Il était une fois…

 

 

 


HÉLÈNE RIVARD, la mère :

Si je suis fière de ma fille ? Et comment donc ! Alice a tout pour nous rendre heureux, Marc et moi. Elle est brillante, a de très bonnes notes à l’école… C’est une des meilleures élèves du cégep, vous savez ! Je ne peux rien demander de plus. C’est vrai que, depuis environ un an, elle est un peu plus distante, mais… C’est normal, elle a dix-sept ans, bientôt dix-huit, c’est l’âge de la contestation, de l’indépendance, et tout ça. J’ai des amies qui ont des enfants de cet âge, et leur crise d’adolescence est beaucoup plus difficile ! Ils découchent souvent, prennent de la drogue, manquent de respect envers leurs parents… Alice n’est pas comme ça. Quand elle découche, elle nous prévient… Bon, elle sort moins avec nous qu’avant, elle fuit plus la maison, nous avons parfois quelques engueulades, mais… C’est tout, rien de grave. Elle continue à avoir de bonnes notes à l’école et à fréquenter des amis très corrects. Et je suis sûre qu’elle ne prend pas de drogue. Je ne suis pas naïve, quand même : l’autre soir, elle est rentrée d’un party et, de toute évidence, elle avait bu un peu plus qu’il est raisonnable de le faire. Mais on a tous fait ça à l’occasion, non ?… Honnêtement, la petite crise d’adolescence de mon Alice me semble très, très raisonnable, et j’en remercie le Ciel.

 


MARC RIVARD, le père :

C’est vrai qu’elle fait son indépendante depuis quelque temps, mais ça me fait plus rire qu’autre chose. La seule affaire qui m’inquiète un peu, c’est que je crois qu’elle… heu… je crois qu’elle a commencé à coucher avec Julien, son petit ami. Ma femme me dit qu’elle prend la pilule et qu’Alice est responsable… par rapport aux maladies, vous savez… Je ne le connais pas beaucoup, ce Julien, moi… Mais il a l’air correct. Il va au cégep aussi. Il est en sciences pures, comme Alice. Bon ! Je dois être un peu trop protecteur ! (rires) J’imagine que dix-sept ans, c’est l’âge auquel les jeunes commencent à faire ça aujourd’hui… J’essaie de lui en parler, mais elle me dit que je comprendrais pas. Ho ! Elle ne me dit pas ça en criant, ni de façon méprisante, non, non, mais quand même… Il y a une plus grande distance qu’avant, c’est tout. Je ne lui en veux pas, remarquez bien. Quand on est ado, hein ?

 


JULIEN GIROUARD, le petit ami :

Je la connais juste depuis cet automne. Je l’ai remarquée assez vite. Un, parce qu’elle est super belle (rires), et deux, elle est ben brillante. Elle participait beaucoup au cours, posait des questions intéressantes, des interventions ben bright. C’est une des seules élèves que je connaisse qui aime vraiment les cours de français : la littérature des siècles passés, les tragédies antiques… C’est pas tout le monde qui s’intéresse à ça ! J’étais dans le même cours de philo qu’elle. Normalement, tout le monde dort pendant ce cours-là, mais pas elle ! Quand elle était pas d’accord avec le prof, elle le disait clairement. Le genre de fille qui a pas peur de s’affirmer. Rebelle, mais pas conne. On s’est parlé durant le party de mi-session pis… on sort ensemble depuis ce temps-là. Ça fait presque deux mois. C’est une fille studieuse, qui vient d’une famille riche, mais elle est pas straight pour autant… Pis cultivée ! Elle lit beaucoup, écoute toutes sortes de musiques, toutes sortes de films… même des films européens ! Elle m’épate pas mal… Côté sexe ?… Ben… Elle a accepté très rapidement de coucher avec moi, pis dans un lit, elle est pas mal déniaisée, mettons. Franchement, elle m’en a même appris ! (rire gêné) Je sais que je suis pas le premier gars avec qui elle couche, ni le deuxième, mais c’est pas une « agace », ni une fille facile qui baise avec n’importe qui ! Elle a trop de caractère ! Pis personne oserait la traiter de « guidoune » ! C’est juste une fille… déniaisée. Qui aime explorer, essayer. C’est vrai que c’est pas tout le monde qui l’aime, mais les gens sont généralement impressionnés par elle… La drogue ? Rien d’inquiétant. Elle prend du hasch de temps en temps, du pot… Quand elle est gelée, elle parle beaucoup pis elle raconte des drôles d’affaires. Par exemple, elle dit qu’elle est en train de se limiter, dans cette petite vie tranquille. Qu’elle doit défoncer les murs qui l’entourent. Des affaires de même. Ça me fait rire. Je l’aime ben, je pense.

 


MÉLANIE BOUDRAULT, la grande amie :

Elle a beaucoup d’amis, mais c’est pas tout le monde qui l’aime. Il y en a qui la trouvent un peu trop directe, mais koudon… C’est vrai qu’elle est difficile, des fois. Au secondaire, elle pétait des scores, mais combien de fois les profs l’ont envoyée chez le directeur parce qu’elle était une tête forte ? Le directeur de l’école était ben embêté : pas facile de punir une étudiante qui a 95 pour cent de moyenne générale ! Y en a aussi qui la trouvent un peu trop… audacieuse. Mais le monde de Brossard, c’est straight ! C’est sûr que ses parents feraient sûrement une crise cardiaque s’ils savaient qu’elle prend de la dope pis qu’elle a baisé avec cinq ou six gars, eux qui pensent qu’Alice est un ange ! Mais ça enlève pas qu’elle est une bonne fille et qu’elle adore ses parents… Moi aussi, des fois, je trouve qu’elle y va fort, mais je la respecte tellement ! Elle est super intelligente ! Une contestataire qui va aller loin, je suis sûre.

 


LAURENT LÉVY, le professeur de philosophie :

Comme beaucoup d’adolescents brillants, elle est encore pleine de contradictions et son côté contestataire peut paraître par moments puéril. Par exemple, nous avons étudié un texte de Nietzsche, l’autre jour, un texte dans lequel l’auteur dit qu’il faut arrêter de diviser les choses en « bien » et en « mal ». Ça fait toujours réagir les étudiants, vous pensez bien, parce que plusieurs ont l’impression que Nietzsche veut abolir toute forme morale, ce qui les scandalise. Nietzsche a tellement été incompris ! Les nazis, entre autres, ont récupéré sa pensée et l’ont complètement déformée ! Mais je m’égare… Alice, donc, a été très impressionnée par ce texte. Elle était d’accord et s’est mise à dire qu’en effet la morale était un obstacle à la liberté, qu’il fallait faire dans la vie tout ce qui nous passait par la tête et que Nietzsche avait bien raison. Elle était vraiment exaltée. Je lui ai expliqué que la pensée du philosophe était un peu plus compliquée, mais elle ne voulait rien entendre. Elle venait manifestement de découvrir cet auteur et, dans l’enthousiasme, était convaincue de bien le comprendre après avoir lu seulement quelques lignes de lui. C’est ça, Alice : une passionnée brillante et curieuse mais trop impulsive et, avouons-le, un peu naïve. Le plus drôle, c’est qu’elle se contredit ! Une semaine après avoir lu ce texte, nous avons parlé de certains problèmes éthiques, comme l’euthanasie. Et là, Alice s’opposait à cette pratique, affirmant que nous n’avions pas le droit moral d’enlever la vie à quelqu’un. Le droit « moral » ! Assez contradictoire, non ? (rires) Je lui ai fait remarquer cette contradiction ; elle ne m’a pas trouvé drôle, évidemment. Peu importe ces paradoxes, au fond… Pour l’instant, elle est tiraillée par des extrêmes, elle réfléchit à tout ça, se pose des questions, se contredit… À son âge, c’est une preuve d’intelligence. J’aime bien les étudiants qui se contredisent, qui maîtrisent mal les concepts mais qui au moins sont curieux intellectuellement. En tout cas, ils sont plus intéressants que ceux qui viennent à tous mes cours, qui font des travaux sans véritable point de vue personnel et qui croient qu’un film comme Forrest Gump est une réflexion profonde sur le sens de la vie (rires)…

 


MÉLANIE BOUDRAULT :

Il y a dix jours, au party de fin d’année, je lui ai demandé comment elle avait trouvé notre première année de cégep. Elle m’a dit : « Faut aller au bout de soi, Mélanie. Faut briser les conventions, sortir de l’ordinaire et des chemins tracés d’avance. Pis c’est pas en restant ici que ça va arriver ! » Quand elle parle de même, je sais pas trop ce qu’elle veut dire. Je lui ai demandé si elle voulait quitter Brossard, lâcher l’école. Elle m’a pas répondu. Elle aime l’école, elle aime sa famille, mais en même temps… Elle est un peu mêlée, je pense.

 


LAURENT LÉVY :

Alice est une fille très intelligente qui n’a pas encore le parfait contrôle de sa pensée. Sauf que, contrairement à plusieurs qui sont dans la même situation, elle va prendre les moyens pour trouver une réponse solide, pour se trouver elle-même. Je n’en doute pas un instant.