Chess


ou
L’insoutenable légèreté du junkie hilare

 

 


Aliss a sa quête, a le goût de l’aventure, mais est-ce bien suffisant ? Dis-moi, ami lecteur, qu’est-ce qui est indispensable à tout héros dans ses aventures en terres étrangères ? Bien deviné : un conseiller, un guide, un adjuvant ! Pour cela, notre héroïne sait à qui s’adresser… Mais dans une telle aventure et dans une telle contrée, un adjuvant saura-t-il respecter les règles du schéma actantiel conventionnel ?

 

 

 

Une heure de l’après-midi.

Je sors de chez moi. Surprise : la porte de Verrue est ouverte ! Pleine d’espoir, j’entre dans l’appartement… pour trouver la proprio, en train de faire le ménage. Je suis déçue. La proprio, elle, est au comble de l’exaspération. Bigoudis en bataille, dents serrées, elle passe l’aspirateur partout, avec la rage d’un exorciste chassant le démon.

— Jamais vu une porcherie pareille ! Ça devait faire des années qu’un balai était pas entré ici !

— Et Verrue ? Pas de nouvelles ?

— Non ! Pis c’est aussi ben comme ça !

Je descends les marches mollement. Depuis que Verrue est parti, c’est vraiment tranquille, ici…

Je m’arrête au deuxième étage et observe avec curiosité les portes trois et quatre. C’est vrai, ça : à part Verrue et la proprio, j’ai jamais vu les autres locataires de cet immeuble. Ni même entendu. Vraiment discrets. Je hausse les épaules. Des vieillards, peut-être…

Deux jours de congé. Un peu de repos, ça me fera pas de tort.

En me rendant à mon petit restau préféré, je passe devant la ruelle d’hier soir. Celle dans laquelle mon agresseur s’est lui-même fait attaquer par Chair et Bone. Car c’était eux, aucun doute là-dessus. Pourquoi m’ont-ils sauvé la vie ? Par simple gentillesse ? Pourtant, l’altruisme est pas à la mode, dans ce quartier…

Je regarde vers la ruelle et, évidemment, finis par m’y engager.

Au fond de la ruelle, le cadavre de mon agresseur (car c’est ce que je m’attendais à trouver) n’est point là. Le cadavre, non, mais des signes de sa présence récente, oui. Traces de sang, entre autres, sur le sol, sur les murs de briques. Des lambeaux de vêtements arrachés. Des morceaux plus répugnants, aussi, des petits morceaux gluants ou durs… Je sais pas c’est quoi et je veux vraiment pas le savoir. Je sens déjà mon cœur commencer à se soulever lorsque je vois quelque chose briller sur le sol. Je m’approche et reconnais une montre gousset, recouverte d’hémoglobine séchée.

Il va mourir ! Diantre, il va mourir ! C’est encore le temps qui se venge !

Je tourne les talons et sors de la ruelle en vitesse.

Ces deux types sont fous à lier. Je sais pas pourquoi ils m’ont sauvé la vie, mais je sais qu’ils sont déments et dangereux ! Quant à savoir ce qu’ils ont fait du corps, je… j’aime mieux pas y penser.

Et ces deux détraqués travaillent pour celle que je crois être la surfemme…

Tellement de choses encore qui m’échappent… Raison de plus pour continuer.

Je mange à la terrasse du Mange-mange tout en prenant une Micro. Il fait si beau.

Ailleurs, il fait toujours beau, non ?

En mangeant ma poutine, j’observe avec attention autour de moi et remarque des détails, des petites choses qui me semblent tout à coup évidentes.

Il n’y a pas d’autobus ni de taxi.

Pas de police, non plus.

Ni enfants, on dirait. J’en ai vu aucun, sauf le bébé d’Andromaque. C’est pour ça qu’il m’intriguait tant : il détonnait. J’ai bien vu deux-trois ados de quatorze-quinze ans, mais personne de plus jeune.

— C’est vraiment… extraordinaire, que je marmonne, le menton au creux de la main, les yeux dans le vague, bercée par les doux clapotis psychiques de la Micro.

Un papillon, là, qui virevolte devant moi, flap-flap. Il se pose sur le dossier de la chaise située à ma droite. Banal : petit et gris, sans couleurs. Exactement le genre de papillon que serait Verrue… Je rigole à cette pensée, puis deviens triste. Comment puis-je m’ennuyer de cette vieille ratatouille ?

Je me penche vers le papillon et murmure en souriant :

— Verrue ?

Le papillon bouge pas. Je m’attendais à quoi ? À ce qu’il me réponde : « Bonjour, Aliss, comment vas-tu ? »

— Je suis niaiseuse ! que je grommelle en reculant sur ma chaise.

Je devrais pas prendre de Micro en me levant.

Le papillon finit par s’envoler. Bon débarras.

Je vais à la salle de bain du restau pour me maquiller. Je suis blanche comme un drap, je dois faire peur. Sur le point de pousser la porte des toilettes, je vois une silhouette familière assise à une table isolée. Jambes repliées sur la banquette, entourées de ses bras. Même t-shirt fatigué, même jean délavé et troué. Elle me reluque, yeux et sourire fêlés.

Tiens, justement la personne à qui je voulais parler… Je m’approche.

— Salut, Chess.

— Salut, Aliss. Alors, on avait envie d’aller pisser ?

En voilà une observation ! Si quelqu’un s’achète des kleenex, est-ce que Chess lui demande s’il a le nez plein ?

— J’allais me maquiller.

— Je trouvais que tu avais l’air maganée, aussi…

— Tu sais parler aux femmes, toi ! Je plains ta blonde !

— J’en ai pas.

— Ça m’étonne pas…

Moi qui venais le saluer poliment ! Je regarde sur sa table. Pas de bouffe, pas de café, rien. Il a peut-être pas mangé, mais il est complètement gelé, comme d’habitude.

— Je suis pas un homme à femme, précise-t-il, tout souriant.

— T’es quoi, alors ?

— Je suis tout ce que je veux, je ne suis rien de ce que je subis. Je deviens celui que je suis.

— Ça me rappelle quelque chose, ça…

— Nietzsche, peut-être ?

Je m’étonne :

— Tu connais Nietzsche ? Tu l’as lu ?

— Absolument.

— Tu as lu Ainsi parlait Zarathoustra ?

— Absolument.

J’ai peine à croire que cette épave soit capable de lire. Il continue :

— J’ai lu Platon, aussi. Et Sartre. Et Freud. Et Kant. Et Marx.

Il me charrie, j’en suis sûre !

— Et Hugo ! Et Homère ! Et Pascal ! Et Danielle Steel ! Et Hergé ! Et Montignac !

Bon, voilà, il se fout de ma gueule, je le savais. Je réplique, soulignant grassement mon ton ironique :

— Hé, ben ! Tu en sais, des choses !

— Je sais tout.

— Justement…

Je m’assois devant lui.

— Hier soir, tu m’as dit que tu serais prêt à répondre à toutes mes questions concernant ce… quartier. C’est toujours vrai ?

— Absolument.

— Je peux t’en poser, là, maintenant ?

— Absolument.

Il sourit. Je sors de ma sacoche un joint et me l’allume. Je prends une pof et le tends vers Chess :

— Non, merci.

— C’est du bon, tu sais.

— J’en doute pas, mais je prends pas de hasch.

— Tu me niaises ?

— J’ai ma propre drogue, merci.

Je veux lui demander laquelle, mais au fond, c’est pas ça qui m’intéresse. J’ai d’autres questions plus urgentes. En fait, j’en ai tellement que j’arrive pas à trouver celle qui ouvrira le bal.

— Hé bien… Andromaque, par exemple… Quel est son vrai nom ?

— Andromaque.

— Tu as dit que tu répondrais pour vrai, Chess !

— C’est ce que je fais. C’est le seul nom qu’on lui connaît. Même quand elle dirigeait Troie, elle se faisait appeler ainsi…

— Troie ?

— Son ancien bordel.

Oui, évidemment. On est mythologique jusqu’au bout ou on l’est pas.

— Elle dit qu’elle était la Reine du quartier avant l’arrivée de la Reine Rouge. C’est vrai ?

— Non

— Pourquoi qu’elle dit ça, d’abord ?

— Pourquoi elle dit quoi ?

— Mais… qu’elle était la Reine du quartier ?

— Ah, oui…

Il sourit toujours. Il est pas vite-vite, le Chess…

— Dans sa tête, elle a toujours été la Reine. Avant, elle était propriétaire du bordel le plus chic de la place. Tout ce que tu vois dans son club, les références grecques, les costumes d’époque, la musique grandiose, les numéros théâtraux, ça vient de Troie, son ancien bordel. Même que Troie, c’était plus spectaculaire. Très rigolo. J’y repense et je m’en amuse encore, regarde, ho-ho-ho, tu vois ? Andro était la patronne et disait qu’elle était la « reine » de son petit monde. On l’aimait bien. On l’appelait « ma reine », parfois, pour lui faire plaisir, mais c’était pas sérieux. Un geste d’affection.

— Sauf qu’elle s’est fait prendre à son propre jeu, c’est ça ?

— Elle jouait à quelque chose ?

Je cligne des yeux, déconcertée.

— Non, je veux dire que… elle a fini par croire qu’on la considérait comme une vraie reine…

— Ah, bon…

Il sourit, toujours et sans cesse. Je sais pas c’est quoi sa drogue, mais manifestement, ça lui remplit les méninges de goudron…

— On dirait que oui. Elle s’est donné plus d’importance qu’elle en avait. C’était inoffensif et plutôt comique.

— Et qu’est-ce qui s’est passé ?

— Quand ça ? Hier soir ? La semaine dernière ? L’an passé ? Il y a deux secondes ?

Je soupire en me frottant le front. Hé, merde.

— Pourquoi elle a tout perdu ?

— Ho, Andromaque ? Hé bien, parce que la Reine, la vraie, est arrivée…

J’avance la tête légèrement. Enfin, on y vient !

— Raconte-moi…

— Il y a presque trois ans de ça, une jeune fille de vingt-deux ans est arrivée à Troie. Elle a rencontré Andro et lui a dit qu’elle voulait devenir danseuse et pute. Ou pute et danseuse, comme tu veux. C’était pas une beauté fatale, mais elle dégageait une sensualité et un magnétisme certains. Elle est tout de suite tombée dans l’œil d’Andro, tu vois, boum, droit au fond de la pupille ! Ho ! ho ! oui ! Andro l’a engagée sur-le-champ.

— Cette jeune fille… c’était la Reine Rouge ?

— Absolument.

— Comment elle se faisait appeler, à ce moment-là ?

— Dès son arrivée, elle a voulu se faire appeler la Reine Rouge, au grand étonnement d’Andromaque. Qu’est-ce que c’était que cette histoire de Reine Rouge ? Pourquoi ce nom ? Mystère, mystère, bizarre, bizarre… Mais Andromaque a refusé, tu imagines bien. Gentiment, elle a expliqué à l’autre qu’il n’y avait qu’une Reine, à Troie, et que c’était elle, Andromaque. Fallait pas jouer dans les plates-bandes d’Andromaque ! Ho, que non, que non. Mais elle a accepté que la fille se fasse appeler Princesse. C’était déjà une preuve qu’Andromaque avait fait de cette petite nouvelle sa favorite. Tout allait bien, le bonheur parfait, l’arc-en-ciel, les pluies de fleurs, trala-la-lalère…

— La Princesse a fini par prendre la place d’Andromaque, c’est ça ?

— Absolument.

Je me frotte les mains, très très énervée. Batince ! Toutes ces informations, en même temps, c’est vraiment incroyable ! Si Chess se taisait maintenant, je pense que je lui frapperais la tête contre le mur ! Le pire, c’est qu’il trouverait ça drôle, je suis sûre !

— Allez, je t’écoute.

— Merci, c’est gentil.

Il sourit.

— Non, je veux dire : continue !

— Continuer quoi ?

Sourit. Je vais le tuer avant la fin, c’est sûr !

— Comment la Princesse s’y est prise pour prendre la place d’Andromaque, merde !

— C’est dur à dire. Pas à prononcer, mais à expliquer. Pas mal, celle-là, non ? Chair et Bone l’aimeraient bien, je crois… En tout cas, très rapidement, la Princesse est devenue une des prostituées les plus populaires de Troie. Certains clients devaient se mettre sur une liste d’attente longue de deux semaines avant de la voir.

— C’était une… enfin, j’imagine qu’elle était très… cochonne ?

— À table ?

Ah, misère…

— Non, Chess, au lit…

— Je crois pas qu’elle mangeait au lit.

Une grande respiration. Comme ça… fiouuuuuu… Soyons zen.

— Je veux dire : elle devait être très performante sexuellement.

— Ça, je sais pas trop. J’imagine que oui. Mais surtout, elle avait une spécialité‚ qui l’a rendue bien vite célèbre.

— C’est-à-dire ?

Le sourire de Chess, si la chose est possible, s’élargit.

— Va au Palais. Si tu es prête à payer le prix, elle va te faire une démonstration.

— On me laisse pas entrer, au Palais ! Parce que je suis « nouvelle » dans le quartier, il paraît !

— Ah, c’est vrai. La Reine n’accepte que ceux qui sont établis depuis un certain temps.

— Ça peut être long ?

— Ça dépend des personnes. Un ou deux mois. Certains sont repartis sans jamais avoir pu entrer au Palais.

Je soupire. Il continue :

— La Princesse devient donc la vedette de Troie, à la grande fierté d’Andromaque. Certains disaient qu’elles étaient amantes. Les rumeurs, ça court vite-vite-vite. Zoum ! Était-ce vrai ? Ah ! Que de questions existentielles ! Puis, le fameux jour est arrivé. En tout cas, Andromaque a rien vu venir. Personne, d’ailleurs, avait prévu ça. Été 98, coup d’État : la Princesse prend le contrôle du bordel. Et ce, moins d’un an après son arrivée au Palais !

— Mais comment ?

— Magouille. Pendant des mois, elle a manœuvré par en dessous. Elle s’est fait des contacts avec les dealers de drogue, avec les caïds du quartier. Elle leur a promis des affaires, des trucs, des choses. Elle a réussi à convaincre la plupart des filles et des gars du bordel d’être de son bord. Elle s’est même tissé des contacts avec là-bas…

Là-bas ?

Oui, là-bas.

Comprends pas. Chess poursuit :

— Bref, une sorte d’armée souterraine, qu’elle manœuvrait comme un vrai général ! Elle a pris le contrôle, sans effusion de sang ni violence, et est devenue la Reine Rouge. Tadadam ! Sonnez trompettes et hauts les cœurs !

Je fais une moue admirative. À vingt-trois ans à peine ? C’est pas croyable…

— Quand la Reine Rouge a pris le gouvernail du bordel, elle a dit à Andromaque qu’elle pouvait continuer à travailler pour elle, si elle voulait. Ah ! La mansuétude des grands monarques ! Touchant, n’est-ce pas ? Mais Andro est trop fière. Elle a dédaigneusement refusé et est partie. Bye-bye et exit. Quelques filles et quelques gars l’ont suivie. Elle a donc ouvert son club, Chez Andromaque.

Pourquoi l’as-tu appelée « duchesse », l’autre jour ?

— Ho, ça ? Quand Andro a décidé de faire bande à part, la Reine Rouge s’est mise à l’appeler « duchesse », par moquerie… Disons qu’Andro la trouve pas drôle.

Il ricane. Je reviens à son histoire :

— Andromaque ouvre donc son propre club…

— Oui, et il marche bien, mais c’est rien comparé à l’ancienne popularité de Troie. Elle voulait absolument faire concurrence au Palais, aussi dérisoire que ça puisse paraître. La Reine aurait pu l’empêcher d’ouvrir ce club, mais… ça l’amuse. Et puis, Andro fait pas vraiment concurrence au Palais. Aller chez Andromaque, c’est une sortie modeste. Au Palais, c’est… la grosse sortie, disons. Faut être en moyens.

— Tu es déjà allé chez la Reine ?

— Souvent.

— Tu es un habitué ? Toi ?

— Je suis un habitué de partout.

— Mais tu viens de dire qu’il faut de l’argent, et… Enfin, disons que tu sembles pas vraiment…

Je ne termine pas. Chess est pas du tout froissé par mon commentaire. Je me remémore les gens que je vois entrer chez la Reine : propres, habillés chics… Chess, parmi eux ? Ça marche pas pantoute.

Une serveuse au crâne rasé avec au moins quatre anneaux dans le nez s’approche et me demande :

— Qu’est-ce que je te sers ?

— Ça va, merci. Je viens juste de manger, sur la terrasse.

Elle hoche la tête et fait mine de partir. Elle jette alors un regard vers Chess, vient pour lui dire quelque chose mais renonce. Drôle d’expression sur son visage. Écœurement et malaise mêlés. Elle s’en va.

Je prends un bon élan et relance notre discussion.

— Bon. Une fois Andro partie, la Princesse s’est fait appeler la Reine Rouge.

— Absolument.

— Troie est devenu le Palais ?

— Absolument.

— Cet immeuble minable !

— Faut pas se fier aux apparences. D’ailleurs, le Palais fait trois immeubles de large. La Reine a fait quelques rénovations.

— Le Palais est devenu le bordel le plus « in » dans le quartier ?

— Le Palais n’est pas qu’un bordel, je te l’ai déjà dit.

— C’est quoi ?

— C’est le Palais.

C’est d’une précision à couper le souffle.

— Mais la Reine Rouge est plus qu’une… qu’une propriétaire de club, elle… elle a la mainmise sur le quartier, non ?

— Si on veut.

— Comment elle s’y est prise ?

— Elle a monté une équipe. Elle a pris le contrôle. Elle a imposé ses règles. C’est comme ça depuis deux ans.

Je demeure rêveuse.

— Elle est aimée ?

— Ça dépend. Certains l’aiment, certains la détestent. Certains la respectent, d’autres la craignent…

— De toute façon, vous avez pas tellement le choix, si je comprends bien.

— On a toujours le choix, Aliss…

Son sourire me lance un clin d’œil, tout à coup. Chess a pas bougé d’un poil depuis qu’il a commencé à parler. J’ai l’impression que s’il effectuait le plus infime mouvement, il se fendillerait de partout et tomberait en morceaux.

— Toi qui l’as vue souvent, Chess…

— Qui ça ?

— Mais la Reine, batince !

— Ah, oui.

— Dis-moi… Comment elle est ?

— La question est pas claire.

Il m’énerve quand il parle comme ça ! On dirait HAL, l’ordinateur de 2001 !

— Qu’est-ce qu’elle a de différent des autres ?

— Elle a pas de frontières.

Je pense à Verrue.

— Elle est purement méchante ?

— C’est pas ce que j’ai dit. J’ai dit qu’elle a aucune frontière. C’est différent.

Une phrase de Nietzsche me revient : « se surmonter soi-même à l’infini »… Je hoche la tête avec un petit sourire entendu. En m’en rendant à peine compte, je marmonne :

— C’est parce qu’elle est la surfemme…

— La surfemme ? Amusante trouvaille pour féminiser le surhomme de Nietzsche… Car c’est bien de ça que tu parles, n’est-ce pas ?

— Bien sûr ! C’est elle, c’est évident !

C’est quoi, cette lueur dans son regard ? De l’ironie ?

— Tu devrais peut-être relire Nietzsche, Aliss. Je suis pas sûr que tu l’aies bien saisi…

Bon ! Un autre qui pense que je comprends rien ! Un apôtre de Laurent Lévy !

— Explique-moi-le donc, toi, Nietzsche, si t’es si bon !

— Ho ! Cela serait une discussion très longue et très compliquée…

C’est ça, défile-toi… Revenons donc à notre sujet. Je prends une longue touche de mon joint.

— Parle-moi encore de la Reine…

— Le mieux serait que tu la voies.

— Mais comment ? On me refuse encore l’entrée du Palais !

— Tu trouveras bien le moyen. On finit toujours par arriver quelque part, quand on marche longtemps.

Son regard est vraiment craqué.

— De toute façon, la Reine n’est pas si loin de toi, tu sais…

— Le Palais est juste en face de chez moi, mais…

— Ce n’est pas ce que je veux dire. En dehors même du Palais. Tu es entourée de la présence de la Reine et tu t’en rends pas compte.

— Arrête de parler par énigmes, Chess, je comprends rien !

— Tu connais bien les locataires de ton immeuble ?

Ce changement de sujet me désarçonne quelque peu.

— J’en connaissais un, mais il est parti.

— Tu as jamais vu les autres ?

Bizarre, qu’il parle de ça, alors que ce matin même je m’étonnais de la discrétion de mes voisins…

— Non, jamais.

— Étonnant, non ? Un immeuble à six logements, et tu croises jamais de locataires…

Où il veut en venir ? Et comment connaît-il mon immeuble ?

— La surfemme doit pas seulement foncer tête baissée, Aliss. Elle doit prendre le temps d’observer autour d’elle.

Son sourire me donne le vertige. Il y a quelque chose d’étourdissant à rester trop longtemps en contact avec ce gars. Je jette donc mon joint dans le cendrier. Me lève. Peux pas m’empêcher de lui poser une autre question, même si je sais déjà qu’elle est vaine.

— Dis-moi, Chess, où c’est qu’on… Où on est, ici ?

— Mais dans un restaurant.

Batince, il est vraiment épais ! Ou il fait l’épais ! Ou les deux !

— Arrête, Chess : où on est ici, dans ce quartier ?

— Ce n’est pas la bonne question.

J’étais sûre, j’étais convaincue, j’aurais mis ma main au feu, j’aurais gagé ma chemise qu’il allait me répondre ça.

— Vous me faites chier, toute la gang, avec ça ! C’est quoi, la bonne question, alors ?

— Allons, Aliss, c’est à toi de la trouver…

Je soupire. OK, il commence à me lasser. Pourtant, quelque chose en moi me dit qu’il a raison…

— À la prochaine, Chess…

— Au revoir, Aliss… On va sûrement se revoir à la grande fête du Palais, samedi prochain…

— Non, je suis pas invitée.

— Ho, tu seras sûrement là quand même. Tu y tiens tellement.

Je le toise un long moment et finis par lui demander :

— Qui tu es, au juste ?

— Moi ?

Son sourire devient cosmique.

— Je suis tout, moi.

Je ricane. Mais, en même temps, je frissonne. Un sourire frissonnant. Hé, oui.

Je marche vers la salle de bain pour aller me maquiller. Dans mon dos, Chess me lance :

— J’espère que t’as pas l’intention d’utiliser la toilette, elle est occupée par quelqu’un qui risque d’y passer un bon moment…

De quoi il parle ? Il se contente de sourire encore et toujours. J’entre.

Je dépose ma sacoche sur le comptoir sale, puis jette un coup d’œil vers la toilette. La cabine est fermée. Sous la porte, je vois des pieds. Il y a bien quelqu’un sur le siège.

Qu’a voulu dire Chess ?

Je me maquille, me regarde dans le miroir. Parfait. Nouveau coup d’œil vers la cabine. Les pieds ont pas bougé. Aucun bruit.

— Ça va ? que je demande.

Rien. J’ose enfin pousser la porte.

La femme a environ trente ans, elle est habillée d’une jupe et d’un t-shirt. Assise sur la cuvette, elle fixe le ciel, le visage hébété. Elle est morte, c’est clair. L’aiguille de la seringue est toujours plantée dans son bras gauche.

Fuck ! Qu’est-ce que je fais ? C’est quoi les instructions à suivre quand on tombe sur une fille morte d’une overdose ?

Chess ! Il savait…

Je sors de la salle de bain rapidement.

La banquette est déserte, il n’est plus là.

 

*

 

Je suis au milieu de la rue. À ma droite, le Palais. À ma gauche, mon appartement. Une diagonale d’une centaine de mètres les relie. J’en suis le centre. Une distance ridiculement courte, mais que j’arrive pas à parcourir. En fait, non. Je la parcours, mais en prenant de tels détours que c’est à se demander si je vais pas me perdre en chemin. Même si Chess a répondu à beaucoup de mes questions, ses réponses suscitent encore plus d’interrogations dans mon esprit.

Je retourne à mon immeuble. Il y a une pancarte À louer plantée dans le gazon. Au dernier étage, je vois la fenêtre de mon appart et celle de Verrue. Les deux fenêtres de l’étage au-dessous sont fermées par des rideaux… Les appartements trois et quatre…

Je vais frapper à la porte de ma proprio. Aujourd’hui, ses bigoudis sont verts.

— Bonjour, vous allez bien ?

Elle répond pas, intriguée. Elle doit se demander ce que je veux exactement. J’entrevois le mari, en arrière-plan, qui se livre à une occupation démentielle : il est en train de peindre le frigo et le four de la cuisine en rouge. Le frigo. Le four. En rouge. Le même rouge que celui du salon.

Surtout, ne pas s’étonner.

— Vous avez des nouvelles de Verrue ?

— J’en ai pas plus que j’en avais ce matin !

Je hoche la tête, encore hésitante.

— C’est tout ? s’étonne-t-elle.

— Heu, oui, oui…

Elle commence à refermer la porte, quand j’ose enfin aborder le sujet :

— Vous dites que les autres locataires sont ici depuis des années ?

— Mais oui.

— Ils sont tranquilles, non ?

Silence. Elle me lance un regard qu’on pourrait qualifier d’assez hostile.

— Oui, très.

— C’est drôle, je les ai jamais vus.

— Qu’est-ce qu’il y a, tu te cherches des amis ?

Si elle pense m’impressionner ! Elle a pas compris que je ne suis plus la petite timide qu’elle a rencontrée la première fois, il y a trois semaines.

— Quel genre de gens ils sont, vos autres locataires ? Jeunes ? Vieux ? Célibataires ? Couples ?

Elle me dévisage avec deux pupilles transformées en scies rondes. Moi, je poursuis mon énumération à choix multiples :

— Chômeurs ? Travailleurs ? Pauvres ? Riches ? Gais ? Lesbiennes ? Masochistes ? Pédophiles ? Psychopathes ? Junkies ? Détraqués ? Surhommes ?

Je glousse, amusée par mon propre excès, mon propre délire. La proprio marmonne un « petite niaiseuse » haineux avant de me fermer la porte au nez.

Je monte l’escalier, toujours en ricanant. Faut bien rigoler, voyons !

J’arrête devant les appartements numéro trois et quatre.

Je repense à ce que m’a dit Chess.

Je m’approche. Colle mon oreille contre la porte trois. Rien. Je prends la poignée. La tourne lentement. Verrouillée. J’examine la porte. Ho, et merde, pourquoi pas ? Je frappe, tiens, carrément. J’attends. Frappe de nouveau. Attends. Frappe de nouveau.

Je vais à la porte quatre. Répète le même manège. Long soupir. Bon, assez perdu de temps. Que Chess aille se faire foutre.

Je monte chez moi.

 

*

 

Tout à l’heure, j’ai de nouveau essayé d’entrer au Palais, mais le gros gorille m’a encore virée de bord. Avec une certaine agressivité, je lui ai demandé combien de temps ça prenait avant d’être accepté dans ce club sélect. Il a même pas répondu. Gros twit.

Je prends donc une Micro, m’installe dans mon petit salon plutôt désordonné‚ et lis Nietzsche. De nouveau, beaucoup de phrases que je comprends pas, mais certains passages sur le surhomme me brûlent la cervelle. Le surhomme de Nietzsche est manifestement un créateur, qui unit le négatif et le positif, et surtout le bien et le mal…

« L’homme a besoin de ce qu’il a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur… »

Ce mal qui revient encore… Pour Nietzsche, il semble essentiel. Il a raison, au fond. Comment aller jusqu’au bout sans sortir des règles ? Comment dépasser la morale sans flirter avec le mal ?

C’est sa définition du mal que je trouve pas très claire…

Soudain, on sonne à ma porte. Ça alors ! C’est la première fois qu’on vient me rendre visite. Non, c’est faux. Mario est venu, une fois.

Ho… ! Mario !

Cette idée me fait lever d’un bond et voler vers la porte. Je l’ouvre, les bras ouverts pour accueillir Mario sur mon sein et, tant qu’à y être, entre mes deux.

C’est pas tout à fait Mario. Ce sont deux mafiosi de la Reine Rouge. Enfin, je les appelle comme ça, à défaut d’autre chose. Le look a pas changé : tout de noir vêtus, complet-cravate, avec cheveux rouges, lunettes teintées rouges et souliers rouges. Comme les deux qui sont venus rendre visite à Verrue. Pourtant, je jurerais que ce sont pas les mêmes. D’ailleurs, un des deux est un Noir. Un Noir avec des cheveux rouges, ça manque pas d’audace.

En les voyant, j’ai instantanément mal au genou.

Le Noir finit par parler :

— C’est toi, Aliss ?

Je m’y attendais : voix complètement dénuée d’émotion. Ils doivent tous sortir de la même usine.

— Oui.

Ma voix, à moi, est un souffle. C’est que je suis terrorisée.

— Nous allons entrer, fait le Noir.

— Ah, bon ? Très bien.

Je fais ma gentille. Je m’écarte. Ils entrent. Font quelques pas dans le salon. S’immobilisent. Regardent même pas autour d’eux. J’ai soudain envie de pleurer, mais je réussis à dire :

— Assoyez-vous donc.

— Non, ce sera court.

C’est vrai que tirer une balle, c’est une affaire de trente secondes, max… Mais qu’est-ce que j’ai à penser à ça, j’ai rien fait !

Le Noir se tourne dans ma direction et récite, la voix égale :

— Nous sommes les Valets de la Reine Rouge. Je suis Quinze, voici Trois. Tout d’abord, laisse-nous te souhaiter la bienvenue dans ce beau quartier.

Là-dessus, l’autre gorille, le dénommé Trois, sort sa main de sa poche et la lance en l’air, faisant ainsi voleter des milliers de petits confettis. Ceux-ci retombent sur les deux Valets de la Reine, qui démontrent autant d’allégresse qu’un fer à repasser. Ils attendent ma réaction, je crois. J’arrive pas à dire quoi que ce soit. Trop ahurie. Je me secoue enfin, me racle la gorge, souris.

— Je… merci, c’est gentil.

J’ai envie de hurler de rire. Au moins, la peur est partie.

— Bon. Trêve de festivités, fait le Noir. Tous les habitants ici doivent payer une dîme à la Reine.

Ah, c’est ça. La fameuse dîme. J’y échapperai pas, on dirait.

— Pourquoi ?

— C’est comme ça.

Devant un tel argument, on ne peut que s’incliner. De toute façon, j’ai pas envie de protester. Vraiment pas.

— C’est combien ?

— Cinquante dollars par mois.

C’est pour une somme si dérisoire que Verrue a perdu une jambe ?

Je me lève. Fais ma décontractée.

— C’est parfait, je paierai ma dîme, comme tout le monde. C’est drôle que vous appeliez ça une dîme, ça fait plus église que…

— Le premier paiement doit se faire immédiatement, me coupe le dénommé Quinze.

— Ah, bon ?

J’hésite un moment, puis vais chercher ma sacoche. Avant de donner le fric, je propose, candide :

— J’aimerais le donner à la Reine moi-même en personne, si c’est possible. Ça me permettrait de la rencontrer et de la…

— Non.

Sans froideur, sans méchanceté, sans rien. Juste « non ». Trois lettres qui s’impliquent pas, qui se lavent les mains du résultat de leur union.

— Non ? Ah, je… Dommage…

Je commence à avoir hâte qu’ils partent. Je donne donc l’argent qui disparaît dans le veston du dénommé Trois.

— Merci, dit le Noir. Ce sera la même somme chaque mois. Nous te dirons comment procéder pour les paiements en temps et lieu. Voilà.

Ils partent, sans une salutation. Déjà ? Dommage, on avait du fun

Hé ben, voilà. Me voici officiellement résidente du quartier, on dirait.

J’ai soudain un flash : ce sont eux qui sont venus chercher Verrue ! Il a pas payé sa dîme, et ils sont venus le chercher pour en faire Dieu sait quoi ! Je me rue sur la porte et colle un œil au judas. Je vois les deux gorilles, en face, qui frappent à la porte de Verrue. Je me suis trompée : ils le cherchent eux aussi. Trois finit par sortir une feuille de sa poche et, à l’aide d’une punaise, la fixe contre la porte. Puis, ils descendent.

Je sors de mon appartement et vais lire la feuille. C’est un mot écrit à la main :

 
Verrue,

Tu n’as toujours pas payé ta dîme. Ma patience a des limites. Si, d’ici trois jours, je n’ai pas reçue l’argent, ce n’est pas mes Valets qui iront te rendre visite, mais Chair et Bone. Tu sais ce que cela signifit.

La Reine Rouge.

 

Une écriture raide, rapide, sans élégance. Une ou deux fautes d’orthographe, mais claire et précise. J’ai enfin sous les yeux la première manifestation personnelle de la Reine Rouge. C’est excitant et frustrant à la fois.

J’arrache le message inutile, le chiffonne en boule et retourne chez moi.

 

*

 

Le lendemain soir, lundi, autre visite mais beaucoup plus plaisante : mon Mario en personne ! Pas seul, par contre. Accompagné d’un autre gars, un peu plus vieux que lui, l’air très nerveux. Un dénommé Pouf.

En le reconnaissant derrière ma porte, je me suis retenue pour pas le prendre dans mes bras. Lui, relax, est entré en me lançant : « Pis, Aliss, ça va pas pire ? », et il m’a embrassée brièvement. Ça m’a fait un effet bœuf.

Il est là, assis sur le divan. Je suis tout excitée, toute heureuse. J’ai jamais ressenti tant de désir et d’attirance pour un gars. À ses pieds, un gros sac de nylon, plein de je sais pas quoi. Son ami Pouf, assis à ses côtés, n’arrête pas de reluquer vers la fenêtre, hyper-nerveux. Mario m’observe d’un air coquin, cigarette au bec.

— T’as maigri, toi.

— Ça se peut.

— T’es cernée, aussi…

Je dis rien, un peu blessée. Il ajoute en souriant :

— Mais t’es toujours aussi bandante…

Qu’il dise ça devant son ami devrait m’offusquer, mais je peux pas m’empêcher d’être contente, même si ça fait nunuche. D’ailleurs, si son Pouf était pas là, ça fait longtemps que je serais en train de lui bouffer la queue, à mon Mario.

— Es-tu toujours recherché par la Reine ?

— Ouais… Justement, c’est pour ça que je suis venu… Pouf pis moi, on… on se demandait si on pourrait pas se cacher ici, un peu…

Spontanément, j’ai envie de dire oui… Mais il y a Pouf. Et surtout, la peur de me faire prendre. Je pense à Chair et Bone.

— Je sais que tu penses que c’est risqué, ajoute Mario. Mais t’es pas très connue. T’es nouvelle. On viendra jamais nous chercher ici, Pouf pis moi…

Pouf s’intéresse pas à moi. Il est obsédé par la fenêtre. Maigre, la barbe sale, les cheveux courts, le nez aplati, les vêtements défraîchis, le pied mariton… Pas mal moins sexy que Mario, le Pouf.

Je finis par accepter. Honnêtement, ça me fait même assez plaisir. Ça va me donner la chance d’en savoir plus.

— Merci, me dit Mario, vraiment heureux. Merci ben, Aliss.

Puis, vers son ami :

— Je te l’avais dit, hein, que c’était pas une fille comme les autres !

Je rougis de fierté. Pouf, qui se bouffe les lèvres depuis son arrivée, finit par se lever et marche vers la fenêtre.

— Cibole, Mario ! Tu m’avais pas dit que c’était en face du Palais ! En face, tabarnac ! Notre odeur doit se rendre jusqu’à elle !

— Relaxe ton sexe, Pouf.

— Relaxe, relaxe ! Facile à dire ! Je me sens comme un chat qui se cache dans une librairie !

J’essaie de saisir l’image. J’y arrive pas. La peur doit l’égarer quelque peu dans ses métaphores.

— Justement ! Elle pensera jamais qu’on se cache juste sous son nez !

— Pourquoi vous restez ici, dans le quartier ? que je demande. Allez-vous-en !

— Nous en aller ? s’étonne Mario.

— Oui, en… en prenant le métro.

Les deux gars me dévisagent longuement. Puis ils se regardent. Pouf finit par marmonner :

— Ce… ce serait une solution, c’est vrai…

— Mais ça voudrait dire ne plus revenir, ajoute Mario.

C’est donc vrai ! Quand on part d’ici, on peut plus revenir, aussi capoté que ça puisse paraître. Pourtant, je m’étonne pas vraiment. On s’habitue à tout, même à l’impossible.

— Pas nécessairement ! objecte Pouf. On peut revenir, pis tu le sais ! Regarde Charles, par exemple !

Charles. Ils le connaissent donc ? C’est incroyable comme tout le monde a l’air de se connaître, ici !

— Pis il est pas le seul ! poursuit Pouf. C’est risqué, je le sais, mais c’est possible ! Il s’agit juste de…

— Tais-toi, tu me fais chier, coupe Mario.

— Écoute-moi donc ! se fâche Pouf. De toute façon, on s’en fout, qu’on puisse revenir ou non ! Si on s’en va, c’est pour plus revenir ! Revenir pour quoi ? On est brûlés, ici, tu le sais ben ! Brûlés comme des vieux souliers !

Mario le regarde, très grave. C’est rare qu’il a cet air. Il dit :

— Tu pourrais partir, toi ? Retourner vivre là-bas à nouveau ?

La manière dont il dit là-bas… Ça donne presque le frisson… Je lui demande :

— T’es pas né ici, alors ?

Il me dévisage comme si je venais de proférer la pire des âneries.

— Voyons, Aliss, personne est né ici !

Je fronce les sourcils. Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Quelle autre réalité impossible tout cela implique-t-il ?

Pouf réfléchit, vraiment perturbé.

— Je sais pas, Mario… Je sais vraiment pas… Mais on aura pas le choix, je pense… Rester ici, c’est un suicide…

Mario s’assombrit et regarde le sac, à ses pieds.

— Qu’est-ce qu’il y a là-d’dans ? je demande.

— Moins t’en sauras, moins ce sera dangereux pour toi.

— Quelque chose que t’as volé à la Reine ? C’est pour ça qu’elle te cherche ?

Il répond pas. Il se lève en s’étirant :

— Je suis crevé, moi. Je pense que je vais aller me coucher…

Et, avec un clin d’œil dans ma direction :

— Pis toi ?

Ça me prend pas trop de temps à comprendre.

— Oui, moi aussi, je pense.

Je vais rejoindre Mario, tandis que Pouf lance en grognant :

— C’est ça, laissez-moi tout seul…

Mario regarde son ami, puis se tourne vers moi, les yeux en forme d’interrogation. Mon regard lui répond en forme de négation. Il se tourne donc vers son ami et lui lance en forme de consolation :

— Désolé, mon Pouf… Pas de place pour toi. Mais tu peux toujours aller sur MusicPlus pis te crosser devant un vidéo de Jennifer Lopez.

Je suis contente que Mario ait compris. Qu’on se soit compris sans se parler, surtout. Peut-être que lui aussi commence à développer des atomes crochus avec moi…

En allant ouvrir le frigo, Pouf fait un signe las :

— Je suis habitué… Je suis comme les coureurs automobiles : endurcis à la solitude.

J’en suis à me demander en quoi les coureurs automobiles sont plus solitaires que les autres lorsque Mario me prend par la main et m’entraîne vers la chambre.

 

*

 

Nous avons fait l’amour toute la nuit, je sais plus trop combien de fois. J’ai eu un ou deux orgasmes qui frôlaient le délire. Je me demande même si Pouf, dans le salon, a pu dormir. Je me suis fondue dans Mario. Littéralement. Malgré son attitude bestiale et hard, il s’est souvent lui-même attendri, adouci… Il y a eu des moments de pure magie, pour parler comme dans un téléroman de Lise Payette.

Plusieurs fois, tandis qu’il m’embrassait, je me suis dit que je l’aimais.

Aimer un gars semblable ? Moi ?

C’est le petit matin. Collés l’un contre l’autre, sur le point de nous endormir. Et je lui dis, comme ça, que je tiens à lui.

— Dis pas de niaiseries, qu’il marmonne.

— Je le pense vraiment. Je sais que ç’a l’air cucul, mais c’est vrai, je te jure…

Je le sens respirer contre mon épaule. Je me demande ce qu’il va répondre. Quand il parle enfin, sa voix est douce mais perplexe :

— Qu’est-ce que tu fais ici, Aliss ?

— Hmmmmm ?

— Qu’est-ce que t’es venue faire ici, dans ce quartier ?

Je suis trop épuisée. Pas la force de répondre.

M’endors.

 

*

 

Je me réveille à quatre heures de l’après-midi. Mario est pas dans le lit. Ni au salon, ni ailleurs dans l’appartement. Pouf non plus. Le gros sac de nylon : disparu.

Un message, sur la table, très bref :

 
Merci pour toute, Aliss. Tu est vraimant une fille exstrordinaire. Ont va ce revoire sartain.

Mario

 

De la part d’un gars comme Mario, c’est digne d’un poème de Nelligan ! Je comprends ce que cela signifie : ils ont décidé de vraiment partir. De prendre le métro. De retourner là-bas.

Me sens toute triste. Comme en peine d’amour.

Je me fais des toasts et un café. Je mange lentement. C’est peut-être mieux comme ça. Peut-être, oui. De toute façon, je suis pas venue ici pour tomber en amour, n’est-ce pas ?

Je décide d’aller faire une longue marche avant d’aller travailler. Je commence vraiment à connaître le quartier. La rue Lutwidge est le boulevard principal et central. Tout autour, une vingtaine de rues, que je connais de plus en plus : Croft, Macmillan, Lewis… Rues peu intéressantes, principalement occupées par des immeubles à logements. Un quartier de la dimension d’un tout petit village, je dirais. Environ quatre kilomètres sur trois. Quand on prend une rue, peu importe laquelle, et qu’on marche jusqu’au bout, on arrive immanquablement au même endroit. Comme je fais en ce moment : marche dans Lutwidge, tourne dans Griffon, marche un peu, tourne dans Hargreaves, marche pendant un moment, jusqu’au bout… jusqu’à la disparition des maisons… jusqu’au cul-de-sac… jusqu’aux terrains vagues, aux grues abandonnées… et le pont Jacques-Cartier, là-bas, au loin… Je demeure de longues minutes immobile à le contempler, inaccessible et pourtant pas si lointain…

Bon. On tourne de bord. C’est l’heure d’aller travailler.

 

*

 

Je sors de la douche de la loge et, tandis que je me sèche, Nin s’approche de moi en souriant :

— Je viens de voir ton numéro. Tu t’en viens pas mal bonne.

— Merci.

— Tu sais, si tu voulais qu’on monte un numéro ensemble, je dirais pas non. Anaïs serait d’accord, je suis sûre. Même qu’on pourrait faire quelque chose à trois.

Je souris.

— Merci, mais je pense pas.

— Comme tu veux.

Elle s’éloigne, pas vexée du tout.

Je vais bientôt être à court de Micros et décide d’en acheter. Je fouille dans ma sacoche et… Merde ! plus un sou ! Il y avait pourtant deux cents dollars, je suis sûre ! Je me rappelle très bien les avoir mis à l’intérieur de mon porte-monnaie, hier matin ! Je réfléchis à toute vitesse… et finis par comprendre. Je me tourne vers les autres, dans la loge.

— Qui a pris mon argent ?

Je suis enragée noir. Ils me regardent, surpris. Il y a Nin, North, Loulou et les Dupont et Dupond.

— Allez, qui a pris mon argent ? que je répète stupidement.

Ils finissent par hausser les épaules. Manifestement, ils sont désolés pour moi mais, bon, ils vont pas arrêter de respirer pour ça. North s’approche et me dit, dans un français approximatif :

— Tu pas une bonne idée laisser ton sac ici, quand toi sur plancher…

— C’est toi, c’est ça ?

— Je pas ça dis ! rétorque-t-il froidement. Je juste dis que ici, pas Disneyworld !

Il a raison, c’est ça qui est le pire ! Je peux pas faire confiance à personne, ici, vraiment personne ! Comment puis-je encore être si naïve ? Je remets ma toge en grommelant, grmlll grmmlll, et de dépit avale une Macro. Je laisse ma sacoche sur le comptoir, comme par défi, et retourne dans la salle en laissant une traînée de boucane derrière moi.

La salle, les gens, le spectacle sur scène, la fumée, les lumières… Pour la première fois, je me demande combien de temps je vais faire ça. C’est payant, ça ne me gêne plus, mais… disons que tout ça, au fond, n’est qu’un autre détour pour me mener vers la prochaine étape… vers la surfemme. J’espère juste que j’ai pris le bon chemin.

Je m’approche d’un client qui vient de s’asseoir à une table. Mais… mais oui, c’est Charles !

Ahuri, il me dévisage avec ahurissement, complètement ahuri. Il porte un veston défraîchi, une cravate rayée brune, une chemise blanche de plus en plus jaune, et il est ahuri.

— Aliss ! Mais… mais, bonté divine ! que diable fais-tu ici ? Ne t’avais-je point conseillé de partir ? Et… et tu gagnes ton pain ici ? Dans un tel antre de perdition ?

Il me prend pas au bon moment, lui ! Je lui réponds avec arrogance :

— Pourquoi pas ? C’est payant. Pis libérateur, aussi.

Ce n’est plus de l’ahurissement que je vois sur son visage, mais de l’horreur. Comme pour le narguer, j’ajoute, en faisant exprès de le tutoyer :

— Pis toi, Charles, qui cherches la beauté et le rêve… c’est ici que tu penses les trouver ?

Charles baisse la tête. Malgré la force de la musique, je l’entends marmonner :

— La beauté peut se trouver partout, Aliss. Énorme est le labeur du chercheur qui doit la trouver, la dénicher au creux du cauchemar et l’exposer au grand jour. Il faut croire au rêve…

— C’est ça, oui… Tes petites sculptures avec tes morceaux humains, ce sont des rêves aussi, je suppose ?

Celle-là, il l’a pas vue venir. L’horreur fait place à la honte. Charles, l’homme aux mille émotions.

— Comment sais… qui t’a… tu as farfouillé chez moi, lors de ton récent séjour, n’est-il pas vrai ?

— Qu’est-ce que je te sers ?

— Tu as fouillé chez moi, ne prétends pas le contraire, malheureuse !

— Donne-moi ta commande ou je m’en vais. J’ai pas que ça à faire.

Il finit pas bredouiller une commande. Je retourne au bar, fière de mon petit effet.

La soirée passe. Je fais mon numéro, puis je retourne servir de la bière. Du coin de l’œil, je vois bien que Charles s’enfonce de plus en plus. Non seulement il boit énormément, mais il est resté dix minutes aux toilettes, tout à l’heure, et en sortant il avait les yeux fous, exorbités. Une de ses paupières arrêtait pas de clignoter, tic, tic, tic… Il s’est injecté Dieu sait quoi dans les veines, c’est clair comme de l’eau en bouteille…

Il me fait signe. Je vais le voir. Il a la tête penchée sur le côté, il me regarde avec un sourire complètement abruti. Sa paupière clignote toujours, tic, tic, tic à la puissance mille.

— Numéro fort éloquent, tout à l’heure, Aliss… Une véritable manifestation artistique. Je m’incline bien bas.

Il devrait pas, il est assez bas de même… Sa voix est molle et aérienne.

— Merci, Charles. Je t’apporte autre chose ?

— J’ai compris les raisons de ta présence ici, Aliss… L’aura lumineuse de la compréhension m’a ébloui jusqu’au fond de mes rétines cérébrales.

Il me fait signe de me pencher. Je m’exécute, curieuse. Il me souffle dans l’oreille :

— C’est toi, la Beauté… Mon rêve existe, il est revenu, et tu en es l’incontestable et splendide preuve… Me trompé-je ? Non, n’est-ce pas ? Tu es la fleur d’or et d’émeraude dont la tige émerge du fumier ! Ma sculpture évocatrice et illusoire est désormais inutile, car maintenant tu es là !

Il met alors sa main sur ma joue et pleure doucement. Je le laisse faire, intriguée et touchée à la fois.

— Je suis désolé… Tellement désolé… Mon âme n’est qu’une immense dune d’amertume, sous un soleil de remords qui me brûle jour et nuit ! Je ne voulais pas, je voulais juste… juste toucher le rêve, tu comprends ?… L’effleurer de mes doigts blessés et tremblants… L’idée de faire le mal n’a jamais même jeté son ombre sur mon cœur égaré… Jamais ! Tu me crois, n’est-ce pas ?

Ce n’est pas à moi qu’il parle, je le vois bien. Il s’adresse à quelqu’un d’autre à travers moi.

Soudain, il recule sur sa chaise, me considère longuement, puis il prend cinquante dollars et les allonge sur la table.

— Accompagne-moi dans une de ces infâmes cabines, là, au fond, dans ces ténèbres complices ! Je veux toucher le rêve à nouveau !

Dans son regard, il y a quelque chose de céleste et de pervers en même temps. Méchante vision !

— Je fais juste des danses à cinq, moi. Rien d’autre.

Il cligne des yeux, pris au dépourvu, puis divise son billet par dix.

— Qu’à cela ne tienne ! Sursum corda et que la fête commence ! Danse pour moi !

Je regarde le billet, puis Charles. Charles que j’ai rencontré dans le métro il y a quelques semaines. Charles que je croyais si gentleman… et lui qui me croyait si petite fille.

Que s’est-il donc passé, entre ce moment et aujourd’hui ?

— Danse pour moi, Ô rêve ! Montre-moi ta pureté !

Ma pureté, hein ? C’est toujours ça, n’est-ce pas, Charles ? En vitesse, je vais chercher un petit tabouret et l’installe près de lui.

— Très bien, Charles. Très bien.

Je m’installe sur le tabouret et commence mon petit numéro. Comme chaque fois qu’on danse à une table, des clients autour en profitent pour se rincer l’œil gratis ; je les ignore complètement. Toute mon attention est sur Charles et tout en ondulant, je lui lance :

— Tu veux voir ma pureté, c’est ça ?

— Oui, souffle-t-il, hypnotisé. Oui, montre-la-moi.

— Très bien !

Sans les transitions d’usage, j’enlève d’un seul mouvement ma tunique blanche, hop !

— La voilà, ma pureté ! C’est-tu assez pur pour toi, ça, Charles ?

Son visage se convulse en différentes émotions contradictoires. Ses yeux s’allument de désir, mais l’incertitude joue des coudes pour se faire une place.

— Je… je ne sais pas… Je ne sais pas si…

Je me penche vers lui, me prends les seins à pleines mains :

— Ça, c’est pur, Charles ?

Je projette mon pubis sous son nez avec provocation, écarte mes cuisses, promène mes doigts sur mon sexe.

— Pis ça, Charles, tu vas me dire que c’est pur aussi ?

Je m’amuse pas du tout, je suis presque en colère, comme si je me vengeais de quelque chose. On dirait que je veux écraser Charles de mon aura érotique, l’écrabouiller. Lui, les yeux fixés sur mon sexe, se met à respirer à toute vitesse. Il tend une main tremblante vers mes cuisses, en bredouillant :

— Non, je… je ne peux pas… il faut…

Je lui claque la main, comme à un gamin.

— Pas touche, bonhomme !

Il se tord les mains, halète, sue comme une éponge tordue. Il est excité au max et, en même temps, il combat ce désir. Je me retourne, ondule mon cul avec exagération, tout en le narguant, la tête tournée :

— Tu vas me faire croire que t’as envie de pureté, en ce moment ? Que c’est la pureté qui te fait bander ? C’est ça ?

Soudain, sans réfléchir, je me retourne vers lui, me penche, et saisis son sexe à travers son pantalon de ma main droite. Rien de doux dans mon geste, rien d’érotique. Juste une poigne ferme, agressive. Guerrière.

— Je suis pas pure ! que je lui crache au visage en sentant sa queue en érection entre mes doigts. Je suis la surfemme, t’entends ? Je vais jusqu’au bout ! Pas par pureté, mais par défi ! Par défi ! PAR DÉFI !

Charles pousse un hoquet terrible, cassant, comme une porte qui se ferme sur la gorge d’une poule. Je le lâche, me relève, et continue à danser en lui souriant méchamment, gné-hé-hé. Il en arrache vraiment, le mathématicien ! Il tend un doigt vers moi, blanc comme une aspirine, et gargouille :

— Tu… tu… tu…

Et paf ! Sa tête va percuter la table avec force, puis tout son corps s’effondre sur le sol. Je m’arrête de danser net, interdite. Batince ! Qu’est-ce qui se passe ? Deux secondes après, North et Luke s’approchent vivement et se penchent vers Charles. Je me rhabille rapidement, éperdue. Mais qu’est-ce qui lui arrive, koudon ! Il suffoque, a les yeux révulsés, la main recroquevillée contre son cœur. Merde ! J’ai pas pu lui faire de l’effet à ce point !

— On l’amène en arrière ! propose Luke.

L’un le prend par les pieds, l’autre par les épaules, et hop ! vers la porte du fond. Moi, je trottine derrière eux. On attire bien l’attention de quelques clients, mais dans l’ensemble, tout se déroule sans problème.

On le transporte dans la salle d’audition. On l’étend sur la table et on allume la petite lampe sur pied, ce qui laisse le reste de la salle plongée dans l’obscurité. On se croirait dans une salle de dissection, tout à coup. Trois médecins penchés sur le cobaye du jour. Chaude ambiance.

Charles est en sueur, blême, et cherche toujours son souffle.

What the fuck is going on ? A heart attack ?

— Qu’est-ce qui s’est passé, Aliss ? me demande Luke.

Faut que je me justifie, pis vite, sinon ça va tomber sur mon dos ! C’est alors qu’Andromaque entre dans la salle, tenant son bébé miraculeusement calme dans ses bras. Elle s’approche et, en voyant Charles, devient sévère.

— C’est son cœur, comme toujours ! Fouillez donc dans sa poche ! / Vous trouv’rez ses pilules. Vite, avant qu’il décroche !

North fouille, trouve un flacon de pilules, en fourre une dans la bouche de Charles. Les secondes passent, Charles se calme. Respire mieux. Ferme les yeux. Andromaque hoche la tête, satisfaite et agacée en même temps :

— Bon. C’est ben beau comme ça, ça va lui faire du bien. / Si on veut qu’il aille mieux, c’est le meilleur moyen. / Dans une couple de minutes, il va être mort de honte, / Se confondre en excuses… C’est toujours le même conte.

Elle me jette un coup d’œil :

— Hmmm… Laisse-moi deviner : tu as dansé pour lui, / Tu l’as ben excité, pis là, couic : court-circuit…

J’approuve piteusement. Andro s’approche de moi avec un petit sourire. Mi-amusée, mi-sérieuse.

— Charles est fragile du cœur, des problèmes assez graves. / Et quand il pique une crise, je te jure qu’il en bave ! / Danse plus pour lui, Aliss, ça vaudrait beaucoup mieux. / Dans son cas, les p’tites filles, c’est ben trop dangereux.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Une explosion de cris et de pleurs me répond : le bébé a retrouvé son état naturel. Andromaque pousse un gémissement.

— Mais qu’ai-je fait au bon Dieu pour mériter cette plaie !

Aussitôt, le bébé lui vomit sur les mains. Pour faire changement. Et pour faire aussi changement, à ma grande lassitude, Andromaque le secoue en tous sens en lui hurlant :

That’s it, maudit cochon ! Là, c’est fini pour vrai !

Elle fait alors quelque chose… quelque chose d’inimaginable. Quelque chose d’insensé. Quelque chose qu’on voit seulement dans un dessin animé, genre Bugs Bunny, quelque chose d’impossible dans la réalité.

Elle lance son bébé !

Littéralement ! Elle prend son élan, allonge le bras, et le lance ! Oui, oui, oui, elle le propulse, l’expédie au loin ! Comme on lance un ballon, une balle de base-ball ! Sauf que c’est un bébé ! Vivant et hurlant ! Un bébé, criss !

Je pousse un hurlement, tandis que l’enfant effectue son long vol plané. C’est pas possible, on lance pas les bébés comme ça, c’est trop affreux, il va… il… il…

… il tombe dans les bras de Bowling, qui vient d’entrer dans la pièce.

Un silence de mort. Même le bébé n’émet aucun décibel. Dans les bras de Bowling, il s’est endormi instantanément. Tous fixent Andromaque. Elle a soudain l’air terrifié, comme si elle réalisait ce qu’elle venait de faire. Bowling berce doucement le bébé puis, sur un ton de doux reproche :

— T’as vraiment pas le tour avec les enfants, Andro…

Sur quoi, il sort de la pièce en chantant une berceuse.

Andromaque essuie son front légèrement moite. Elle vient pour dire quelque chose mais une voix faible se fait entendre :

— Je… je… je suis vraiment dé… dé… désolé…

C’est Charles, qui se redresse sur la table. Seule personne vraiment éclairée par l’unique lumière de la pièce, on dirait un ressuscité émergeant de son tombeau. Il semble malheureux comme une planète.

— Je… je me con… con… confonds en ex… x… x… excuses…

— Laisse faire les excuses, Charles, c’est rendu redondant. / Pour dire aux autres quoi faire, t’es toujours de l’avant, / Mais pour prendre soin de toi, j’te jure que t’es pas fort. / Pis si tu fais pas gaffe, on va te r’trouver mort. / M’en fous, moi : bois, drogue-toi, bande sur tes collégiennes, / Mais si t’es pour crever, va chez ta chum la Reine…

Tout le mépris contenu dans ce dernier vers éclabousse le malheureux Charles qui n’a même pas le courage de s’essuyer. Andro fait alors signe à North et à Luke qui, aussitôt, aident Charles à descendre de la table.

— Viens, Charles. On va te reconduire à la porte.

— T… t… tant de genti… ti… tillesse décu… cu… cuple mon embbbb… bbb… mon embarras ! Je ne mér… mér… mérite pas tant de… de…

— C’est ça, Charles ; et demain, tu vas encore nous dire / Qu’il faut changer tout ça, qu’il faut se convertir, / Retrouver la beauté, le rêve, et bla-bla-bla… / Tes trips baudelairiens, on en a jusque-là !

Encore chancelant, soutenu par les deux autres, Charles tourne la tête vers moi. Son regard réussit à la fois à me dire « Je te demande pardon » et « Je te veux », ce qui donne un résultat assez déroutant.

Deux secondes après, il est sorti. Andromaque se tourne vers moi.

— T’es peut-être pas ici depuis longtemps, Aliss, / Mais c’est clair que déjà, on te remarque en criss…

Je sais pas trop si elle me dit ça de façon positive ou négative, mais en tout cas, moi, je prends ça comme un compliment. Me faire remarquer ? Parfait ! Pourvu qu’on me remarque en haut lieu !

Andro fait sa sortie théâtrale habituelle (grands mouvements des épaules, claquement de sa robe), et je me retrouve seule dans la pièce sombre.

Léger ricanement.

Je me retourne. La seule lumière de la table est insuffisante pour éclairer le fond de la salle ; dans les recoins sombres, quelque chose apparaît. Deux grandes rangées de dents blanches, bien collées, bien étincelantes.

Qu’est-ce qu’il fout ici, lui ? Je l’ai pas vu entrer…

— T’es ici depuis longtemps, Chess ?

— Depuis le début.

Il fait quelques pas. Autour du sourire fantomatique, une silhouette se fait à peine entrevoir.

— Depuis toujours…

Quand je peux enfin voir son visage, il s’arrête. Les mains derrière le dos, il reste debout, là-bas, à me contempler. L’obscurité mange encore la moitié de ses traits. Sauf son sourire. Intact et lumineux.

— Qu’est-ce que tu faisais ici ?

— J’étais là, juste au cas où Charles mourrait…

J’aimerais mieux le voir… Quand il se trouve ainsi dans le noir, j’aime pas ça. Son corps est trop flou, son sourire trop clair.

— J’imagine que tu pourrais aussi me dire beaucoup de choses sur Charles…

— Absolument.

Je hoche la tête. Chess qui sait tout.

— Parle-moi de lui.

— La demande manque de précision.

— C’est quoi son problème ?

— Il a un problème ?

— Avec les filles, oui. Les jeunes, on dirait.

— C’est un problème parce qu’il a décidé de pas assumer ses pulsions. Les problèmes sont souvent des envies non assumées, n’est-ce pas ?

— Laisse faire la philo pis parle-moi de Charles.

Chess recule d’un ou deux pas. Ses traits se fondent davantage dans l’obscurité, mais je distingue encore ses yeux. Et son sourire, bien sûr. Lorsqu’il parle, sa voix résonne de partout.

— Hé bien, il est allé enseigner à Londres, il y a quelques années. Il enseignait à l’université et était très reconnu, très compétent. Le recteur l’aimait tellement qu’il l’a engagé pour qu’il enseigne en privé à sa fille. Elle avait dix ou douze ans. Elle s’appelait Alice.

— Tu ris de moi ?

— Pas du tout.

Je réfléchis un court moment, puis lance, choquée :

— Es-tu en train de me dire qu’il s’est passé quelque chose de pas catholique avec cette fillette ?

— Évidemment ; les Anglais sont protestants, non ?

Je soupire. J’oubliais que je parlais à Chess…

— Chess, est-ce que Charles a… couché avec cette fille ?

La voix de Chess est douce, presque joyeuse, détachée. Il parle de tout cela avec une sérénité déconcertante.

— En tout cas, il y a eu un scandale sexuel, ça, c’est certain. Le recteur a renvoyé Charles sur-le-champ. Ouste, ouste, mauvais garçon ! Ultimatum en prime : si Charles revenait à Londres, la police serait mêlée à l’affaire. Pauvre Charles ! Il a quitté l’Angleterre, la mine bien basse. Entre autres.

Je me souviens alors de la lettre, chez Charles, la lettre d’un certain M. Riddel.

Chess ne dit rien. Il sourit toujours dans l’obscurité, attend.

— Après ? je demande. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Après ? Hé bien, il y a eu la mort de la princesse Lady Di, puis la guerre en Tchetchénie, et dernièrement, cette affaire du petit Elian Gonzales…

— Batince ! Chess, qu’est-ce qui est arrivé à Charles !

— Hé bien, il est revenu au Québec et vit ici depuis un an et demi, voilà.

— Pourquoi ici ?

— Parce qu’il n’y avait plus de place pour quelqu’un comme lui là-bas.

Il me lance un regard entendu. Il y a quelque chose dans cette réponse qui me donne la chair de poule. Ma salive devient épaisse, c’est dégueu. Je change de sujet :

— Pis son cœur ?

— Il est à gauche, je crois.

— Tu me fais chier ! Ses problèmes de cœur ! C’est dû à quoi ?

— Problèmes cardiaques, c’est tout. Tout à fait banal. Une trop grande émotion lui fait piquer des mini crises d’angine. Il doit prendre des pilules.

— Il se les procure où, ces pilules ?

— À un hôpital du centre-ville, là-bas…

— Il sort et entre de ce quartier souvent, n’est-ce pas ?

— Absolument.

J’hésite, puis demande :

— Il est le seul qui peut faire ça ?

— Sûrement pas. Il est par contre à peu près le seul qui le fait. Certains marchands le font, pour aller chercher leurs marchandises, mais c’est une minorité.

— On peut donc quitter ce quartier et y revenir sans problème ?

— C’est plus compliqué que ça.

— Ce qui veut dire ?

— Tout est une question de choix et de désir réel.

Je réfléchis à ça. Pas clair, clair. Comme d’habitude.

— Comment tu sais tant de choses, toi ?

— Je te l’ai déjà dit, je sais tout.

Je me frotte le visage en soupirant.

— Charles, un pédophile… C’est horrible…

— Vraiment ? Que sais-tu de l’horreur, Aliss ?

— J’ai vu une ou deux choses assez horribles, depuis que je suis ici !

— Tu crois ça ?

Son sourire est soudain plus large, son regard plus fou, les ténèbres qui l’entourent plus sombres.

— Tu ne connais pas encore tout de cet endroit. Ton seul système de références lorsque tu parles de choses incroyables, c’est ta vie d’avant. Et ta vie d’avant a aucun sens, ici, aucune logique.

— Je me détache de plus en plus de mon ancienne vie, que je dis avec colère. Je m’y réfère de moins en moins.

— C’est faux. La preuve est que tu utilises encore des termes comme extraordinaires ou horribles face à certaines choses que tu vois ici. Tu seras complètement adaptée lorsque ces mots n’auront plus aucune signification pour toi.

— Ça commence à être le cas, que je rétorque avec plus ou moins de conviction. Je m’habitue de plus en plus à ce que je vois, à ce que je vis.

— Ho, mais t’as encore rien vu.

En disant cela, il recule de nouveau de deux pas. Son visage devient encore plus sombre, ses yeux pâlissent, le contour de son corps s’efface. On dirait que son sourire, brillant de mille feux, sort du cadre du visage et flotte devant lui. Sa voix aérienne poursuit, planante :

— Tu n’es pas encore au bout de la route, Aliss… D’ailleurs, tu n’y arriveras peut-être jamais…

— Oui, je vais y arriver !

— Vraiment ? Pourtant, tu laisses de simples portes verrouillées t’arrêter…

Je comprends qu’il fait référence aux appartements de mon immeuble. Je lui lance :

— Ces appartements sont occupés par de simples locataires, comme moi ! Tu dis n’importe quoi !

— Si ça te rassure de le croire…

Sa voix est pleine d’écho. Il recule encore, tout son corps disparaît, son visage aussi, tandis que son sourire continue de flotter, liquide et cristallin. Puis, il disparaît à son tour. Silence et ténèbres.

— Chess ?

Aucune réponse. Aucun bruit. Il est là, quelque part au fond de la salle, tapi dans le noir.

Mais y est-il encore ?

J’ai froid. Je me frotte les bras.

Je retourne dans la salle, pressée de sortir de la pièce.

 

*

 

Quatre heures moins quart du matin.

Debout, au milieu de la rue, devant le Palais. Là, juste devant moi. L’ampoule rouge au-dessus de la porte de métal est éteinte.

J’entends un claquement sec, provenant de très loin. Un coup de feu ? Sais pas… Tellement de bruits bizarres, ici…

Je reviens au Palais. Faut que je trouve un moyen pour aller au party samedi prochain. N’importe lequel.

Je n’ai vu que la façade de ce Palais. Il doit y avoir un arrière aussi, non ?

Je marche jusqu’au bout de la rue, puis entre dans la ruelle. Long couloir d’asphalte, peu éclairé, flanqué des immeubles qui me tournent le dos. J’hésite une seconde, encore hantée par le souvenir de mon agression de l’autre soir… puis prends mon courage à deux mains. Je me mets donc en marche, jusqu’à arriver derrière le Palais. Je reconnais les briques rouges. Je reconnais aussi les voitures stationnées dans la large ruelle : quatre Cadillac rouges et une Limousine de la même couleur.

Rapide examen de l’arrière du Palais. Rien à dire. Les fenêtres sont condamnées, comme celles de l’avant. Une porte de service. C’est tout.

La porte en question commence à s’entrouvrir. Sans réfléchir, je me jette derrière une Cadillac. Qu’est-ce qui me prend de me cacher ? C’est pas une ruelle privée, à ce que je sache !

Deux gars sortent. Ils sont habillés de manière quelconque et soutiennent entre eux un homme remarquable. Remarquable en ce sens qu’on peut pas le manquer. Même si sa corpulence considérable et son costume, qui se limite à un short en cuir, sont des atouts suffisants pour susciter la curiosité, c’est un tout autre détail qui capte toute mon attention : le sang qui recouvre son visage, qui éclabousse son ventre velu, qui coule sur ses jambes. Du sang frais qui dégouline jusque sur l’asphalte de la ruelle. Manifestement, les deux gars viennent de lui sacrer la volée du siècle. Derrière la voiture, je me félicite de m’être cachée. Sûrement qu’on aurait pas apprécié ma présence.

— Hé, ben, il est pas joli à voir ! fait un des deux gars.

— Ouais, je pense qu’il y est allé un peu fort, ce soir, ajoute l’autre avec un fort accent anglais.

L’ensanglanté, à moitié assommé, se contente de grommeler des sons incompréhensibles. Je me suis trompé, on dirait. Les deux gars ne sont pas les cogneurs, mais les sauveteurs…

Quelqu’un d’autre apparaît dans la porte et s’appuie au chambranle. Une femme. Remarquable aussi à sa manière. Un pantalon de cuir, un soutien-gorge qui laisse jaillir, par deux trous stratégiques, ses seins énormes et flasques. Les cheveux attachés. Il y avait un bal costumé au Palais ou quoi ? Le visage de la femme est en mauvais état, tuméfié, marqué de coups ; pourtant, elle semble pas souffrir. Elle fume calmement une cigarette en soupirant :

— Je lui ai dit qu’il jouait avec le feu, ces temps-ci… Mais y a des clients qui veulent rien comprendre, faut croire…

— Il a choisi qui, ce soir ? demande un des deux gars.

— Hulk…

God ! il a choisi le pire ! Avec Hulk, il aurait dû savoir que c’est toujours risqué !

— C’est ça que je lui avais dit…

C’est à ce moment que je remarque le sang sur les seins de la fille. D’où provient-il donc ? Je plisse les yeux. Là, au bout… C’est quoi, ça ? On dirait des… mais oui, ce sont des clous ! Des vrais clous, énormes, qui lui transpercent les mamelons de part en part ! Ouah ! J’en ressens presque la souffrance moi-même en personne ! Mais la fille, elle, continue de fumer, calme, presque amusée. Elle est appuyée contre la porte, elle a la face enflée de coups, elle a des clous dans les boules… et elle fume une cigarette, par cette chaude et tranquille nuit de juin.

Qu’est-ce que c’est que ce cirque horrible ?

Les paroles de Josée me reviennent en mémoire ; chez la Reine, il y a les Fils et les Filles de la Reine… mais aussi les Sadomaso… Voilà, je saisis, maintenant… Et les Sadomaso ont leurs clients, évidemment… Comme ce type ensanglanté, par exemple…

— Il est pas mort, au moins ? demande Nichons-cloués.

— Non, non, il respire encore, mais il saigne beaucoup… Surtout là, en arrière… Ça coule par son short…

— Ouais, je crois qu’il lui reste quelques lames de rasoir dans le cul…

Oh ! Merde, c’est pas vrai !

What we gonna do with him ?

— Vous connaissez les règlements de la Reine : les clients amochés, on les laisse dans la ruelle. Il se réveillera demain matin et ira s’acheter quatre tubes de vaseline.

— Pis s’il se réveille pas ?

La femme hausse les épaules. Elle prend une touche. Quelques gouttes écarlates tremblotent au bout de ses mamelons, puis tombent.

— Les Valets le ramasseront demain matin…

Là-dessus, les deux gars lâchent le malheureux qui tombe mollement sur le sol. La fille jette sa cigarette :

— Bon. Je me lave et je me tire…

— T’as besoin d’aide, darling ? fait malicieusement l’anglo.

— Ouais, on pourrait te savonner le dos avec une râpe à fromage…

Ils rigolent, ah-ah-ah, ils entrent tous les trois dans le Palais, la porte se referme, vlan, et le gars, par terre, râle longuement, aaarrrhhhh…

Et moi ?

Hé bien, moi, je me redresse, encore secouée par ce beau spectacle. Je m’approche lentement du moribond, incertaine et dégoûtée. Je peux quand même pas le laisser là !

Il est à mes pieds, sur le dos. Malgré le sang qui recouvre son visage, je distingue ses yeux fermés. Son ventre est recouvert de plusieurs coupures. Vraiment dégueu ! J’ose même pas le toucher !

— Mon… monsieur ?

Petite, ma voix. Allons, Aliss, prends sur toi !

— Monsieur, vous m’entendez ?

Sa main se lève brusquement. Tchac ! Ses doigts se referment autour de ma cheville ! Calvaire ! La peur de ma vie ! J’ai crié, je pense ! Les yeux du gars sont ouverts ! Fixés sur moi ! Pis cette grimace, c’est une tentative de sourire ? Un sourire hideux, sans dents, car elles sont toutes cassées ! Absolument toutes !

Le gars me dit quelque chose ! Miracle : je saisis les mots, malgré le gargouillement gluant provoqué par le sang qui gicle de ses lèvres :

— Encore… j’en veux encore…

Ben moi, j’en ai eu assez, merci beaucoup ! Je secoue ma jambe avec dégoût, les doigts ensanglantés lâchent enfin ma cheville et, bye-bye tout le monde, je m’en vais me coucher, pis vite !

Je parcours la ruelle d’un pas rapide, sans me retourner. En arrivant dans la rue, je me sens mieux. Rassurée.

Des Sadomaso… Des osties de malades, oui ! Pis les clients ont pas l’air mieux !

C’est dans ce Palais que je veux entrer ? C’est cette Reine que je veux rencontrer ?

Oui, et plus que jamais ! Parce que tout ça, c’est le spectaculaire, c’est la surface. Il y a plus, je le sais. La Reine est plus que ça. La surfemme est plus que la patronne d’un club de détraqués !

En montant les marches de mon immeuble, j’avale une Micro. Ça va me calmer les nerfs.

Je passe devant les portes trois et quatre. Les paroles de Chess…

Je vais à la porte trois, frappe dessus de toutes mes forces. Silence de mort de l’autre côté. Je tourne la poignée avec rage. Inutilement. Je crache sur la porte, tiens ! Pouah ! Demain ! On règle ça demain ! Si je peux pas entrer au Palais, je vais quand même entrer quelque part, batince !

Fière de ma résolution, je poursuis mon ascension.

 

*

 

— Bnjour, Aliss… Tu es en frme ?

La serrurière me sourit gentiment.

— Bonjour, madame Letndre. Très bien, merci, et vous ?

— Ça va, mrci. Des ptits trvaux, cmme d’habtude.

Elle travaille sur une montre-gousset.

— C’est à un de vos clients, cette montre ?

— Oui.

— Vous êtes aussi horlogère ?

— À l’occsion, oui.

— Elle est à Bone, est-ce possible ?

— Tu connis Bne ?

— Vaguement, oui.

— Oui, c’est sa mntre-gousst. Enfn, une de ses nmbreuses mntres.

Elle la prend et l’examine en souriant :

— Imagne-toi donc qu’il vut que je rallnge son tmps.

— Rallonger le temps de sa montre ?

— Exctment.

Elle tourne la montre entre ses doigts.

— Il voudrit que sa mntre dure pls longtmps que doze heurs. Vos-tu, ce Bone a un prblème avc le tmps.

— Vous lui avez dit que c’est impossible, évidemment…

— Évdmment, mais c’st un beau dfi, tu truves ps ?

Je regarde la montre. Je repense à celle que j’ai trouvée dans le cadavre du chat. À l’autre dans la ruelle, pleine de sang…

Il va mourir ! Diantre, il va mourir ! C’est le temps qui se venge encore !

— Qu’st-ce que je peux fare por toi, Aliss ? Est-ce qu’l te mnque qulque chse ?

— Il y a des portes que j’aimerais ouvrir…

— Je cmprnds…

Elle fouille derrière elle, sur le mur recouvert de clés, et m’en tend une :

— Volà…

— Un passe-partout ?

— Je te l’ai dt, l’atre jour : ça n’exste pas, des psse-prtout unversls…

— Mais vous savez pas de quelles portes je parle…

— Ça va fnctonner, fas-moi confince.

— Ho, mais je vous fais confiance !

Nous nous sourions toutes les deux. Et de nouveau, son sourire m’est vaguement familier. Ce visage ne m’est pas parfaitement inconnu…

— On s’est pas déjà vues, madame Letndre ?

Elle fait une moue amusée, puis hausse les épaules.

 

*

 

Je frappe à la porte trois avec force, bang-bang-bang ! Dernier ultimatum, là-d’dans, sinon j’entre ! J’appuie mon oreille sur le bois.

Il n’y a vraiment aucun bruit. Je regarde la porte. J’avale nonchalamment une Macro, gloup. OK. Prêts, pas prêts, j’y vais !

J’introduis la clé dans la serrure. Sans difficulté, celle-ci s’actionne, se déverrouille.

L’appartement est exactement sur le même modèle que le mien et celui de Verrue. Le salon s’ouvre à ma gauche. Divan, chaise, télé, petits cadres sur les murs. Décoré sobrement, en ordre. Il y a, par contre, beaucoup de poussière. Désert, pas un chat. Je soupire. Je continue à marcher dans le couloir d’un pas rapide, convaincue de rien trouver.

Dans la cuisine, je m’arrête net, stupéfaite. Il y a quatre personnes assises autour de la table.

— Ho, je… Excusez-moi, je ne… je pensais que…

Mes bredouillements sont de courte durée. Les quatre personnes me regardent même pas. En fait, elles bougent pas du tout. Un homme et une femme dans la cinquantaine. Un gars d’environ dix-huit ans, une fille d’environ vingt. Une petite famille, quoi. Rassemblée pour le repas : il y a des fruits sur la table, des assiettes vides, des ustensiles propres, une pinte de lait…

Ils continuent à ne pas bouger.

— Je… je vais m’en aller, que je dis bêtement.

Je fais mine de partir. Ils persistent dans leur inertie.

J’ose enfin les examiner franchement. Ils sont morts ou quoi ? Leurs yeux sont grands ouverts et fixes, mais ils ont pas l’air de cadavres. Légèrement penchés vers l’avant, les bras sur la table… La mère tient même une fourchette dans la main.

Des mannequins ? Ça doit être ça. De vrais chefs-d’œuvre de réalisme !

Je m’approche et ose mettre ma main sur l’épaule de l’homme. Je secoue légèrement le mannequin, comme si je voulais me convaincre que c’en est bien un. Sa tête se met à dodeliner, d’avant-arrière, et quelque chose tombe alors sur la table, roule sur quelques centimètres, s’immobilise contre l’assiette.

C’est une bille. Ou plutôt un œil. Un faux œil.

Abasourdie, je regarde la face de l’homme. À la place de son œil droit, il n’y a plus qu’un trou. Ça a beau être un mannequin, ce visage avec un œil en moins, c’est quand même morbide !

La peau, surtout, a tellement l’air vrai ! Fascinée, je touche le visage, en me demandant si c’est du plastique, ou du latex, ou du… Fuck ! C’est de la peau, de la vraie peau ! Froide, mais de la peau quand même, j’en suis sûre !

Mais voyons, son œil de plastique, alors ?

Je me penche et regarde dans l’orbite vide. Sauf qu’il est pas vide, justement. Quelque chose coule lentement de l’orifice. Pas du sang, non, une sorte de… de poudre, ou de sable, qui s’écoule tel un sablier sur les joues de l’homme inexpressif. Que c’est ça, cette poudre-là ? On dirait du son ! Du son qu’on met dans les…

… dans les…

Criss !… Ostie de criss !…

Je viens de comprendre, calvaire ! Je viens de comprendre !

Vite-vite, tourne les talons et vite-vite, me sauve en courant. Vite-vite, monte les marches quatre à quatre et vite-vite, entre chez moi ! Les cent pas dans mon salon. Deux, trois, quatre minutes… Enfin, je commence à mettre en ordre, en cohérence, ce que je viens de découvrir.

Certitude soudaine : je découvrirais la même chose dans l’appartement numéro quatre. Dans le numéro deux aussi, en bas. Je regarde mes mains. Elles tremblent. Pourtant, j’arrive pas à être complètement horrifiée. Il y a autre chose en moi, une autre émotion, qui monte tranquillement.

Je peux plus rester dans cet immeuble, moi ! C’est impossible ! Je peux pas vivre avec des voisins empaillés, c’est pas très sain…

Cette idée me fait rire. Voilà, ce qui montait sort enfin : un rire nerveux, effrayé, pas rassurant pantoute.

Je recommence à marcher de long en large. Qu’est-ce que je fais, criss, qu’est-ce que je fais ?

Appeler la police.

Mais oui, la police ! Où avais-je la tête ! Je ris encore, un rire différent. Sans cesser de me bidonner, je prends le téléphone, compose le 0.

— Opératrice.

— Oui, je voudrais le numéro de téléphone de la police de mon quartier ! que je dis avec une bonhomie qui devrait m’inquiéter.

— Quel est votre quartier, mademoiselle ?

— Daresbury.

Court silence, puis :

— À Montréal ?

— Mais oui, absolument.

Bruits de clavier d’ordinateur. J’attends, toute souriante, m’amusant à l’avance de ce qui s’en vient. Car je trouve ça drôle, vraiment drôle.

— Désolée, mais il n’y a pas de quartier de ce nom à Montréal.

— Vous êtes sûre ? C’est un quartier intéressant, pourtant… C’est la Reine Rouge qui y gouverne, vous saviez pas ? Elle a des valets pis deux psychopathes qui recrutent des danseuses et des danseurs pour elle.

Silence à l’autre bout du fil. Je m’amuse tellement ! Le téléphone, contre mon oreille, est pris d’une crise d’épilepsie, mais je m’en fous : j’ai du fun ! Ben, ben, ben du fun !

— Je voulais juste signaler des voisins empaillés, vous comprenez ? Mais, bon, au fond, j’ai pas à me plaindre ! Ils sont plutôt tranquilles ! D’ailleurs, je sais pas pourquoi je vous appelle, parce que tout va bien, ici. Tout va très, très bien ! Pis il paraît que j’ai pas tout vu, vous imaginez ? C’est Chess qui m’a dit ça, une espèce de junkie maigre comme un cure-dent qui se shoote à je sais pas quoi pis qui arrête pas de sourire ! Il sait tout, lui, absolument tout ! Alors, je reste ! Je reste parce que je veux tout voir ! Parce que je veux voir la Reine ! JE VEUX DEVENIR LA SURFEMME, VOUS COMPRENEZ, P’TITE OPÉRATRICE MINABLE ! ?

Elle raccroche. Qu’elle aille se faire foutre ! Elle comprend pas ! Il faut être ici pour comprendre, il faut traverser, sinon, c’est pas possible ! Sinon…

On cogne à ma porte. J’arrête de rigoler net. C’est la proprio ! Elle vient me chercher pour m’empailler aussi !

— Aliss ! fait une voix étouffée. Aliss, c’est Pouf !

Pouf ! L’ami de Mario ? !

J’ouvre en vitesse. Pouf bondit et va au salon. Je tiens la porte ouverte, m’attendant à voir entrer Mario. Pas de Mario. Je referme, déçue et inquiète.

— Je… je pense qu’ils sont sur mes talons, fait Pouf.

— Pis Mario ?

— On a voulu prendre le métro ce matin, mais… Le gars du métro nous a reconnus, il sait qu’on est recherchés, il… il a sorti un gun pour nous tirer dessus ! On s’est sauvés, pis… il a fallu qu’on… qu’on se sépare…

Il me voit enfin.

— T’as un drôle d’air, toi…

— Il y a une famille complète empaillée dans l’appartement d’en dessous.

Il se contente de hausser un sourcil, et encore pas bien haut. Ai-je vraiment cru, pendant un bref moment, qu’il allait s’étonner ? Puis-je encore croire qu’il y a des gens qui s’étonnent de quoi que ce soit ici ?

— Ah, bon ? qu’il dit. La Reine a donc une salle d’exposition ici aussi…

— C’est… c’est la Reine, la responsable de ça ?

Pour toute réponse, des coups à la porte. Coups discrets, polis. Qui c’est ça, encore ? Le corps de Pouf se remplit de dix mille watts, ses yeux de dix mille étincelles de peur et sa culotte de dix millilitres d’urine.

— C’est… c’est eux autres ! Ils m’ont retrouvé ! Je suis cuit ! Cuit comme un bateau de croisière !

— Du calme, attends ! C’est peut-être Mario.

Il reste immobile au milieu du salon, un peu plus confiant. Je m’approche de la porte et demande :

— Oui ?

— Pardon du dérangement, mademoiselle. C’est Bone, ici, accompagné de son ami et collègue Chair. Nous aimerions entrer un très bref moment.

Je pouvais pas avoir pire visite ! Des halètements derrière moi : Pouf doit être sur le bord de la crise cardiaque. J’avoue que j’en mène pas large non plus. Qu’est-ce que je fais ? Je peux quand même pas leur livrer Pouf ! Mais si je le cache pis que je me fais prendre… J’ose même pas imaginer ce qui m’arriverait ! Je me tourne vers le fugitif. Il piétine sur place, cherche une cachette, m’implore des yeux.

Je panique ben raide !

— Pouf, je… je sais pas quoi faire, ils… j’ai…

J’aurai pas de décision à prendre, car la porte s’ouvre. Évidemment, elle était pas barrée ! Bone, suivi de son partenaire, apparaît et salue en touchant le bord de son chapeau haut-de-forme.

— Désolé de cette intrusion, mais comme vous tardiez à nous répondre…

Il me reconnaît alors et a une moue de surprise :

— Ah, tiens ? C’est donc vous qui vivez ici, mademoiselle… comment, déjà ?

— Aliss, que je marmonne d’une voix blême.

— Aliss, voilà. Vous vous rappelez mademoiselle, n’est-ce pas, Chair ?

— Mais bien sûr ! La nouvelle chez Andromaque. Elle nous avait fait un numéro fort intéressant, ce soir-là…

— C’est pour ça que vous m’avez sauvé la vie ?

Je lance ça par bravoure, pour me donner contenance, pour changer de sujet, ou je sais pas trop, je le dis, c’est tout ! Pourtant, je continue à trembler de peur.

Les deux acolytes semblent bien surpris.

— Vous sauver la vie ? Mais de quoi parlez-vous donc, jeune fille ?

— Le gars qui voulait me violer… que vous avez tué, dans la ruelle…

Les deux hommes ont alors un air coquin, comme des garnements qui se font prendre la main dans le sac mais qui ne peuvent s’empêcher de s’amuser. Chair regarde Bone et dit en haussant les épaules :

— Nous manquons de discrétion, on dirait, mon ami…

— Il semblerait que oui…

Je jette un bref coup d’œil derrière moi : Pouf n’est plus là. Il est allé se cacher. Maudite marde ! Qu’est-ce que je fais ? Je leur dis qu’il est ici ou non ?

— Trêve de badinage, fait Bone en essuyant une tache invisible sur le pommeau de sa canne. Nous sommes venus ici pour mettre la main sur un fuyard, un dénommé Pouf.

— Oui, et inutile de nier qu’il est ici, ma chère, nous le suivons depuis une heure et nous l’avons vu entrer dans cet immeuble.

— Qui vous dit qu’il est dans mon appartement ?

Je perds la tête ou quoi ? Je protège donc Pouf ! Je suis donc complice ! Maudite marde de maudite marde !

Bone lance un regard admiratif à son ami.

— Voilà une observation remarquable de bon sens.

— Absolument. Cela mérite explication.

Puis, à moi :

— Voici donc le raisonnement. Il n’y a que six appartements dans cet immeuble. L’un est à la proprio. Il est impensable qu’il soit chez elle, nous connaissons cette femme et… jamais elle ne ferait ça, voilà. Ensuite, il y a l’appartement de Verrue, mais celui-ci a disparu, on ne sait trop où, d’ailleurs. Quand aux trois autres appartements…

Il a un petit sourire mystérieux.

— Ils ne sont pas habités, conclut-il.

— Ça dépend par qui.

Mais d’où me vient cette audace ? Je suis folle ! Comment puis-je avoir si peur et être si téméraire en même temps ? De nouveau, Bone et Chair s’étonnent.

— Elle est peut-être nouvelle, mais elle en sait pas mal.

— Oui. Pour une nouvelle, elle connaît les nouvelles.

Ils rient.

— Je dirais même que pour une novice, elle connaît quelques-uns de nos vices.

Ils rerient. Moi, je me sens aussi déconcertée qu’effrayée. Je me demande si je devrais pas tenter une fuite.

Bone toussote et dit, presque tristement :

— Mais nous ne sommes pas ici pour nous amuser, n’est-ce pas, mon cher Chair ?

— Hélas, non, mon bon Bone.

Chair fait un pas en avant et, m’ignorant complètement, se met à crier :

— Nous savons que vous êtes ici, Pouf, alors inutile de nous faire perdre à tous un temps précieux.

— Le temps est toujours précieux, ajoute Bone comme pour lui-même.

— Alors, montrez-vous tout de suite. Si vous nous obligez à fouiller l’appartement, nous serons de mauvaise humeur et cela ne fera que…

Dzing, gling, et tous autres bruits s’apparentant à une vitre fracassée. Merde ! Il a pas fait ça, le cave ! Bone et Chair soupirent de lassitude.

— Il est vraiment idiot.

— J’ajouterais stupide.

— Un stupidiot, quoi.

— Ou un idiopide.

Sur quoi, Chair sort de l’appartement en lançant :

— Bon. Allons constater les dégâts.

— Allez-y. Moi, je vais appeler la Reine pour lui dire que nous en tenons au moins un.

Et moi, là-d’dans ? J’existe encore ou quoi ? Abasourdie, effrayée et malgré tout intriguée, je trottine derrière Chair qui descend les marches en sifflotant.

Sur le trottoir, en face de l’immeuble, Pouf est étendu sur le dos, au milieu de centaines de morceaux de verre brisé, et se tortille en se tenant le bras gauche. Il a la face pleine de petites coupures, ça saigne à différents endroits, mais pas trop. Il gémit beaucoup.

Bref, ça fait mal.

Dans la rue, quelques piétons observent la scène, curieux mais pas vraiment émotionnés. Près de Pouf se trouve la proprio, penchée vers lui. Manquait plus qu’elle. Et elle l’engueule, en plus ! Sans se gêner !

— Si vous croyez qu’on peut se lancer par les fenêtres de mon immeuble, hé ben, vous me connaissez mal ! Allez vous suicider ailleurs si le cœur vous en dit, mais pas ici ! Pas dans mon immeuble ! Pis vous êtes mieux de me payer ma fenêtre, sinon je vous casse l’autre bras !

Dans la rue, un ou deux quidams ricanent. J’observe la scène, déboussolée.

Surréaliste. Absurde. Grotesque.

On dirait bien que Chess avait raison : ces mots ont encore un sens, pour moi…

— Bon, bon, bon ! fait gentiment Chair en claquant trois fois dans ses mains. Permettez, ma bonne dame : il s’agit d’une affaire privée.

La proprio voit Chair. Ho, là ! Elle se la ferme aussitôt et recule comme si un putois venait de passer devant elle. Dans la rue, les piétons doivent recevoir des émanations car ils décident tous, unanimement, d’aller voir si l’air est pas plus sain un peu plus loin, disons à l’autre bout de la rue. Seule la proprio ose pas partir, hésite, piétine. Moi aussi, je reste un peu à l’écart, ne sachant absolument, mais alors là absolument pas quoi faire. J’ai beau réfléchir à toute vitesse, je trouve rien. Même le concept de ne rien faire me traverse pas l’esprit.

J’attends, les neurones débranchés, à zéro.

Chair se penche vers Pouf, les mains sur les genoux, l’air compatissant. Il le regarde grimacer quelques instants, puis susurre :

— Le bras, c’est ça ? Cassé ? Ne répondez pas, je comprends très bien.

Pouf voit enfin Chair et la peur prend soudain plus de place que la souffrance. Ses lèvres coupées et saignantes se mettent à trembler et il marmonne :

— Écoutez, je… faites-moi pas de mal, ce… c’est pas moi qui ai voulu…

— On se tait, on se tait, le coupe doucement Chair. Vous avez la bouche en sang. Et le bras en mille.

Il ricane :

— Vous saisissez ? La bouche en sang, en cent… le bras en mille… ?

Chose incroyable, inimaginable : Pouf grimace un sourire ! Le gargouillement qu’il émet ressemble même à un ricanement !

Il est mort de peur, oui !

— Allez, hop. À la maison ! fait Chair.

— Non, je… pitié, me…

Chair s’approche. Doucement, il se penche encore davantage, étend gentiment ses deux bras… et soudain, de façon inattendue, il saisit Pouf par les épaules et le soulève littéralement de terre. Il le transporte alors sous son bras, sans effort apparent, comme s’il s’agissait d’une baguette de pain. Sauf que la baguette est possédée, elle hurle comme un damné. Je suis la scène du regard, subjuguée devant une telle démonstration de force. Chair s’approche d’une vieille Cadillac rouge, stationnée devant l’immeuble, dont la porte arrière est ouverte. Là, l’air très serein, il prend son élan et balance littéralement Pouf dans la voiture. J’entends un bruit sourd, un hurlement, puis des gémissements de douleur. Chair referme la porte, satisfait.

— Et voilà.

Je le regarde, paralysée.

— Pis ma fenêtre ? intervient alors la proprio avec audace. C’est la Reine qui va me la payer, je suppose ?

Chair lui lance un regard agacé. La folle poursuit :

— Ah ! Pis je commence à être écœurée qu’on se foute de moi comme ça ! Si la Reine vient pas me rendre une visite personnelle d’ici quelques jours, je démolis ses salles d’exposition !

Car elle sait ! Elle est au courant ! Évidemment ! Comment ne le serait-elle pas ? Salles d’exposition ! Le terme me fait encore plus horreur que les corps eux-mêmes…

Chair se met alors en colère. Enfin, c’est un gros mot, mais disons qu’il est tout à coup moins bonasse et moins serein qu’à l’accoutumée. Disons que ses sourcils se froncent. Disons que son regard s’assombrit.

— Vous, je vous conseille de rentrer chez vous immédiatement.

La proprio s’exécute. Elle continue de jouer les durs et à crier, mais je vois bien qu’elle a peur. Elle disparaît dans l’immeuble.

Pis moi ? Moi, l’épaisse, qu’est-ce que je fous encore là, immobile, la bouche ouverte, effrayée, déconcertée, légume ?

Chair me voit enfin. Prend un air triste.

— Quant à vous, mademoiselle, vous m’en voyez désolé, mais nous allons devoir vous amener avec nous.

— Quoi ?

Le son de ma voix me réveille. Maudite niaiseuse ! J’aurais pas dû rester là ! Chair marche vers moi, l’air de s’excuser.

— Oui, vous êtes complice. Vous l’avez caché, alors…

— Mais… mais je l’ai pas caché ! Pas pantoute ! Il est arrivé chez nous, il a… il m’a dit qu’on le cherchait, pis vous êtes arrivés ! J’ai pas… j’ai pas…

J’ai pas le temps de niaiser, batince ! Laisse tomber tes explications pis sacre ton camp ! Tout de suite ! Je suis même sur le point de le faire, je tends déjà mes muscles pour piquer un sprint si spectaculaire que Bruny Surin se verrait obligé de se recycler dans l’élevage bovin, lorsque derrière moi j’entends cette phrase miraculeuse et salvatrice :

— On ne l’amène pas, Chair.

Mes muscles se détendent, je me retourne. C’est Bone, qui sort de l’immeuble.

— Comment, on ne l’amène pas ?

— La Reine dit que ce n’est pas nécessaire.

— Ah, bon ?

Mes jambes sont molles. Je voudrais dire quelque chose, mais je sais pas quoi.

— Par contre, ajoute Bone à mon intention, avec un drôle de sourire, vous êtes invitée à venir prendre le thé chez Chair et moi, à seize heures. C’est-à-dire dans une heure.

J’ai mal compris certain.

— Prendre le thé chez vous ?

Chair lui-même manifeste de l’étonnement.

— Mais… nous prenons toujours le thé seuls, Bone !

Son copain lui lance alors un regard que Chair semble comprendre.

J’aime pas ça. Je bredouille :

— Je… je pense pas que je vais être là, je…

— Vous voulez venir à la grande fête du Palais, dans trois jours, n’est-ce pas, Aliss ? me coupe Bone.

Comment il sait ça, lui ? Est-ce que tout le quartier est au courant, koudon ? Je trouve rien à dire, prise au dépourvu. Il tend une carte vers moi en disant, suave :

— Alors, venez prendre le thé à la maison. Vous ne le regretterez pas…

Je prends la carte et lis :

 
CHAIR et BONE
médecins
5150 rue Esohcysp

 

Médecins ? Ces deux détraqués sont médecins ?

— Mais… mais pourquoi… pourquoi dois-je aller… est-ce que la Reine… ?

Je m’embrouille, il s’est passé trop de choses en quelques minutes, je comprends plus rien, j’suis ben fuckée, finalement. Bone lève la main, souriant :

— Soyez chez nous… seize heures, tout simplement.

— Si vous voulez venir à l’anniversaire de la Reine, bien sûr, ajoute Chair qui, soudainement, est sur la même longueur d’onde que son comparse.

Je trouve rien à dire. Au même moment, derrière eux, la porte de la Cadillac s’ouvre lentement et la main tremblante de Pouf apparaît. Sans même regarder derrière lui, Chair donne un coup de pied sur la porte qui se referme violemment sur l’index de Pouf. Hurlements et craquement. Je me mords les lèvres.

— Tout doux, là-dedans ! fait Chair en refermant la porte complètement, une fois la main rentrée à l’intérieur.

— On peut dire qu’il était à un doigt de s’évader, fait Bone d’un air malicieux.

Chair ricane.

— Pas mal, celle-là ! J’ajouterais qu’il a failli nous glisser entre les doigts.

— En effet ! Après quoi, il aurait été difficile de mettre le doigt dessus !

— Je doigt dire que c’est absolument vrai.

Ils se marrent, tellement fiers, tellement amusés… Finalement, ils reprennent leur sérieux, se tournent vers moi et me saluent, en parfaits gentlemen.

— Mademoiselle Aliss…

Puis, ils montent dans la voiture, et celle-ci s’éloigne à toute allure. J’ai juste le temps d’entrevoir le visage crispé de terreur et de souffrance de Pouf, collé contre la vitre arrière.

Je suis seule sur le trottoir. Je relis la carte que je tiens entre mes doigts.

Aller prendre le thé chez ces deux déments… Si je veux aller à l’anniversaire de la Reine, dans trois jours…

Une condition imposée par la Reine ? Elle me connaît donc ? Elle veut donc me voir ? Un test… c’est peut-être un test… Un test pour voir si je mérite d’aller au Palais…

Je me sens soudain excitée. Excitée et très effrayée en même temps. Aller chez Chair et Bone, c’est une autre frontière. Une autre limite. Mais celle-ci me fait peur. Vraiment.

Peut-être que la Reine sera chez Chair et Bone. C’est pas impossible.

Quelques curieux sont revenus. Me regardent avec intérêt. Je remonte chez moi en vitesse. Je vois la fenêtre cassée dans mon salon. Je réfléchis, incertaine.

Faut que je prenne l’air.

Je prends ma sacoche et redescends. Il n’y a plus personne dans la rue. Sauf quelqu’un, de l’autre côté, appuyé contre un mur. Chess.

C’est la première fois que je le vois dehors. On dirait que le soleil le transperce, que son corps maigre est diaphane jusqu’à la transparence, que la lumière n’a pas prise sur lui.

Sauf sur son sourire, étincelant.

— Alors, Aliss, tu vas y aller ?

Je réponds rien. Je le regarde longuement. Je pense même pas à traverser la rue. Je suis certaine que si je m’approchais, je verrais à travers lui, à travers son corps…

— Je veux rencontrer la Reine, que je réponds. Je veux lui parler.

— Et pour ça, tu es vraiment prête à tout ? À tout faire ? À tout voir ?

— J’ai vu les corps empaillés, dans les appartements ! Pis je suis pas devenue gaga !

— C’est un hors-d’œuvre, ça. Tu sais, comme les grands repas. Il y a l’entrée, puis le premier plat, le second et, enfin, le dessert. Moi, j’aime surtout le gâteau opéra. Ou les beignes au miel. Et toi ?

— Tu es fou !

— Absolument. Nous le sommes tous, ici… Tu l’as pas remarqué ?

Malgré la distance, ses yeux exorbités et son sourire me transpercent le crâne. J’ai mal à la tête.

Je me détourne et me mets en marche. Jusqu’au coin de la rue, je garde les yeux devant moi, le pas raide. Arrivée à Lutwidge, je regarde vers le boulevard. Aucune idée de ce que j’ai l’intention de faire.

Une Cadillac rouge passe lentement. Soudain, un piéton hurle :

— À mort la Reine Rouge !

Sur quoi, il lance une bouteille de bière sur la voiture. Celle-ci s’arrête net et deux Valets de la Reine en sortent, rapides mais imperturbables. Le trouble-fête se sauve à toutes jambes, poursuivi par les deux mafiosi. Ils disparaissent entre deux immeubles. Il me semble entendre un coup de feu. Un cri. Un bref moment, les gens ont observé la scène, puis ont continué leur train-train, amusés.

Je me retourne vers Dodgson, cherche Chess du regard.

Il n’est plus là.