CHAPITRE VIII

 

Perdu dans le silence et le doute, Isaac tendit la main pour franchir le portail du couvent. Son pied tremblait alors qu’il cherchait maladroitement la marche. Puis son bâton heurta quelque chose, et il tituba.

— Pardon, seigneur, dit une voix familière. Mille pardons. Je me suis endormi et je ne vous ai pas entendu arriver.

Yusuf prit son maître par la main.

 

Judith ne dit rien pendant près d’une minute. Puis, se tournant vers son mari, elle lui frappa à plusieurs reprises la poitrine à coups de poing.

— C’est vous qui l’avez emmenée là-bas ! cria-t-elle. Vous l’avez conduite à la mort !

Isaac prit Yusuf par l’épaule et le poussa derrière lui. Il ne fit aucun autre mouvement. La pluie de coups s’affaiblit pour cesser enfin. Judith en avait le souffle coupé.

— Je vous avais dit de vous tenir à l’écart des religieuses ! Et maintenant regardez où l’on en est ! Ma Raquel ! Ma belle Raquel !

Elle éclata en sanglots pour finir par pousser un profond soupir.

— Elle aurait pu épouser un homme aisé et être très heureuse, et vous l’avez emmenée là-bas, dit-elle d’une voix curieusement détachée avant de sangloter à nouveau.

Isaac attendit patiemment jusqu’à ce qu’elle se fût un peu calmée.

— Vous ne pouvez me blâmer plus que je ne le fais moi-même, Judith. Mais sa mort n’a rien de certain, pas même de probable.

— Quand ils en auront fini avec elle, elle sera comme morte, dit Judith avec amertume. Comment pourra-t-elle revenir ici vu sa honte et sa disgrâce ?

Sans répliquer, Isaac passa à côté de sa femme et traversa la cour. Yusuf regarda son maître disparaître dans son cabinet, puis il vit sa maîtresse s’effondrer sur l’épaule de Naomi. Il courut après Isaac et frappa doucement à sa porte.

— Seigneur, c’est moi. Yusuf.

— Entre, fit Isaac d’un ton las.

Il se tenait au milieu de la pièce, les bras ballants, la tête légèrement inclinée comme quelqu’un qui écoute ou comme un animal blessé qui guette ses poursuivants.

— Apporte-moi de l’eau pour me laver et de l’eau pour boire, dit-il enfin avant de s’asseoir lourdement. Ensuite laisse-moi. Si j’ai besoin de toi, je t’appellerai. Tu pourras aller te coucher quand tu auras mangé.

— Dois-je vous apporter à souper, seigneur ?

Isaac fit une grimace de dégoût.

— Je ne peux pas manger. Rien que de l’eau.

 

Avec beaucoup de détermination, Isaac parvint à ne se concentrer que sur ses tâches immédiates. Il se lava avec soin, passa une tunique propre et s’assit, le dos raide, la tête bien droite, les mains posées sur les genoux – le simulacre parfait d’un homme au repos. Seuls son souffle saccadé et ses muscles, tendus comme la corde d’un arc, trahissaient le trouble de son esprit.

Il était essentiel qu’il trouve une signification raisonnable aux événements disparates des jours derniers. Essentiel, quoique impossible. Des fragments de souvenirs, déformés par la fureur, se déversèrent dans sa tête jusqu’à en infecter son cœur. Il pouvait les éprouver, la peur de Raquel, la douleur de dame Isabel, l’odeur du mal qui rôdait autour de lui, des personnes dont il avait la charge et de ses protecteurs. Puis l’obscurité, sa vieille ennemie, informe, incontrôlée et incontrôlable, le visita à son tour. Il en avait le goût, épais, chaud et sec, à la bouche ; il la sentait, pareille à une couverture épaisse, qui enveloppait ses membres. Après l’avoir privé de la vue, les ténèbres lui interdisaient le mouvement et la raison.

Il ne pouvait même pas prier. Il n’avait aucune parole à offrir au Seigneur, rien que le balbutiement incohérent de cette rage qui le consumait. Il demeura donc ainsi, immobile, silencieux et désemparé.

 

Dans la cour, les bruits de la journée allaient en s’amenuisant. Judith avait mis un terme à ses pleurs ou les avait portés ailleurs. Les voix aiguës des jumeaux s’évanouissaient au loin. Seuls quelques bruits de pas trahissaient une présence humaine en dehors de la sienne propre. Feliz miaula d’un air pitoyable à la porte, puis il s’en alla. Judith l’appela à souper. Mais le monde extérieur à son cabinet était aussi loin que les royaumes aquatiques des fables. Des voix lui parvenaient en échos creux et distants, mais il ne pouvait se contraindre à répondre.

Puis il n’y eut plus rien. « Ce doit être la nuit, songea-t-il. Le monde est silencieux. »

Cette pensée née du chaos se cristallisa soudain dans son esprit. « C’est la nuit parce que le monde est silencieux, se répéta-t-il avec circonspection. Ou le monde est-il silencieux parce que moi, avec toute ma fierté et toute mon arrogance, j’ai été frappé de surdité autant que de cécité ? » Dans son cœur, la rage céda la place à la terreur.

C’est alors que, devant la porte, il perçut un choc léger, le mouvement d’un chat. « Je ne suis pas sourd, pensa-t-il soulagé, et c’est bien la nuit. » Il répéta ces mots, s’accrochant à leur simplicité et à leur cohérence, et peu à peu sa respiration s’apaisa, ses muscles endoloris se détendirent.

Isaac réfléchit à ces deux choses. Il entendait avec une finesse inhabituelle et, dans le noir, il n’avait pas d’égal. Son corps, aussi douloureux et las fût-il, était puissant et habile. Il ne pensait à rien en dehors de cela. Quand il s’y efforça, le doute, la récrimination et la peur l’enveloppèrent à nouveau, et il revint à ces simples mots, pareils à un radeau dans la tourmente. « C’est la nuit, et j’entends toujours. »

 

La ville dormait. La lune s’était levée peu de temps auparavant ; quelques nuages obscurcissaient les étoiles. Çà et là, une bougie brûlait, anormalement vive dans l’obscurité. Dans la chapelle du couvent de Sant Daniel, les sœurs chantaient laudes et l’abbesse Elicsenda était agenouillée, en prière. Elle priait pour la sécurité physique des deux jeunes femmes, mais elle priait aussi pour la sécurité de l’âme de la religieuse inconnue qui avait participé à leur enlèvement : mal à l’aise, elle se demandait de qui il pouvait bien s’agir. Les voix se turent ; les sœurs se retirèrent pour prendre un peu de repos. L’abbesse resta dans la chapelle, perdue dans ses prières et ses spéculations.

Dans son cabinet, l’évêque Berenguer lissa la mèche de sa bougie, tailla sa plume et continua d’écrire un récit cohérent de tout ce qui s’était produit. Comme son ami, maître Isaac, il savait que dame Isabel d’Empuries valait trop en or et en terres pour être maltraitée par un ravisseur ayant quelque instinct de conservation. Isabel en vie, aucun mal ne pourrait être fait à la jeune fille, Raquel, nécessaire à la sauvegarde de la santé et de l’honneur de sa compagne. Mais Isabel avait été proche de la mort, et dût-elle mourir… Berenguer secoua la tête et revint à ses écrits : cela lui permettait d’éloigner semblables pensées.

Dans une pièce attenante à sa chambre à coucher, Don Pedro d’Aragon était assis avec son secrétaire et trois conseillers quelque peu hirsutes pour avoir été tirés précipitamment hors de leurs lits. Sur la table reposaient les deux lettres transmises coup sur coup par Berenguer. La première était arrivée au coucher du soleil et contenait d’heureuses nouvelles. Sa Majesté avait passé une soirée agitée : en effet, le roi était tiraillé entre le profond soulagement de retrouver son fils, qu’il croyait mort, et la colère froide que lui inspiraient ceux qui l’avaient enlevé. Il dormait quand la seconde lettre arriva : le messager avait chevauché au crépuscule et pendant la nuit, rapide comme le vent sur les collines, profitant des derniers rayons du jour ainsi que de la clarté lunaire. La dernière heure du périple s’était déroulée dans la plus grande obscurité. Le messager avait insisté pour que l’on tire du lit Sa Majesté. C’était fait à présent.

Le roi était assis, silencieux et sinistre. Eleazar ben Solomon, le secrétaire, lut les lettres de l’évêque et fit un bref résumé de la situation.

— Où est Castellbo ? demanda le trésorier en regardant autour de lui.

— Il dort paisiblement, sans aucun doute, dans ce château proche de Gérone où il était censé protéger l’infant, dit le roi sur un ton sauvage.

Quand sa voix mourut, un lourd silence emplit la pièce. Alors que les quatre hommes mettaient de l’ordre dans leurs réflexions, Don Pedro pensait à son frère et envisageait une action.

 

« Je suis devenu comme Samson, songeait Isaac, qui alignait les mots avec difficulté. Aveugle et désarmé. Dans ma fierté, j’ai cru pouvoir affronter les Philistins. Je leur ai abandonné ma force, et cela m’a détruit. » Puis l’absurdité de l’analogie se révéla à lui. « Qui est ma Dalila ? L’abbesse de Sant Daniel, cette femme à la main et à la voix froides ? » Il éclata d’un rire incoercible jusqu’à en être au bord des larmes.

Un peu plus tard dans la nuit, alors que son corps vibrait d’excitation et de fatigue, il devint incapable de tenir plus longtemps à l’écart ses pensées rendues incohérentes par la peur panique. Elles se pressaient, et avec elles surgissait une voix, étrange, pareille à l’écho, qui murmurait à l’intérieur de son crâne… une voix démoniaque qui se moquait de lui. « J’ai détruit Raquel », pensait-il, et la voix exultait en répétant Détruit Raquel, Raquel, Raquel…

« Je dois mettre un terme à ceci », pensa-t-il, désespéré.

Ceci, ceci, ceci… répétait la voix.

— Ô Seigneur, dit-il tout haut, sauve-moi de la folie et apprends-moi à trouver la vérité.

Dans sa tête, la voix murmura Vérité, puis se tut. C’est alors qu’une autre voix jaillit de son cerveau, sèche et faible. N’oublie pas que la vérité surgit de la terre, mon enfant. C’était la voix de son maître, mort de longue date, qui lui revenait comme un souvenir ou que le Seigneur lui adressait peut-être pour le réconforter.

— Je ne l’oublierai plus, maître, dit-il. Je n’oublierai pas non plus d’où vient la justice.

Son âme recouvra la paix, et avec elle la conviction profonde et irrationnelle que Raquel était encore en vie.

 

Pour la première fois depuis des heures, Isaac remua sur sa chaise. Il se sentit brusquement prisonnier de cette pièce close et étouffante. Il tenta de lever la main. Elle lui répondit, et il voulut agiter les doigts. Ils bougèrent. Rassuré, il se leva. La tête lui tournait un peu, et il alla maladroitement jusqu’à la porte. Il l’ouvrit en grand et laissa entrer une bouffée d’air frais et humide. Le temps avait changé. Puis Feliz marcha joyeusement sur son pied et se frotta à sa cheville. Il se baissa pour gratter le chat derrière les oreilles, mais sa main rencontra un corps doux et chaud.

— Yusuf ? demanda-t-il, surpris.

— Mmm, fit une voix endormie. Seigneur ? C’est vous ? Vous allez bien ?

— Oui, mais que fais-tu à dormir sur le pas de la porte ? Tu devrais être au lit.

 

Mais Yusuf refusait de quitter la cour.

— J’apprécie ta compagnie, mon petit ami, dit Isaac. J’oublie que tu es devenu une chouette dans tes voyages. Comment est la nuit ?

— Encore noire, seigneur. Le ciel est empli de nuages, mais l’aube éclaire déjà les toits à l’orient. Comme le jour où nous nous sommes rencontrés.

— Il n’y a pas si longtemps. Tu m’es devenu indispensable en très peu de temps.

— Je ne mérite pas de tels éloges, seigneur, dit Yusuf avec la modestie de quelqu’un qui pensait exactement le contraire.

— C’est possible. Mais aussi utile sois-tu, je ne puis rien faire sans Raquel, mon garçon.

La douleur faisait trembler sa voix.

— Qui me fera la lecture ? Ta maîtresse n’a jamais appris ses lettres, et les jumeaux sont encore bien trop jeunes.

— Nous retrouverons Raquel, seigneur, affirma Yusuf d’un ton confiant. En attendant, c’est moi qui vous ferai la lecture.

— Tu sais lire ? fit Isaac, étonné. Comment as-tu appris ?

— Mon père m’a enseigné à lire ma propre langue, et les lettres de l’alphabet latin m’ont été apprises par un vieux jongleur un peu voleur qui allait de ville en ville, chantant, racontant des histoires et tirant des bourses. J’ai voyagé avec lui jusqu’à son arrestation par les officiers. J’apprendrai bientôt à reconnaître les mots, ajouta-t-il avec une arrogance tout enfantine.

— Bientôt, répéta Isaac, désespéré. Je ne puis attendre ce « bientôt », mon garçon. Je perds le pouvoir d’ordonner mes propres pensées. Je dois revenir aux mots des maîtres, ou je deviendrai fou.

Isaac leva son visage vers le ciel, comme si quelque miracle allait s’abattre sur lui pour lui permettre de lire dans son esprit troublé et de le comprendre. Un grondement semblable à la voix du Seigneur se fit entendre à l’est, et les premières gouttes de pluie tombèrent sur ses lèvres et sur ses yeux.

— Viens, Yusuf. Ne nous faisons pas mouiller, dit Isaac avec une courtoisie un peu lasse. Allons dormir. Tu m’éveilleras avant que le soleil ne soit trop haut.

 

Raquel s’ébroua pour s’arracher à un rêve où elle plongeait dans un puits profond aux couleurs chatoyantes. Son cœur battait d’effroi. Sa tête la faisait désagréablement souffrir, et sa bouche était sèche et fétide. Un instant, elle se crut chez elle, dans son lit, puis elle se rappela qu’elle se trouvait au couvent. Elle ouvrit les yeux. Il faisait très sombre et elle gisait sur une chose peu confortable qui lui meurtrissait le dos. Elle s’assit, et son estomac se tordit. Il y avait là quelque chose d’anormal.

Elle toucha la surface sur laquelle elle reposait. Cela ressemblait à un grabat grossier empli de paille. Ses mains avancèrent jusqu’à toucher des planches rudes. Le sol. Dessous, elle entendit le claquement d’un sabot et le doux hennissement d’un cheval. Soit elle était devenue folle, soit elle était couchée à même le sol au-dessus d’une écurie.

Puis elle se rendit compte que l’obscurité n’était pas uniforme. Ce carré de noir moins intense devait correspondre à l’ouverture d’une fenêtre, et cette forme encore plus sombre, là, à portée de la main, à une autre paillasse ou à un meuble quelconque. Elle tendit l’oreille. En plus des bruits de l’écurie, elle perçut une respiration peu profonde. Mon Dieu, se dit-elle, dame Isabel ! D’une façon qu’elle ne pouvait imaginer, dame Isabel et elle-même avaient été transférées pendant leur sommeil dans cette chambre de fortune.

Avec précaution, elle se leva. Ses cheveux se frottèrent aux poutres et des toiles d’araignée se collèrent à son visage. Elle les chassa d’un geste impatient et se dirigea vers le carré de gris, silencieuse dans ses bottes de cuir souple. Elle atteignit l’ouverture grossière pratiquée dans le mur et passa la tête à l’extérieur. L’air était frais et humide ; à l’est, l’aube éclairait déjà le ciel. Des formes, collines ou nuages, se profilaient à l’horizon. Elle huma, étonnée, les odeurs inhabituelles. Elles se trouvaient quelque part à la campagne.

Elle revint au milieu de la pièce, la main tendue pour percevoir les limites de ce nouvel espace. À mi-chemin, son pied toucha une irrégularité du sol, et elle se pencha. Ses doigts reconnurent le contour d’une trappe ; elle trouva un anneau et le tira doucement. La trappe se souleva à peine. Elle était barrée ou fermée à clef. Elle poursuivit sa progression silencieuse. Une planche craqua et elle s’immobilisa. Sous elle, seuls les bruits rassurants des animaux lui parvenaient, et elle continua jusqu’aux planches grossières du mur du fond. Elle n’y trouva pas la moindre porte. Il n’y avait qu’une issue, et elle était barrée.

Elle s’avança vers l’autre couche et prit la main molle de dame Isabel. Elle était chaude, son pouls était faible et sa respiration rapide. Elle était vêtue d’une lourde robe de soie et enveloppée d’une chaude cape ; Raquel desserra sa propre robe et s’allongea près d’elle pour attendre le lever du jour.