CHAPITRE PREMIER
Gérone
Dimanche 22 juin 1353
La cathédrale était fraîche et sombre, en dépit de l’éblouissant soleil estival qui pénétrait par ses hautes fenêtres et des brillantes couleurs qui en ornaient l’intérieur. Les cloches appelaient à la messe, et les fidèles se pressaient en riant ou en discutant. De jeunes femmes se pavanaient dans leurs habits de soie chatoyante ou de modeste drap sombre. Leurs cheveux brillants retombaient en boucles sur leurs épaules, à moins que des voiles ne révèlent des tresses élaborées. Car l’amour flottait dans l’air. Demain, ce serait la veille de la Sant Johan, le jour où les jeunes femmes quêtent le visage de leurs soupirants dans les flaques d’eau claire, les prairies lointaines et tout autre lieu secret. Bon nombre de prétendants se trouvaient dans la cathédrale en cet instant, détournés du souci de leur âme par la séduction des corps tout proches. Un regard audacieux, un gloussement, un sifflement réprobateur, et l’assemblée retrouva le calme.
Dans le coin le plus éloigné de l’autel, deux étrangers, un homme et une femme, étaient en grande conversation. L’homme, d’une beauté arrogante, était vêtu avec ostentation de chausses moulantes ainsi que d’une tunique dont les manches ballon s’ornaient de crevés de couleur.
— Tout est-il arrangé ? demanda-t-il.
Il se pencha vers elle d’un air si pressant, si exigeant, qu’elle eut un mouvement de recul. Le voile de la femme glissa, révélant d’épaisses tresses de cheveux roux enroulées au-dessus des oreilles, à la mode compliquée de la cour de France.
— Rien n’a changé, répondit-elle en évitant le regard de son compagnon. Je ne l’ai pas encore convaincue, mais je pense qu’elle est lasse du couvent et que cette aventure l’intrigue. On la prétend intrépide.
— Dans ce cas, elle ne fera pas une bonne épouse, dit son compagnon, mais c’est son affaire à lui, pas la nôtre. Qu’elle le veuille ou non, il faut qu’elle soit partie entre matines et laudes.
Il s’arrêta de parler comme s’il s’intéressait au service religieux.
— Donnez-lui ceci si nécessaire, fit-il en tendant un petit paquet à la femme. Une goutte ou deux dans du vin, pas plus, et elle dormira profondément. Une personne de confiance sera postée près de la petite porte pour vous décharger d’elle, mais vous devez l’emmener jusque-là.
— Et si l’on me voit ?
— Cela ne se produira pas. Il y aura un tel tumulte en ville que personne n’aura le loisir de vous remarquer.
— Un tumulte ? Comment le savez-vous ? dit-elle en posant sur lui un regard d’étonnement. Dois-je toujours l’amener aux bains maures ?
— Oui. Connaissez-vous un autre lieu si proche et si privé ? Nous partirons de là. Et ce n’est pas un jeu, madame, ajouta-t-il. Si vous ne l’y amenez pas, nous sommes tous perdus.
Lundi 23 juin
La veille de la Sant Johan, patron officieux des fêtes du solstice d’été, les cloches du couvent de Sant Daniel sonnaient pour appeler à complies, et les sœurs emplissaient leur chapelle nouvellement bâtie pour le dernier service de la journée. Malgré l’heure, l’obscurité ne semblait pas vouloir descendre. Les lueurs du soleil couchant disputaient à la lune montante le droit d’éclairer le couvent et la ville. Comme les voix des sœurs s’élevaient en un chant à la beauté mélancolique, confiant l’âme et le corps au Seigneur jusqu’au jour nouveau, la musique qui devait inciter la ville à la célébration entamait son rythme insistant.
Dans la taverne de Rodrigue, tout près de la rivière Onyar, la foule était impatiente et revêche, comme si la tombée de la nuit avait augmenté sa soif de plaisirs sans pour autant l’apaiser. La salle était d’une chaleur oppressante, tout emplie de la fumée des lampes vacillantes. La conversation était décousue, les buveurs maussades et irritables. Puis des pas rapides se firent entendre dans l’escalier, et l’étranger qui assistait à la messe dans la cathédrale entra, apportant avec lui l’air froid et humide des berges. Le silence se fit dans la salle.
L’étranger avait changé d’apparence depuis la veille. L’habit qu’il portait n’était pas si bien coupé, de même que ses chausses ne le serraient pas d’aussi près. Son sourire était plus franc, son regard moins arrogant. Un ou deux hommes le reconnurent et hochèrent prudemment la tête. Il lança un sourire radieux à l’assistance.
— Josep, dit-il en adressant un signe de tête à un individu carré, à l’air puissant et prospère. Pere, Sanch.
Il les reconnut tour à tour, mais personne ne parla.
— Tavernier, dit-il, un pichet de vin pour que mes amis boivent à la fête du saint. Non, cela ne suffira pas. Trois pichets pour commencer. Le bon Johan m’a porté chance et je me dois de lui rendre hommage.
— Merci, messire, dit un homme installé près de la fenêtre. Mais à qui dois-je adresser mes remerciements en dehors du bon saint ?
— Romeu, dit-il. Romeu, fils de Ferran, né à Vic, soldat, voyageur, vagabond, et revenu seulement la semaine dernière sur sa terre natale.
Les pichets furent déposés sur les longues tables. Romeu emplit chopes et gobelets, demanda un autre pichet et remplit son propre gobelet. Il le leva.
— À la plus belle ville du monde, dit-il. Puisse-t-elle prospérer.
Et il but. Tous burent ; il emplit à nouveau chopes et gobelets ; ils burent encore, à la bonne fortune cette fois-ci. Il poussa le pichet sur la table voisine et, aussi brusquement qu’elle avait cessé, la conversation reprit. Romeu se dirigea vers l’autre longue table et poussa un pichet en direction d’un colosse qui écoutait avec respect, sinon compréhension, un petit homme agile au visage boudeur et aux yeux maussades.
— Permettez-moi de vous offrir à boire, dit Romeu aux deux hommes en versant du vin dans la chope du colosse et en tendant la main vers le gobelet du petit homme.
— Je ne bois pas, fit ce dernier en écartant le pichet. Pas quand je ne puis rendre l’invitation.
— Il me racontait ses soucis, intervint le colosse avant de retomber dans le silence.
— Le gros Johan sait patiemment écouter les ennuis d’autrui, dit son ami.
— C’est une chose rare que de savoir écouter, fit observer Romeu tout en remplissant machinalement le gobelet du petit homme. Moi aussi, j’ai connu des moments difficiles.
Il baissa d’un ton pour parler sur le mode de la confidence.
— À cause de la vilenie de personnages dont le nom vous surprendrait, j’ai perdu ma fonction, ma réputation et ma modeste fortune. J’ai passé trois années sans le sou et en exil. Mais, comme vous pouvez le voir, la roue a tourné. Ceux qui conspirèrent contre moi furent démasqués. On m’a rendu mon poste et mon nom.
Sur ce, il remplit à nouveau le gobelet du petit homme.
— Je suis relieur, dit celui-ci. Et je m’appelle Martin.
— C’est un excellent commerce, approuva Romeu. N’y a-t-il donc plus de livres à Gérone, que vous ne puissiez trinquer au bon saint ?
— Ah, les livres ne manquent pas. Il n’y a pas si longtemps, j’effectuais toutes les reliures pour la cathédrale et les cours ecclésiastiques ainsi que pour certains gentilshommes de la ville. C’était d’un excellent rapport. Je ne suis pas plus âgé que vous, messire, pourtant j’occupais en permanence un artisan et deux apprentis. Et puis quelque vicaire malveillant… je sais de qui je parle, dit Martin en se servant lui-même à boire. Il s’est plaint d’un certain manque de soin. C’était l’apprenti – on ne trouve plus d’apprentis de nos jours. Pas depuis que la peste en a tant tué. Aujourd’hui, n’importe quel bon à rien estime devoir se faire payer en or pour avoir dormi toute la journée sur son établi.
Il secoua la tête.
— Donc, j’étais occupé, et le vicaire – voilà un homme qui n’est pas tendre – a donné une partie du travail à un autre, un juif, et paraît-il qu’il a mieux travaillé, et à meilleur prix.
— On a donné votre ouvrage à un…
— Oui, messire. On a fait cela. Un juif. Qui travaille pour l’évêque.
Il parla plus bas.
— On dit qu’il a des esclaves. Il les tient enfermés dans l’atelier, les nourrit sur place et dépense le minimum. Ce n’est pas juste. L’évêque devrait faire exécuter son travail par des chrétiens, pas par des juifs ou leurs esclaves maures.
— Vous entendez ça, Josep ? demanda Romeu. Qu’adviendra-t-il quand la fabrication du papier sera reprise par les juifs ?
— Nous n’en arriverons pas là, dit l’homme à l’air prospère. Je sais comment protéger mes intérêts.
— Il est temps que nous fassions quelque chose, intervint une deuxième voix, de l’autre côté de la table.
— Nous y veillons déjà, Marc, ajouta une troisième voix. Joignez-vous à nous.
— Silence, bande de sots ! murmura quelqu’un d’autre. On pourrait nous entendre.
— Le Glaive de Vengeance de l’archange Michel abattra les chefs couverts de sang, les prêtres corrompus et les sorciers juifs, dit une voix qui sortait de l’ombre. De même qu’à l’époque de nos grands-pères il nous a sauvés des envahisseurs français.
Mais quand ils se retournèrent pour voir qui avait parlé, ils ne virent personne.
Romeu sourit, les yeux brillants, son premier gobelet de vin à peine entamé dans sa main. Il le reposa, échangea un mot ou deux avec le maître des lieux, offrit encore un peu de vin et se glissa dans la nuit tiède. Son œuvre ne faisait que commencer.
Au milieu de la nuit, la lune s’était cachée derrière les collines, et la chaleur recouvrait toujours comme une couverture les ténèbres veloutées de Gérone. L’odeur de boue et de poisson mort montait de la rivière pour se mêler de façon peu plaisante aux parfums plus domestiques de la cité : anciennes odeurs de cuisine, choux en putréfaction, lieux d’aisances, fumée des cheminées.
La ville s’apaisait. Seuls quelques fêtards incorrigibles n’avaient pas encore cherché un lit pour la nuit – prairie odorante, bras accueillants ou même paillasse solitaire. À la porte nord de la ville, Isaac le médecin dit adieu à son escorte, adressa un mot et donna une pièce au gardien, puis partit d’un bon pas vers le quartier juif. Le doux contact de ses bottes de cuir fin sur les pavés familiers résonnait dans l’air paisible de juin. Il s’arrêta. Son écho se fit entendre un moment avant de cesser ; quelqu’un guettait dans la nuit. Isaac saisit une bouffée de peur et de désir qui dérivait dans l’air, puis ce fut l’odeur âcre du mal. Il referma la main sur son bâton et marcha plus vivement.
Les pas disparurent dans le lointain, et le médecin repensa à l’enfant malade qu’il venait de quitter. Cette semaine avait vu une nette amélioration de son état ; il avait bon appétit et désirait à nouveau jouer dans les écuries ou près de la rivière. Sans autre médicament que le bon air et une nourriture saine, il devrait être aussi robuste que tout enfant de son âge vers la fin de l’été. Son père serait satisfait.
La porte du Call était depuis longtemps fermée à clef et barricadée. Isaac frappa les lourdes planches de son bâton ; rien ne se passa. Il frappa plus fort.
— Jacob, appela-t-il d’une voix grave et pénétrante, espèce de bon à rien ! Réveille-toi ! Tu veux donc que je dorme à la belle étoile ?
— J’arrive, maître Isaac, grommela Jacob. J’arrive. Il fallait peut-être que je garde la porte ouverte toute la nuit en vous attendant ?
Mais sa voix n’était plus qu’un murmure dont on pouvait ne pas tenir compte. Isaac posa son panier à terre et attendit. Une douce brise se leva, porteuse de l’entêtant parfum des roses du jardin de l’évêque ; elle souleva les cheveux d’Isaac avant de mourir. Quelque part un chien aboya. Dans le Call, le gémissement d’un bébé transperça l’air nocturne. À en juger par l’intonation maladive de ce cri, c’était certainement le premier-né de Reb Samuel, qui n’avait même pas trois mois. Isaac secoua la tête. Son cœur s’affligea pour le rabbin et son épouse. À tout instant, leur servante serait chez lui pour l’implorer de passer sa tunique et de venir voir l’enfant.
La lourde barre fut délogée, une clef tourna dans la serrure et la petite porte s’ouvrit dans un grincement.
— Il est vraiment tard pour laisser entrer quelqu’un, maître, dit Jacob. Même lorsqu’il est aussi honorable que vous-même. De plus, c’est une nuit bien préoccupante, pleine d’ivrognes aux intentions mauvaises. C’est quand même la seconde fois que je suis tiré du lit, ajouta-t-il d’un ton qui en disait long. Et celui que j’ai laissé entrer vous cherchait.
— Ah, Jacob, si le reste du monde connaissait des nuits tranquilles, toi et moi pourrions consacrer nos heures nocturnes à un sommeil paisible, non ?
Il déposa une pièce dans la main du portier.
— Mais comment gagnerions-nous notre pain ? ajouta-t-il avec un soupçon de malice avant de prendre la direction de sa demeure.
Il fut accueilli à la porte par une voix qu’il ne reconnut pas. Elle paraissait appartenir à un homme jeune et robuste, et l’accent était celui des Catalans de l’arrière-pays.
— Maître Isaac, dit l’étranger, c’est le couvent de Sant Daniel qui m’envoie. Une de nos dames est gravement malade. Elle crie de douleur.
Il parlait comme si ses mots avaient été appris à grand-peine.
— On m’a demandé de venir vous chercher, vous et vos médecines.
— Au couvent ? Cette nuit ? Je viens d’arriver.
— On m’a dit de venir vous chercher, répéta l’étranger qui haussait le ton, pris de panique.
— Silence, mon garçon, dit doucement Isaac. Je vais venir, mais il me faut d’abord prendre ce dont j’ai besoin. Ne réveillons pas la maisonnée.
Il tourna la clef de la porte et entra.
— Attendez-moi dans la cour, dit-il en tendant la main. J’ai à faire dans la maison.
Le fils du jardinier du couvent observa Isaac avec une curiosité qui confinait à l’étonnement. Ce que l’on disait en ville était vrai. Maître Isaac pouvait fouler sans un bruit une volée de marches de pierre. On chuchotait aussi que l’on ne savait qu’à l’air déplacé qu’Isaac venait de vous frôler dans le noir. Le garçon écarquilla les yeux pour voir si maître Isaac grimpait seul ou si des démons familiers le portaient jusqu’à l’étage supérieur.
Quelque chose de doux, d’informe et de menaçant se pressa contre sa jambe, mettant un terme à ses spéculations. Il sauta en l’air et réprima héroïquement un hurlement de terreur pure. À son cri étranglé répondit un miaulement interrogateur. Un chat. Penaud, il se pencha pour lui gratter les oreilles et attendit.
Quand Isaac arriva en haut de l’escalier, il écouta brièvement à la porte de sa femme, puis se rendit auprès de la chambre située de l’autre côté du couloir. Il frappa doucement.
— Raquel, murmura-t-il. Es-tu éveillée ? J’ai besoin de toi.
La douce voix de sa fille de seize ans lui répondit. Il s’adossa au mur pour attendre.
— Isaac !
Son nom résonna dans la nuit comme la trompette de Josué, et il s’endurcit pour empêcher ses propres murailles de crouler. Quand il s’y attendait le moins, l’inquiétude de Judith pouvait s’abattre sur lui comme un drap oppressant, saper sa force et sa vigueur.
— Qu’y a-t-il ?
Il l’entendit descendre du lit et traverser la chambre à vive allure. La porte s’ouvrit en crissant, laissant l’air frais des collines s’engouffrer dans le couloir.
— Rien, mon amour, dit Isaac. Tout va bien. Le couvent m’envoie chercher, et Raquel doit m’assister.
— Où êtes-vous allé ? demanda Judith. Vous êtes sorti toute la nuit, seul, sans même un domestique pour vous accompagner. Ce n’est pas raisonnable.
Il tendit la main pour toucher son visage et apaiser ses inquiétudes.
— Le fils du rabbin est sur le point de mourir, mon aimée. Sa femme est éperdue. Après avoir attendu un fils pendant plus de trois ans, l’épreuve est plutôt terrible. S’ils m’envoient chercher, dites que nous partirons directement depuis le couvent.
Judith demeura silencieuse, prisonnière de son code de comportement rigide et élaboré. On ne rechignait pas à assister le rabbin. Mais Judith elle-même avait perdu deux fils en bas âge avant la naissance des jumeaux, et elle pensait secrètement que le rabbin et son épouse n’avaient pas le monopole du chagrin. En vérité, son débat intérieur sur ce qu’elle devait faire à présent l’avait distraite au point de ne pas remarquer qu’Isaac n’avait pas répondu à sa question.
— Je ne comprends pas pourquoi toute la maisonnée devrait veiller parce qu’une religieuse est malade, dit-elle. Qu’est-ce que les religieuses ont fait pour vous, mon mari ?
— Chut ! L’évêque s’est montré un bon ami…
Heureusement, Raquel sortit de sa chambre avant que Judith pût exprimer son opinion sur l’évêque. Elle étreignit rapidement sa mère et, malgré la chaleur, s’enveloppa dans une cape.
— Attendez un instant, dit Judith.
— Pourquoi ? fit Isaac avec une certaine impatience. C’est là une affaire urgente.
— Je vous accompagnerai jusqu’à la maison du rabbin, dit-elle. Allez, je vous retrouverai dans la cour.
Raquel suivit son père dans l’escalier. Il ouvrit la porte donnant sur une vaste pièce basse de plafond qui lui servait à la fois d’herboristerie, de cabinet de consultation et, les nuits où il s’attendait à être appelé, de chambre à coucher.
Isaac ramassa un panier qu’il entreprit de remplir de flacons ainsi que de paquets de racines et d’herbes enveloppés dans de l’étoffe.
— Mon garçon, appela-t-il doucement par la porte ouverte, que sais-tu de la maladie de cette dame ?
— Rien, maître. Je prends les messages et vais chercher le nécessaire en ville. Sinon je travaille dans le jardin. On ne me dit rien.
Il prit le temps de la réflexion.
— Je l’ai entendue crier, ajouta-t-il, tout content de lui. Quand l’abbesse m’a donné le message. L’abbesse en personne m’a dit de venir vous trouver.
— Comment est son cri ? Est-il très fort ?
Il réfléchit un instant.
— C’est un cri très fort, maître. Comme un cochon qu’on égorge ou… comme une femme qui enfante. Elle sanglote aussi. Puis elle s’arrête.
— Brave garçon. Viens, Raquel, j’entends ta mère.
Fait extraordinaire, l’abbesse Elicsenda attendait en personne près du lourd portail, accompagnée de la sœur économe, Sor Agnete, et de la sœur tourière, Sor Marta.
— Maître Isaac, dit-elle, merci.
D’une voix chargée d’angoisse, elle se hâta de présenter les deux religieuses, puis elle renonça aux banalités.
— Je serai brève. Dame Isabel est pupille du couvent. La maladie s’est abattue sur elle très rapidement. Elle n’est consciente que de brefs instants de ce qui l’entoure ; le reste du temps, elle délire sous l’influence de visions. Je crains qu’elle ne passe pas la nuit. Si vous ne pouvez rien d’autre, je souhaite que vous allégiez au moins ses souffrances. J’ai également envoyé quérir l’évêque. Sor Marta vous conduira auprès d’elle.
Sor Marta ne donna pas à Isaac le temps de se demander pourquoi son ami l’évêque, plutôt que le confesseur habituel du couvent, devait être tiré de son lit pour assister une jeune fille qui allait mourir. Elle l’entraîna dans un étroit escalier de pierre puis dans de longs couloirs, et ses souples souliers de cuir foulaient le sol avec douceur. Les pas ralentirent. Isaac entendit un cri terrible, un sanglot puis une série de haut-le-cœur. Sor Marta frappa une seule fois à une lourde porte avant de s’écarter, murmurant que Sor Benvenguda, la sœur infirmière, allait se joindre à eux.
La porte s’ouvrit et se referma. Un bruissement d’étoffe et la proximité d’un corps chaud annoncèrent l’arrivée de la sœur infirmière.
— Maître Isaac, nous apprécions votre assistance, déclara-t-elle bien que sa voix trahît colère et ressentiment. L’évêque en personne a recommandé que nous vous fassions venir. Vous voudrez savoir ce qui la fait souffrir.
La porte s’ouvrit pour laisser quelqu’un d’autre sortir de l’infirmerie. L’odeur de fièvre et de déshydratation, mais aussi un vague relent de chair corrompue accompagnèrent la nouvelle venue.
— Je puis vous dire ce qui la trouble, dit vivement Isaac. Elle souffre de plaies pustuleuses qui lui causent douleurs et fièvre.
Une des sœurs présentes dans le couloir s’étonna bruyamment.
— Avant de pouvoir en dire plus, ajouta-t-il, je dois l’examiner pour déterminer la cause et dire si mes pauvres capacités sont susceptibles de l’aider.
Sor Benvenguda ne fut pas surprise, mais tout simplement choquée.
— Cela n’est pas possible. Sa pudeur…
— … ne sera pas offensée par le regard d’un aveugle.
La sœur infirmière ne sut que dire.
— Je l’ignorais, maître Isaac, répondit-elle finalement. Je suis nouvelle en ce couvent, je viens de notre maison de Tarragone.
Elle prit son souffle et revint à l’attaque.
— Malgré tout, il n’est pas convenable que même un aveugle soit autorisé à découvrir…
— Seule ma fille la touchera. Elle me décrira ce qu’elle voit.
— Nous ne pouvons autoriser cela. Pas même nos sœurs ne peuvent le faire.
— L’affaire est différente, dit Isaac d’un ton péremptoire. Vos sœurs doivent prendre un soin particulier afin de ne pas offenser leur propre modestie. Ma fille est discrète et vertueuse, mais elle n’a pas prononcé de vœux qu’il lui faudrait rompre en aidant cette malheureuse.
— Impossible.
Deux séries de pas retentirent dans le couloir et s’arrêtèrent tout près d’eux.
— Qu’est-ce qui est impossible, ma sœur ?
— Que je permette à cet homme et à sa fille d’examiner dame Isabel, ma mère.
— Dame Isabel est la nièce de notre évêque, dit l’abbesse avec dureté. Il l’a confiée à notre bon soin ; nous sommes responsables de sa santé et de son bonheur. Je vous demande de vous rappeler, ma sœur, ajouta-t-elle, que Son Excellence a condescendu à nous faire savoir qu’il souhaite que maître Isaac examine sa nièce et qu’il fasse tout ce qui lui semble bon pour la soigner. Je pense que nous ne pouvons ignorer son souhait.
Sa voix était tranchante comme l’acier.
— Oui, madame, murmura Sor Benvenguda.
— Apportez de la lumière et tout ce dont ils pourraient avoir besoin.
— De la lumière ? Mais il ne peut…
— C’est vrai, ma sœur, mais pour elle, oui.
Des pas s’éloignèrent rapidement dans le couloir.
— Comment te nommes-tu, ma fille ?
— Raquel, madame.
Isaac entendit sa robe de futaine caresser le sol de pierre quand elle fit la révérence.
— Vous et votre père, vous avez notre gratitude et nos prières pour vos efforts, quelle que soit l’issue. Il vous sera peut-être utile de savoir que dame Isabel a dix-sept ans et que, depuis cinq ans qu’elle vit au couvent, le ciel l’a gratifiée d’une excellente santé – jusqu’à cette maladie. Si quelque chose vous manque, demandez-le-moi. Sor Agnete restera auprès de vous pour s’assurer que je reçois promptement vos messages.
Raquel pénétra dans l’infirmerie avec son père et le conduisit vers le lit étroit, au milieu de la pièce, où gisait la malade. Sur le mur de droite, une grande cheminée s’ornait de crochets et de plaques. En dépit de la chaleur de la nuit, un feu brûlait dans l’âtre ; dans un brasero, des braises luisaient non loin de là. Une très vieille religieuse était assise sur un tabouret, entre le feu et le brasero, et tournait dans un pot de cuivre une substance rappelant la bouillie. De temps à autre, elle plongeait la main dans un panier posé à terre à côté d’elle, arrachait une poignée d’herbes et les jetait dans le brasero. Leur douceur cherchait à masquer l’odeur d’infection qui régnait dans la pièce. Une sœur converse aux bras forts et à l’expression pugnace attendait entre les deux fenêtres étroites de cette pièce : elle semblait un peu déplacée, comme si on lui avait demandé de venir laver le corps et qu’elle fût arrivée bien trop tôt. La large pièce était chichement éclairée par une bougie et par le feu dansant dans la cheminée. Deux jeunes religieuses, pâles de fatigue et trempées de sueur, se tenaient près de la lumière en compagnie de la sœur infirmière tandis que Sor Agnete, avec son air redoutable, les observait depuis la porte.
— Voici le lit, papa, dit Raquel, et la table se trouve à votre gauche. Il y a une autre table au pied du lit, assez grande pour notre panier. L’y déposerai-je ?
Sans attendre sa réponse, elle posa le panier au pied du lit.
— Dis-moi quelque chose de ma patiente, mon enfant.
Isaac s’était adressé si doucement à elle que les sœurs se rendirent à peine compte qu’il parlait.
Raquel prit la bougie et l’approcha de la jeune fille. Elle retint son souffle de surprise quand la lueur tomba sur ses traits délicats.
— Elle a l’air… commença Raquel avant de remarquer que les religieuses l’observaient. Elle a l’air malade, papa. Ses yeux sont enfoncés, ses lèvres sèches et craquelées, sa peau pâle… et…
La porte s’ouvrit, un air plus frais s’engouffra et avec lui deux sœurs portant d’autres bougies. Elles les disposèrent sur des tables près du lit et les allumèrent.
— Elles ont apporté d’autres bougies. À la lumière, je vois que sa peau est grise, sans aucune trace de jaune. Elle a des taches de fièvre sur les joues. Elle secoue la tête, papa, comme si elle souffrait beaucoup, mais elle repose sur le dos, toute raide dans son lit.
— Demande-lui, doucement et calmement, où réside la douleur.
Raquel s’agenouilla auprès du lit afin d’approcher son visage de celui de la patiente.
— Madame, murmura-t-elle, est-ce que vous m’entendez ?
La tête remua, pareille à un crâne de mort.
— Dites-moi… où vous avez mal.
— Demande-lui de montrer où cela se trouve, si elle le peut. Et place-toi entre elle et les sœurs.
Dame Isabel entendit et tendit la main. Elle fit signe à Raquel de s’approcher et, d’une voix rauque, lui murmura à l’oreille.
Raquel se mit sur la pointe des pieds et chuchota à l’oreille de son père :
— Elle dit que la grosseur se trouve sur sa cuisse, papa.
Isaac se tourna, hochant plusieurs fois la tête jusqu’à ce qu’il crût avoir localisé la sœur infirmière.
— Il y a trop de monde dans cette pièce, ma sœur, dit-il avec autorité. Elles souillent l’air et perturbent la sérénité. Renvoyez-les.
Sor Benvenguda interrogea du regard Sor Agnete, laquelle hocha la tête d’un air sombre.
— Comme vous le voudrez, maître, dit la sœur infirmière. Mais certainement pas Sor Tecla ? Elle a longtemps été notre sœur infirmière et pourra nous être d’un grand secours.
Sa voix se changea en murmure.
— Elle a travaillé seule ici après que toutes ses assistantes furent prises par la Mort. Elle sera au désespoir d’être renvoyée.
À nouveau, elle éleva la voix.
— Sor Tecla prépare un emplâtre d’avoine et de son au cas où cela serait nécessaire.
— J’ai, moi aussi, perdu un assistant de valeur à cause de la peste, dit Isaac. Mais le Seigneur dans Sa sagesse m’a donné une fille intelligente aux doigts habiles afin de prendre sa place. Sor Tecla pourra rester, assurément. Elle ne nous gênera pas.
— Je resterai aussi, dit Sor Agnete. Personne d’autre n’est nécessaire. Je me tiendrai près de la porte et porterai tous les messages qui devront l’être. Ma sœur, vous pouvez attendre dehors tant que l’on n’a pas besoin de vous.
Sor Benvenguda lui lança un regard haineux et se dirigea vers la porte.
— Merci, ma sœur, dit Isaac.
Il attendit que les pas s’éloignent et que la porte se referme avant de se consacrer à nouveau à sa patiente.
Avec beaucoup de délicatesse, Raquel souleva les draps, puis la fine robe de lin, avant d’exposer une grosseur rouge et brillante, très haut sur la cuisse de dame Isabel, tout près de l’aine. La douce voix de Raquel décrivait avec précision ce qu’elle faisait et voyait.
— Quelle sorte de grosseur ? interrogea Isaac.
— C’est pustuleux, j’en suis certaine, mais ce n’est pas un bubon de peste, dit Raquel.
Elle se pencha.
— Depuis combien de temps est-elle là ? demanda-t-elle.
Dame Isabel cligna des yeux, car elle avait du mal à fixer son regard.
— Vendredi, chuchota-t-elle.
Elle referma les yeux, lança la tête de côté et murmura des paroles incompréhensibles.
— S’est-elle étendue ? demanda Isaac.
— Pas encore, papa. Du moins je ne le crois pas.
— Je dois la toucher, ma brave dame Isabel, afin de savoir quoi faire. Mais je suis aveugle et ne puis vous voir. Mes doigts verront pour moi.
La jeune femme gémit, ouvrit tout grand les yeux et s’empara de la main de Raquel. Elle voulut la porter à son visage.
— Maman, fit-elle doucement.
— Essayez de ne pas crier, dit Isaac, ou ces braves sœurs vont croire que je vous assassine.
— Elle ne peut vous comprendre, papa.
— Peut-être, mais peut-être que si. Apaisons d’abord la douleur.
Raquel tira une flasque de vin du panier, remplit la moitié d’un gobelet et y ajouta de l’eau ainsi que le contenu sombre d’un flacon. Elle releva la tête de dame Isabel et porta le gobelet à ses lèvres.
— Vous devez boire, dame Isabel, dit Isaac avec fermeté.
Perdue dans son délire, elle l’entendit et avala la moitié de la mixture. Isaac attendit, puis se pencha au-dessus du lit ; Raquel lui posa les doigts au bord de la grosseur. Il la palpa et hocha la tête.
Les mains bien assurées de Raquel crevèrent l’abcès, puis essuyèrent l’écoulement des matières infectées. Elle lava la blessure avec du vin, ajouta quelques feuilles et herbes séchées à l’emplâtre de la vieille religieuse et mit le tout en place.
— Comment vous sentez-vous à présent, madame ? demanda Isaac.
Ivre d’épuisement ainsi que d’une combinaison de vin fort et de puissants opiats, dame Isabel ne répondit pas. Pour la première fois depuis plusieurs jours, elle dormait profondément.
Isaac ramassa son bâton et traversa la chambre de la malade. Avant qu’il atteignît cette porte qu’il ne connaissait pas, Sor Agnete la lui ouvrit et lui souhaita amicalement bonne nuit. Dans le couloir, une main forte se referma sur la sienne, et une voix familière l’interpella :
— Maître Isaac, mon vieil ami ! Je vous suis reconnaissant de l’attention que vous avez bien voulu porter à ma nièce. Comment va-t-elle ?
— Elle dort, monseigneur Berenguer. Raquel va rester prendre soin d’elle. Je ne tenterai pas le Ciel en disant qu’elle est hors de danger, mais je ne pense pas que le Seigneur soit prêt à la prendre. Je reviendrai au matin pour voir quels progrès elle a faits. Raquel m’enverra chercher si l’on a besoin de moi avant cela.
— Allons, dit l’évêque de Gérone, voilà de bonnes nouvelles. Marchons un peu.
Comme ils descendaient l’escalier, une voix de soprano retentit et résonna dans les couloirs déserts. Elle fut bientôt rejointe par deux ou trois autres, dont les sonorités plus graves soutenaient le chant plaintif. Isaac s’arrêta.
— Ce sont les sœurs, dit Berenguer, tirées de leurs lits pour chanter laudes. Une pénitence que subissent certaines, murmura-t-il en esquissant un rire, pour posséder une meilleure voix que la multitude.
— Un petit prix pour une telle beauté. Dame Isabel est votre nièce, Votre Excellence ? Je ne vous ai jamais entendu parler d’elle, me semble-t-il.
— Il y a des raisons à cela, mon ami. Et pour que les choses soient bien claires, elle est effectivement ma nièce, la fille de ma sœur, pas une erreur de jeunesse, dit l’évêque alors qu’ils attendaient que Sor Marta leur ouvre la porte du couvent. Née en une époque fortunée, il y a dix-sept ans de cela. Une fille modeste quoique courageuse, dotée d’un esprit vif et d’une langue acérée. Je l’aime beaucoup.
Il s’arrêta un instant de marcher pour qu’ils puissent descendre ensemble les marches.
— Depuis la mort de sa mère, je suis son tuteur. Je l’ai placée en un endroit où je peux surveiller son éducation.
Une silhouette passa près d’Isaac, laissant derrière elle une senteur lourde de musc et de jasmin mêlée de peur animale. Des pas féminins, nerveux, précipités, se perdirent dans le tohu-bohu de la cour où attendait l’escorte de l’évêque. Les chevaux piétinaient et piaffaient d’impatience. La senteur du parfum de la femme fut engloutie par les odeurs de la nuit : chevaux, torches qui brûlent, sueur des hommes. Une remarque amusée vint aux lèvres d’Isaac, mais n’alla pas plus loin : cela ne le regardait en rien si une religieuse donnait nuitamment ses rendez-vous.
— La nuit est sombre ? demanda-t-il à l’évêque.
— Comme les abysses infernaux, répondit Berenguer qui, d’excellente humeur, abattit sa main sur l’épaule de son ami. La lune est basse et les étoiles semblent avoir disparu avec elle. C’est vous qui devrez me conduire par les rues.
L’évêque fit signe à ses gardes de le suivre à distance, et les deux hommes partirent à pied sur la route qui longeait la rivière Galligants et les conduirait jusqu’à la porte nord de la ville.
La religieuse apeurée échappa à la foule devant la porte principale du couvent. Elle ajusta son voile pour dissimuler son visage blême et sa guimpe de lin blanc, puis elle se plaqua au mur derrière elle. Du bout de ses doigts tremblants, elle palpa la muraille, scrutant la nuit, jusqu’à ce qu’elle arrive dans un endroit découvert, entre prairie et rivière. La distance du couvent au pont censé la conduire aux bains lui paraissait infinie ; elle se sentait aussi visible qu’un chat noir sur un champ de neige. En titubant, elle parvint à la porte et tomba dans les bras de Romeu. Il plaqua la main sur sa bouche pour étouffer son cri et l’attira à l’intérieur de la bâtisse.
— Où est-elle ? murmura-t-il d’un air déterminé.
— Je n’ai pu m’approcher d’elle. Elle est malade… mourante. On dit qu’il n’y a plus d’espoir. Je ne pouvais quand même pas…
Elle éclata en sanglots.
— Votre amie et vous-même auriez pu la porter.
— Elle repose à l’infirmerie, avec le médecin et toute une cohorte de nonnes. Vous avez l’enfant ?
— Sa nourrice nous l’amène. À la porte est.
— Comment avez-vous réussi à la convaincre de faire une chose pareille ? demanda-t-elle, surprise.
— On lui a dit que c’était un ordre de Sa Majesté. Nous avons besoin d’elle. Nous ne voulons pas nous encombrer d’un bébé braillard, n’est-ce pas ?
— Je vous en prie, oubliez ce projet, dit-elle d’une voix tendue. C’est trop dangereux. Nous ne réussirons pas.
— Trop tard. La nourrice sera à la porte au soleil levant. Et trois autres personnes sont impliquées. Ce serait trop dangereux si l’on faisait volte-face.
Il balaya le problème du revers de la main.
— Vous ne saviez pas que dame Isabel se mourait avant cela ? ajouta-t-il avec véhémence.
Il y eut un silence. Un long silence. Il la secoua, et elle parla à nouveau :
— J’emmènerai l’enfant et je me rendrai auprès de Sa Majesté la reine pour lui dire que j’ai entendu des rumeurs de complot, que je craignais pour la vie du prince et que, pour cela, je l’ai ramené auprès d’elle. Elle me pardonnera. Elle s’emporte facilement, mais pardonne tout aussi vite.
— Non seulement vous êtes incompétente, mais vous êtes aussi stupide, dit-il. Et quand on vous demandera qui vous a aidée, que répondrez-vous ?
— Je ne vous trahirai jamais. Jamais.
— Heureusement pour moi, dit-il avec froideur, vous n’en aurez pas l’occasion.
— Comment osez-vous me parler de la sorte ? dit la femme en se drapant dans son rang et sa dignité.
— Je l’ose parce que je le dois si tous deux nous voulons survivre. Soyez raisonnable, madame. Attendez-moi ici. J’ai des choses à faire. Si je ne suis pas revenu aux premières lueurs, venez nous retrouver devant la porte est. J’ai apporté vos habits. Changez-vous avant mon retour.
— Quelle cause pouvez-vous donner à la maladie de ma nièce ? demanda simplement l’évêque Berenguer alors qu’ils marchaient lentement dans la nuit.
Derrière eux, les torches vacillantes projetaient assez de lumière pour que Berenguer trouve son chemin. Et la rue était trop familière à Isaac pour qu’il ait besoin d’un guide.
— Il y a bien des causes possibles, Votre Excellence, répondit Isaac avec beaucoup de circonspection. Ce pourrait être la morsure d’un insecte dont le venin a ranci. Si dame Isabel avait été un soldat ou un bagarreur, j’aurais parlé d’une petite blessure infectée par négligence.
— Ne peut-on y voir l’œuvre d’une main criminelle ?
Isaac s’arrêta de marcher.
— Je ne le pense pas. Il serait assez difficile…
Il réfléchit tout de même à cette possibilité.
— Raquel découvrira les circonstances quand dame Isabel s’éveillera. Avez-vous quelque raison de craindre la malveillance ?
— Non…, et oui. Elle est la fille unique de ma sœur – de ma demi-sœur, pour être précis. Doña Constancia d’Empuries. Mais, Isaac, mon ami, si vous pouviez voir, vous sauriez que quiconque la contemple la reconnaît. Sa paternité est inscrite sur son visage.
L’évêque s’arrêta pour regarder alentour. Un vent glacé s’éleva soudainement et il s’enroula dans sa cape.
— Son père est donc bien connu ?
— Si vous admettez que Pedro d’Aragon est bien connu, dit-il sur un ton quelque peu ironique. Elle a dans les yeux une nuance qui rappelle ma défunte sœur, mais tous ses autres traits sont ceux de son père. Si les enfants de sa femme lui ressemblent ne serait-ce que dix fois moins qu’Isabel, la dame sera satisfaite.
Il s’arrêta et posa la main sur la manche d’Isaac pour qu’il fît de même.
— Entendez-vous quelque chose, mon ami ?
— Du tapage, dit Isaac. Ici ou là en ville.
— Des ivrognes, qui fêtent la Sant Johan avec une outre de vin chacun. Dans le temps, ils se seraient écroulés avec une femme dans le coin d’un champ, mais ils préfèrent aujourd’hui troubler le repos des honnêtes gens.
Berenguer rit et revint à ce qui le préoccupait.
— En vérité, je soupçonne Isabel d’être une épine dans la chair de notre jeune reine. Elle a déjà assez d’ennuis. Le premier d’entre eux étant sa crainte de voir mourir l’infant Johan, notre nouveau duc de Gérone.
— Elle aura certainement d’autres fils.
— On dit qu’elle redoute de devenir stérile ou, comme son prédécesseur, de ne plus porter que des filles. Un riche mariage pour la fille de Doña Constancia pourrait lui rappeler à quel point Dame Fortune sait être volage.
— Cela se pourrait donc, Votre Excellence ? dit Isaac. Ce mariage ?
— Oui. Don Pedro est enchanté par sa beauté et son savoir. Il a pour elle un important mariage en tête.
Il fit halte et rit.
— Ainsi exposées, mes craintes semblent bien ridicules. Et Sa Majesté la reine est la moins assoiffée de sang parmi nos dames, ajouta-t-il. Mais certaines de ses suivantes feraient n’importe quoi pour lui procurer un peu de répit.
— Lui apprendre que dame Isabel vient de périr… d’une piqûre d’insecte ? demanda Isaac.
— Les sœurs sont loyales et attentionnées. Et je sais que vous veillerez sur ma nièce comme sur votre propre enfant. Si Isabel survit à ceci, je vous en serai très reconnaissant.
L’évêque fit une pause.
— Bien, maintenant que nous sommes loin des oreilles indiscrètes, comment va Johan, notre jeune prince ? Est-il du genre à confirmer les craintes de sa mère ?
— Pas ce soir, ni dans l’immédiat. Il n’a pas sur lui l’odeur de la mort. Quand je l’ai quitté, sa fièvre bénigne était partie, il avait bien mangé et dormait paisiblement comme tout autre enfant de trois ans. Bien sûr, ajouta Isaac, la mort vient tous nous prendre, un jour ou l’autre.
Le vent forcit et s’engouffra dans les plis de leurs robes. L’évêque serra davantage sa cape.
— Le Seigneur soit loué pour ce vent ! Nous en aurons besoin cet été pour écarter la peste. Mais revenons à notre jeune prince, c’en sera déjà assez pour Sa Majesté et Doña Eleanor si la mort peut attendre qu’il soit couronné roi d’Aragon et ait engendré des fils.
— Un jour ou deux de repos et il sera sur pied, dit Isaac. Sa constitution devient meilleure, je pense, et là où il se trouve, l’air est doux et bon. Sa Majesté la reine peut dormir en paix.
L’évêque s’arrêta.
— Je crains, en jouissant égoïstement de votre conversation, de vous avoir écarté de votre chemin. Nous sommes pratiquement au palais. Je vous laisserai donc ici, mon ami.
Un murmure distant de voix humaines avait éveillé leurs sens alors qu’ils franchissaient les marches menant à la cathédrale et au palais. Puis cela éclata brusquement en un tumulte de cris et de jurons. Derrière eux, de l’autre côté de la place, Isaac entendit le bruit sec d’une pierre qui heurte le pavé, ou peut-être un mur, suivi du coup sourd d’un poing d’homme ou d’un bâton qui s’abat sur de la chair humaine. Il fit la grimace.
— C’est plus qu’une querelle d’ivrognes, Votre Excellence. Ce sont des émeutiers.
— Effectivement, dit l’évêque sur le ton de la colère. La nuit de la Sant Johan, les rues attirent les fous avinés. Et certains de ces fous, si je ne m’abuse, vivent bien trop près du palais. Ces douces voix que j’entends sont celles de mes étudiants, me semble-t-il.
Il regarda derrière lui.
— Holà, officier ! appela-t-il.
Le plus proche membre de l’escorte de l’évêque éperonna son cheval.
— Votre Excellence !
L’évêque posa la main sur le garrot du cheval.
— Restez sur votre monture, mon ami. Allez chercher le capitaine de la garde et dites-lui de faire en sorte que la racaille soit tenue à l’écart du palais. Puis demandez au chanoine responsable ce qui se passe dans les dortoirs des séminaristes.
Il regarda autour de lui.
— Maître Isaac, je n’aime pas trop cette situation, mais les étudiants auront bientôt quitté les lieux et regagné leurs lits. Si vous traversez la place et allez tout droit, vous éviterez les rues où la populace semble s’être donné rendez-vous. Je vais vous faire escorter.
— Où en est la nuit ? demanda Isaac.
— Les premières lueurs de l’aube affleurent les toits.
— Le vent frais et la lumière du jour vont leur faire retrouver leurs sens, dit Isaac. Ne vous dérangez pas pour moi, je vous en prie. Je connais bien la ville et, dans le noir, j’y vois autant que quiconque pourrait m’accompagner.
— Vous avez sans aucun doute raison, maître Isaac. Le soleil levant les renverra chez eux dans une heure ou deux, mais j’aurais le cœur plus léger si je vous adressais un ou deux hommes.
— Votre Excellence, il est temps que nous nous couchions, et je crains de devoir visiter un autre patient avant de trouver le sommeil, dit Isaac. Que vos hommes aillent aussi se coucher, ils l’ont bien mérité. Le Seigneur et mes autres sens guideront mes pas. Je me sentirai en sécurité dans les ruelles étroites.
Isaac traversa la place d’un pas confiant et se dirigea vers les escaliers menant au Call, son bâton devant lui, ses pieds sur les pavés lui indiquant exactement où il se trouvait. Il s’arrêta au milieu de la place. Le bruit se faisait plus fort. Ses oreilles, plus fines que celles de l’évêque, avaient localisé les deux sources de bruit – les séminaristes ivres devant la cathédrale et les citadins rassemblés près de la rivière – bien avant que son ami eût remarqué quoi que ce soit. Il percevait à présent des pas dans les escaliers de pierre conduisant à la cathédrale. Il entendit des portes et des volets s’ouvrir, d’autres bruits de pas, des appels furieux au silence auxquels répondaient des jurons bruyants. La situation avait radicalement changé en quelques minutes. S’il continuait de suivre le même chemin, ce serait pour se retrouver en face d’une horde d’ivrognes aux intentions plutôt douteuses. Il changea donc de direction et prit en diagonale vers le coin le plus calme de la place. Il venait à peine d’emprunter cette nouvelle ruelle qu’une pierre s’abattit tout près de lui, rebondit et vint le frapper durement au bras. Machinalement, il s’écarta de son chemin. Une deuxième pierre le frappa à l’autre bras.
— C’est un juif ! cria une voix éméchée, et une troisième pierre siffla à son oreille. Tuez-le !
Une volée de pierres fusa dans sa direction. Certaines lui tombèrent sur le dos, une autre sur le bras. Un projectile lui frôla la tempe. Quand il leva la main pour se protéger le visage, elle était chaude et poisseuse de sang. Il baissa la tête et pressa le pas.
Il se retrouva soudain au milieu d’une foule composée d’hommes armés de bâtons. Il leva le sien, mais une main se referma sur sa cape. Il tourna sur lui-même et se dégagea. Quelqu’un – son agresseur ? – tomba à terre. Une voix cria près de lui :
— Marc, espèce de cochon aviné, enlève tes sales pattes !
Il entendit le bruit d’une étoffe qu’on déchire quand un couteau se planta dans sa cape et il balança son bâton en tout sens. Celui-ci s’abattit sur quelque chose de mou. Il y eut un cri de douleur.
— Je l’ai eu ! s’écria une voix triomphante et pâteuse.
— Mais non, imbécile ! dit une autre. C’était moi. Et tu m’as cassé le bras.
Une échauffourée éclata tout près.
— Par ici ! cria une voix.
Quelqu’un tomba sur le pavé avec un bruit sourd. Une main empoigna le bras d’Isaac. Une fois encore, il tourna sur lui-même et frappa à nouveau. Brusquement des mains s’emparèrent de lui. Pariant que ses agresseurs étaient plus petits que lui, Isaac abattit son bâton, qui rencontra sa cible. Il se débattit et frappa à nouveau. De l’autre côté de la place provenaient des cris et des bruits de sabots. La foule se mit en mouvement, l’entraînant inexorablement avec elle. Isaac tenta de lever son bâton pour se frayer un chemin, mais les corps paniqués qui se pressaient contre lui interdisaient tout mouvement.
Il tituba, recouvra son équilibre et sentit que les pierres sous ses pieds ne lui étaient plus familières. Autour de lui, la foule se dispersa momentanément. Il tendit la main et toucha un mur qui n’était pas celui qui ceignait la place. Il s’arrêta, pris de doute. La foule se pressait à nouveau contre lui. C’est alors qu’une petite main ferme le saisit par la manche et le tira.
— Par ici, seigneur, dit une voix tout près de son oreille. Vite, avant qu’ils ne vous mettent en charpie.