Berlin, 1938
Cher Jacques,
Le moment est venu de te révéler à quelle incroyable conclusion m’ont mené mes recherches. Depuis des générations, la plupart des historiens se sont concentrés sur la date fatidique du 16 mars 1244 lorsque les croisés de l’Inquisition catholique prirent possession de Montségur. Quelle bande d’aveugles que tous ces professeurs gonflés de vanité ! Incapables de dépasser le royaume des apparences pour pénétrer les véritables secrets de l’incroyable épopée d’un peuple qui luttait pour préserver sa foi, quel qu’en soit le prix. Ils ont eu tort de ne pas s’intéresser davantage à la journée du 15 mars. La veille, au moment où tout a basculé.
Sentant que la situation était totalement désespérée, Pierre-Roger de Mirepoix ordonna à quatre Parfaits de fuir Montségur pour aller mettre à l’abri le Graal dont les Cathares avaient hérité. Arrivé à ce stade de mes investigations, je suis à présent en mesure de citer les noms de ces quatre hommes qui ont réussi à échapper à la fureur des croisés, ces fils de Jahvé qui avaient juré leur perte.
Amiel Aicard Peytavi Laurent Hugues Domergue Pierre Sabatier
Ces quatre Parfaits figuraient parmi les plus déterminés des Cathares assiégés. Ils réussirent à s’échapper grâce à une corde et surtout grâce aux avens qu’offrait l’âpre montagne de Montségur. Il faut tâcher de se représenter un instant cette scène incroyable ! Tandis que les bourreaux préparaient leurs bûchers, quatre hommes s’enfuyaient dans la nuit en emportant avec eux le secret primordial de leur peuple. J’ai souvent pensé à eux en me disant qu’il n’y avait pas eu beaucoup d’hommes dans l’Histoire de l’humanité qui s’étaient vu confier une pareille mission.
Mais encore restait-il à déterminer ce qu’ils étaient devenus par la suite. Bravant tous les dangers, ils ont échappé à la vigilance des croisés et ils ont fini par atteindre la grande grotte de Lombrives. Le lieu était réputé pour sa situation imprenable, mais aussi pour les démons qui étaient censés y résider.
Mais les quatre Parfaits avaient déjà défié assez de dangers pour craindre quelques démons nés de l’imagination des hommes. Ils bénéficièrent de l’aide de plusieurs villageois restés fidèles à la foi des Purs et reçurent de quoi manger. Une fois réunis dans le ventre de la montagne, les fugitifs s’attelèrent à une nouvelle tâche. Ils devaient décider du sort qu’ils allaient réserver au Graal pour que celui-ci ne tombe pas entre des mains ennemies. Un jour, ils en étaient convaincus, le Graal leur permettrait de vaincre leurs adversaires et d’imposer la véritable foi.
Je suppose qu’ils discutèrent longtemps avant de décider ce qu’ils allaient faire. Et finalement, ils entreprirent de tracer sur les parois de la roche les clés de leur secret. J’ignore comment ils réussirent à reproduire avec autant de précision ces quatre blasons accompagnés des symboles, destinés à franchir les siècles, mais ce prodige me pousse à croire qu’ils avaient réalisé des progrès considérables que la civilisation européenne ne connaîtra pas avant la Renaissance. Quand le tracé fut achevé, ils le recouvrirent d’une couche de poussière calcaire qu’ils fixèrent à l’aide d’un liant. De cette manière, ils étaient assurés que leur plan resterait secret et qu’il ne serait susceptible d’être dévoilé qu’à leurs frères de religion.
Mais avec les siècles, nul n’est jamais venu percer le secret des quatre fugitifs. La peur était trop grande de voir les persécutions reprendre. Les Cathares préféraient se faire oublier, quitte à vivre leur foi dans la plus grande discrétion et même dans la honte des réprouvés. Lors de mes explorations, j’avais constaté qu’un petit pan de paroi d’une partie de la grotte nommée « la Cathédrale » présentait une teinte légèrement plus foncée. Je me suis bien gardé d’en parler à quiconque et surtout à Antonin Gadal. Je suis sûr qu’il aurait tiré toute la gloire d’une pareille découverte ! C’est la raison pour laquelle je suis revenu à plusieurs reprises dans la grotte et que certains m’ont accusé de m’y livrer à des déprédations pour corroborer mes théories. Certains ont même été jusqu’à affirmer que je dessinais des motifs sur les parois pour accréditer mes thèses. Qu’ils pensent ce qu’ils veulent, cela ne me touche pas. Je savais ce que j’avais à faire, je m’étais attelé à la mise à jour de la fresque des Parfaits. Mais il fallait agir avec précaution, très doucement pour ne pas l’abîmer après sept siècles de recouvrement par la fine couche de calcaire.
Hélas, la faillite de l’hôtel et les attaques mesquines des habitants de la région ont fini par contrarier mes plans. J’ai été contraint de quitter Ussat-les-Bains dans la précipitation avant d’avoir terminé mon travail. Heureusement, personne n’était au courant de cette découverte et je me suis armé de patience. Quand la SS m’a fourni les moyens nécessaires pour poursuivre mes travaux, j’ai fait appel à la seule personne qui pourrait m’assister dans ma quête.
Betty avait été la moins fiable de mes employées, mais elle était aussi la plus maligne et surtout la plus intéressée. Je ne me suis pas trompé. Elle a accompli des merveilles et dans la plus grande discrétion. Un jour, j’ai reçu les quatre fameux blasons qu’avaient tracés les Parfaits au fond de leur grotte. Le Graal était enfin à portée de main ! À la portée de ma main !
Ton dévoué,
Otto Rahn