourrice ?
— Peut-être parce qu’elle protégeait l’héritier de Sa Majesté, l’infant Johan.
— Il y a encore bien des questions…
— Dont j’ignore les réponses. Mais la tentative d’assassinat à l’encontre du prince a échoué, et il sera caché ou étroitement surveillé jusqu’à ce que ce dément soit arrêté. Sa Majesté n’a pas d’autre fils susceptible d’être menacé, et j’estime que son frère, Don Fernando, peut se protéger seul. Je ne me sens en aucun cas responsable de sa sécurité s’il ne le peut pas, ajouta sèchement Berenguer. Notre problème a été simplifié. Nous devons mettre le couvent à l’abri du scandale en découvrant ce que Doña Sanxia de Baltier était venue y faire. Nous pouvons laisser à d’autres le Glaive de l’archange.
— Je me demande qui se fait appeler ainsi.
— Un fou. Peut-être s’agit-il de ce Romeu. Mes officiers vont partir à sa recherche. Il est interdit de proférer des menaces de mort à l’encontre d’un évêque. Ou de qui que ce soit d’autre, en fait, ajouta-t-il en bâillant. Isaac, je suis las et ai besoin de me reposer. Ce jour a connu plus que son lot de crises et de souffrances. Il est trop tard pour vêpres et trop tôt pour souper. Avez-vous le temps pour une partie d’échecs, mon ami ?
— Malheureusement, je n’ai plus la pratique de ce jeu, dit Isaac. Que Votre Excellence daigne condescendre à me dire où sont les pièces si j’ai des oublis, et j’essaierai mes pauvres talents.
— Hypocrite ! dit Berenguer en prenant un échiquier sur une petite table.
Les pièces étaient à peine mises en place que des coups retentirent à la porte.
— Monseigneur l’évêque !
— Qu’y a-t-il, Francesc ?
Excédé, Berenguer se leva et alla ouvrir la porte, qui était fermée à clef.
— Votre Excellence, annonça le vicaire, votre nièce, dame Isabel, et la fille de maître Isaac ont disparu du couvent et on n’arrive pas à les retrouver !