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Berlin, 1938

Cher Jacques,

Malgré tous mes efforts, je sentais qu’il serait difficile de trouver ma place au sein de la SS. Derrière l’idéal de pureté que les membres de l’Ordre Noir ambitionnaient d’atteindre, ceux-ci n’étaient que des hommes. À ce titre, ils ne pouvaient se détourner de leur nature profonde. Ils sacrifiaient à leurs penchants coupables. Combien de fois ne suis-je pas entré en conflit avec mes collègues et mes supérieurs qui ne faisaient pas honneur à leur uniforme ? Quand je les voyais marcher dans la rue, tenant le bras de femmes à l’allure vulgaire et habillées de manière tapageuse, je ne pouvais pas m’empêcher de leur dire ce que j’avais sur le coeur. Endosser l’uniforme noir à la double rune Sieg entraînait des responsabilités dont ils ne semblaient pas avoir conscience. Leur comportement me semblait d’autant plus inacceptable qu’ils connaissaient les exigences de Himmler en matière de bonnes moeurs.

C’est à cette période que je fis la connaissance de Richard. Après de brillantes études de biologie, il avait rejoint l’Ahnenerbe pour y poursuivre ses recherches liées aux coutumes des anciens Scandinaves. Richard Koenig présentait un pedigree impeccable au regard de nos supérieurs. Dès la fin de la guerre, il avait adhéré à la Thulegesellschaft comme on entrait en religion. Il se passionnait pour les racines profondes du peuple aryen et était convaincu que l’Histoire du monde se définissait par des oppositions éternelles de race et l’affirmation de supériorités légitimes. Il conservait d’ailleurs dans son bureau un petit fanion frappé de l’emblème de la société, un poignard dont la lame était entourée de feuilles de chêne et le manche orné d’un svastika d’où jaillissaient des rayons de lumière.

Ce fanion fut le prétexte de notre première discussion. Un jour où je venais lui remettre un dossier, il me complimenta à propos de mon ouvrage sur le Graal. Nous évoquâmes ensuite le symbolisme de la croix gammée et son inspiration orientale. Je fus rapidement impressionné par la clarté de son discours et la pertinence de ses jugements. Il ne ressemblait pas du tout à ces officiers sans élégance qui n’hésitaient pas à s’afficher avec des femmes de mauvaise vie.

Je pense que mes remarques avaient fini par attirer l’attention sur moi. S’agissait-il de simple jalousie ou, pire, d’une véritable volonté de me nuire ? Je n’en ai jamais rien su. En revanche, je fus appelé auprès de mon supérieur pour répondre de mes actes selon lui incompatibles avec l’exercice de mes fonctions au sein de l’institut. Mes collègues m’avaient dénoncé en mettant en cause mon penchant pour l’alcool. Le SS Sturmbannführer me regarda dans les yeux en attendant de me voir défaillir ou peut-être même implorer un pardon, mais je pris sur moi et je réussis à demeurer droit et impassible. J’admis apprécier boire de temps en temps un petit verre, mais j’ajoutai immédiatement que je savais toujours conserver la mesure des choses. Probablement l’officier fut-il contrarié de me voir lui tenir tête. Il me regarda avec une expression de dureté que je n’oublierai jamais. Il me mit en garde en me disant que je ferais désormais l’objet d’une surveillance particulière et que tous mes travaux seraient placés sous le contrôle constant de mes supérieurs. Il poursuivit en me disant qu’il me retirait mon Ausweis et que je ne pouvais dès lors plus quitter l’Allemagne. Cette fois, je perdis toute contenance ; je lui dis que je devais absolument voyager afin de poursuivre mes recherches. Comme il ne me répondait pas, j’ajoutai un autre argument en lui disant que je remplissais cette mission sur l’ordre particulier de Himmler. Quand je prononçai le nom du Reichsführer, il se leva et me répondit sur le ton d’un père qui réprimande son enfant. Il me dit que je devais mon maintien dans l’institut à la relative protection que m’accordait Himmler et que sans lui, il y a déjà longtemps que j’en aurais été chassé. Et il ajouta que l’aveuglement n’avait qu’un temps. Il me pria ensuite de quitter son bureau.

Lorsque je me retrouvai dans le couloir, Richard Koenig n’était pas loin. En voyant mon expression, il comprit que je venais de vivre un moment très difficile. Il m’invita à le suivre dans son bureau où je pus lui raconter tout ce qui venait de m’arriver. La peine qui se dessinait sur son visage n’avait rien d’un sentiment feint ou convenu. Il compatissait réellement à la punition injuste dont je faisais l’objet. Poussé par l’amitié qu’il me portait, il proposa de m’aider et de poursuivre les recherches que j’avais entamées. Mais il fallait avant tout que je lui explique précisément l’objet de ma quête et les résultats que j’avais obtenus jusque-là. Ce fut alors que je lui parlai pour la première fois du siège de Montségur et de la fuite des quatre Parfaits. Grâce à Richard, j’avais retrouvé foi en mon combat.

Ton dévoué,

Otto Rahn