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Le Bihan ne put réprimer un bâillement. Cela faisait déjà deux heures qu’il patientait devant le bar-tabac d’Ussat en guettant attentivement les allées et venues de la patronne. Mais depuis qu’il était arrivé, la flamboyante Betty n’avait jamais été seule et il restait encore à ce moment-là quelques clients dans l’établissement. L’historien se dit qu’il n’avait d’autre choix que celui de prendre son mal en patience et qu’il finirait bien par trouver le moment opportun. Un peu plus tard, son attention fut attirée par deux curistes qui rentraient au centre du village après une randonnée dans la nature. À leur habillement, il en déduisit qu’ils devaient être anglais. L’homme marchait en s’aidant d’une de ces grandes cannes de marche sculptées dans un long morceau de bois. Il l’avait recouverte de petits écussons métalliques qui rappelaient les différents périples qu’il avait déjà accomplis. Le Bihan avait toujours trouvé étrange cette manie qu’ont les voyageurs de conserver des traces matérielles des pays qu’ils avaient visités. Écussons sur les vêtements, étiquettes sur les valises, savonnettes et cendriers dérobés dans les hôtels... Si seulement il pouvait retrouver la valise ou la canne de marche d’Otto Rahn, tout serait tellement plus simple !

Ces pensées l’avaient distrait un court instant de sa surveillance. Le temps pour Betty de mettre à la porte son dernier client qui, de toute évidence, n’était pas venu à Ussat profiter des bienfaits de l’eau. Quelques instants plus tard, la blonde fermait son établissement et s’engageait sur la rue qui menait à la nationale, de l’autre côté de la rivière. Elle passa devant la bâtisse qui avait jadis porté le nom d’hôtel des Marronniers sans lui jeter le moindre regard et poursuivit sa balade d’un bon pas. Le Bihan se souvint d’un détail que lui avait confié Mireille. Betty était très soucieuse de son physique. Elle prétendait que de grandes promenades quotidiennes la maintenaient en forme et surtout raffermissaient son corps. Le Bihan roulait loin derrière elle et assez doucement pour ne pas se faire remarquer. Il garda la même allure, le temps que Betty se soit éloignée de la zone habitée, et puis il accéléra. Betty ne remarqua pas la 2CV jusqu’à ce que celle-ci ralentisse et que son chauffeur baisse la vitre du côté passager.

— Betty ? lui lança Le Bihan.

— Encore vous ! s’exclama-t-elle en lui lançant un regard noir. Vous n’en avez pas assez de me harceler ?

— J’aurais encore aimé vous poser une question, montez !

La blonde s’arrêta et toisa la voiture et son conducteur avec le même dédain qu’une dame de la haute qui aborde un larbin.

— Je n’ai plus rien à vous dire ! lâcha-t-elle. Fichez-moi la paix ou j’appelle les gendarmes !

— À la bonne heure ! Je crois qu’ils seront heureux d’apprendre les petits secrets de vos diverses activités pendant la guerre.

Cette fois, Betty ne se contenta plus de lui décocher un regard noir. Elle frappa du poing un grand coup dans la portière qui fit craindre à Le Bihan de devoir s’en expliquer auprès de son propriétaire.

— Écoute, sale fouineur, lui lança-t-elle sur un ton menaçant. Tu n’as aucune preuve de ce que tu avances et tes méthodes d’intimidation ne marchent pas avec moi. Je ne suis pas le genre de femme qui s’en laisse conter par des minus dans ton genre !

— C’est dommage, répondit Le Bihan sans se laisser démonter. Je suis certain que les gendarmes aimeront écouter l’histoire du pauvre Richard Fritz.

À l’évocation de ce nom, Betty se raidit. Elle parut hésiter un instant et puis entra dans la voiture. Pour ne pas regarder son chauffeur, elle fixait un point imaginaire, au loin sur la route.

— C’est encore cette peste de Mireille, hein ? Il fallait toujours qu’elle fouille dans mes affaires. Je suis bien contente qu’elle ait dégagé le plancher !

— Avouez que cela n’est pas très prudent de garder des photos des hommes de votre vie, non ? Surtout quand ils ne sont pas très fréquentables ? Mais vous êtes comme ça, comme un voyageur qui collectionne » sur sa valise les étiquettes des hôtels où il est descendu. C’est votre tableau de chasse en somme ! Vous ne pensez pas qu’on serait mieux chez vous pour discuter ?

Pour la première fois, Le Bihan eut les honneurs du petit appartement de Betty. Situé juste au-dessus du bar-tabac, le lieu semblait pourtant en être bien éloigné.

L’aménagement du petit salon donnait l’impression d’être transporté dans le décor d’une cocotte parisienne ou, mieux encore, dans l’antre d’une meneuse de revues. Les fauteuils étaient recouverts d’un tissu rose vif et au plafond pendait un petit lustre dont les gouttelettes de faux cristal vibraient lorsque l’on foulait le plancher recouvert d’une copie de tapis d’Orient. Au mur, c’était tout l’âge d’or du music-hall qui reprenait vie. Mistinguett en spectacle au Casino de Paris. Les danses endiablées de Joséphine Baker avec sa ceinture en bananes. La Veuve Joyeuse avec Maurice Chevalier... Le Bihan observait la galerie de photos tandis que Betty lui servait un verre de Suze.

— J’ai toujours rêvé de travailler dans une revue, lui dit-elle en posant les verres sur la petite table ronde qu’elle avait recouverte d’une nappe en dentelle. J’ai tout fait pour y arriver, mais je n’ai pas eu de chance. D’abord, mon père m’a empêchée de suivre mes cours de danse puis, quand j’ai quitté la maison pour voler de mes propres ailes, je suis rapidement tombée entre les pattes d’un salaud. Il prétendait être un agent réputé sur la place de Paris. Un agent ? Foutaises ! Un maquereau, oui !

— Vous n’avez jamais dansé ?

— Pas même une audition, répondit-elle avec nostalgie. J’étais même trop fauchée pour aller voir les spectacles. Ce salaud me prenait tout. Alors, un jour, j’ai décidé de quitter Paname et de tenter ma chance en province. Avec la ferme intention de ne plus me laisser berner par les mecs. C’était bien fini !

L’évocation de ces souvenirs semblait pénible pour Betty, mais à présent qu’elle était lancée, elle tenait à raconter son histoire. Elle but d’un trait son verre de Suze.

— Mais vous n’êtes pas venu pour écouter mes malheurs ! reprit-elle. Que voulez-vous savoir ?

Pour la première fois, Le Bihan se surprit à ne pas la trouver antipathique. Il avait même presque envie de la plaindre, mais il était décidé à aller jusqu’au bout de sa démarche.

— Je vais être direct. Quand vous affirmez ne pas avoir conservé de traces des quatre écus que vous avez recopiés dans la grotte, je ne vous crois pas. Comme vous l’avez dit vous-même, vous ne voulez plus être bernée ! Je vous crois plus maligne que cela.

— Merci !

— De rien, ce n’est pas nécessairement un compliment. En plus, il y a l’histoire de ce Richard Fritz. Un homme qui apparaît dans la région pendant la guerre et puis qui disparaît tout aussi rapidement. Et étrangement, vous possédez des objets qui lui ont appartenu.

Betty se leva et quitta la pièce. Quelques instants s’écoulèrent avant qu’elle ne revienne avec une valise en vieux cuir brun qu’elle posa sur le canapé recouvert de tissu rose. Elle l’ouvrit et commença à en sortir des photos, un insigne de la SS, un cahier et un revolver qu’elle disposa méthodiquement sur un coussin de velours jaune.

— Voilà tout ce qu’il reste de ce cher Fritz ! lança-t-elle sur un ton qui trahissait une certaine satisfaction. Encore un qui croyait me berner ! Eh bien, je ne lui ai pas laissé ce plaisir.

L’historien réfléchit vite.

— Vous l’avez... ?

Le Bihan n’osa pas prononcer le dernier mot.

— Tué ? s’exclama-t-elle. Oui, pardi ! Mais attention, en tout bien tout honneur. Il était plutôt beau gosse et j’avoue que je n’étais pas insensible à son charme. Au début, en fait les deux premiers jours, tout s’est bien passé. Par la suite, il a commencé à se montrer violent. Il m’accusait de lui cacher des secrets que m’aurait laissés Otto Rahn. Tiens, celui-là aussi il l’a bien berné !

— Pourquoi ?

— Je vous l’ai dit, répondit la blonde sur le même ton exaspéré que tient une institutrice à son élève qui ne suit pas attentivement ses explications. Le pauvre Rahn n’aimait pas beaucoup les femmes. En revanche, il en pinçait pour le beau Fritz. Mais lui, il s’en fichait. Tout ce qu’il voulait, c’était mettre la main sur le trésor de son copain. Vous pigez maintenant ?

Plus rien ne semblait pouvoir arrêter le flot de confidences de la patronne du bar-tabac. Pour une fois qu’elle tenait son public en haleine, elle n’était pas prête à interrompre la représentation.

— Fritz n’était pas du genre farouche. Vous allez dire que ça valait mieux avec une fille comme moi. Mais apparemment, je ne devais pas lui suffire. Il a commencé par me faire entrevoir de la passion et après deux jours il commençait déjà à s’absenter. Il avait même réussi à se trouver une maîtresse à Albi ! Pour ça, il n’avait pas peur de faire des kilomètres !

Comme au théâtre, Betty marqua un temps de respiration et puis reprit :

— Un soir, le Boche est devenu violent. Il avait un peu bu, mais il n’y avait pas que la bibine ! Il avait vraiment envie de cogner. À Paris, j’ai appris que pas mal de types ont besoin de cela pour se sentir en pleine possession de leurs moyens, mais lui, le Fritz, il cognait fort ! J’ai essayé de m’en sortir et la bagarre a dégénéré.

Le Bihan s’abstint de poser la question que son interlocutrice attendait, mais son expression était suffisamment claire.

— Platement dit, reprit-elle avec la même assurance, il a essayé de m’étrangler dans la cuisine et je lui ai balancé le rouleau à pâtisserie dans la tronche.

C’est classique, non ? Mais je ne m’attendais pas à cogner aussi fort ! Il était refroidi, le schnitzel ! Il a fallu que je me débarrasse du corps. Heureusement que la région est grande et que ce brave Rahn m’avait laissé sa fourgonnette qui avait échappé à la faillite de l’hôtel.

Après la révélation finale, la blonde laissa son spectateur apprécier l’histoire qui venait de lui être racontée. Elle resservit deux verres de Suze et guetta une réaction qui se fit attendre. Le Bihan se leva et alla observer les objets qu’elle avait conservés de son amant aussi violent qu’éphémère. Il regarda les photos de ce jeune officier en tenue de la SS. Il observa un briquet, un revolver ainsi qu’un petit dossier noir fermé par une cordelette et portant une étiquette avec les initiales « O.R. ». Il commença à la détacher.

— Ça, c’est ce qui m’a ôté mon dernier remords de l’avoir refroidi, lâcha Betty avec une pointe de mépris dans la voix. Un dossier à charge contre son cher copain Otto et pas mal de bavardages sur les cathares.

Le Bihan le referma et le prit sous son bras.

— Hé ! s’exclama Betty. Faut surtout pas vous gêner !

— Je suppose que vous préférez cela à une dénonciation chez les gendarmes, répondit Le Bihan en regrettant aussitôt ses paroles.

Ne venait-il pas de briser l’amorce de complicité qui naissait entre eux ?

— Tout le monde se fiche du Fritz !

— Et la carte...

— Quelle carte ?

— Ne faites pas celle qui ne comprend pas, insista Le Bihan. Je sais que vous ne vous êtes pas contentée d’envoyer à Rahn la reproduction des écus que vous avez trouvés dans la grotte. Vous êtes bien trop intelligente pour cela !

Une fois encore, Le Bihan n’avait pas cherché à la flatter. Il pensait sérieusement ce qu’il venait de lui dire et apparemment ces mots eurent pour effet de la radoucir. Elle partit une fois encore dans la pièce d’où elle avait ramené la valise de Fritz. Mais cette fois, elle revint avec un petit morceau de papier jauni.

— Franchement, lui dit-elle en lui tendant le papier. Je n’ai jamais rien compris à tout ce charabia. Regardez, il y avait quatre blasons. Sur chacun d’entre eux, il y avait un grand dessin, une croix et puis un drôle de petit dessin dans la dernière tranche du blason.

— Quels dessins ? demanda Le Bihan en se rapprochant du document.

— Ne vous moquez pas de moi, je n’ai jamais été très douée en dessin. C’est tout ce que j’ai vu et j’ai essayé de le reproduire au mieux.

L’historien se sentit dans la peau de Champollion alors qu’il tentait de déchiffrer les hiéroglyphes. Mais il se dit qu’il lui faudrait du temps pour arriver à identifier ces gribouillis qui évoquaient tantôt un damier tantôt une barque. Le Bihan mit cette fois ce document dans sa poche.

— Cela ne vous gêne pas, au moins ? demanda-t-il en souriant.

— Faites comme chez vous, répondit Betty.

Ensuite, elle alla vers le mur pour contempler la photo de Joséphine Baker qu’elle connaissait pourtant par coeur. La ceinture en bananes, les grandes boucles d’oreilles des colonies, la coiffure à la garçonne avec son accroche-coeur sur le front et surtout ce petit sourire coquin qui faisait chavirer le coeur des hommes. Elle soupira.

— Joséphine ! Elle était une grande... Elle dansait, elle chantait et elle était capable de faire rire le public. Mais même quand elle louchait, elle restait élégante et séduisante. Rahn n’a jamais compris cela. Il ne voyait en elle qu’une négresse attardée. C’est dommage, je crois qu’il s’est trompé de vie. En fait, il était gentil, mais il s’est laissé monter la tête par tous ces bobards de race, de trésor des Cathares et de supériorité à la noix. Voyez où cela l’a mené !

— On dirait que vous l’aimiez bien, je me trompe ?

— Ouais, répondit-elle dans un sourire qui sembla pour la première fois mélancolique. Comme une grande soeur qui ne veut pas laisser tomber son petit frère. Mais c’est loin tout cela. Aujourd’hui, plus personne ne pense à lui à part vous. Dites donc, vous me faites toujours parler, mais vous, qu’est-ce qui vous pousse à remuer tout ce passé ?

Le Bihan était au volant de sa voiture. Tout en faisant attention à la route, il jetait de temps en temps un coup d’oeil sur les parois rocheuses qui s’élevaient de part et d’autre de la voie sinueuse. Il songea encore à la question que lui avait posée Betty. Qu’est-ce qui le poussait à remuer le passé ? Il avait été incapable de lui répondre.