Verrue


ou
Plus longtemps durera le cocon, plus beau sera le papillon

 

 


L’élément déclencheur est donc déclenché : une nouvelle vie commence pour Aliss ! Notre héroïne est prête à rencontrer tous les personnages qui peupleront ses aventures ! Mais lesquels seront ses amis et lesquels seront ses ennemis ? Elle devra être vigilante… et toi aussi, ami lecteur, ouvre l’œil !

 

 

 

Franchement, l’appart est pas aussi miteux que je le craignais. Bon, c’est pas le Ritz, c’est sûr. Le papier peint est laid, mais en bon état. Le plancher est pas au niveau, mais en beau bois franc. Les meubles datent du Déluge, mais sont encore utilisables. Le four et le frigo sont d’un jaune vomitif, mais ils fonctionnent. Quant à la salle de bain, la pièce que je redoutais le plus, elle me rassure : minuscule, mais assez propre. Et comme le téléphone est compris, j’ai déjà une ligne téléphonique.

Je prends un gros cinq minutes pour faire le tour de mon nouveau chez-moi. Voilà ! Ce sera mon décor pour au moins les trois prochains mois ! La mélancolie et l’angoisse en profitent pour m’attaquer sournoisement par-derrière. Normalement, à cette heure-ci, je serais chez moi, avec papa et maman, et on se préparerait à aller au restau…

Je devrais peut-être leur téléphoner.

Non, non, c’est trop tôt. Allons, je faiblis, moi ! Ho, là là ! Il faut me refaire des forces ! Vite, vite, des vitamines !

Je sors dans le vestibule. J’ai l’appartement cinq, au troisième. Je passe devant le numéro six, dont la porte est entrebâillée. Une musique provient de l’intérieur. Une chanson qui m’est familière, un chanteur super kitch que ma mère écoute souvent… Comment se nomme-t-il, déjà ?… Joe Dassin, c’est ça ! Je m’arrête et tends l’oreille, amusée :

 
On s’est aimés comme on se quitte
Tout simplement sans penser à demain
À demain qui vient toujours un peu trop vite
Aux adieux qui quelques fois se passent un peu trop bien

 

Une des préférées de maman, en plus. Maudit que c’est quétaine ! J’ai aucune difficulté à m’imaginer le locataire : une matante qui lit des Harlequins à longueur de journée. Pathétique. Comme je viens pour m’éloigner, un rire se fait entendre de l’intérieur de l’appart. Un rire d’homme, rauque, vieux, plein de roches et d’épines. C’est donc un mec qui écoute ça ? Un gars qui, si on se fie à son rire, a pas l’air très en forme.

Accompagnant le rire, une odeur vient me chatouiller les narines.

Du hasch. Du bon, en plus.

Il y a un homme qui écoute du Joe Dassin en rigolant et en fumant un joint.

Je descends les marches, perplexe.

Je croise un gars qui monte. Dans la vingtaine. Cheveux noirs longs en queue de cheval. Veste de cuir. Cute à mort. Je peux pas m’empêcher de le regarder avec intensité. Quand un gars me plaît, moi, j’hésite jamais à le lui faire savoir. Mes amies m’ont toujours trouvée pas mal audacieuse, là-dessus… Souvent, les gars baissent la tête, intimidés : ça me fait rire. Lui, par contre, soutient mon regard et me lance même un petit sourire pas mal vicieux. Je le suis des yeux, surprise, gênée et ravie. C’est le genre de regard qui aurait pu nous mener loin si on s’était rencontrés dans un bar ! Le gars arrive au troisième, entre dans l’appart numéro six et je l’entends crier :

— Calvaire ! t’écoutes pas encore cet ostie de morron-là !

Il ferme la porte derrière lui.

Est-ce qu’il vit là ? Un beau voisin comme ça, ça ferait mon affaire… Et l’autre, avec lui ? Son coloc ? Le rire avait l’air vieux. Son père, peut-être ?

Dehors, je me mets en marche vers la rue Lutwidge, vraisemblablement la rue principale du coin. En face, je vois l’immeuble rouge, avec sa porte de métal.

Ça, faut absolument que je découvre ce que ça cache…

J’aperçois alors, accrochée à la devanture d’un immeuble voisin, à six mètres du sol, une immense imitation de clé, grosse comme un traîneau, sur laquelle est inscrit : SERRURIÈRE. Ça me donne l’idée d’aller me faire un double de ma nouvelle clé.

Je rentre chez la serrurière. Un long comptoir. Les murs recouverts de clés. Une dame derrière le comptoir. Elle examine une clé avec une loupe, l’air très concentré.

— Bonjour.

Elle lève la tête. Cheveux en bataille. Quarantaine avancée. Elle me voit, marque de la surprise, puis sourit :

— Oui ?

— Je voudrais faire un double d’une clé.

Elle approuve :

— Et tu as chosi la milleure plce por ça ! Madme Letndre, c’st la srrurière nméro un dans le qurtier !

Que c’est ça ? Est-ce du français ? J’ai compris ce qu’elle a dit, mais j’ai vraiment l’impression qu’elle a parlé tout croche. Elle dépose sa loupe et me dit :

— Dnne-mo ta clé, je te fas ça tut de site.

Mais quelle sorte de dialecte elle parle ? On dirait un extraterrestre qui voudrait imiter notre langue ! Je lui tends la clé, sans cesser de la dévisager, comme si je fixais un handicapé.

— Madame Letendre, c’est vous ?

— Letndre, oui, c’st moi.

Elle prend ma clé, toute gentille :

— Prfait. Ça va prndre un ptit instnt.

Elle s’affaire sur sa machine, me tournant le dos. C’est incroyable. Ça doit être une maladie qui attaque la prononciation ou quelque chose du genre.

— Volà. Ça fra un gros dollr et cinqunte sous.

Je prends les clés, paie. J’arrête pas de la fixer, elle va finir par me trouver impertinente. Elle ne se rend compte de rien, prend l’argent, sourit toujours.

— Mrci, june flle. Au revor.

Je marche vers la porte. Dans mon dos, la serrurière me lance :

— Si tu as bsoin de quo que ce soit, revens me vor.

— De quoi que ce soit ? Vous faites juste des clés, non ?

— Est-ce qu’l y a qulque chse de plus imprtant qu’une clé, madmoislle ? Ça put tout ouvir.

Je souris aussi, avec indulgence. Elle prend son métier un peu trop au sérieux, on dirait.

— Merci, madame Let… heu… merci, madame.

Je sors. Hé, ben ! Drôle de bonne femme !

J’arrive dans Lutwidge. Trouve un petit restaurant. Mange une lasagne gratinée. Pas mauvaise. Le restau est à peu près vide. La serveuse est bizarre : elle veut absolument me convaincre que le repas n’est pas à mon goût.

Café et réflexion : qu’est-ce que je fais de ma première soirée à Montréal ? Je sors ? Je vais au ciné ? Dans un club ? Je vais bouquiner ? Rien de tout cela me tente, au fond. Je suis épuisée. À bout. Grosse journée.

Je rentre donc dans mon nouveau chez-moi. Défais ma valise. Suspends les vêtements que j’ai apportés, range les quelques livres et quelques disques…

Puis, je me plonge dans Hygiène de l’assassin, le roman d’Amélie Nothomb. Une couple d’heures de lecture.

Je perçois de la musique. Ça vient d’à côté, du numéro six. Une autre toune quétaine, si j’en juge. Est-ce que le gars fume encore un gros batte en écoutant cette merde ?

Je me demande si le beau mec de tantôt est avec lui.

— Baisse ça, tabarnac, ou je criss mon camp ! retentit une voix assourdie mais suffisamment claire.

J’ai ma réponse.

La musique baisse, suivi du même rire rocailleux que tout à l’heure.

Je vais m’accouder sur le bord de la fenêtre ouverte et sors la tête. J’observe la rue, faiblement éclairée par les lampadaires. Personne.

Un piéton passe. Disparaît.

Plus loin à droite, de l’autre côté de la rue, je vois l’immeuble écarlate. Une ampoule est allumée au-dessus de la porte de métal. Rouge aussi.

Ça fait bordel en maudit, ça.

La porte extraterrestre s’ouvre. Ho, ho ! Je deviens attentive. Qui va en sortir ? Charles ? Le doorman ? Un envahisseur de l’espace ?

Deux hommes. Ils s’arrêtent sur le trottoir. L’éclairage de l’ampoule rouge est discret, ils ne sont donc pas faciles à distinguer. En tout cas, l’un a un chapeau particulier, on dirait un haut-de-forme.

Ils parlent tous deux quelques instants. Ils émettent un ricanement sonore, puis s’éloignent ensemble vers Lutwidge.

Je reviens au bâtiment rouge. Un bordel, j’en suis sûre. Et les deux gars qui sont sortis, sûrement deux clients.

Charles qui fréquente un bordel ? Ça colle tellement pas…

J’aimerais bien le revoir, lui, tiens.

Je bâille. Dix heures, pis déjà fatiguée ! Allez, au lit. Demain, je commencerai ma nouvelle vie pour vrai. Disons que, pour ce soir, on va mettre la switch à off.

Le lit est un défi en soi. Ça grince, zzincc, zzincc, c’est mou, c’est pas récent, ç’a dû servir pendant la guerre de Corée… Je demeure les yeux ouverts longtemps.

Des petites pointes d’anxiété. Des pensées fugitives, pour papa et maman.

Un peu de crainte. Un peu d’angoisse.

Allons, c’est normal, c’est ma première nuit. Faut que je me laisse une chance, quand même…

N’empêche, je peux pas m’empêcher de penser à mes parents. À Brossard. Au cégep. Puis, je me mets à reculer. L’école secondaire. Mon premier chum. Je recule encore. Mes cours de piano. Ma petite école primaire… Déjà, à huit ans, j’étais audacieuse pas mal… Je voulais tout essayer…

Le gros arbre interdit, dans la cour d’école, au primaire…

On l’appelait comme ça parce que les professeurs nous interdisaient d’y grimper. Moi, petite tête forte, durant une récréation, je me tenais devant l’arbre et je me disais : « Vas-y ! Grimpe ! » Je savais que je me ferais chicaner, mais je voulais le faire quand même. Par défi. Je sais que plusieurs enfants sont comme ça, sauf que moi, quand je désobéissais, je le faisais sans me cacher, devant tout le monde. J’affichais ma désobéissance avec fierté.

J’étais sur le point de grimper dans l’arbre quand la concierge est arrivée. C’était une drôle de femme. Elle ne parlait à personne mais avait pas l’air méchante. Elle m’a regardée et m’a dit, doucement :

— Grimpe si tu veux, ma petite fille. L’important, ce n’est pas que ce soit permis ou interdit. L’important, c’est que tu assumes les conséquences de tes actes.

Pour une fillette de huit ans, c’était une drôle de phrase…

Alors, j’ai grimpé. Jusqu’en haut. Sur la plus haute branche, je triomphais, tandis qu’en bas les élèves me regardaient avec admiration et les profs me criaient de descendre tout de suite.

Et je suis tombée ! Ben oui ! Une méchante chute ! Je suis tombée sur mon bras, il a cassé net ! Je braillais comme un saule pleureur, à m’en crever les poumons. C’était la panique autour de moi. Malgré mes larmes et ma douleur, j’ai remarqué la concierge. Elle ne s’énervait pas du tout. Elle me regardait et souriait. Pas un sourire moqueur, ni moralisateur, non, non. Un sourire qui semblait me poser une question, qui me demandait, en fait : « Alors, petite fille, assumes-tu les conséquences ? » J’ai arrêté de pleurer presque instantanément. Je venais de comprendre quelque chose.

J’ai passé trois semaines dans le plâtre, mais j’ai jamais regretté d’être montée dans l’arbre. Jamais. J’ai assumé.

Quand je suis retournée à l’école, la concierge n’y travaillait plus. Toutes sortes d’histoires ont couru sur elle. Qu’elle était détraquée, qu’elle avait commis un crime quelconque, qu’elle s’était sauvée de la prison. N’importe quoi. Les enfants grossissent tout.

De temps en temps, le souvenir de cette aventure réapparaît. Je me souviens pas du nom de cette femme et à peine de son visage, mais je me souviens de la situation. Je me souviens des mots précis qu’elle m’avait dits. Je me souviens du ton. Et je suis convaincue que cette rencontre de quelques secondes, entre elle et moi, a eu un impact sur le reste de ma vie.

Bon ! Avec tous ces souvenirs, je ne suis plus fatiguée du tout. Quoi faire, flûte de merde ?

Je vais me masturber, tiens. L’effet relaxant est garanti. Rien de tel qu’un bon orgasme digital pour dormir.

Je m’humecte les doigts et réchauffe le moteur.

Normalement, mes fantasmes tournent autour du même thème : trois ou quatre gars qui me baisent en même temps. Très cochons, mes fantasmes. J’en ai déjà parlé à Mélanie. Elle m’a regardée avec horreur. « Honnnn ! Que c’est donc dégoûtaaaaaaaant, Alice ! Comment peux-tu trouver excitant de penser à de telles choooooooses ! » On sait ben ! Son rêve à elle, c’est de s’envoyer en l’air avec un inconnu sur une plage. Heille ! C’est pas du fantasme, ça, c’est de la carte postale !

J’ai les yeux fermés. Il y a quatre gars autour de moi, bien érectés… mais ça marche pas. Ça m’excite pas, ce soir…

Je repense alors au beau gars de cet après-midi, dans l’escalier.

Soudain, métamorphose : les quatre hommes virtuels ont tous le visage du beau gars. Flouchhhh ! Je mouille instantanément. Mes doigts s’activent. Les quatre clones me font des choses… des choses… Le plaisir monte, l’orgasme est proche. Quatre belles faces, quatre superbes membres, quatre regards pervers, quatre fois le même super mec, pis ça monte, ça monte…

Etttttttttt… bang ! Ça y est ! Et un orgasme pour célébrer ma première nuit à Montréal, un !

Bon. Ben, voilà, c’est fini.

Je regarde ma main toute humide et l’essuie nonchalamment sur les draps. C’est ben le fun de se masturber, mais ça reste un prix de consolation. Jusqu’à maintenant, j’ai couché avec six gars, et si je compare ce score avec celui de mes amies, ça fait de moi une fille très expérimentée. Les gars en question étaient loin d’être tous des experts en la matière, n’empêche : la réalité est toujours mieux que le virtuel. Surtout que moi, ça m’arrive de venir vaginalement. Une vraie chance si je me fie aux témoignages de certaines copines. Mélanie peut même pas venir clitoridiennement, même en se stimulant pendant la pénétration ! C’est pas drôle, ça ! Elle dit qu’elle fait semblant pour pas décevoir son chum. Pauvre Mélanie ! Elle va faire semblant toute sa vie. Dans le sexe pis dans le reste.

Pas moi.

Même si rien ne bat une vraie baise, j’avoue que ce soir, pour un travail manuel, c’était assez bien payé. Faut croire que le beau gars de tantôt m’a fait de l’effet.

Ça serait un autre beau défi, ça : cruiser mon beau voisin. Coucher avec lui ? Hmmm… pourquoi pas ?

Je me retourne sur le côté en ricanant. Ça s’annonce excitant !

Toujours les bruits, à côté.

Vaguement, je pense à la maison…

Ça me prend bien du temps à m’endormir.

 

*

 

Allez, debout, debout, hop ! hop ! Grosse journée, faut s’y mettre ! Petit déjeuner et après, au centre-ville pour magasinage !

La porte du six est encore entrouverte. Je viens pour descendre les marches quand une voix provenant de l’intérieur se fait entendre :

— Y a quelqu’un ? Mario, c’est toi ?

Une voix rauque et maganée.

— Mario, c’est toi, oui ou non ?

J’hésite, puis finis par répondre :

— Non, c’est… c’est moi, votre nouvelle voisine.

— Une nouvelle voisine ?

— C’est ça…

Je fais un pas pour m’éloigner.

— Vous pouvez venir, un instant ?

Nouvel arrêt. Nouvelle hésitation. Pourquoi pas ? Je vais peut-être rencontrer mon beau mec d’hier ! Excellent, ça !

J’entre. Je me retrouve dans un salon, avec les mêmes meubles que les miens, sauf qu’ils sont sales, recouverts de poussière, tachés. Plusieurs cendriers. Tous pleins.

— Par ici, appelle la voix éraillée.

J’arrive à la cuisine. C’est immonde. Des casseroles sales, le four souillé, de la bouffe moisie qui traîne un peu partout. Ça sent l’intestin grêle. Je grimace, pouah !

— Dans la chambre, persiste l’autre.

Dans le mur droit de la cuisine s’ouvre la chambre. J’entre. Pas un meuble, pas un lit, pas une chaise. Par terre, le bonhomme est assis, le dos appuyé contre le mur du fond. En pyjama. Enfin, si on peut appeler ses guenilles un pyjama.

L’homme a au moins soixante ans. Ses cheveux sont d’un blanc sale et lui tombent sur les épaules. On dirait de vieux glaçons tordus pour les arbres de Noël. Sa face a été labourée par tous les tracteurs du monde. Il y a tellement de rides que j’ai peine à distinguer sa bouche fermée. Son nez est long et pendant, une masse de chair vide.

Une loque.

Mais au milieu de ce désastre, ses petits yeux sont calmes, clairs, lucides.

Sur le sol, à sa droite, un radio avec lecteur CD. Des dizaines de compacts éparpillés sur le sol, autour du vieux. Un seau, dans un coin, à portée de sa main.

Une vision vraiment étrange. Pour enrober le tout, une odeur pas très agréable.

— Bonjour, que je dis en souriant, malgré mon dégoût.

La loque, assise contre le mur, a une jambe étendue, l’autre repliée. Appuyée contre son genou relevé, sa main recouverte de taches brunes tient un joint précairement suspendu entre de longs doigts osseux. Le vieux écarquille les yeux de surprise, puis ouvre la bouche pour parler. Il en a donc une. Petite, mince. Et sans dents. Beau spectacle.

— Mais tu es toute jeune…

Ça commence mal.

— Pas tant que ça. J’ai dix-huit ans.

Il prend une touche et fait une moue hautaine.

— C’est ce que je disais.

La voix sort d’un broyeur à déchets. Il prend une longue pof de son joint, pfffffffff. Il semble apprécier.

— Tu vis donc dans l’appartement de Pinto ?

— Pinto, c’est celui qui est mort ?

— Qui t’a dit ça ?

— La proprio.

Il ricane en se grattant la joue droite. Mouvements parmi les rides. Le ricanement fait peur, plein de glaires et d’années glauques.

— Oui… C’est une explication qui se vaut…

— Il est mort ou non ?

— Disons qu’elle est venue le chercher… Enfin, pas elle en personne, mais…

— De qui vous parlez ?

Autre touche. Autre moment de béatitude. Il parle peut-être de la Mort… Il se croit poète, le pauvre.

— Alors, voilà. Je suis votre nouvelle voisine, Aliss. Enchantée.

— Tu en veux ?

Il a sorti un autre joint de la poche de son pyjama et me le tend.

Il veut me tester, hein ? Il pense impressionner la petite jeune, c’est ça ?

— Oui, merci bien.

Je prends le joint. Ramasse un carton d’allumettes qui traîne sur le sol. M’allume, sous le regard indifférent du vieux.

Je prends une longue pof. C’est vraiment du bon hasch.

— De la qualité, que je dis en prenant un air d’experte.

— J’ai juste des bonnes choses.

Il fouille dans son autre poche. Deux petits flacons de plastique. Pleins de pilules.

— Ça, c’est encore mieux. T’en veux ?

Du chimique. Des drogues dures. Ça m’a toujours attirée, ça, mais en même temps, ça me fait peur…

— Non, merci. Une autre fois, peut-être.

— Peut-être, oui…

Il remet les pilules dans sa poche, d’un air entendu et supérieur.

Je prends une dernière touche du joint, puis le dépose dans le cendrier.

— Bon. J’y vais. Au revoir.

— Attends ! J’aimerais que tu me rendes un service.

J’attends, méfiante.

— J’aimerais que tu me fasses quelques commissions. Normalement, c’est Mario qui les fait pour moi, mais il est parti en beau simonac, hier. J’ai l’impression qu’il reviendra pas avant un jour ou deux, alors…

— Vous faites jamais vos commissions vous-même ?

— Non.

— Vous êtes paralysé ?

Pof. Fumée.

— J’aime mieux pas trop bouger.

— Écoutez, j’ai moi-même pas mal d’achats à faire aujourd’hui, ça fait que…

— Attends, attends…

Il fouille de nouveau dans son pyjama. Ce sont pas des poches, mais des tiroirs ! Il en sort un billet de vingt dollars.

— C’est pas compliqué : tu m’achètes pour vingt piastres de nourriture. Rien pour boire, juste de la bouffe. N’importe quoi. Pour vingt piastres.

Il me tend le billet. Je bouge toujours pas. Il soupire d’un air las et insiste :

— C’est pas la fin du monde, il me semble !

Il est pas gêné, celui-là ! Non seulement il ose me demander de faire ses commissions, mais en plus il me met de la pression ! Incroyable ! J’ai jamais rencontré tant de gens malpolis en si peu de temps : le Monsieur Métro, la proprio, le mari de la proprio, la serveuse du restau, et maintenant lui, ce vieux schnock ! Ça va faire ! Je vais jouer sur le même terrain, moi aussi ! Ils vont voir que j’ai pas la langue dans ma poche !

— Je suis pas votre servante, vous saurez ! Pourquoi je ferais ça pour vous ?

Je m’attends à ce qu’il me traite d’égoïste, mais non. Il fait l’étonné, baisse son billet et réfléchit :

— C’est vrai, ça… Pourquoi tu ferais ça pour moi ?

Ça me surprend tellement que, malgré moi, je dis :

— Mais… Pour vous rendre service, tout simplement !

La vieille peau émet un sifflement méprisant.

— C’est la raison la plus ridicule que j’ai jamais entendue !

Sur quoi, il croise ses jambes à l’indienne et avance sa face pleine de rides vers moi.

— Qui es-tu, au juste ?

— Je vous l’ai dit, je m’appelle Aliss, et…

— Non, non ! Je te demande qui tu es.

Il appuie ses mots avec insistance. Bon ! Il veut philosopher, maintenant ! Pas envie de ça ce matin…

— Il faut que j’y aille. Au rev…

— Reste ici, Aliss !

Pardon ? Il vient de me donner un ordre, la vieille guenille ! Ça, je le prends pas !

— Heille, vous avez beau avoir l’âge de mon grand-père, vous commencerez pas à me dire ce…

— Si tu m’achètes de la bouffe, je te donne tous les joints que tu veux.

Je le regarde longuement. Il insiste :

— Du bon stock de même, c’est cher, tu sais…

Il a l’air tellement suffisant, malgré son triste état, tellement fat ! Comment peut-on avoir l’air d’une merde pareille et dégager tant de prétention en même temps ? Comme un Empereur qui se rendrait pas compte que son trône est une chiotte !

Je jette un coup d’œil au joint. C’est vrai que c’était du bon.

— OK. Marché conclu.

Il me donne le billet de vingt dollars.

— Parfait, Aliss. À tantôt.

Et sans plus s’occuper de moi, il met en marche son lecteur CD. Je reconnais une vieille chanson de Francis Martin, le roi des quétaines des dernières années.

 
Quand on se donne
À une femme d’expérience…

 

Le vieux fredonne l’infect refrain, puis éclate de rire, sans raison.

— Nectar ! marmonne-t-il. Pur nectar !

Sur quoi il prend une touche de son joint, tandis que le pauvre Francis continue de s’égosiller. Manifestement, je n’existe plus. Je finis par sortir, déconcertée. Spécial en criss, le bonhomme…

Je descends les marches, clop-clop-clop. Les deux touches du joint m’ont mise en forme.

Ce Mario, qui fait habituellement les commissions du vieux, ça doit être le beau gars d’hier. Mario. Faut que je retienne ça. Le beau Mario…

 

*

 

Pour mes achats, aussi bien rester dans le quartier. Je vais acheter tellement de choses que c’est plus pratique d’être près de chez moi. Il y a sûrement moyen de trouver un ou deux magasins pas trop cheap

Je trouve assez rapidement un magasin d’électronique. J’explique au vendeur que je cherche une télé, un vidéo et une radio-cassettes-lecteur-CD. Pas trop cher, si possible. Le vendeur est bizarre, on dirait qu’il est gelé. Chaque fois qu’il me fait la démonstration d’une télé ou d’une radio, il monte le son au maximum. Les murs tremblent, les vitres menacent d’exploser, mes cheveux se déracinent, mais le vendeur, pas du tout incommodé, me hurle avec extase : « Ça crache, hein ? Ça crache en ostie ! » Ah, pour cracher, ça crache, j’en ai les plombages qui décollent ! Devenue à moitié sourde, je trouve néanmoins tout ce qu’il me faut : mille dollars. Merde, alors ! Mais pour un minimum de qualité, je peux rien avoir de moins cher.

Comme j’ai pas de carte de crédit, je veux payer par Interac, mais le vendeur, presque insulté, refuse. « On prend pas ça, ici. On paie cash. Je te préviens, c’est comme ça dans tous les magasins du coin. » J’en tombe sur le cul ! Ils sont encore au Moyen Âge, on dirait ! Je lui demande de m’indiquer la banque la plus près. J’ai de nouveau droit à un regard ahuri.

— Une banque ?

— Ben… oui, un guichet automatique…

— Ah, oui ! Un guichet ! Ouais, ouais, il y en a un. Il sert pas souvent, mais il y en a un…

Comment, il sert pas souvent ? Pourquoi il me dit ça ? Cette fois, plus de doute possible : il est gelé. Le vendeur m’explique où je dois aller. Je retourne sur Lutwidge et, après deux minutes de marche, j’aperçois le panneau : GUICHET AUTOMATIQUE. J’entre. Pas de banque, pas de magasin, juste une petite pièce avec un guichet automatique, tout nu. Hé, ben.

J’hésite. J’ai deux mille cinq cents dollars dans mon compte. Deux mille cinq cents dollars ramassés en deux ans, à travailler à temps partiel comme réceptionniste dans l’entreprise de mon père.

Et là, je me prépare à ouvrir ce robinet que je m’étais juré de ne jamais actionner avant l’université.

Pas le choix. Faut bien que je vive. De toute façon, j’ai l’intention de me trouver un emploi dans le coin assez rapidement… Bon. Il faudrait que je retire mille sept cent cinquante. Batince, ça me fait mal au cœur… mais…

… mais si j’avais l’intention de tout garder, de toucher à rien, de conserver ma sécurité, fallait rester à Brossard !

Je programme donc le retrait de mille sept cent soixante, en me disant aussitôt que c’est inutile puisque les guichets acceptent des retraits de cinq cents dollars maximum. À ma grande surprise, la machine me crache le tout en billets de vingt et de cent. Les guichets montréalais sont-ils plus généreux que ceux de la Rive-Sud ?

Nerveuse d’avoir une telle somme sur moi, je retourne rapidement au magasin. Je dois payer un supplément de vingt dollars pour qu’un employé m’aide à transporter les boîtes chez moi.

Une heure plus tard, les mains libres de nouveau, je retourne sur Lutwidge, mais vais cette fois dans l’autre direction. Même mélange de genres chez les piétons, du plus ordinaire au plus bizarre… Quelques-uns me dévisagent, je sais pas trop pourquoi.

Je veux me trouver des vêtements, mais les magasins me découragent un peu. Je ne cherche ni du Gap, ni du Calvin Klein (marques bourgeoises et hyper-capitalistes que je boycotte de toute façon), mais un minimum de bon goût, quand même !

Je marche depuis quelques minutes lorsque j’aperçois une bâtisse, au loin, dont l’entrée est constituée d’imitations de colonnes grecques. Sur une grosse affiche au-dessus de la porte imposante, en lettres qui rappellent l’écriture hellénique, il est inscrit : CHEZ ANDROMAQUE. Une librairie ! C’est déjà ça ! Je vais aller m’approvisionner de quelques nouveaux livres. Il y a un auteur, en particulier, que je veux lire depuis plusieurs mois…

Plus j’approche de l’édifice, plus je ralentis le pas. Il y a des photos collées sur les murs : des filles nues, des couples qui s’embrassent… et des inscriptions : DANSES ET SPECTACLES CONTINUELS À PARTIR DE DIX-HUIT HEURES.

Je m’arrête à quelques mètres de l’édifice. Chez Andromaque, un club de danseuses ? J’ai mon voyage ! Pourquoi pas la piquerie Chez Baudelaire, tant qu’à y être ? C’est ben juste à Montréal qu’on peut voir ça ! En région, les bars de danseuses portent des noms évocateurs du genre Sexy Amazones ou Les pétards de Brossard… Mais Chez Andromaque ! Ça doit être un club plus sélect, plus raffiné que la moyenne. Avec un patron lettré.

Je regarde les photos des filles. Aguichantes, regards langoureux, bouches entrouvertes, cambrées à s’en faire un tour de rein… Je me suis souvent demandé quel feeling ça faisait de danser à poil devant un paquet de gars inconnus… Ça m’intrigue. Mélange de répulsion et de curiosité. Mélanie dit que ça prend juste moi pour me poser des questions pareilles. Pauvre Mélanie. Elle est ben fine, ben brillante, mais des fois je me demande pourquoi on était tellement amies. Elle est tellement straight.

L’année passée, je suis allée dans un club de danseuses, avec mon ex, Sébastien. Par curiosité. Sébas en revenait pas, mais il s’était pas fait prier. J’avais trouvé ça ridicule mais fascinant en même temps. Je trouvais que les danseuses avaient l’air tellement plus en contrôle que les épais qui les regardaient… Une forme de pouvoir sur eux… J’avais même fait une danse à Sébastien, en revenant chez lui. Pour voir. Pour essayer. Lui, ça l’avait excité. Il me trouvait super open !… Et moi ? Ben, j’avais pas haï ça. Ça m’avait gênée, mais aussi excitée… Pendant que je dansais devant lui, je me trouvais… je me trouvais forte. Sexy et forte. C’est ça qui m’avait excitée.

Tiens, il y a des photos de gars. Il y a donc aussi des danseurs ?

— On est pas encore ouvert…

Je sursaute. Un grand Noir vient de sortir du club et est appuyé contre l’une des colonnes. Bien habillé, complet sombre, cheveux rasés.

— On ouvre à six heures… Si ça t’intéresse, on a des bons shows, aujourd’hui…

Il me lance un clin d’œil. Je me sens gênée, mais pas question que je le lui montre. Je hoche donc la tête et dis :

— Merci du renseignement…

Je m’éloigne. S’il pensait m’intimider !

Je finis par trouver un magasin pas trop cheap et m’achète pour deux cent cinquante dollars de vêtements. Je passe ensuite une partie de l’après-midi à m’acheter une série de trucs essentiels : nécessaire de toilettes, quelques assiettes et verres, ustensiles… J’ai les bras pleins de sacs. Mon Royaume pour un camion ! Je retourne chez moi porter tout ça. Je ferais bien une pause, mais j’ai pas fini ! Hé, non ! Faut bien manger, aussi ! Encore sur Lutwidge, cette fois du côté du métro. Il me semble y avoir vu une épicerie, ce matin…

Je tombe sur une librairie d’occasion qui m’avait échappé tout à l’heure. À l’intérieur, je vais directement à la section philosophie et trouve rapidement ce que je veux : Ainsi parlait Zarathoustra, de Nietzsche. Depuis qu’on a étudié un court extrait de ce livre dans mon cours de philo, je veux absolument lire l’œuvre au complet. Car ce Nietzsche m’a beaucoup ébranlée : son concept antimoral m’a touchée, m’a fait réfléchir. Je dirais même qu’il a été un élément déclencheur, pour moi.

Sauf que Lévy, mon prof, m’avait dit que je simplifiais Nietzsche, que je ne le saisissais pas bien ! Ha ! Et si c’était lui qui ne le saisissait pas ?

Deux hommes, au bout de l’allée, attirent mon attention. Surtout le plus grand. Dans la quarantaine, il est habillé d’une longue redingote bleu foncé, avec chemise, plastron, tout l’attirail classique et désuet de l’aristocrate précieux. Il tient même une canne à pommeau ! Le plus remarquable est son chapeau haut-de-forme. Sûrement le gars d’hier soir, celui qui sortait de l’immeuble rouge : les hommes qui portent un tel couvre-chef doivent pas être légion dans le coin. Celui qui l’accompagne semble avoir le même âge ; il est habillé très propre aussi, mais son veston et sa cravate sont plus modernes que la redingote de l’autre. Il a ni chapeau ni canne, mais porte aux pieds des espadrilles qui jurent pas à peu près avec son costume.

Un drôle de duo qui doit pas passer inaperçu.

Je fais semblant de feuilleter un livre et les observe à la dérobée. Ils consultent un gros bouquin, tournent les pages, parlent entre eux, manifestement très intéressés par le contenu du livre. Ils échangent des commentaires, affichent des moues parfois admiratives, parfois méprisantes, ricanent souvent en tournant une page… Tout ça en conservant une expression très noble, très digne.

Ils finissent par remettre le livre dans l’étagère et s’éloignent.

Curieuse, je vais prendre le livre en question. Le titre me saute au visage, toutes griffes sorties : Torture à travers les siècles. Ça promet d’être gai ! Je feuillette rapidement. Tels des flashs, des photos atroces défilent devant mes yeux en une succession d’horreurs : gens suspendus par des crochets qui traversent la peau de leur ventre, doigts ensanglantés, pieds écrasés dans des étaux, yeux aux paupières coupées…

Je referme le livre avec dégoût. Seigneur !

Je cherche des yeux les deux zigotos qui trouvaient ce livre si distrayant. Trop tard, ils sont sortis.

Je bouquine encore un peu, prends trois autres livres et achète le tout.

Je retrouve le supermarché.

 

*

 

Au numéro six, coup de chance : c’est le beau gars d’hier qui vient me répondre. Les cheveux attachés, la veste de cuir. Mario. Le beau Mario.

— Ouais ?

— Heu… J’ai fait des commissions pour, heu… pour le monsieur qui vit ici…

— Ah, ouais ?

— Oui, je suis sa nouvelle voisine…

— Ouais, ouais…

Il me regarde de haut en bas, sans gêne, effronté. Il me déshabille des yeux, c’est clair. Mais je réagis pas, le dévisage avec défi. Je veux qu’il sache que je suis pas une petite effarouchée. Enfin, avec un léger sourire, il s’écarte.

— Entre…

Dans sa chambre, la vieille loque est toujours dans la même position, assise sur le sol, appuyée contre le mur. Il fume encore un joint. Il écoute toujours sa musique quétaine, mais le son est moins fort.

— Votre commande…

Il hoche la tête, sans me remercier. Mario entre derrière moi :

— J’te dis, mon Verrue, que tu te trouves un remplaçant assez vite quand je suis pas là pour faire tes commissions !

Verrue ? Charmant surnom. Le pire, c’est que le vieux n’en a même pas une, de Verrue. Celui-ci, pas du tout offusqué du sobriquet, fait les présentations :

— Mario, Aliss. Aliss, Mario.

Je lui tends la main.

— Enchantée.

— Ouais, j’imagine.

Petit fendant ! Ça lui enlève pas mal de son sex-appeal, ça. Il a toujours son sourire goguenard. Il doit me tester.

— Tu me prépares ça, Mario ?

— Ouais, ouais…

Il prend le sac d’épicerie et disparaît dans la cuisine. Je reste seule avec le vieux. Il sort une pleine poignée de joints de sa poche de pyjama.

— Vas-y, Aliss. Paie-toi.

Je me demande combien je dois en prendre. Ah ! Let’s go : je les prends tous. C’est comme ça que ça marche, ici, non ? Pas de niaisage, pas de fausse politesse ! Dans le fond, c’est ben plus simple comme ça. Je fais disparaître les joints dans ma sacoche.

— Merci, monsieur… heu… monsieur…

— Appelle-moi Verrue.

Et il l’aime, en plus, cet affreux surnom ? Je suis pas sûre que je vais être capable de l’appeler comme ça.

— Merci.

— Tu t’en allumes pas un ?

— Ben sûr.

Je m’exécute. Une longue pof. Hmmmm, vraiment bon !

— Alors, voilà : je vous ai acheté un steak, de la viande hachée, des…

— Je veux pas le savoir, dit-il d’un air plein de morgue. Du moment que c’est de la nourriture.

Il monte le son de la musique. Voilà, je n’existe plus. Je devrais m’en aller, sauf qu’il y a Mario, derrière… C’est l’occasion ou jamais de faire connaissance…

Je vais à la cuisine. Sur le comptoir se trouve la nourriture de Verrue. Nourriture fraîche dans cuisine dégueulasse. Mario, lui, installe un robot culinaire à côté des victuailles. Je m’appuie contre la table, prends une touche en regardant Mario. Faut que j’aie l’air cool, sûre de moi. Il doit les aimer comme ça…

— C’est toi, d’habitude, qui fais les commissions de… de Verrue ?

— Ouais.

— Depuis longtemps ?

— Assez, ouais…

Il me regarde même pas. Ça me déçoit. Je suis sûre pourtant qu’il me trouve belle. Il fait encore son fier, je suppose… Maudit macho !

— C’est drôle, un jeune qui joue la nounou d’un vieux…

Il me regarde enfin. Pas choqué. Juste un peu surpris :

— Pourquoi c’est drôle ?

Je sais pas trop quoi répondre. Mario hausse les épaules. Prend la viande hachée. La met dans le récipient du robot culinaire. Ajoute une tomate. Une pomme. Un des deux fromages. Mes yeux s’agrandissent.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— T’as pas remarqué que Verrue a pas de dents ?

— Oui, mais… Quand même, tu vas pas…

Ma phrase est coupée par le long hurlement du robot. Flotch, scratch, bleptch, tout se mélange, se désintègre, se liquéfie dans le récipient. Ça devient informe, laid et de couleur brunâtre. Mario arrête l’engin, verse le tout dans un énorme verre. Ça coule lentement, ni tout à fait liquide, ni très solide, passablement gluant, parfaitement immonde. Une sorte de guimauve cancéreuse à lever le cœur.

— Voyons donc, il va pas manger ça !

— Certain.

Il met le reste de la bouffe dans le récipient de l’appareil, sauf la tranche de steak.

— Tu viens lui faire ça tous les jours ?

— Pas tous les jours, une couple de fois par semaine.

— Le reste du temps, il fait quoi ?

— Il fume. Écoute de la musique. Reçoit des amis.

— Est-ce qu’il sort de son appart des fois ?

— Non.

— Il se lève de temps en temps, quand même !

— Jamais.

Bon. C’est sûrement une façon de parler. Comme s’il avait lu dans mes pensées, Mario se tourne vers moi et répète avec insistance :

— Jamais.

— Voyons donc !

Il coupe le steak en petits morceaux.

— Depuis cinq ans, il est assis dans sa chambre, pis il s’est pas levé une fois. Même pour dormir, il reste assis, accoté sur le mur.

— Tu me prends pour une épaisse, de croire des affaires de même ?

Les morceaux de steak tombent dans le récipient du robot culinaire. Mario continue, la voix égale :

— Il pisse pis il chie dans un seau, à côté de lui. Quand on vient le voir, on vide le seau dans les toilettes. Pis moi, je le nourris.

Il dit ça sans se moquer, sans gravité non plus. Je sais pas quoi penser. Je prends une touche de mon joint.

— Mais ses jambes fonctionnent, non ? Il est pas handicapé…

— Pas pantoute. C’est un choix.

— Un choix ? Pourquoi, ce choix ?

— Pour être un cocon.

Il met à nouveau le robot en marche. Re-flotch, re-plash, re-bletch.

Un cocon.

Je regarde le joint. Est-ce que je commence déjà à décoller ?

Mario vide le tout dans un deuxième verre. Il prend une cuiller (sale), la met dans un des deux verres pleins et retourne à la chambre. Je le suis, perplexe.

Verrue a la tête appuyée contre le mur, les yeux fermés, comme s’il dormait. Il ouvre les paupières aussitôt que nous entrons. Je jette un coup d’œil dégoûté au seau, près de lui. Il a l’air vide. C’est toujours ça. Mario lui tend les deux verres en maugréant :

— Baisse ça, Verrue ! Tu le fais exprès, hein, de mettre le son aussi fort quand je suis ici ?

Verrue baisse le volume de la radio en émettant un petit rire. Il prend une cuillerée de la saloperie. L’avale. Ne grimace même pas. En prend une autre.

Il se peut pas, ce gars-là ! Faut que je lui pose des questions ! D’ailleurs, le hasch m’enlève toute gêne, je me sens très bien.

— Incroyable, que vous mangiez cette gélatine. Vous aimez ça ?

Il avale en secouant la tête.

— Que j’aime ça ou non a aucune importance. Le seul but est de me nourrir.

Oui, oui, je vois. Très logique.

— Pis le cocon ?

— Quoi, le cocon ?

— Vous voulez devenir un cocon ?

— Mais je suis un cocon, maintenant.

Ah, oui ? Ah, bon. Ah, bon, bon, bon. Je rigole. Regarde Mario. Il rigole pas du tout. Merde, il est vraiment plate, lui.

Mon joint est fini. Je regarde autour de moi. Je sais plus quoi dire.

Faut que je relance Mario.

— T’habites dans l’immeuble ?

— Non, un peu plus loin.

Il sourit. Son même petit sourire cochon qu’hier.

— Ça t’intéresse ?

Bon, enfin, il se déniaise. Je souris à mon tour, engourdie.

— Peut-être. Je me disais qu’on pourrait prendre un verre, ce soir, tous les deux.

Mario fait non de la tête, puis dit d’un drôle d’air :

— Non, je suis… occupé.

— Tu travailles ?

— Je quoi ?

Il éclate de rire. Verrue aussi, la bouche pleine. Pis moi aussi, tant qu’à y être, même si je sais pas pourquoi.

— Disons que je m’occupe d’un gros projet… Bon, faut que j’y aille !

— Je vais sortir avec toi.

Pas subtil, mon affaire, mais tant pis.

— Au revoir, les enfants, nous lance Verrue en prenant une autre cuillerée de sa ratatouille, d’un air indifférent.

On se retrouve dans le vestibule.

— Pourquoi tu fais tout ça pour lui ? je demande.

— Il a de la bonne dope.

Ça, c’est vrai en sacrament !

— Pis il est intéressant, aussi. Vraiment.

— Lui ?

— Viens lui parler, de temps en temps. Tu vas être surprise.

— Il a l’air tellement au-dessus de tout le monde.

— C’est exactement à ça qu’il aspire : être au-dessus de tout. D’où le cocon, tu catches ?

— Oui, oui, que je mens avec une totale conviction.

Ils commencent à m’emmerder, avec leur cocon.

Mario s’allume une cigarette. J’attends qu’il me dise quelque chose. Il me regarde enfin, neutre.

— Bon. Ben, salut, Aliss. On se reverra.

— J’espère bien.

Encore son regard de haut en bas, son déshabillage visuel. Il a un sourire en coin et dit, tout bonnement :

— Faudrait ben qu’on baise ensemble, un moment donné…

Mon engourdissement se volatilise d’un seul coup. Quelqu’un peut reculer le ruban que j’écoute à nouveau ? Je suis là, la bouche grande ouverte, pas capable de rien dire, et Mario, toujours aussi naturel, conclut :

— Bon, ben, salut !

Il dévale l’escalier, clop, clop, clop. Et moi ? Je vais rester longtemps, plantée comme ça, la gueule béante ? Je me penche vers l’escalier et crie, sans trop réfléchir :

— N’importe quand !

Je le regrette déjà. Heille, wohh, là ! J’y vais fort un peu, non ? Mario s’arrête, lève la tête vers moi.

— Ouais ? Correct, ça. Ben correct…

Il s’en va.

J’en reviens pas. Wow ! J’ai jamais été timide, mais là, je m’épate pas mal !

Je rentre dans mon appart. Je me jette dans mon divan et je ris, excitée et gênée en même temps.

 

*

 

Le reste de la journée, j’installe ma télé, mon vidéo, ma radio et je me paie la traite : Korn résonne dans tout l’immeuble et Beck ébranle les fenêtres, ce qui fait hurler à Jean Leloup que Le monde est à pleurer. Durant cette orgie musicale, je remplis ma pharmacie, mes armoires et ma garde-robe en chantant à tue-tête. Bon ! Ça commence à ressembler à un vrai appart !

La proprio m’appelle et me dit de descendre chez elle. Elle m’attend avec ses bigoudis et deux feuilles de papier.

— Tiens, ton bail de trois mois.

On s’installe au salon fraîchement repeint, car cette fois le mari est en train de badigeonner les murs de la cuisine, du même rouge vif. Je me demande comment quiconque pourra manger dans une telle pièce.

Je lis les deux copies. Elles sont chiffonnées, jaunies, mais ça ressemble à un bail. On a seulement biffé les endroits indiquant « douze mois » et on a remplacé par « trois mois ». Ça me semble tiguidou. Je signe les deux feuilles, tout excitée. Mon premier vrai bail ! La proprio fait de même et me donne une copie. J’ouvre ma sacoche et lui donne les trois cent cinquante dollars.

— Hé bien, voilà, je suis officiellement votre locataire, que je dis en souriant.

— On dirait bien, réplique miss Bigoudis avec l’enthousiasme aussi resplendissant qu’une panne d’électricité.

De retour chez moi, j’écris deux lettres. Une à Mélanie, une à mes parents. Je leur explique ce que je fais. Pourquoi je fais ça. Je supplie mes parents d’essayer de me comprendre. Je laisse mon nouveau numéro de téléphone.

Cela a été difficile d’écrire. Parce que ça me rendait un peu nostalgique, évidemment, mais aussi parce que j’arrivais pas à expliquer clairement mes intentions. En fait, je me rends compte qu’elles sont pas si claires. Au fond, c’est normal. Je viens d’arriver. Faut que je m’habitue.

Il est vingt et une heures. C’est ce soir que ça commence. C’est ce soir que j’explore, que je marque mon territoire. Sortir. Aller veiller. Aller danser, tiens. Si le quartier est en général assez minable, j’ai vu un club ou deux qui avaient l’air pas trop miteux.

Je me prépare : jupe et gilet moulants, avec petit veston. Sexy mais pas vulgaire. Maquillage sobre. Comme seuls bijoux, boucles d’oreilles. Cheveux détachés. Je me regarde dans le miroir. Très jolie.

Je termine un joint que j’avais commencé, puis sors. Il fait chaud, on est bien.

Sur Lutwidge, il y a pas mal de monde. Ça tourne doucement dans ma tête, c’est cool. Toutes sortes de gens, toutes sortes de styles. Joie de vivre, ambiance d’été. Cool, cool, cool.

Je passe devant un ou deux bars. Des vrais trous.

Une boîte à lettres à tribord. Je sors les deux enveloppes de ma sacoche. J’ouvre la boîte et jette les deux lettres dedans. Bye, bye. Je regarde dans la fente ouverte, où mes deux enveloppes ont disparu.

Il y a un drôle de bruit, qui vient de l’intérieur.

Je tends l’oreille.

Bruit de vent. De vide. Comme si l’intérieur de la boîte aux lettres était un précipice.

Je ricane, hé, hé, hé. Ouais, je suis plus gelée que je le pensais.

Je finis par trouver un dancing-club qui a ben de l’allure : Le Parallèle. Branché, grande piste de danse, clientèle de tout âge, musique alternative super-bonne.

Je danse beaucoup. Prends deux, trois bières. Je regarde personne, je veux juste danser. M’étourdir. Faire sortir le méchant. Je me défoule. C’est la danse de la victoire, la danse de la nouvelle vie, la danse primale, initiatique, égocentrique, psychédélique… Je danse, je saute, je me fous de tout le monde, je fais ce que je veux. Il fait chaud, mes cheveux sont plaqués sur ma figure, mon gilet me colle à la peau, mon veston pèse une tonne, mais je danse, j’arrête pas, je suis le beat, boum-boum, boum, je vais m’arrêter juste quand je serai plus capable…

… boum, boum, boum, boum…

Plus capable. Retourne au bar.

La drogue ne fait plus effet, mais l’alcool a pris le relais. Je regarde autour de moi. Certains clients ont au moins cinquante ans ! Je vois plusieurs consommateurs qui fument de la dope, sans se cacher. Trois ou quatre couples, éparpillés dans le bar, s’embrassent en se caressant de façon très audacieuse, sans pudeur. Ça me surprend et m’amuse en même temps. Toute une ambiance ! Je prends un shooter. Dans le fond du club, deux gars parlent. Un semble menacer l’autre. Ah, non ! Pas une bagarre, ça va trop bien, la vie est trop belle ! Mais les deux gars finissent par sortir. Tant mieux !

Un mec m’a spottée et ses yeux se transforment en périscope. Cinq minutes après, il est près de moi et on se parle. Il a un accent anglais. Je sais pas trop ce qu’il me dit, j’entends mal. Musique trop forte, alcool trop engourdissant. Je perçois une couple de mots : belle, bar, chaleur, reine…

Reine ?

Je lui fais signe que je comprends pas. Sa bouche se colle à mon oreille :

— J’ai pas mal d’argent, ce soir… Je t’invite au Palais, what do you think ?

De quoi il parle ? Pis ça me tente pas de parler ! Je lui crie :

— Viens danser !

Fait signe que non. Tant pis, moi, j’y retourne !

Boum, boum, boum ! Ça repart ! Je deviens la musique, je la précède, je vais plus vite qu’elle ! Je la défie ! Je vais danser tant qu’elle durera ! Je vais danser tant que mon corps le supportera ! Je vais danser…

… jusqu’au bout…

Boumboumboumboumboum…

Assez ! De l’air frais !

Je me retrouve dehors. M’accote sur le mur. Reprends mon souffle. Je transpire comme si je venais de monter le mont Everest en courant.

Un vieux monsieur passe sur le trottoir. Puis une femme qui a l’air ben pauvre et qui parle toute seule. Puis, trois punks qui rigolent. J’entends l’un d’eux dire :

— Au Palais ? Pis tu vas payer comment ? En nature ?

Ils éclatent de rire, s’éloignent. Encore ce Palais ? Ça doit être un club très, très chic…

Ça se calme dans ma tête. Je me souviens pas la dernière fois où je me suis défoulée de même. Batince que ça fait du bien !

Ça tourne encore, mais moins. J’ai dû suer la moitié de l’alcool que j’ai bu.

Un gars sort du club. Celui qui me cruisait. Il s’appuie sur le mur à côté de moi et me sourit. Je lui montre toutes mes dents à mon tour.

— T’es nouvelle dans le coin, right ?

C’est-tu écrit dans ma face, koudon ?

— Ouais, que je réponds.

— OK… Le Palais, ça te tente ? Ou t’aime mieux qu’on aille tout de suite chez vous ?

Rapide, direct, pas très galant ni subtil… mais ce soir, je m’en fous. Même que ce soir, ça m’allume. Je veux marquer mon territoire, non ?

— Chez nous, que je réponds après une demi-seconde d’hésitation.

Vingt minutes après, on est au milieu du salon de mon appart, en train de s’embrasser comme des clichés. Il me déshabille en même temps. Ça m’excite, je mouille au max. On est tout nus, on s’en va dans la chambre. Zoum, dans le lit, sans se lâcher ! Comme dans les films ! Il m’embarque dessus. Il est dur comme une barre à clou. Je l’attire vers moi, je le veux DANS moi…

… mais, wohh-là ! Minute ! Éclair de lucidité qui déchire l’ivresse et le désir.

— Attends ! T’as-tu un condom ?

Ça, c’est pas pantoute comme dans les films !

Il me regarde. Cheveux défaits. Ahuri. Haletant.

— Un quoi ?

Moi aussi je suis haletante, j’ai encore la noune qui brûle de désir, mais une partie de moi est revenue sur terre. Juste à temps.

— Un condom.

You can’t be serious !

— Je suis sérieuse certain !

Il ricane.

— Laisse faire ça !

Il se recouche sur moi. Sa queue me frôle le clito, ça me fait frissonner jusque dans l’œsophage… mais, non, non, ça marche pas, ça, non ! Je le repousse.

— Écoute : pas de condom, moi, je le fais pas !

J’ai vraiment repris le contrôle de mon moi-même en personne.

— Tu prends pas la pilule ?

— Oui, mais c’est pas ça ! Voyons, tu le sais !

Il me dévisage.

— Non, je comprends pas…

Il me niaise ou quoi ?

— Ben, les… tu le sais, là, les… les maladies…

Merde ! Ça change un beat, ça ! Un petit cours de biologie, avec ça ? Il me regarde comme si j’étais une parfaite niaiseuse. Je me sens tout à coup gênée d’être toute nue, sous lui.

— Tu te fous de moi, là, right ? Arrête de te compliquer la vie ! Come on, let’s fuck !

Let’s fuck ??? Ça m’assèche avec autant de rapidité que le soleil du Sahara.

— Écoute, moi, je prends pas de risque, ça finit là.

Il comprend enfin. Se lève. J’en profite pour remonter les draps sur moi. Il me considère avec mépris. Oui, mépris, carrément !

— Si t’es pas prête à courir des risques, tant pis pour toi !

Il s’en va au salon. Je l’entends se rhabiller. Deux minutes après, il sort.

Je ne suis plus soûle du tout.

Ostie d’épais ! Je suis prête à me défoncer, mais y a des limites ! Pas au risque de ma vie, quand même !

Pourtant, je me sens un peu bizarre. Ça doit être la frustration.

Je me lève. Bobettes et t-shirt. Je vais me pencher par la fenêtre. La soirée avait bien commencé, mais la fin est plutôt moche. Criss.

Tout est calme, dehors. L’ampoule rouge est toujours allumée au-dessus de la porte de métal de l’immeuble.

Un homme approche. Sonne à la porte de métal. Le gorille lui répond. Le laisse entrer. La porte se referme.

En dix minutes, je vois cinq ou six personnes entrer dans l’immeuble. Elles sont toutes habillées chic.

Un bordel, je suis sûre. Sauf qu’il y avait deux couples, tantôt. Est-ce que les couples vont dans les bordels ?

Si je veux savoir ce qui se passe dans cette bâtisse, va falloir que je me déniaise…

La porte de métal s’ouvre. Un homme en sort, s’arrête, hésite. Il tourne la tête. Il est loin, mais l’éclairage rouge tombe directement sur son visage : c’est Charles !

Je suis sur le point de l’appeler, mais deux hommes sortent de l’édifice et vont rejoindre Charles. Je les reconnais aussi : c’est Chapeau Haut-de-forme et son acolyte en espadrilles. Je me tais et observe.

Match de lutte. À droite, pesant ensemble entre trois cent cinquante et quatre cents livres, Chapeau Haut-de-forme et son compagnon, qui parlent à Charles, rigolent, lui donnent des tapes dans le dos, essaient de le ramener à l’intérieur. À gauche, pesant dans les cent cinquante livres maximum, Charles, qui résiste, bougonne, tente de s’éloigner, rétorque avec humeur, semble en beau maudit. J’assiste à ce duel, intriguée. Finalement, ils laissent aller Charles, qui s’éloigne en vitesse. Les deux autres se marrent. À croire qu’ils ne savent faire que ça.

Ils discutent tous deux quelques instants, puis s’éloignent à leur tour. Je les observe toujours, avec curiosité… Un chat traverse alors la rue, juste devant eux, en miaulant, miaoowwwww, et disparaît dans une ruelle. Les deux hommes le suivent des yeux, échangent quelques mots, puis entrent dans la ruelle à leur tour.

Ils disparaissent de ma vue.

Dans la ruelle, les cris du chat se font entendre. Miaoww, miaoww… Wwouiiiiiiiiiiiiiinnnssshhhhhh !

Quel miaulement atroce ! Tout à coup, bruits de bagarre, poubelles renversées… Nouveaux hurlements de l’animal… Enfin, d’autres sons, plus bizarres, plus… dégoûtants… Les cris du chat se cassent, se brisent, deviennent râlements…

Merde, ils sont en train de massacrer la pauvre bête !

Je suis figée. Il n’y a plus de sons. Le silence est revenu.

Trois, quatre. Six. Dix minutes passent. J’attends toujours. Finalement, les deux silhouettes sortent de la ruelle. Elles reviennent sur leurs pas, en discutant calmement, puis entrent de nouveau dans l’immeuble rouge.

Et le pauvre chat ? Est-il mort ? Agonise-t-il au fond de la ruelle ?

Je retourne m’étendre sur mon lit, toute bouleversée. Ils sont fous, ces deux-là !

Bruits sourds de conversation à côté. Verrue a de la visite.

Je regarde l’heure : deux heures du matin. Je suis pas fatiguée pantoute.

Je colle mon oreille sur le mur : conversations, musique quétaine de fond, mais pas moyen de savoir si Mario s’y trouve.

Est-ce que j’ose ? J’ose.

Je m’habille et sors. La porte six est entrouverte. J’entre sans frapper. La conversation vient de la chambre, au fond. Je m’approche en me disant que je suis vraiment effrontée de rentrer, comme ça. Heureusement, l’effronterie, ici, semble une manière de vivre très populaire, alors…

Je m’arrête dans l’embrasure de la porte, toute timide. Un homme et une femme sont debout et parlent avec le vieux, toujours assis par terre. Verrue me voit, sourit de son air fat :

— Tiens, la petite Aliss… Bonsoir…

Les deux autres se retournent. Je souris en me donnant un air cool. Verrue fait les présentations :

— Aliss, voici Hugo et Micha.

— Bonsoir. J’habite à côté.

Hugo et Micha sont dans la fin de la vingtaine. Encore des jeunes qui fréquentent une vieille épave comme Verrue, c’est vraiment curieux. Ils sont tout deux habillés de façon quelconque et me regardent avec une absence totale d’intérêt.

— Nouvelle ? demande Micha en prenant une touche de son joint.

— Oui, je viens d’arriver.

— Dans l’appartement de Pinto, c’est ça ? poursuit Hugo en prenant une gorgée de sa bière.

— Oui, c’est ça.

— En voilà un qui aurait mieux fait de se mêler de ses affaires, ricane Micha en prenant une gorgée de sa bière.

— Oui, je me demande comment il a pu croire qu’il s’en sortirait ainsi, acquiesce Hugo en prenant une touche de son joint.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? je demande.

Le bras gauche appuyé sur son genou relevé, Verrue écoute notre conversation avec un certain intérêt. Micha et Hugo me dévisagent, comme si je venais de proférer une sornette.

— Il a joué dans les plates-bandes de la Reine, daigne expliquer Micha en prenant une touche de son joint et une gorgée de sa bière.

— Il a voulu faire de la concurrence, ajoute Hugo en prenant une gorgée de sa bière et une touche de son joint.

— La Reine ? Quelle Reine, de qui vous parlez ?

Ils lèvent les yeux avec lassitude.

— On voit bien que tu es nouvelle, fait Micha en prenant une gorgée de son joint.

— Faut vraiment rien connaître pour demander ça, renchérit Hugo en prenant une touche de sa bière.

Ils m’étourdissent, ces deux-là ! Et ils sont bien malpolis ! Pourquoi ils me regardent de haut, comme ça ? Ils sont pires que Verrue ! Ils me prennent pour une petite twit, c’est ça ? Par défi, je sors un joint de ma sacoche et m’allume. Je prends une longue touche et dis avec assurance :

— Justement, je suis nouvelle, alors, ce serait gentil de m’expliquer.

Les deux autres n’ont pas l’air impressionné. Ils se tournent vers Verrue.

— Qui c’est, cette fille ?

— D’où vient-elle ?

— Que veut-elle ?

— Pourquoi est-elle ici ?

— Comment ?

— Quand ?

— Et si ?

— Et ça ?

— Et puis ?

— Et alors ?

Malgré son air blasé, Verrue a un petit sourire amusé. Moi, ma tête commence déjà à tourner.

— Je lui ai demandé, cet après-midi, qui elle était, fait Verrue. Elle n’a pas su quoi me répondre…

Sur quoi, il me lance un drôle de regard. Je viens pour rouspéter à ça, mais les deux suffisants émettent un bâillement sonore. Décident de s’en aller. Sont fatigués. Sortent. Me disent même pas bonsoir.

Bon débarras ! Si tous les amis de Verrue sont comme ça, je manque pas grand-chose !

Ah, non : il y a Mario, tout de même.

Je me tourne vers le vieux. Son regard bat de l’aile. De sa radio sort une chanson de Céline Dion. Seigneur ! Il collectionne les quétaines du monde entier, on dirait. Je prends une autre touche de mon joint, puis lance :

— Sympathique, le monde de ce quartier !

— Tu viens d’où, exactement ?

— De Brossard.

— Le dépaysement doit être assez déroutant… Pourquoi tu es partie de là-bas ?

— Je veux aller jusqu’au bout.

J’avoue que le sérieux avec lequel j’ai dit ça est un peu ridicule…

— Jusqu’au bout de quoi ?

— De mon moi-même en personne.

— Pourquoi ?

En voilà une question ! Je sais vraiment pas quoi répondre à ça. Verrue avale la fumée de son joint, les yeux mi-fermés, puis, comme s’il énonçait une grande vérité, déclame :

— Pour aller au bout de soi-même, il faut franchir plusieurs étapes… Chaque étape est une frontière qui nous amène un peu plus loin. Il s’agit de découvrir quelle frontière nous arrêtera… C’est cette frontière qui nous révélera à nous-mêmes.

— Mais de quoi vous parlez ?

Il ricane dédaigneusement, de son affreux rire de fourchette qui racle un fond d’assiette. Jette le mégot de son joint. Se gratte le coude. S’écrase un peu plus sur le sol. Prend son air supérieur.

— Il faudrait que tu rencontres Mickey et Minnie. Côté frontières, ils sont intéressants… Mais je suis pas sûr que tu vas te rendre jusque-là…

Mickey et Minnie ? Ah, là, là ! Le pauvre vieux débloque complètement. Et Donald Duck, il va m’inviter à souper bientôt ? J’essaie de le ramener un peu dans la réalité. Car malgré tout, il m’intéresse, le débris.

— Et vous, vous êtes qui ?

— Moi ? Je suis un cocon.

— Ah, oui, c’est vrai. Pourquoi ce choix de devenir un cocon ?

— Vois-tu, il y a cinq ans, j’ai réalisé que je n’étais pas fait pour vivre parmi cette pauvre et minable humanité. Alors, j’ai décidé d’arrêter de bouger. Pourquoi bouger si rien ne change ? C’est vain !

— Pourtant, vous voyez encore du monde ! Pis Mario vous aide.

— Je méprise les gens, mais je les trouve, à l’occasion, distrayants.

— C’est gentil pour vos amis, ça.

— Ho, mais ils le savent, inquiète-toi pas. Ça les amuse.

— Vous me méprisez aussi ?

— Évidemment.

Pourquoi je pars pas ? Je suis pas obligée de me faire insulter de même ! Pourtant, j’arrive pas vraiment à être choquée. Quelque chose l’emporte sur la colère.

— Et le cocon ?

— Ah, oui, le cocon…

Il s’allume un autre joint. Combien peut-il en fumer par jour ?

— J’ai donc décidé d’arrêter de bouger… Mais je me sentais toujours lié, physiquement, à cette médiocre existence… Je me suis donc mis à prendre de plus en plus de drogue… Gelé, je suis hors de cet univers pitoyable, je suis au-dessus de tout ça, tu vois… Par contre, je sais que c’est une illusion : je suis pas vraiment hors du monde… Grave problème…

Il porte le joint à sa bouche.

— Ça faisait six mois que je bougeais pas… Et c’est là que j’ai compris que je devenais un cocon… que je me transformais en papillon.

Pour la première fois, son sourire est ému, dénué de mépris ou de moquerie. Pendant une seconde, il est un peu moins laid. Juste un peu.

— J’avais enfin trouvé ce que j’aspirais à être : un papillon, un papillon qui volerait toujours au-dessus des autres. Toujours.

Il parle en métaphores ou il faut prendre ça au pied de la lettre ? Il peut quand même pas se croire vraiment. J’ose pas lui demander, mais je risque une ironie :

— Sauf que cinq ans, pour un cocon, ça commence à être long, vous trouvez pas ? Faut éclore un jour…

Il secoue la tête lentement. Son air dédaigneux réapparaît.

— Je serai prêt… Bientôt…

Je hoche la tête. Son délire commence à me lasser et la fatigue se fait enfin sentir. Je lui dis bonne nuit, viens pour partir. Il me demande alors :

— Mario pourra plus faire mes commissions. Tu veux le remplacer ?

— Mario viendra plus ?

— Il m’a dit qu’il se ferait plus rare et que je ne pourrais plus compter sur lui. À cause de son mystérieux projet…

Je fais une moue. Je veux le revoir, moi, ce mec. J’ai un défi à relever !

— Alors, tu veux le remplacer ? Au même salaire que la dernière fois.

Il est là, écrasé, appuyé sur le mur, un joint entre ses doigts, le visage ridé, la bouche édentée, l’air hautain. Et malgré ce triste spectacle, je sais bien qu’il me fascine. Je sais bien que j’aurai envie de lui parler encore. Car mine de rien, il entrebâille des portes encore mystérieuses pour moi.

— Oui, je veux bien.

— Parfait. Viens me voir après-demain. J’aurai des commissions à te faire faire.

Je dis OK et je sors. Verrue monte les cordes vocales de Céline Dion. Je ne peux m’empêcher de revenir sur mes pas et de lui lancer :

— Pour un gars qui trouve l’humain minable, vos choix musicaux me semblent assez paradoxaux !

— Au contraire, c’est très logique.

— Logique ? Je vois pas de logique là-dedans !

— Parce que tu prends la logique dans son sens le plus conventionnel.

Il ferme les yeux, écoute la musique.

Le sens conventionnel de la logique ?

— Il y a d’autres logiques, tu sais, marmonne-t-il.

Je suis vraiment fatiguée.

Sors. Vais me coucher.

J’ai une pensée pour papa et maman. J’aimerais bien qu’ils m’appellent. Oui, j’aimerais bien.

 

*

 

Samedi matin, je me mets à la recherche d’une job. Là non plus, je serai pas difficile.

En moins d’une heure, je trouve : waitress dans un petit restaurant, Bouffe-croûte. Du jeudi au lundi. De onze heures à dix-huit heures. Quatre piastres de l’heure plus pourboire. Parfait. Je vais savoir ce que c’est que de travailler dans le vrai monde, à la dure. Un autre défi. Le patron (un gros tout trempe pour qui mes courbes semblaient le meilleur CV) mâchouille sa cigarette et me demande :

— Tu commences tout de suite, ça te va ?

Ça me prend au dépourvu, mais je dis oui.

Étourdissant, tout ça : en moins de trois jours, je me suis trouvé un appart, je l’ai rempli et, maintenant, je commence un nouveau travail. Ça déboule pas mal ! C’est bon signe, au fond ! Très bon signe.

 

*

 

À dix-huit heures dix, je retourne chez moi, le pas un peu moins enthousiaste que ce matin.

Bilan de ma première journée de travail : le costume est assez cheap merci (petite jupe noire moulante avec chemisier blanc) et j’ai eu droit à plusieurs commentaires très édifiants de certains clients qui se rapprochent dangereusement du stade neandertal. Le restau est peu fréquenté et les pourboires sont presque inexistants, ce que j’avais pas prévu. Pour un repas complet, j’ai cinquante cents de pourboire ! Et pas tout le temps ! Bref, en comptant ma paye de base, j’ai dû me faire à peine quarante dollars. Ç’a pas de sens ! J’ai connu des serveuses qui se faisaient jusqu’à soixante-quinze piastres de pourboire par jour ! Fuck ! Seul avantage : mon gros boss tout trempe me sacre la paix. C’est toujours ça.

Allons, faut pas que je déprime trop. Je suis pas habituée à ce genre de job, c’est tout. C’était mon premier shift. Demain, ça ira sûrement mieux. Pour me remonter le moral, je décide de sortir encore ce soir. Cette fois, je prends pas de chance : je décide de m’acheter des condoms.

Le pharmacien, un endormi à la barbe hirsute, me regarde d’un drôle d’air, puis marmonne un : « Il doit bien m’en rester une boîte quelque part… » Il finit par revenir au comptoir avec une boîte de douze condoms recouverte de poussière. Je sors de la pharmacie, un peu perplexe.

À neuf heures trente, sur mon trente-six, je me retrouve donc de nouveau sur la chaude et grouillante Lutwidge. Quel est donc cet endroit dont j’ai entendu parler ? Le Palais… Je pourrais essayer de le trouver… Mais si c’est un club chic, j’aime mieux pas trop dépenser. Je pourrais aller veiller au centre-ville… Quoique le Parallèle, hier, c’était bien. J’y retourne donc.

Je ramène un autre gars chez moi. Une fois qu’on est tout nus, je sors la boîte de condoms. Il débande d’un coup.

Monsieur refuse de se mettre ça. Il dit qu’avoir ça sur la queue, c’est « comme fourrer une poupée gonflable ». Vraiment très délicat de sa part.

Évidemment, je refuse de baiser sans le condom. On tient chacun notre bout. Pas du condom, de notre idée. Ho, que je suis drôle.

Il s’exaspère. Il s’en va.

Fin de ma seconde date explosive.

Koudon, c’est-tu eux autres qui sont vraiment cons ou c’est moi qui suis trop téteuse ? Mes autres one-night ont toujours accepté de se mettre une capote ! Je peux pas croire que tous les gars de Montréal sont inconscients !

Couchée dans le lit. Me sens déprimée.

Je repense aux frontières de Verrue. C’est peut-être pas si idiot, ce qu’il racontait. En venant vivre ici, au fond, j’ai traversé une frontière.

Faudrait peut-être que j’en traverse une autre…

 

*

 

Je rentre chez Verrue sans frapper et vais le rejoindre dans sa chambre. Même position, joint entre les doigts. Ça ne me surprend plus. Ce qui me surprendrait, maintenant, ce serait de le voir debout. Il commence à sentir mauvais. En plus, je pense que son seau est à moitié plein, ouach ! Il paraît que des gens le lavent de temps en temps. En tout cas, qu’il compte pas sur moi !

Il me donne vingt piastres.

— Comme l’autre jour, ma jolie…

— Parfait. Je vais vous ramener ça en début de soirée. Je travaille.

— Déjà ? C’est bien.

De sa radio sort une ballade imbuvable de Ricky Martin.

— As-tu passé une bonne soirée, hier, Aliss ?

— Non… pas vraiment…

— Difficile, hein, de traverser les frontières ?

Il sourit en se grattant la joue. On dirait qu’il sait ce qui m’est arrivé… Il avance la tête. Un relent de moisi me passe sous le nez.

— Tu comprends donc pas encore comment pensent les gens ici ?

De quoi il parle ? Et qu’est-ce qu’il veut dire par ici ? Le quartier ? Montréal ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Il soupire et détourne les yeux, plein de suffisance.

— Je suis tellement fatigué que les gens comprennent rien… Quand je vais être papillon, je vais pouvoir voler au-dessus de vous tous, ici, ailleurs, là-bas, et rire, rire…

Il regarde la radio, écoute la musique une seconde, puis ricane en disant :

— … comme je ris en écoutant ça…

Je roule le billet de vingt dollars entre mes doigts. On dirait que je veux pas m’en aller tout de suite. Pourquoi ai-je tellement envie de parler avec ce vieux prétentieux qui méprise tout ce qui bouge ?

— En tout cas, c’est un drôle de quartier… Le monde est spécial…

Verrue examine son joint, impassible.

— Par exemple, l’immeuble en briques rouges, en face, avec la porte de métal… C’est quoi qu’il y a là-d’dans ?

Verrue secoue doucement la tête.

— Une frontière à la fois, Aliss…

— Laissez faire les paraboles pis dites-moi ce…

Mais il monte le son de la musique, ferme les yeux et plane dans une autre stratosphère. Ah ! Pis mange d’la marde, maudit cocon « passé date » ! Je viens pour lui lancer son vingt piastres en lui disant de se le fourrer où je pense… mais je le fais pas, évidemment.

Parce que je veux revenir. Je veux lui reparler.

Je tourne les talons.

— Aliss…

Il pointe le doigt vers la chaudière à côté de lui.

— Vide donc ça, en sortant, et ramène-la…

— Hein ? Jamais de la vie ! Vous me prenez pour qui ?

— Je te le dis pas, c’est un secret.

— Désolée, mais même votre bonne dope vaut pas ça…

Il hausse les épaules, indifférent, et je sors. Heille ! Aliss est la ramasse-merde de personne, qu’on se le dise !

Il est onze heures moins quart, je me dirige vers le restau. Aujourd’hui, ce sera sûrement plus agréable.

La population très hétéroclite du quartier attire de moins en moins mon attention. Moi qui venais à Montréal pour voir grand, j’ai l’impression, depuis quatre jours, d’être dans un espace réduit au décor répétitif. C’est comme ces Cadillac rouges aux vitres teintées. Quand je me promène dehors, j’en vois une à toutes les dix minutes, sans exagérer ! Il y a un concessionnaire dans le coin qui a fait une vente de liquidation ou quoi ?

Aussitôt que j’aurai une journée de congé, je prends le métro et je vais faire un tour au centre-ville.

Je passe devant Chez Andromaque. Le portier noir change les ampoules autour des affiches. Il me voit passer. Me sourit, comme l’autre jour. Je lui demande alors :

— Vous ouvrez toujours à six heures ?

— Toujours.

Je poursuis ma promenade, perplexe. Qu’est-ce qui m’a pris de lui parler, à celui-là ? Je voulais faire ma smatt ?

J’arrive au restau. Hop, hop : au boulot !

 

*

 

Franchement, c’était pas plus excitant aujourd’hui qu’hier. Peu de clients. Et ils tipent aussi mal que ceux d’hier, gang de gratteux ! Je suis pas sûre que je vais garder ce travail longtemps…

Le soleil est encore chaud. On se croirait en juillet. Je marche sur Lutwidge, blasée. Je pense qu’il est temps que je change d’air. Le centre-ville, par exemple. J’arrive au métro : surprise ! Une pancarte collée dans la porte indique GRÈVE GÉNÉRALE DE LA STCUM. Bon, ça y est ! Ils l’ont déclenchée, leur grève ! Je cherche un arrêt d’autobus, mais n’en trouve pas. De toute façon, si toute la STCUM est en grève, les autobus le sont aussi, je suppose…

Un taxi ? C’est cher pas mal, ça…

Bon, ben je vais marcher… Cette foutue rue Lutwidge, par exemple, elle doit bien aboutir quelque part, mener ailleurs ! Allons-y, marchons ! Ça va m’ouvrir l’appétit ! Ça va faire du bien à mon cardio ! Ça va me remonter le moral, surtout !

Je marche, je marche, je marche. Je croise au début beaucoup de rues transversales, puis elles finissent par disparaître. Les bâtisses deviennent rares, les piétons aussi ; les immeubles ressemblent de plus en plus à des lieux abandonnés et, au bout d’une trentaine de minutes, plus de constructions du tout, juste une rue encadrée de terrains vagues. L’horizon s’allonge et je vois, très loin devant moi, légèrement sur ma gauche, le pont Jacques-Cartier. Enfin, un point de repère connu ! Ça fait du bien.

Et la rue s’arrête.

Comme ça. Elle se termine sur une pancarte : CUL-DE-SAC. Au-delà, un autre terrain vague, avec des grues vides, des tuyaux rouillés, des blocs de ciment perdus. Au-delà, à une couple de kilomètres, on distingue à peine les maisons et les bâtiments qui réapparaissent.

Peut-être qu’ils sont en train de construire le reste de la rue…

Je soupire. Regarde le pont Jacques-Cartier, là-bas, très, très loin. Je l’ai jamais vu de cet angle. Il a l’air différent, je sais pas trop pourquoi.

Bizarre, quand même, cette rue commerciale qui ne débouche pas, qui se termine dans ce no man’s land… Tous ces terrains vagues tout autour… Pas un bruit. Personne.

Le soleil commence sa lente descente. Je tourne les talons et me remets en marche. Au bout d’une quinzaine de minutes, les rues transversales réapparaissent, les bâtiments et les magasins aussi, la population idem, et me voilà revenue dans le quartier.

Comme si j’étais sortie d’un petit village du Far West pour me retrouver dans le désert, puis que j’étais revenue.

Tant pis. Mon exploration hors du quartier sera pour une autre fois.

Au supermarché, j’achète la bouffe de Verrue. La caissière anglophone est une grosse rousse qui a les yeux pleins d’eau, comme si elle était sur le point de pleurer. En retournant vers la maison, je vois deux gars qui se battent sur le trottoir. Quelques piétons les observent, mais la plupart des gens les contournent avec indifférence.

Sur Dodgson, je passe devant une petite ruelle. Des souvenirs me reviennent alors : il y a deux jours, le soir… Chapeau Haut-de-forme et son copain qui ont suivi un chat dans cette ruelle… les horribles miaulements…

Qu’ont-ils fait, au juste, à ce chat ? Est-il toujours là ?

J’hésite. Je finis par entrer dans la ruelle. Ah ! La morbide curiosité qui amène les piétons à devenir les voyeurs des accidents de la route !

Vers le milieu de la ruelle, je trouve le chat.

Étendu sur un petit carré de terre dure, il n’a plus de poils. Des plaies vives s’ouvrent partout sur son corps. Plusieurs os dépassent de sa chair, brisés, cassés. Il est écartelé, comme un cobaye de laboratoire sur une table d’opération.

Vraiment horrible ! Demi-tour, pis vite ! Mais de la gueule du pauvre minou, quelque chose dépasse. Une petite chaîne.

Je dépose mes deux sacs sur le sol et m’approche, trop curieuse. En grimaçant, je me penche et tire du bout des doigts la chaînette. Celle-ci sort de la gueule… ainsi que la montre-gousset, ensanglantée, attachée au bout.

Cette montre incongrue m’apparaît plus horrible que le chat mutilé.

Je lâche la montre-gousset, prends les deux sacs et sors en vitesse de la ruelle, angoissée.

Ces deux fous ont disséqué un chat et, après l’avoir littéralement vidé, ils lui ont enfoncé une montre dans la gueule ! Pour l’amour du Ciel, pourquoi ? Pourquoi faire quelque chose de si horrible et de si absurde en même temps ?

Et ces deux maniaques fréquentent le mystérieux immeuble rouge… Immeuble rouge devant lequel je passe justement…

Je l’examine avec une certaine appréhension.

Je monte les marches, encore ébranlée par la découverte du chat. Je vais à la porte numéro six, qui s’ouvre subitement. Une fille en sort.

Mes amies et moi, quand on venait à Montréal, on était toujours bien amusées de voir des filles comme ça. À Brossard, c’est impensable, ou en tout cas très rare. Bustier ultra-moulant, minijupe en vinyle, bottes qui montent jusqu’aux cuisses. Bref, une pute. Sans l’ombre d’un doute. Sûr et certain. Deux et deux font quatre.

Une pute qui sort de chez Verrue ?

La fille me dévisage, curieuse, puis descend.

J’entre sans frapper. Je le retrouve toujours assis par terre, sauf qu’il y a quelque chose de différent. Je ne saurais dire quoi.

— C’est qui, la fille, qui vient de sortir ?

— J’ai une maman qui prend soin de moi, maintenant ?

— C’était une pute, pas vrai ?

Mon intention est pas de lui faire la morale, vraiment pas. Je suis juste ahurie à l’idée qu’une fille puisse accepter de coucher avec lui. Verrue grimace en levant une main fatiguée.

— Ho, les gros mots… Tu manques vraiment de classe, pour une petite fille de Brossard…

— C’était une pute, oui ou non ?

— Une Fille de la Reine. C’est mieux, non ?

— Encore cette Reine ? C’est qui, au juste ? Une prostituée ? Une tenancière de bordel ?

J’ai un flash. Reine… Le club de danseuses Chez Andromaque… Mes cours de littérature me reviennent en mémoire : Andromaque, c’était une Reine de l’Antiquité, non ?

— Je sais : c’est la propriétaire du club Chez Andromaque !

Verrue éclate de rire. Un rire atroce, plein de bruits grinçants et métalliques, comme si son organisme était mal huilé et craquait de partout.

— Ah, Aliss ! Tu es vraiment distrayante… Allez, va donc préparer mon mélange !

En maugréant, je vais à la cuisine et, comme Mario, je réduis toute la nourriture en bouillie, dans deux gros verres. J’apporte le tout à Verrue, avec une cuiller. Il mange l’horrible putréfaction lentement, en m’ignorant complètement.

— Vous méprisez peut-être les gens, mais quand vous avez envie de baiser, vous êtes prêt à payer pour le faire. C’est assez ironique, non ?

— Tu penses que j’ai couché avec cette fille ? Tu me connais bien mal, ma petite…

Il prend une autre bouchée. De la radio sort une musique western consternante.

— Je la paie pour danser, c’est tout.

— Elle danse devant vous ?

— Mais oui. Si tu crois que je vais m’abaisser à baiser avec ta race… Par contre, une belle femme qui danse nue, c’est distrayant…

Comme s’il avait lu dans mes pensées, il ajoute avec un sourire plein de rides :

— Et, non, je me masturbe pas en la regardant danser… À part pour pisser, je pense que ma quéquette n’est plus bonne à grand-chose…

Cela semble plus l’amuser que le désoler. Hé ben ! Bravo pour lui.

— Vous la payez, elle danse, et elle part ?

— Elle me lave, aussi…

Ah, voilà ! C’était ça, la différence : il est propre. Deux centimètres de crasse en moins, ça vous transforme un homme.

— … et elle me rend des services que certaines personnes refusent de me rendre…

En disant ça, il jette un regard entendu vers le seau, à côté de lui. Il est vide. Grand bien lui fasse.

— En passant, je fais une petite fête ici, après-demain… Tu es invitée…

Et il ajoute avec un regard coquin :

— Mario va sûrement être là.

Je ne réponds rien. Je finis par sourire.

— Ouais… Je vais peut-être venir faire un tour…

C’est incroyable, c’est rendu que je développe une complicité avec cette ruine snobinarde !

Il prend une autre cuillerée de sa merde. Fouille dans ses poches. En sort plusieurs joints. Les jette par terre.

— Ta paye, Aliss…

Je regarde les joints. Il y a quelque chose de misérable, il me semble, à me faire payer en drogue. Je hausse les épaules en disant :

— Écoutez, franchement, je peux bien vous rendre ce genre de services sans être payée…

Ho, là, là, le mépris, dans ses yeux ! Je crois qu’il regarde son seau avec plus de considération.

— T’as vraiment rien compris, hein, Aliss ?

— Merde ! Est-ce que je peux encore rendre service à quelqu’un gratuitement sans me sentir téteuse ? Je le sais qu’ici la générosité est pas très à la mode, mais quand même !

J’ai un air boudeur. Silence. Sauf la musique western. En soupirant, je me penche vers les joints :

— Ah, pis, vous avez raison ! Pourquoi je voudrais rendre service gratos à un vieux schnock qui me méprise ?

Ricanement de crécelle.

— T’as raison, Aliss… Je suis même prêt à t’accorder un petit bonus, aujourd’hui. Juste parce que je suis de bonne humeur.

Retour dans les poches de son pyjama. Apparition de deux petits contenants en plastique. Pleins de pilules. La drogue chimique de l’autre jour.

— Ça t’intéresse ?

Je me relève, le visage grave.

— Je suis pas sûre…

— C’est vrai, j’oubliais : tes principes.

Le tabarnac, il le fait exprès !

Fuck !

Fuck, fuck, fuck !

Je prends les deux pots et les regarde.

— C’est quoi ? Acide ?

— Non, non… Rien d’aussi… vulgaire.

Il change de position. S’allume un joint.

— Les petites jaunes, ce sont des Micros. Les vertes, des Macros.

— Des quoi ?

— Micro et Macro.

— Connais pas ça.

— Y a ben des affaires que tu connais pas…

Mon regard lui tire un coup de Magnum, puis revient aux pilules.

— Ça fait quoi, comme effet ?

— Aliss, depuis que tu es arrivée ici, tu veux tout savoir sans rien essayer. Si c’est comme ça que tu veux connaître le monde, reste chez vous et regarde la télévision.

Boum, dans le mille ! Il sait exactement quoi me dire pour me faire enrager, pour me faire sentir niaiseuse, pour me…

Pour me décider, oui !

Je mets les deux flacons dans mon sac, résolue.

— Merci. J’accepte l’augmentation de salaire. J’essaierai ça… un moment donné.

— Tu m’en reparleras…

Le chanteur western se plaint interminablement à la radio. Verrue ferme les yeux et sourit, mi-extatique, mi-ironique.