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Le Bihan n’en finissait pas de retourner les dessins de Betty dans tous les sens. Il s’agissait bien d’écus de forme ordinaire aussi appelés « français anciens ». Ils étaient tiercés en fasce, c’est-à-dire découpés en trois tranches égales de manière horizontale. Le sommet de l’écu était rehaussé d’une croix cathare qui parlait d’elle-même. La partie centrale du blason était occupée par un lion, un pelage d’hermine, un avant-bras tendu et un ours. Selon toute vraisemblance, les illustrations renvoyaient à des armoiries de cités. Par chance, Le Bihan s’était intéressé à l’héraldique depuis longtemps et il réussit assez facilement à identifier les quatre villes dont il était question. Le lion évoquait la cité de Leon aujourd’hui en Espagne. Le pelage d’hermine appartenait à la ville allemande de Cologne. L’avant-bras tendu était depuis toujours le symbole de Crémone dans le nord de l’Italie. Quant à l’ours, il représentait selon lui la riche cité médiévale de Bruges, aujourd’hui en Belgique.

Si les références géographiques liées à la partie centrale du blason lui semblaient évidentes, Le Bihan était loin de pouvoir en dire autant des fameux symboles abscons qu’elle avait tracés dans la partie inférieure. À en croire les dessins approximatifs de Betty, il y avait une épée dans son fourreau, une croix renversée, une barque à la coque en damier et une sorte de grille. Il avait entrepris de lister toutes les interprétations possibles, mais aucune ne lui donnait entièrement satisfaction.

Toc ! Toc !

L’épouse de Chenal apparut à la porte.

— Monsieur Le Bihan, vite ! lui dit-elle. Il y a quelqu’un pour vous au téléphone. Et cela semble urgent.

Le jeune homme descendit les escaliers et alla se saisir du combiné dans la réception de l’hôtel.

— Monsieur Le Bihan, c’est moi, c’est Philippa !

La voix avait beau être basse, l’historien l’avait reconnue sans l’ombre d’un doute.

— Je suis dans un café, poursuivit-elle. Il s’appelle le... (Elle chercha le nom pendant quelques instants.) Oui, le bar de l’Amitié, sur la place de Foix. Il faut que vous veniez m’aider. Ils sont sur mes traces. Ils vont me tuer !

— Mais qui ? Dites-moi qui ! répondit Le Bihan.

— Les Bons Hommes ! De Grâce, venez vite. Je vais raccrocher. Ici, je suis près de la vitrine du café. Ils vont me voir.

Philippa raccrocha et alla s’asseoir dans le fond du café. Le tenancier qui trônait derrière son bar la regardait avec méfiance. Il se dit qu’il devait encore s’agir d’une de ces histoires d’amour qui tournaient mal comme on en lisait plein dans les rubriques de faits divers des journaux. L’air désapprobateur, il chuchota à l’un de ses clients qui sirotait son ballon de rouge au zinc qu’il espérait que cela ne viendrait pas mettre du grabuge dans son établissement. La jeune femme sentait les regards se porter sur elle. Son coeur continuait à battre fort et elle se dit qu’un deuxième café l’aiderait à tenir le choc. Elle n’avait pas d’argent (elle avait tout laissé chez elle), mais elle ne s’inquiéta pas pour cela. Elle en était sûre, Le Bihan allait l’aider.

Depuis qu’elle en avait entendu parler alors qu’elle poursuivait ses recherches à Rouen, elle était convaincue qu’il était le genre d’homme qu’elle aurait dû connaître pour avoir le courage de changer de vie. À l’époque, il travaillait sur la tapisserie de Bayeux et avait été confronté aux membres de l’Ahnenerbe. Philippa – qui s’appelait en fait Madeleine – était dans l’autre camp. Elle avait eu l’occasion de dîner avec Ludwig Storman et de l’entretenir de ses travaux sur l’antagonisme naturel du peuple juif et de l’homme aryen. Celui-ci s’était montré très intéressé et avait été jusqu’à lui parler de ses recherches sur les anciens peuples venus du Nord. Il évoqua aussi sa lutte contre les résistants et surtout contre un jeune historien qui lui menait la vie dure. À l’époque, sans savoir pourquoi, Madeleine avait éprouvé de la sympathie pour ce mystérieux Le Bihan. Peut-être même avait-elle été, pour la première fois, ébranlée dans ses certitudes politiques et familiales.

La jeune femme but d’un trait sa deuxième tasse de café et apprécia l’effet bienfaisant du liquide chaud qui se répandait en elle. Philippa regardait distraitement une affiche publicitaire sur une plaque émaillée sur laquelle un personnage vêtu d’une large cape noire vantait les mérites d’un porto quand la porte du bar s’ouvrit. L’espace d’une seconde, elle crut que l’homme qui entrait se confondait avec l’affiche publicitaire. Il portait lui aussi une cape noire et un masque noir, comme une cagoule. Philippa n’eut pas le temps de détailler cette vision étrange, car tout alla trop vite. L’homme ordonna au patron et aux clients du bar de quitter l’établissement. Ceux-ci détalèrent comme des lapins en quelques secondes, puis il s’approcha d’elle en tendant un pistolet dans sa direction. Philippa n’eut même pas le temps de crier qu’une balle tirée à bout portant vint lui traverser la boîte crânienne. Il avait suffi d’une détonation, nette et précise. De manière incongrue, le cadavre demeura tel que se trouvait assis le corps lors des dernières minutes de vie de la jeune femme. Assis dans l’angle de la banquette, devant une tasse de café vide. L’homme sortit un morceau de tissu de sa cape. Il le disposa soigneusement sur la morte. Ensuite, il quitta le bar, entra dans une voiture, mit le contact et remonta la rue principale. Le patron du bar de l’Amitié aurait bien voulu faire une description détaillée de l’homme à la police, mais il n’y avait pas grand-chose à en dire d’autant plus qu’il n’y avait pas de plaque sur son véhicule.

Le Bihan comprit qu’il arrivait trop tard quand il vit l’attroupement devant le bar. Profitant de la cohue, l’historien entra dans l’établissement et devina une masse inerte sous un grand morceau de tissu noir. Sur celui-ci était cousu un blason qui ne lui était pas étranger : un écu associant la double rune de la SS et la croix cathare. Le jeune homme préféra ne pas s’attarder afin de ne pas croiser la gendarmerie qui était sur le point d’arriver. Philippa n’avait cessé de l’appeler à l’aide, mais il était arrivé trop tard. Une fois dehors, il questionna un badaud.

— Qui était-ce ?

— Une certaine Philippa Damiens, répondit-il sur le ton de celui qui n’en sait pas très long, mais qui a envie de faire des confidences. Un drôle de nom, vous ne trouvez pas ? Ah, y a pas à dire, elle était discrète, mais vous savez, on parle dans le pays. Il paraît que ses parents n’étaient pas tout propres pendant l’Occupation. Enfin, moi, je ne fais que vous répéter ce que j’ai entendu.

— Où habitait-elle ?

L’homme était apparemment très content de pouvoir répondre à cette nouvelle question.

— Oh ! lança-t-il en levant un bras vers le ciel. Pas loin d’ici ! La rue Maréchal-Joffre, c’est facile, juste au-dessus de la boulangerie.

L’homme aurait bien voulu poursuivre ses explications en lui exposant son point de vue sur les jeunes femmes qui vivent seules alors qu’elles feraient mieux d’être mariées, mais quand il se retourna, Le Bihan avait déjà disparu.

La personne qui était venue rendre visite à Philippa n’avait même pas pris la peine de fermer la porte. À en juger par l’état de l’appartement, elle devait chercher quelque chose de précis tant la pièce avait été plongée dans le plus grand désordre. Les tiroirs avaient été jetés à terre et toutes les armoires avaient été ouvertes. Il n’y avait pas à proprement parler de trace de lutte, mais plutôt le signe que la personne avait été obligée de faire vite. Était-elle pour autant arrivée à un résultat ? Le Bihan avait remarqué qu’aucun sac à main ne se trouvait au bar à côté du corps de Philippa. Il n’en trouva pas plus dans son appartement. Peut-être s’agissait-il d’un indice. Le Bihan se raisonna en se disant qu’il n’était pas un détective et qu’il ne tirait peut-être pas les bonnes conclusions.

« Il faut que vous veniez m’aider. Ils sont sur mes traces. Ils vont me tuer ! »

La présence d’une valise ouverte dans le couloir semblait prouver que Philippa préparait un voyage ou une fuite. Le jeune homme commença à fouiller le bagage. Il contenait des affaires de première nécessité destinées à un long voyage : une trousse de toilette, des vêtements, quelques médicaments... Rien de bien éclairant, soupira Le Bihan. En enlevant deux chemisiers de la valise, il sentit un petit cadre pourvu d’une glace protectrice dans une poche. La photo représentait trois personnes, un couple et une jeune fille qui devait être Philippa. Sur le mur du fond de la pièce où se trouvaient les trois personnes, était accrochée une photo du Maréchal Pétain. Elle en disait plus long sur la période où avait été pris le cliché. Le Bihan voulut glisser le petit cadre dans sa poche, mais celui-ci tomba à terre et se brisa. En observant la photo, il s’aperçut qu’un numéro de téléphone était écrit au verso. Fort de cette nouvelle découverte, Le Bihan décida de renoncer à d’autres investigations. Il ne trouverait pas grand-chose de plus dans cette valise. Alors qu’il se préparait à quitter l’appartement, il trouva au fond du couloir une pile de journaux. Au-dessus se trouvait un exemplaire de Sud-Ouest avec un article qui avait été mis en évidence par un grand cercle tracé au crayon rouge. Le Bihan décida de le prendre aussi. Il avait atteint la dernière marche de la dernière portion de l’escalier lorsque la porte de l’immeuble s’ouvrit. Le Bihan eut juste le temps de se réfugier derrière la porte qui donnait accès à la cave pour échapper aux gendarmes qui venaient de pénétrer dans l’immeuble. Il attendit quelques minutes pour s’assurer que le chemin était libre. Par chance, aucun homme n’était resté à l’extérieur. Le coeur battant, Le Bihan s’engagea dans la rue en prenant garde de marcher le plus normalement possible. Quand il se fut un peu éloigné, il déplia la une du journal et lut le titre de l’article.

« Léon Michaux décoré par le préfet pour son comportement héroïque dans la Résistance ».