Le Bihan était encore sonné par sa découverte lorsqu’il poussa la porte de l’hôtel. Chenal avait dû s’en apercevoir, car il lui lança en plaisantant :
— Ma parole ! Quelle tête tu fais ! On dirait que tu as vu le grand inquisiteur.
Le Bihan ne pouvait partager son secret avec personne. Pas même avec l’homme qui lui avait sauvé la vie. Il tenta de se recomposer un visage et ironisa à son tour.
— Je vais finir par croire que la cuisine du coin ne me convient pas. À propos, on mange à quelle heure aujourd’hui ?
— De dix-neuf à vingt et une heures, comme d’habitude ! C’te question !
— Je risque d’arriver un peu plus tard. Je voudrais vérifier quelques détails. Je peux aller consulter les livres dans la bibliothèque ? Elle est ouverte ?
Chenal s’en retourna vers sa cuisine en levant les bras au ciel. Il interpella sa femme.
— Chérie, il y a notre Normand qui a dû forcer sur le calva. Il pose de drôles de questions. Bien sûr que c’est ouvert. On n’est pas à la Bibliothèque nationale ici !
Le Bihan monta d’abord dans sa chambre pour ranger ses affaires et cacher les documents dans le double fond de sa valise. Il sourit en se disant que cette précaution évoquait furieusement un film de série B, mais dans l’immédiat, il ne trouva rien de plus original. Il s’arrêta devant le miroir et entreprit de détailler sa mine. C’est vrai qu’il n’avait pas l’air en forme. Il eut une pensée pour les quatre Cathares qui s’étaient partagé un aussi lourd secret. Et il songea que lui était tout seul pour le faire.
Le Bihan descendit l’escalier de bois qui semblait toujours grincer davantage à cette heure de la journée. La porte de la bibliothèque était bien ouverte et Chenal avait remis de l’ordre dans les volumes qui s’étageaient sur les planches en acajou de ce qui devait être un vieux meuble de famille dont l’aspect démodé ajoutait à sa fonction de gardien de la mémoire de la région. L’index de Le Bihan courut sur les tranches des livres dont certaines étaient en tissu et d’autres en carton. Il attendait que son regard soit arrêté par une tranche noire en tissu frappée de lettres d’or. Après deux échecs, la troisième tentative s’avéra la bonne. Son doigt vint se poser sur le volume Histoire lointaine de Montségur.
Le Bihan s’assit dans le fauteuil de lecture en ne prenant pas garde à l’imprimé fleuri qui avait déjà été le sujet de nombres de plaisanteries avec le maître des lieux. Après tout, il était confortable et on ne lui demandait rien de plus ! L’historien se souvenait que le chapitre sur les origines païennes de Montségur se trouvait au début de l’ouvrage. En feuilletant les pages, il se dit qu’il dénicherait peut-être une trace de ce qui se trouvait « sous le donjon de Montségur », conformément au message qu’il avait reçu l’autre jour. Il semblait décidément avoir moins de chance dans ses recherches à la fin de la journée qu’au début, quand il était à la bibliothèque de Foix. Pour la troisième reprise, il allait recommencer à feuilleter l’ouvrage quand son regard fut attiré par trois fines lettres écrites sur la page de garde. La première et la dernière étaient en capitales. Celle au milieu était en minuscule. Le tracé à l’encre noire était conforme aux cours de calligraphie gothique que les Allemands dispensaient pendant la guerre en zone occupée.
« K v G »
Le Bihan eut la sensation de recevoir un coup de poing dans l’estomac. Le choc qu’il ressentit fut suivi d’un accès de vertige et il y a fort à parier que s’il n’avait pas été assis dans le fauteuil à fleurs, il serait tombé à terre. Le Bihan regarda la pièce autour de lui. Le moindre tableau, le vase le plus insignifiant, la dérisoire collection de fers à cheval, tout lui était devenu hostile. « K v G », Karl von Graf, était venu dans cet hôtel ! Il s’était probablement assis dans ce fauteuil. Cette seule pensée était insupportable. Et si c’était une coïncidence ? Non, il jugea l’éventualité impossible.
« On dirait que tu as vu le grand inquisiteur. »
Cette histoire était devenue trop dangereuse. Le Bihan sortit de la pièce et ferma doucement la porte. Il s’engagea sur ces satanés escaliers qui semblèrent compatir en grinçant moins fort que lors de leur descente. Il n’avait plus qu’une seule idée en tête : quitter l’hôtel des Albigeois ! Au plus vite !
Arrivé sur le palier qui menait à sa chambre, Le Bihan sentit son coeur s’emballer. Sa tête était proche d’exploser. Le tambour lui battait les tempes. Les chocs se faisaient sentir jusque dans ses dents. Ses yeux étaient en proie à une terrible chaleur. Il posa sa main sur la poignée de la porte. Tranquillement assis à sa table de travail se trouvait Chenal, plongé dans la lecture des parchemins. Il se tourna vers son client et lui dit en souriant :
— Toutes mes félicitations Le Bihan, tu as réussi à résoudre une énigme vieille de sept siècles. Chapeau, mon vieux !