Andromaque
ou
Amertume d’une pute littéraire en attente d’un
second couronnement
Ah, ah ! Aliss a désormais un but, une mission !
Enfin ! Car que serait un héros sans quête, je te le demande,
ami lecteur ! Mais toute quête est parsemée d’embûches,
d’épreuves ! Heureusement, notre héroïne se sent mieux
préparée pour les affronter ! Elle est maintenant prête à
foncer !
— Verrue, batince, ça peut plus durer ! T’as vu l’état de ta jambe ?
Le spectacle est affreux. Verrue fait de la fièvre. Il pue à vingt pieds. La fenêtre est grande ouverte, impossible d’aérer davantage. Son genou est de toutes les couleurs. Dans la plaie, il me semble voir des choses bouger… Des vers ?
Les yeux fermés, pâle et luisant de sueur, il écoute une chanson française quétaine, tout en prenant de grosses cuillerées de son horrible mélange de bouffe broyée. Je ne sais pas qui lui fait ses emplettes depuis que je ne m’en occupe plus, et je m’en fous. Je ferme sa radio avec agacement.
— T’as entendu ce que je t’ai dit ?
— Crains rien, Aliss… Mon cocon va craquer d’une journée à l’autre… Le papillon est tout près…
Il sourit, plus ridé, plus magané que jamais. J’abandonne. C’est pas la première fois que je me dis ça, mais là c’est vrai. De toute façon, c’est pas pour ça que je suis venue.
— Je voudrais des Macros et des Micros, j’en ai plus…
J’ai plus beaucoup de fric non plus… Ce matin, j’ai essayé de me trouver un autre emploi. J’ai vu deux jobs de vendeuse à temps partiel et trois autres de serveuses, dans des restau aussi minables que le mien. Bref, rien de mieux. Si je trouve pas une job plus payante, va vraiment falloir que je m’en aille. Que je prenne le métro.
Et tout ça n’aura rien donné.
Pas question !
— Tu commences à avoir de la misère à t’en passer ? me lance Verrue, railleur.
— C’est pas ça ! Je suis dans une période de… de transition, disons ; ça me remonterait le moral.
— Trois cents piastres, tarif habituel.
— Verrue, si je te donne ça, je suis pratiquement dans la rue ! On pourrait pas s’arranger autrement ?
C’est fou, mais je compte sur son « amitié », même si je sais très bien que ce mot a aucune valeur pour lui. J’attends, sans grand espoir. J’ai vu juste, car il dit avec désintérêt :
— À part l’argent, je vois pas, non…
— Bon, ben, fuck you, vieux con !
Je marche vers la porte. Je l’implorerai pas certain !
— Aliss…
Je me retourne aussitôt, les yeux allumés. Je dois ressembler à la réincarnation du chien de Pavlov. Verrue dépose son verre sur le plancher, me considère longuement, puis marmonne :
— Tu pourrais, évidemment, me divertir… Tu vois ce que je veux dire…
Je ressens un tel dégoût que mon sang se transforme en boue. Je me demande si je devrais rire ou hurler. Mais Verrue m’évite l’un et l’autre, car il grimace et fait un geste de la main :
— Mais non, voyons, à quoi tu penses ! Tu sais bien que le sexe m’intéresse pas ! Non, je pensais que tu pourrais danser pour moi…
Pardon ? Quid ? Ai-je bien ouï ?
— Danser ? Toute nue ?
— Non, en habit de scaphandrier… Évidemment, toute nue !
C’est vrai : il trouve distrayant ce genre de spectacle. Une autre belle occasion de se faire mépriser, oui ! J’émets un son dédaigneux, genre : « ah ! », ou « peuh ! ».
— Si tu penses que je vais faire ça !
— Très bien, n’en parlons plus et bye-bye.
Il redonne de la voix à la radio et retourne dans ses pensées papillonesques. Je sors, outrée.
Chez moi, je me laisse tomber dans mon divan. Heille ! Je suis pas une junkie en manque, quand même !
J’allume la télé. Je regarde les infos du soir, sans vraiment voir. J’ai l’impression de ne plus être concernée par tout ce qui se passe dans le monde…
Je pense à Verrue. Je l’imagine en train de ricaner, à côté.
La surfemme resterait pas chez elle à regarder la télé, voyons !
Je jette un œil à l’horloge : huit heures et demi. Let’go, je sors ! Faut que je me défoule ! Avec ou sans Macro, je vais m’éclater ! Sans me changer, sans me maquiller ni rien, je prends ma sacoche et sors.
*
Minuit passé. Je suis pas mal soûle. Ça sera pas facile de travailler demain. Ou plutôt tout à l’heure.
Passé la soirée au Parallèle. Bu pas mal. Me suis fait cruiser, mais y en a pas un qui m’intéressait. Pensais juste à Mario.
Me semble que Lutwidge est plus longue que d’habitude… Hâte d’arriver chez nous… Dodgson, enfin. Passe devant le Palais. Le criss de Palais… Arrive à mon immeuble… Entre… Commence à monter les marches… Ça tourne pas mal. Je m’arrête, m’appuie sur la rampe. Ris un peu, ah, ah, ah… Je suis vraiment faite…
Une bonne Micro, ça me ferait relaxer. Mais j’en ai pas. Maudite marde.
Continue à monter les marches… J’en arrache… La Macro, c’est ben plus le fun que l’alcool parce que ça magane pas comme ça…
Fuck !
Devant la porte de Verrue, j’entends la musique de sa radio. Il est toujours pas couché. Peut-être qu’il attend après quelque chose.
Après moi…
Fuck, fuck, fuck !
Ben, je vais le faire, batince ! Je vais le faire, parce qu’au fond y a rien là ! Pis au fond, une danse pour trois cents piastres, c’est un maudit bon deal ! C’est sûrement pas une petite danse à poil qui effrayerait la surfemme ! D’ailleurs, j’ai déjà dansé pour un de mes chums, pis j’avais pas haï ça ! Faut pas que je pense à Verrue, c’est tout ! Faut que je pense au pouvoir ! À la force !… Pis à la dope…
Je rentre chez moi, titube jusqu’au salon. Fouille dans mes cassettes et mes disques.
Faut que je pense au dépassement !
Une cassette des Beastie Boys. Parfait, ça ! C’est de la bonne musique ! En plus, leurs tounes sont courtes !
Faut que je pense à pourquoi je suis venue ici !
Je sors de chez moi. Rentre chez Verrue. Me rends dans sa chambre, légèrement titubante.
Faut que je pense à la surfemme !
— Ta proposition, Verrue, ça marche toujours ?
Ma voix est pâteuse, je parle trop fort. Verrue hausse un sourcil, un vague sourire aux lèvres.
— Ben sûr…
— Je comprends pas… T’as besoin d’argent, t’as même reçu une balle dans la jambe à cause de ça, mais t’es prêt à perdre trois cents piastres juste pour me voir danser ?
— Ça vaut la peine, des fois, de perdre de l’argent…
Je l’observe un bref moment. Il veut me tester… OK… OK, OK…
— Je vais le faire, mais je veux mettre ma musique. Je refuse de danser sur tes… tes maudites tounes plates.
— C’est ben correct.
Je hoche la tête. Là, j’hésite. Ça dure juste une seconde. Je me penche. Le vertige me pogne. Vraiment soûle. Je réussis à rester en équilibre. Enlève la cassette quétaine. Mets celle des Beastie Boys.
Je ferme les yeux. Attends. Ne pas penser à Verrue. Ne pas penser à la danse comme telle. Penser à ma puissance.
La chanson commence.
Je rouvre les yeux et me mets à danser. J’ai les yeux ouverts mais je vois rien. Je veux rien voir. Je regarde à l’intérieur de moi. Je regarde la force et la volonté en moi.
Je commence à me déshabiller.
Ce n’est pas aux pièces de vêtements perdues que je pense. Je pense aux pas que j’accomplis vers une nouvelle frontière. Une frontière que je vais dépasser. Pour me rendre plus loin.
Me voilà nue.
Je ressens pas ma nudité. Je ressens ma réussite d’avoir dépassé cette frontière. Au-delà des murs de cet appartement minable, j’entrevois le chemin devant moi. Le reste du chemin que j’ai l’intention de parcourir. Nu-pieds, s’il le faut.
Parce que je suis forte.
Parce que je peux.
Pis je veux.
Oui, je suis nue ! Je suis nue, je danse nue pis je me fous de Verrue ! Je me fous de tout le monde ! Y a que moi, moi pis ma volonté ! C’est lui, l’humilié, le faible, qui est prêt à perdre trois cents piastres pour me voir à poil ! C’est lui qui se fait avoir ! Par moi ! Par moi ! Parce que moi, je vais avoir ce que je veux ! La vertu dans l’action ! Dans l’action !
… la chanson s’arrête.
Quelque chose fond et tombe autour de moi, dégouline puis s’évapore. Je vois enfin Verrue. Je vois enfin mon corps nu et me sens affreusement gênée, tout à coup. Vite, vite, mon linge ! Je me rhabille en vitesse, maladroite, en évitant de regarder le vieux. Me sens pas mal dégrisée. Je l’entends me dire :
— C’était pas pire. Pas spécialement cochon, mais…
— Tu voulais une danse, t’as pas précisé qu’il fallait que je fasse la plotte ! que je rétorque sèchement.
Une fois habillée, j’affronte enfin Verrue. Soudain, ma froideur disparaît et je dois me retenir pour pas rire, comme ça, stupidement. J’arrive pas tout à fait à croire que j’ai fait ça. Finalement, j’opte pour un sobre ricanement. Incrédule et… Non, juste incrédule, sans connotation positive ou négative. Incrédule, voilà.
Verrue, le front moite de fièvre, a un sourire entendu.
— Toi qui cherchais une job plus payante, je pense que t’as du potentiel…
Qu’est-ce qu’il veut dire ?
— Malgré ton manque d’expérience, je suis sûr qu’Andromaque te prendrait… Tu es son genre…
Là, il y va un peu fort.
— Si tu penses que je vais aller baiser sur une scène !
— Pas besoin de faire les shows érotiques… Tu peux juste te contenter des danses en solo…
Je l’observe un bon moment. Je me demande s’il est sérieux ou s’il rit de moi.
— Le tout, ajoute Verrue, c’est de garder son sang-froid. Comme tu viens de le faire.
Je change de sujet et tends la main.
— Ma dope…
Une fois ma paye en main, je viens pour partir, mais Verrue me relance :
— Penses-y, Aliss… Les filles font au moins six cents piastres par semaine, chez Andromaque…
Le chiffre m’ébranle quelque peu. Pour camoufler l’impact, je raille :
— Pour un gars qui bouge plus depuis cinq ans, tu sais pas mal comment ça marche dehors !
— Je me tiens au courant…
Il me sourit. Je lui rends la pareille. C’est fou, mais je peux pas le détester. Malgré son attitude à mon égard, malgré tout ce qu’il est, j’y arrive pas.
Je retourne chez moi. Toujours incrédule.
Je l’ai fait, c’est pas croyable.
En me couchant, je prends une Micro. L’extase.
Et je me dis que oui, ça valait le coup.
J’ai gagné.
*
Toute la matinée, malgré mon mal de tête, j’ai cherché une job. J’ai voulu me concentrer sur des bureaux de professionnels, genre médecins, avocats, dentistes… Réceptionniste dans un bureau, ce serait un emploi intéressant, non ? Je n’ai trouvé aucun avocat, aucun médecin, ni rien de ce genre. Aucun bureau de professionnels, en fait.
Ça m’a d’abord déroutée, puis je me suis rappelé : je suis ailleurs. Vraiment ailleurs.
Journée infernale au restau. Normalement, j’ai congé les deux prochaines journées, mais mon gros boss tout trempe m’a demandé si je voulais rentrer demain. C’était un ordre déguisé en demande. Qu’est-ce que je pouvais dire ? J’ai tellement besoin d’argent…
Sur Lutwidge, j’ai vu passer une Limousine rouge. Ça m’a rappelé les Cadillac de la même couleur qui passent souvent. Sauf que cette fois, tous les piétons, absolument tous, ont observé la Limousine passer. Ils la regardaient avec un mélange de crainte et d’admiration.
J’ai eu un flash : c’est la voiture de la Reine Rouge.
Mais qui est donc cette femme qui réussit à imposer le respect dans tout le quartier ?
J’ai longuement suivi la Limousine des yeux et, tout à coup, la réponse s’est imposée.
Elle est la surfemme !
Bien sûr ! Seule la surfemme, seule celle qui s’est affranchie de tout peut susciter un tel mystère et une telle admiration, détenir un tel pouvoir ! C’était clair, évident, sans l’ombre d’un doute ! La Reine Rouge est l’équivalent féminin du surhomme de Nietzsche !
Moi qui m’étais dit, il y a quelques jours, que je devais oublier cette Reine, que je devais même accélérer le pas en passant devant son mystérieux Palais… Maintenant, je veux la rencontrer ! Absolument ! Si je veux devenir moi-même en personne la surfemme, il faut que j’en rencontre une autre ! Mais comment rencontrer cette Reine Rouge ? Pas en travaillant dans un minable restau certain. Il faut franchir d’autres frontières… car la surfemme se trouve au-delà des frontières.
Le soir, je suis retournée faire un tour chez Andromaque. J’ai seulement pris un verre de bière. Quand c’était une fille seule qui dansait, je l’observais avec attention, elle et la réaction des clients… Ces clients presque plus respectueux que ceux du Bouffe-croûte…
Je suis retournée chez moi, perplexe dans le plus profond de ma perplexité.
Là, je suis dans mon lit. Je réfléchis toujours.
Je pense à Mario. Je danse devant lui, et il me trouve très bonne.
Moi aussi, d’ailleurs…
*
Le client est laid, sale et antipathique.
Il m’engueule de sa grande gueule, et moi, je lui fais la gueule. Son ami assis en face de lui a aussi une sale gueule. Une journée à casser la gueule de tout le monde, finalement.
— Mais elle est froide, ta calice de soupe ! Je mangerai pas de la soupe froide certain, ciboire !
— Elle est pas froide, tous les clients avant vous l’ont mangée sans dire un mot.
J’ai pris une Macro avant de venir travailler. Faut croire qu’elle était concentrée, parce que je me retiens à deux mains pour pas lui crever les deux yeux, au gros morron. Je me laisserai pas marcher sur les pieds, pas aujourd’hui. Pas jamais, d’ailleurs. Je reste calme en l’écoutant, mais ma main gauche arrête pas de gratter ma cuisse. Tellement fort que ça fait mal. Le copain du connard assiste à la scène d’un air très intéressé, en se décrottant le nez consciencieusement.
— Je m’en tabarnaque-tu, des autres clients ! persiste poliment le client discret. Moi, je la trouve froide, c’est tout !
— Impossible, monsieur, elle sort du chaudron.
Je me gratte trop fort, ma cuisse va saigner. Ça bouillonne en moi, j’ai une fournaise dans le cul qui va exploser pis gicler de ma bouche dans trois secondes ! S’il ajoute une autre objection, juste une autre, je réponds pas de mes actes. Entends-tu l’avertissement mental que je te lance, le cromagnon ? Si tu fermes pas ta gueule, tu mangeras plus jamais de soupe de ta vie !
L’orang-outan me regarde un bref moment en silence. À croire qu’il a lu dans mes douces pensées. Faux espoir : après avoir pris une respiration, comme s’il allait sortir le discours du siècle, il commence à beugler :
— Écoute, la niaiseuse, ta soupe est pas…
Il a pris une respiration pour rien, le pauvre monsieur, car je le laisse pas terminer son oraison. D’un geste calme et presque élégant, je prends le bol de soupe, lui fais faire une trajectoire ascendante, puis, par un axe de quatre-vingt-dix degrés, le transporte latéralement jusqu’au-dessus de la tête du client. Ce dernier, qui s’est brusquement tu, suit le voyage de son bol avec une fascination presque mystique. Il a pas encore compris ce qui va se passer et j’en jouis à l’avance. Son ami, le doigt figé dans sa narine gauche, observe aussi la trajectoire du bol, mais d’un œil méfiant. Je le soupçonne d’être un neurone plus intelligent que son comparse.
Enfin, j’effectue le mouvement final et fatal, c’est-à-dire la rotation du poignet. Le bol suit le mouvement, idem pour la soupe dedans. Qui rapidement ne se trouve plus dedans, mais dessus. Dessus la tête, les épaules, le visage, le torse, un peu partout.
L’homme hurle. Je le comprends.
— Vous voyez bien qu’elle est encore chaude, que je dis avec un calme qui m’étonne moi-même en personne.
Là-dessus, le grand brûlé se lève et court en couinant vers les toilettes. Son copain le suit en trottinant.
Derrière moi, mon gros boss tout trempe a sûrement tout vu. Je me tourne en me préparant à lui dire : « C’est pas moi, c’est la Macro ! », mais quelle n’est pas ma surprise de le voir s’esclaffer, ouah-ah-ah, un rire aussi gras que sa bedaine.
— Impayable, Aliss ! C’est la meilleure que j’ai vue depuis longtemps !
Moi, j’ai juste envie de pleurer.
Ça suffit. Vraiment. Closing time.
Je marche vers la porte. Mon ex-gros boss tout trempe ne rit plus.
— Hé ! Il est juste trois heures !
— Justement : il est pas trop tard pour que je lâche cette job avant de devenir folle !
— Ouais, ouais ! Pis je suppose que tu vas revenir dans deux jours pour que je te reprenne !
— Ce serait étonnant.
— Ben, j’espère ben, parce que je te reprendrai pas ! Même si t’étais prête à coucher avec moi, je te reprendrais pas ! Même si tu travaillais pour moi gratuitement, je te reprendrais pas ! Même si tu me payais pour travailler ici, je te reprendrais pas ! Même si…
Je saurai jamais jusqu’où il était prêt à aller pour pas me reprendre, car une fois dans la rue, je ne l’entends plus.
Je marche d’un pas décidé. J’arrive devant Chez Andromaque. Je m’arrête, regarde les colonnes.
Allez. Une autre frontière.
Le cœur battant à tout rompre, j’entre.
*
Ça fait drôle de voir la salle tout éclairée. Les bustes des héros grecs sont moins impressionnants. La scène m’apparaît plus petite. Les plantes grimpantes ont l’air en plastique. Le faux marbre a l’air de ce qu’il est : faux. Je suis assise à l’une des tables et j’attends, aussi nerveuse que lorsque j’ai baisé pour la première fois, il y a trois ans. Au bar, l’employé continue à ranger ses bouteilles, sans s’occuper de moi.
La porte du fond, celle des employés, s’ouvre et le portier noir revient dans la salle. Il est juste parti depuis trois minutes, mais il me semble que ça fait trois jours.
— OK, dit-il en s’approchant. La patronne va arriver dans un instant.
— Merci.
Je souris bêtement, hi-hi, regarde partout en jouant avec mes doigts. Le grand Noir, debout, m’observe avec curiosité.
Qu’est-ce que je suis venue faire ici ! Lève-toi pis va-t’en !
Mais je bouge pas.
J’entends alors un bruit étouffé, en provenance d’une autre pièce, au-delà des murs de la salle. Un bruit incongru, absurde, le son le plus inattendu qu’on puisse entendre dans un endroit pareil.
Les pleurs d’un bébé !
Je dresse l’oreille, incrédule, mais le silence est revenu.
— T’es venue une couple de fois, toi, non ?
Le grand Noir.
— Oui, deux fois.
— T’es pas mal cute, tu savais ça ? Je pense que la patronne va te prendre sans problème.
— Merci, c’est… c’est gentil.
Il s’allume une cigarette.
— T’as l’air nerveuse, par exemple. T’as jamais dansé ?
— Non. Mais je… Je suis majeure, inquiétez-vous pas.
— Majeure ?
Il éclate de rire, ah, ah, ah, en se tournant vers l’employé au bar. Ce dernier rit aussi, ah, ah, ah. Ils rient tous les deux, ah, ah, ah, ç’a l’air ben drôle. Moi, je sais pas trop comment prendre ça.
Le Noir revient à moi, tire sur sa cigarette, narquois :
— Hé bien, ça nous rassure beaucoup…
Le gars au bar recommence à rire. Ils se foutent de moi ou quoi ? Ça commence bien !
Un autre ricanement, comme un écho. Je tourne la tête en tous sens, cherchant la provenance de ce rire. Au fond de la salle, quelqu’un est assis sur une chaise, les jambes remontées contre sa poitrine, les bras entourant ses genoux. Un gars. Il est loin, moins bien éclairé.
Et maigre. Très, très maigre.
Il a cessé de ricaner, mais je vois son sourire. Un drôle de sourire qui, même de loin, est beaucoup trop grand pour sa face étroite et maigre. Un sourire qui m’est familier, qu’il me semble avoir déjà vu, ici, quand je suis venue la première fois. Je rétrécis les yeux pour mieux voir le gars. Il est parfaitement immobile.
De nouveau, j’entends ces pleurs de bébé, lointains. Ça dure quelques secondes, puis ça cesse.
Le gars au bar se tourne vers le fond de la salle :
— Chess, tu viendrais pas me donner un coup de main ?
Manifestement, il parle au mec assis dans le fond. Le gars bouge pas. Il se contente de pencher la tête sur le côté en souriant. Le gars au bar renifle avec rancœur :
— Non, évidemment…
Ricanement aigu et fêlé de la part du dénommé Chess. Un autre weirdo. Un de plus. Bienvenue dans le club.
La porte du fond s’ouvre et une grande Noire fait son apparition. Une quarantaine d’années. Longs cheveux frisés qui tombent presque jusqu’aux fesses. Expression grave et sévère, mais traits souples, harmonieux. Vraiment très belle. Je me rappelle l’avoir déjà vue. Elle porte une longue robe blanche, aussi cérémonieuse que celle qu’elle portait l’autre soir, mais dans cette salle éclairée froidement et sans ambiance, c’est un peu quétaine. Au moins, elle n’a pas, comme la dernière fois, de couronne de lauriers dans les cheveux…
— Voici Andromaque, la propriétaire, me présente le Noir.
Elle s’approche de moi. Elle me considère avec une hauteur affectée. Une Verrue féminine ? Non, pas vraiment. Il n’y a aucune ironie dans son expression, aucune dérision. Elle attend que je parle, on dirait. Je me lance :
— Heu, oui, alors, je… Je voudrais être… danseuse. En solo.
Elle parle enfin, d’une voix calme et solennelle :
— Bon, c’est pas impossible que j’te prenne sous mon aile, / Comme ça, tout habillée, tu m’as l’air assez belle. / Mais des vêt’ments, tu sais, c’est plutôt hypocrites. / Ça cache les vergetures, les traces de cellulite…
J’approuve en silence, fascinée par sa façon de parler, partagée entre le fou rire et l’admiration. Comment elle fait ça ? C’est un texte qu’elle a appris par cœur ou quoi ?
— Je comprends très bien, que je dis.
Je pourrais lui dire qu’une couple de ses danseuses ont de la cellulite, mais c’est pas le temps de faire la smatte.
— Quel âge que t’as, au juste ? Vingt et un ? Vingt-deux ans ? / T’as l’air jeune : un bon point. Ça, ça plaît aux clients.
C’est incroyable, elle parle vraiment comme ça naturellement !
— J’ai dix-huit ans, que je dis.
Je m’empresse d’ajouter, pour mettre tout de suite les choses au clair :
— Écoutez, moi, je veux danser, c’est tout. Je me masturbe pas, je me rentre pas de vibrateur, je baise pas sur scène, rien de ça. Je danse nue, point final.
Elle sourit pour la première fois. Un beau sourire, cela la rend presque sympathique.
— Tout ce que j’te demande, c’est d’être très sensuelle. / Et pour ça, ma belle chouette, pas besoin de bébelles. / La paye de base : trois cents. Rajoute une couple de cents / Avec les danses aux tables pis les « tips » des clients.
J’approuve. Mon cœur bat un peu plus vite. Ça commence à faire pas mal d’argent. Mais je vais-tu être capable de faire ça ? Vraiment capable ?
Une chose à la fois, Aliss… Une frontière à la fois…
— Ça me va, dis-je.
Andromaque hoche la tête, mais elle a toujours ce petit air non convaincu.
— Je te regarde mieux, là… OK, tu fais pas dur, / Mais tes seins sont pas gros… Je sais pas, j’suis pas sûre…
Elle m’examine de haut en bas et prend un air déçu. Elle joue, elle fake, parce que dans ses yeux, une certaine satisfaction brille, je le vois bien qu’elle me trouve cute ! Elle est juste trop fière pour montrer son enthousiasme ! Cela me donne un regain d’énergie et je redresse la poitrine en lui lançant un regard plein d’audace. Le Noir intervient alors :
— Voyons, Andro, elle est très belle, cette fille-là ! On en a des moins sexy qu’elle, tu le sais !
Andromaque lui jette un regard noir foncé.
— J’suis toujours prête, Bowling, à entendre tes avis. / Y a une manière, par contre, de les dire… Tu me suis ?
Le dénommé Bowling baisse les yeux, puis ajoute plus doucement :
— Je dis juste que, physiquement, je trouve qu’elle fait parfaitement l’affaire…
Andromaque revient à moi, fait la moue.
— Je suis pas convaincue… pas convaincue du tout…
Son regard continue d’affirmer le contraire. Je bronche pas. Elle m’humiliera pas ! Je vais rester digne et fière, c’est elle qui va craquer. Pas moi ! La surfemme craque jamais !
Un rire, dans le fond. C’est le maigrelet, le visage à moitié caché derrière ses jambes repliées. Andromaque se tourne vers lui, agacée.
— Ça veut dire quoi, ça, Chess, ce rire par en dessous ?
Il se tait un moment, puis, sans cesser de sourire, parle enfin. Une voix faible et nasillarde, un peu planante, un peu craquée. Une voix de cartoon.
— Tu vas la prendre et tu le sais bien…
Je souris de triomphe. Tiens, la péteuse de broue, prends-en pour ton rhume ! Le regard de la patronne devient deux grenades. Bowling a l’air mal à l’aise. Mais Chess, pas impressionné du tout, ajoute :
— Allons, arrête de prendre tes grands airs, duchesse…
Andromaque se redresse de toute sa grandeur, furibonde, et, honnêtement, elle fait assez peur. Elle devient même rouge de rage, ce qui, compte tenu de sa pigmentation, relève de l’exploit.
— Quoi ? Comment tu m’appelles, minable petit étron ? / Répète jamais ça, Chess ! Répète-le plus, sinon…
Elle ne termine pas sa phrase. Chess continue de la narguer, de loin :
— Sinon quoi ?
Il rigole, de son ricanement névrosé. Andromaque pointe le doigt vers lui, serre les dents, se mord les lèvres, tremble de rage. Bowling l’observe comme s’il redoutait le pire. Et soudain, la rage de la patronne tombe, s’affaisse, se dégonfle. On dirait, tout à coup, qu’elle regrette ses paroles, une vague crainte altère son visage et elle suggère, incertaine :
— Va-t’en, Chess, s’il te plaît… Va faire un tour, tu veux ? / Pis Bowling aussi, tiens ! Sortez donc, tous les deux…
Chess déplie alors ses membres, longs et frêles. Ai-je bien entendu des craquements ? Il s’avance vers nous et je le distingue enfin clairement. Difficile de mettre un âge. Vingt-cinq ? Trente ? Trente-cinq ? Jamais je n’ai vu être humain aussi maigre. Gwynneth Paltrow est obèse comparée à lui. Il flotte dans un pantalon et un t-shirt, et je me dis que nu, il doit faire frémir. Tout est en long, chez lui : ses membres, sa face, ses yeux, son nez, ses cheveux… Il n’a qu’une chose de large : son sourire, qui mange la moitié de son visage, avec des dents grandes comme des feuilles de papier. Ces dents blanches et saines étonnent, d’ailleurs, dans cette figure creuse, longue et pâle. Tellement pâle que la peau est presque transparente.
Il va rejoindre Bowling et tous deux marchent vers la porte du fond, même si, manifestement, le grand Noir n’est pas très enchanté d’accompagner le grand maigre. Chess me jette un dernier regard, un dernier sourire, puis sort de la salle avec l’autre.
Andromaque m’étudie toujours. Elle finit par s’allumer une longue cigarette qu’elle pique au bout d’un porte-cigarettes désuet. Elle dit enfin, en affectant de le regretter :
— Bon, très bien, je te prends, même si t’es pas Bardot. / Même que je vais t’apprendre un vrai bon numéro. / Faut voir ce que t’as l’air comme danseuse, sous un spot. / Tu regardes certaines filles, on dirait le jackpot, / Mais aussitôt qu’elles dansent, elles deviennent des banquises. / C’est comme si elles dansaient dans un sous-sol d’église.
J’approuve, de nouveau nerveuse. Andromaque regarde sa montre et dit :
— Prends donc un verre, au bar. Après, tu viendras m’voir. / Tu prends la porte, là-bas : c’est au bout du couloir.
Là-dessus, elle s’éloigne et disparaît à son tour.
Je vais m’asseoir au bar, incertaine. Sans un mot, le barman me donne un shooter de je sais pas quoi, en me regardant à peine. Fébrile, je descends le verre d’un trait. Ce qui m’attend, de l’autre côté de cette porte, c’est une audition, une vraie. Ça fait partie de la game. Elle va me montrer un numéro et me faire danser.
Sauf que j’ai pas de Macro sur moi.
Je serai jamais capable.
Bon, ben, fais-le pas, Aliss, c’est tout.
Je remonte ma sacoche sur mon épaule, me lève et regarde les deux portes. Celle du fond et la sortie du bar. Deux portes. Une rassurante qui m’enfonce dans l’inertie. Une angoissante qui me fait avancer.
L’action. L’action.
Je me dirige vers la porte au fond de la salle.
De l’autre côté, un long couloir. Je passe devant plusieurs portes. L’une est ouverte et donne sur une pièce pleine de miroirs illuminés, de comptoirs, de chaises et de vêtements accrochés aux murs. Sûrement la loge des « artistes ». Loge où je vais me retrouver bientôt.
Le cœur me débat, un vrai rodéo.
Les autres portes sont fermées. Sur l’une est inscrit « bureau ». Sur une autre, « appartement : privé ».
Je marche sans quitter des yeux la porte au bout, ma destination. Plus j’en approche, plus j’entends le même son absurde que tout à l’heure : des pleurs de bébé.
Je cogne à la porte. On me hurle d’entrer.
La pièce est comme un mini studio de danse, avec miroirs, barres parallèles et console de son-éclairage. Sur une table se trouve un interphone, un panier rempli de fruits, deux bouteilles de vin et du linge blanc en tas. Andromaque se promène de long en large, en tenant dans ses bras un… ? Un ? Hé oui ! Un bébé qui pleure ! Un vrai ! Un petit Noir miniature qui doit avoir un an et demi ! La vue de ce bébé, ici et maintenant, me fait le même effet que si je tombais sur un clown dans un salon funéraire.
Andromaque est manifestement très agacée par les cris de l’enfant ; elle tente de les ignorer et me dit, la voix forte pour couvrir celle du poumon ambulant :
— Bon. C’est là qu’on va voir, pour vrai, ce que tu vaux. / Enfile donc cette longue robe, c’est pour ton numéro.
Elle me fait mettre un costume pseudo-grec, un genre de longue toge blanche, l’accoutrement que portent la plupart des danseuses et danseurs du club. Sous le costume, je suis nue, sans sous-vêtements. Je chausse aussi des sandales à lanières et la fameuse couronne de lauriers. Coup d’œil dans le miroir : comique. Je ressemble à une actrice de vieux films historiques cheap. Je ricane même un peu, hé-hé, mais aucun hé-hé ne sort d’Andromaque. Pendant tout ce temps, le bébé continue de manifester son trop-plein de vie par moult cris. Je l’observe sans arrêt du coin de l’œil, plutôt inquiète, mais sa mère me parle en feignant d’ignorer totalement les vociférations du bambin. Peine perdue : elle camoufle difficilement un agacement souverain. Un peu pénible, comme ambiance.
Elle veut m’expliquer le principe de mon numéro, mais, franchement, je n’y comprends goutte. Ce que je lui fais remarquer, d’ailleurs. Alors, elle perd ouvertement patience. Elle lève le bébé à hauteur de son visage et se met à le secouer en tous sens, comme un réveille-matin qui fonctionnerait pas ! Sauf que celui-ci fonctionne très bien ! Sa sonnerie stridente en est l’assourdissante preuve.
— Veux-tu ben m’dire pourquoi j’ai voulu t’avoir, toi ! / Pourquoi je t’ai gardé ? Je me l’demande, des fois !
Là-dessus, le bébé lui vomit dessus, floushhh ! Un beau jet vert digne de L’Exorciste ! Elle trouve pas ça drôle, la maman. Une belle robe grecque recouverte de vomi, ça éclabousse une mythologie.
— Sacrament, c’est pas vrai ! Pas une autre fois ! Ah, non ! / Une robe fraîch’ment lavée ! Cochon, cochon, cochon !
Elle le frappe, tiens, plaf ! Une claque en pleine face ! Là, j’ose réagir. C’est plus fort que moi.
— Voyons donc, faites pas ça ! C’est un enfant, un bébé ! Il comprend pas !
Andromaque me regarde en clignant des yeux, interdite pendant quelques secondes. L’enfant, lui, devient écarlate à force de hurler. Consternée, elle réalise ce qu’elle vient de faire et une couple de bougies s’allument dans son regard. Elle serre alors son bébé tout contre elle en gémissant :
— Je m’excuse, Astyanax ! Mon cœur, mon chou, mon beau ! / Non, maman frapp’ra plus, c’est fini, les bobos !
Un peu tard pour les pardons, si on se fie aux plaintes apocalyptiques d’Astyanax. Astyanax ! C’est beau triper sur Racine, mais me semble qu’il y a une limite ! Andromaque va à l’interphone sur la table et appuie plusieurs fois sur une touche. Après quoi, elle continue de cajoler son enfant. Comme celui-ci persiste à se démener et à crier, je vois l’impatience de la mère revenir comme une marée montante.
Heureusement, Bowling arrive. Andromaque lui tend le bébé :
— Essaie de l’endormir, moi, je suis plus capable ! / Sinon, j’vais perdre la tête pis l’clouer sur la table !
Le grand Noir, tout souriant, prend le bébé. Miracle : la sirène s’arrête instantanément ! Bowling sort avec l’enfant en lui gazouillant des mots doux. On dirait qu’il a le tour, Bowling. Sûrement le père… Andromaque le regarde sortir, vexée. Jalouse, la tragédienne ?
Il y a quelque chose de bizarre dans ce bébé. Pas juste le fait qu’il pleure non-stop, pas juste le fait qu’il se trouve dans un endroit parfaitement incongru… Il y a autre chose…
Andromaque nettoie le vomi sur sa robe en maugréant, puis m’explique enfin le numéro. Je suis censée être une sorte de vierge grecque ; j’entre sur scène en tenant un panier de fruits que je viens offrir à la déesse Aphrodite (dont le buste se trouve au milieu de la scène de la grande salle). Après avoir déposé le panier de fruits sur le sol, après m’être inclinée devant la déesse, je me relève en même temps que la musique change de beat et je commence à danser. L’offrande de fruits est une intro qui doit durer à peine trente secondes. Au moment où je commence à me dandiner, j’ai environ une minute et demie pour me mettre flambant nue. Je danse comme ça pendant environ deux minutes, puis, quand le rythme de la musique change de nouveau, je prends la bouteille de vin dans le panier et m’en vide le contenu sur tout le corps. Andromaque explique avec beaucoup de passion, bien fière de ses idées artistiques :
— C’est comme si, à la fin, tu dansais pour Bacchus ! / Bacchus, le dieu du vin ! D’la fête ! Dois-je en dire plus ?
Non, non, j’ai compris, pas besoin d’un doctorat en mythologie grecque pour comprendre toute la subtilité de ce grand numéro. Mais me badigeonner de vin… Pas évident, ça…
J’ai juste à m’en aller si je trouve ça si débile.
Je reste. J’écoute.
— Je vais le faire une fois, regarde attentiv’ment. / Tu dois saisir l’ambiance, c’est le plus important.
Elle va à la console, arrange l’éclairage et vient se placer sous le halo de lumière. Au début, la musique est pastorale, bucolique, et Andromaque, en s’agenouillant devant la table (qui représente la déesse Aphrodite pour les besoins de la cause), me semble un peu ridicule. Mais lorsque la musique se transforme en un mélange d’opéra et de techno, l’attitude de la danseuse change complètement. Nue, splendide malgré les quelques traces qu’ont laissées sur son corps la maternité et l’âge, elle danse avec une sensualité dévastatrice et une grâce parfaite. Lorsqu’elle verse le vin sur son corps et que de longues coulées rouges dégoulinent le long de sa peau d’ébène, je ressens alors un long frisson agréable me parcourir tout le corps, ce qui me gêne un peu… Elle a beau avoir quarante ans et quelques plis en surplus, elle ferait bander n’importe quel jeune homme de vingt ans, j’en suis convaincue. Andromaque a carrément l’air en extase. Elle joue, mais en même temps, elle vit. Elle vit son corps et sa sensualité, elle se fait caresser par l’air, par les atomes de l’air, par les atomes du vin. C’est naturel et en même temps d’une absolue théâtralité.
La chanson se termine dans un tonnerre de voix et de cuivres éclatants, et Andromaque s’affaisse sur le sol.
Silence. S’il y avait eu un rideau, il serait tombé.
Deux minutes après, elle a une nouvelle robe sur le dos et une serviette qui recouvre ses cheveux tout mouillés. L’ambiance chaude s’est dissipée : elle est redevenue la hautaine et froide propriétaire du club.
— Ça te donne une idée du style visé, tu vois ? / T’as compris le principe ? J’espère, car c’est à toi.
Là, maintenant, tout de suite ? Elle me dit de m’installer et s’en va vers la console au fond de la salle.
Je tremble de tout mon corps. Sans dope, je serai jamais capable, jamais, c’est trop difficile, trop gênant ! En plus, j’ai la folle impression que ce serait plus facile s’il y avait du monde ! Pourtant, je m’installe à deux mètres de la table, le souffle court. Les lumières s’éteignent. Mon corps se recouvre instantanément de sueur sous la toge blanche.
C’est ridicule ce que je fais là, ridicule !
Je suis vraiment sur le point de m’en aller lorsque la musique commence. Alors, malgré moi, je me mets en marche.
Ridicule, ridicule…
Plus que ridicule : insensé ! Tout est insensé : ce que je fais, cette femme, ce club, ce quartier, ma présence ici… Tout !
Et pourtant, j’y vais.
Je prends le panier de fruits. Tente de marcher de façon… heu… de façon pure, innocente, je sais pas trop… Je dépose le panier devant la table. Trop fortement, une pomme tombe. Je m’agenouille devant la table, joins les mains comme si je priais. Une table, je prie une table ! Je ne peux m’empêcher de pouffer de rire, c’est nerveux…
Je suis atrocement mauvaise !
Je reste à genoux, comme une nouille : j’attends que la musique devienne rythmée ; c’est le signal pour que je danse. Mais c’est long en batince, je suis allée trop vite !
Voilà, enfin ! Je me lève. Commence à danser. Je suis gênée, tellement, tellement gênée.
… je finis par me déshabiller…
… je regarde partout et nulle part en même temps…
… ma danse est hésitante… j’ose rien de vraiment sensuel…
… en me versant du vin sur le ventre, je pousse un petit cri : c’est tellement froid !…
… en m’en versant sur la figure, je m’étouffe… tousse…
… je danse mal, mes pieds glissent dans le vin…
… je ricane une ou deux fois… un ricanement idiot…
… je me laisse tomber sur le sol beaucoup trop tôt, la musique joue encore pendant quinze secondes…
Silence, enfin. Enfin, enfin !
Je reste sur le sol, la figure sous mon bras. Je veux pas me relever, jamais, jamais…
Les lumières se rallument. Je reste couchée. Ho, que je suis gênée !
J’entends Andromaque toussoter. Me lève, pas le choix. Rouge de vin et de malaise. Je prends une serviette, m’essuie. J’ose pas regarder Andromaque, là-bas, derrière la console. Je remets la toge blanche. Ainsi habillée, je me sens mieux. Je lève enfin les yeux vers la patronne.
Elle me dévisage. Pas contente du tout, du tout. Non, non, non. Ho, qu’elle n’est pas contente !
— Tu te fous de ma gueule ? Qu’est-ce que tu viens d’me faire ? / La chute de Rome, peut-être ? La descente aux Enfers ?
— Je… c’était pas fort, je sais, mais… c’était la première fois pis…
Elle avance vers moi, terrible. Elle a enlevé la serviette sur sa tête et ses longs cheveux noirs ressemblent à des tentacules de ténèbres. Ses yeux verts s’ouvrent sur de sombres fonds marins. Je fais un pas de recul. Mon assurance de tantôt est partie, volatilisée, disparue.
— Sais-tu c’est quoi le pire ? C’est que j’te donne une chance ! / Demain, c’est ta première… peut-être ta dernière danse ! / Parce que tomorrow night, si tu es aussi plate, / Non seulement le public va t’lancer des tomates, / Mais j’te jure que moi-même, j’te soulève par les boules / Pis j’te criss dans la rue. C’est-tu clair, ça, ma poule ?
Se faire menacer en alexandrins, c’est assez spécial merci. Cette lamentable audition devrait être suffisante pour me décourager, et, pourtant, j’émets un faible « oui », comme si je m’obstinais. Andromaque approuve, fière de son petit effet. Puis, d’un geste théâtral, elle fait claquer sa robe et se dirige vers la porte, sans un regard vers moi.
Bon, ben, je pense qu’il me reste juste à me rhabiller et à tirer ma révérence.
Franc succès, Aliss. Bravo, bravo. Supplémentaires assurées.
Fuck !
*
Je retourne chez moi d’un pas mécanique. Je crois pas encore ce qui vient de m’arriver. Ce que je viens de faire. Et ça commence demain. J’en reviens pas encore qu’Andromaque m’ait prise après une si piètre performance…
Il est juste cinq heures. Je vais aller raconter ça à Verrue, tiens. Je sais pas pourquoi.
Peut-être parce qu’il est le seul à qui je peux parler…
En entrant chez lui, j’entends du brouhaha en provenance de sa chambre. Il y a du monde. Au moins trois personnes. Verrue a pas l’air de bonne humeur. Discussion vive et pas très gaie.
— Maudits traîtres ! Je vous avais pourtant dit que je voulais pas voir de docteur !
— C’est vrai, mais là, il y a une limite, Verrue !
— Tu vas crever, si on fait pas quelque chose.
— Ils n’ont pas tort. Vous savez que vous faites 44 de fièvre ?
Docteur ? Il y a donc des médecins dans le coin ? Moi qui ai pas vu un seul cabinet ! Ils se cachent ou quoi ?
J’entre dans la chambre. Il y a Micha et Hugo. Sans bière et sans joint, ils sont méconnaissables. Avec eux, un homme habillé en complet-cravate, presque chauve, avec lunettes et barbiche. Et Verrue, of course, assis par terre, l’air enragé. De la radio, en sourdine, sort une magnifique chanson du grand Michel Louvain. Tous les regards se tournent vers moi.
— Il ne manquait plus qu’elle, fait Micha en soupirant.
— Ouais, elle décolle pas facilement, ajoute Hugo.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? que je demande en ignorant totalement les deux smatts.
— Ce charcuteur veut m’amener chez lui ! vocifère Verrue.
— Charcuteur, ah, ah, très amusant, fait le médecin avec un sourire forcé. Écoutez-moi, Verrue, si je ne vous opère pas d’urgence, vous perdrez non seulement votre jambe, mais tout le reste. C’est la gangrène qui chemine là-d’dans, vous comprenez ce que ça veut dire ? Gangrène : mortification et putréfaction des tissus.
Du regard, j’évalue le membre infecté. Le tissu du pyjama a été arraché, on voit donc la jambe à nu. Si on peut encore appeler ça une jambe. C’est enflé, ça gondole, c’est humide de pus, c’est jaunâtre et rouge à la fois. Dans le cratère du genou déborde une tripaille, une infecte salade, un mélange de mayonnaise et de sauce tomate. Bref, y a pas de mots. Inquiète, je renchéris :
— T’as entendu, Verrue ? La gangrène ! T’as plus le choix, maintenant !
— Elle a raison, la petite nouvelle, approuve Hugo.
— Elle peut dire des choses sensées, comme tu vois, approuve l’autre.
— Je veux pas bouger d’ici ! persiste le vieux en donnant des petits coups sur le plancher, la voix hargneuse mais affaiblie par la fièvre. Je veux pas briser mon cocon ! Dans très peu de temps, je vais éclore, je veux pas tout gâcher !
— Si vous gardez cette jambe, vous mourrez avant trois jours. C’est aussi simple que ça.
Verrue ferme les yeux et soupire. Il a l’air d’avoir trois cents ans. Pour la première fois, j’ai vraiment pitié de lui. Sentiment que lui-même serait pourtant incapable de ressentir. Il croasse, toujours les yeux fermés :
— Si vous voulez m’enlever cette jambe, faites-le ici.
Micha et Hugo soupirent d’exaspération. Le médecin, par contre, réfléchit et nous demande :
— La proprio habite en bas, c’est ça ?
— Oui, que je dis. Au numéro un.
— Je reviens tout de suite.
Il sort. Qu’est-ce qu’il peut bien lui vouloir, à la proprio ?
— T’es pas raisonnable, Verrue, gronde doucement Micha.
— Tu résistes inutilement, ajoute Hugo.
— Tu t’entêtes.
— Tu persistes.
— Tu t’enlises.
— Tu chavires.
— Tu perdras.
— Tu verras.
Verrue hausse les épaules. Moi, je ne sais trop quoi dire. C’est vraiment pas le moment de lui parler de mon audition.
Michel Louvain continue de fausser.
Le docteur revient en disant :
— Votre proprio a eu la bonté de me prêter ceci.
Le « ceci » est une hache. C’est sûrement un mauvais gag.
— Que c’est ça ? que je m’étouffe presque.
— Ça ? Une hache, voyons. Hache : instrument servant à fendre, formé d’une lame tranchante de forme variable, fixée à un manche.
— Vous êtes pas sérieux !
— Je vous jure que c’est vraiment une hache.
— Vous avez quand même pas l’intention de lui couper la jambe avec ça ?
— Vous avez une meilleure idée ?
— Sans anesthésie ? Sans instruments, sans l’endormir, sans rien ?
— Dans ma valise, ici, j’ai tout ce qu’il faut pour désinfecter, refermer et bander le moignon. Mais pour l’anesthésie, il faudrait aller chez moi. Monsieur a le choix.
— Ici ! grommelle sombrement Verrue. Qu’on fasse ça ici, et qu’on n’en parle plus !
Je me penche sur le vieillard, alarmée.
— Verrue, la fièvre te fait délirer, c’est pas possible ! Tu vois bien que ce supposé docteur est fou !
— Vous n’êtes pas très polie, mademoiselle ! J’ai étudié à l’Université de Montréal, vous saurez ! J’ai travaillé douze ans au Montreal’s Children !
— Fais pas ça, Verrue ! Ça risque encore plus de t’achever que la gangrène ! Pis la souffrance ! T’as pensé à la souffrance ?
Verrue m’agrippe alors par le chemisier et approche son visage raviné tout près du mien. La puanteur de son haleine me fait défaillir. Il a mangé du chien crevé, ma parole !
— Je m’en fous ! Tu comprends donc pas encore ? Seule l’éclosion est importante, point final !
Je me relève, ébranlée. Verrue lâche froidement :
— Allez-y, docteur !
— Vous pourriez au moins prendre quelque chose qui vous aiderait à supporter la souffrance, même si vous vous en « foutez », comme vous dites, propose le pseudo-médecin. Vous n’avez pas une forme d’analgésique quelconque ? Analgésique : qui supprime ou atténue la sensibilité à la douleur.
Verrue fouille dans ses poches. Il en sort un flacon de Macros. Il en avale trois, d’un seul coup !
Ça suffit, il faut que j’arrête cette folie ! Je m’avance vers le médecin en tendant les bras :
— Vous, le malade ! Donnez-moi ça !
— Vous voulez opérer vous-même ? Je ne suis pas sûr que vous soyez qualifiée.
— Micha, Hugo, occupez-vous donc d’elle ! lance Verrue.
Les deux interpellés me saisissent, chacun par un bras, et me tiennent solidement. Je me débats, comme dans un mauvais film.
— Heille, vous deux, lâchez-moi tout de suite !
— Tout doux, la petite hystérique.
— On reste sage.
— On se calme.
— On relaxe.
— On se décontracte.
— On respire.
— On écoute les oiseaux.
— On batifole dans les prés.
J’arrête de me débattre, à bout de souffle… Regard suppliant vers Verrue… Il ne me voit plus. Sa surdose de Macro fait rapidement effet. Pis tout un effet ! Ses yeux s’agrandissent, explosent, deviennent deux feux d’artifice. Tout son corps se raidit, ses lèvres se retroussent. J’ai l’impression de le voir rajeunir de dix ans tandis qu’il se met à crier :
— Parfait ! Parfait, parfait ! Envoye, docteur, vas-y ! Coupe-moi ça, c’te jambe-là ! Coupe ça pis crisse-la au vidange ! Je veux un corps en santé pour mon éclosion ! Un corps pur ! Coupe, vas-y, j’ai pas peur ! Je méprise ma jambe, je méprise la peur, je méprise la souffrance, je méprise la hache, je te méprise toi aussi, le toubib ! Je vous méprise toute la gang ! Je méprise tout ce qui relève de l’humain ! Coupe ! Envoye, coupe, coupe, coupe !
— Je vais donc procéder, fait calmement le docteur.
Il lève bien haut la hache.
— Arrêtez ! que je hurle en me débattant de nouveau. Arrêtez, pour l’amour du Ciel, arrêtez !
Et la hache s’abat. Je ne ferme pas les yeux. Comme si j’espérais que la force de mon regard fasse dévier l’arme et qu’elle aille se planter à côté, dans le plancher…
Mais non.
La lame entre dans la jambe, un peu en haut du genou. J’entends un craquement épouvantable. Un long jet de sang fuse. Je pousse un cri car je ressens la douleur, je la ressens droit dans mon cœur, droit dans mon âme ! Je me mords la lèvre avec violence pour arrêter de crier. Sauf que ça hurle encore. C’est Verrue ! Un long et puissant hurlement. Il hurle, gratte le plancher, mais il a toujours la force et l’énergie d’émettre des mots :
— Ahhhhhh ! C’est ça ! On coupe, on coupe ! Un autre coup, docteur, envoye, qu’on en finisse ! Ahhhh, ostie que ça fait mal ! Mais je m’en fous, je m’en fous ! Je crache sur la souffrance, je chie sur la douleur !
Le docteur tire sur la hache. La jambe lève aussi, la lame est coincée. Le médecin secoue le manche, la jambe tressaute, ça gicle partout, Seigneur ! c’est un cauchemar ! Le docteur, en poussant un grognement agacé, met son pied sur le bas de la jambe et tire de toutes ses forces. Quelque chose grince, Verrue redouble de hurlements, moi, je deviens molle, molle, ça commence à tourner… La lame finit par sortir.
Je vais m’évanouir, c’est sûr… Il me semble entendre les hurlements de Verrue… et Michel Louvain, aussi…
À cause d’un regard,
Maintenant plus
rien ne nous sépare
Micha et Hugo me lâchent. Je m’écroule par terre.
— Tu serais mieux de pas rester ici…
— Ouais, d’aller voir ailleurs…
— Changer de pièce…
— Prendre l’air…
— Sortir…
— Partir…
La pièce devient tourbillon. Je distingue malgré tout le médecin, le visage grave et concentré, qui soulève à nouveau sa hache dégoulinante.
… sortir, oui… vite…
Je marche à quatre pattes, sors de la chambre. À la cuisine, je m’agrippe à une chaise… me relève péniblement… debout… la tête penchée toujours… retenant une envie de vomir…
J’entends le second coup de hache. Bruit gluant et sec à la fois. Nouveau hurlement de Verrue, animal, atroce. Micha qui se met à crier :
— Franchement, docteur, frappez au moins dans la même entaille !
— Même entaille, même entaille ! C’est facile à dire ! Je voudrais vous y voir, vous !
Verrue gargouille des mots incompréhensibles… Je crois entendre coupe et méprise… J’ai même l’impression qu’il rit un peu, entre ses râles de souffrance…
… bruit d’ampoule brisée… cris de Verrue… Michel Louvain, imperturbable…
Je vomis toujours pas.
Je titube dans le corridor. La porte tangue devant moi. Je réussis à atteindre la poignée. Je perçois un autre coup de hache, un autre hurlement.
— On y est presque ! Encore un ou deux coups, et ça devrait être terminé ! Courage, mon cher ! Courage : force morale, dispositions du…
Sortir, sortir…
J’ouvre la porte. Me lance sur la mienne, en face. Entre chez moi. Fais du zigzag. Me laisse tomber dans mon lit.
À travers les murs, les hurlements sourds de Verrue me poursuivent. Je me bouche les deux oreilles, ferme les yeux, pousse un cri aigu.
Fou, c’est fou, ils sont fous, tout le monde est fou, ici, c’est fou, fou, fou !
Dans le bourdonnement de ma tête, dans l’explosion de flashs mauves qui m’aveuglent, une petite voix moqueuse :
Voyons, Aliss, tu es ailleurs, ne l’oublie pas… Ailleurs…
Je me lève. Tremblante, je prends le CD du groupe Nine Inch Nails. Le mets dans le lecteur. Monte le son au max. Au boutte, calvaire, au boutte ! La voix de Trent Reznor envahit l’appartement.
I’m okay, I’m on track
On my way —
and I can’t turn back
Je m’allume un joint. J’en prends trois, quatre grosses pof. Je me mets à tourner comme une toupie, en vociférant les paroles de la chanson, la tête levée au ciel ; je crie les paroles avec assez de force pour ne plus penser, pour ne plus raisonner, pour juste éclater, m’éclater, continuer, continuer jusqu’au bout… Je chante, je chante, je chante à en perdre la voix :
— I stayed… on this track… Gone too far… and I can’t come back… can’t come back… CAN’T COME BACK !…
Chante et tourne… chante et tourne…
*
Mauvaise nuit.
Le lendemain après-midi, j’ose retourner chez Verrue.
Dans sa chambre, il y a du sang séché partout : sur les murs, sur le sol, sur la radio et les disques, sur la chaudière à pisse. Quant à Verrue, il est assis à la même place. Outre le fait qu’il y a plusieurs taches de sang durci sur son pyjama usé, il manque trois choses au spectacle habituel. Premièrement, sa jambe droite, à partir du genou. Le moignon disparaît dans un pansement blanc, légèrement rougi. Deuxièmement, la musique. Pas de quétainerie qui sort de la radio. Silence bienfaiteur. Et troisièmement, le joint. Verrue ne fume rien. Une première. N’empêche : jamais il m’a paru dans les vapes à ce point. Ses yeux sont à peu près fermés, sa bouche entrouverte, son visage plus ridé que jamais. Il est parfaitement, mais alors là parfaitement immobile. Je sens mon cœur se serrer.
— Verrue ? Tu m’entends ? Ça va ?
Ses yeux bougent. Il me voit. Ses lèvres s’étirent. Je vais prendre ça pour un sourire.
— Aliss… Comment ça va ?
Il parle, c’est toujours ça. Sa voix est si rocailleuse qu’on la dirait plus produite par ses os que par ses cordes vocales.
— Moi, ça va. Mais toi… Qu’est-ce qui se passe, ta… ta blessure est en train de t’achever ?
— Non, ça va bien… Mon moignon est désinfecté, la gangrène est arrêtée.
Bon. Toujours ça. Pourtant, il en mène pas large. Tellement pas large qu’il passerait dans un trou de souris. Il m’explique :
— C’est le cocon, Aliss… Il est prêt à éclore, maintenant.
Une véritable extase éclabousse alors ses prunelles, faisant pour la première fois disparaître complètement ses reflets d’orgueil et de suffisance.
Je me mords la lèvre. J’ai envie de lui dire, une fois pour toutes, que son histoire de cocon et de papillon, c’est des chimères, du délire. Qu’il est pas en train de se transformer, mais de crever ! Que c’est pas le cocon qui paralyse ainsi son organisme, mais la quantité de sang qu’il a perdu ! Mais j’ose pas. Lui dire ça, ça serait lui enlever son dernier rêve. On enlève pas un rêve à un mourant.
De toute façon, il me croirait pas, alors…
— Écoute, Verrue, je voulais te dire : j’ai été engagée comme danseuse chez Andromaque. Je commence à soir.
Son sourire s’élargit. Amusé.
— C’est bien. Félicitations.
— Pourtant, l’audition a été un… C’était un désastre, vraiment. J’étais humiliée, gênée, je me trouvais pourrie, pis… Hier soir, en m’endormant, je me suis dit que je le ferais pas, que je danserais pas, que j’abandonnais… mais…
Je sais pas pourquoi je lui raconte tout ça. Pourquoi je lui raconte toujours tout ? En plus, dans l’état où il se trouve, c’est plutôt déplacé. Pourtant, je continue :
— …mais je sais que je peux le faire. Avec de la Macro, je le peux… Ça me libère, tu comprends…
— Ça te libère de quoi ?
Il parle lentement, difficilement.
— Ça me libère… de moi… de mon ancien moi, de mon ancienne enveloppe…
— De ton vieux cocon ?
Je l’observe un long moment.
— Oui… de mon vieux cocon…
— Moi aussi, je vais me libérer de mon cocon. Et je vais voler… Voler au-dessus de vous, au-dessus de tout…
Il sourit, le regard perdu dans ses rêves aériens. Je hoche la tête doucement. Je crois que je souris aussi.
Il met lentement, très lentement, sa main dans sa poche, comme si ce geste venait du plus profond des âges. Il sort deux flacons, Macros et Micros.
— C’est ce que tu étais venue chercher, non ?
— Oui, sauf que… j’ai presque plus d’argent, je…
Il laisse tomber les flacons par terre. Il pousse un long soupir fatigué.
— Aucune importance. Je n’ai plus besoin d’argent, maintenant…
Je sais pas trop quoi faire. Je finis par prendre les deux flacons. Mes mains tremblent légèrement. Je les mets dans ma sacoche.
— Je vais te rembourser, Verrue. Aussitôt que j’ai ma première paye, je te rembourse.
Le vieillard ne dit rien. Il ouvre la bouche pour parler. S’humecte les lèvres. Sa voix est presque inaudible :
— Peut-être… que tu es en train de te tisser un nouveau cocon, toi aussi… Mais le papillon qui va en sortir risque de… te surprendre…
Il ajoute dans un souffle :
— Il faut que tu te poses la bonne question…
Je hoche la tête, même si je comprends pas trop. Pour lui faire plaisir.
— Tu me mets la musique, s’il te plaît ?
J’appuie sur play. Joe Dassin chante. Verrue ferme les yeux, sourit.
Je le regarde longuement.
— Je vais revenir, Verrue.
Il ne dit rien. Écoute la musique.
Je sors, ébranlée.
*
Trois heures et demie du matin.
On n’est plus que quatre dans la loge : Anaïs et Nin (deux filles dans la vingtaine qui font un show de lesbiennes), North (un jeunot anglophone qui se masturbe sur scène et dont l’éjaculation relève de l’olympisme) et moi.
— I think I just came on a client ! ricane North en finissant de s’habiller. I’m afraid he did’nt like it…
— Et toi, Aliss, ta première soirée, ça s’est bien passé ? me demande Nin.
Devant mon miroir, je finis de me démaquiller.
Au tout début de ma première danse, je me demandais si j’allais pouvoir terminer mon numéro, mais rapidement, l’effet de la Macro s’est fait sentir ; la confiance et le contrôle ont surgi. La masse obscure et indistincte des clients m’a paru si anonyme que je l’ai rapidement oubliée. Bon, j’ai peut-être manqué un peu d’audace, il y a eu une ou deux maladresses dans le timing, mais franchement, ça n’avait rien à voir avec l’audition. J’ai même trouvé assez agréable le vin sur mon corps, très sensuel. Sans être vraiment une ovation, les applaudissements étaient encourageants.
J’ai refait le numéro trois autres fois dans la soirée. Un peu mieux à chaque prestation. À ma quatrième danse, j’étais plus gênée du tout. La seconde Macro que j’ai avalée juste avant a sûrement aidé.
Entre nos numéros, on est serveuses aux tables. Ça plaît pas à tout le personnel, mais Andro refuse d’engager des gens en surplus pour une tâche qu’on peut très bien, selon elle, faire nous-mêmes… Quelques clients m’ont demandé, pendant que j’apportais leur bière, si j’étais nouvelle. Quelques-uns m’ont fait danser à leur table. À ma grande surprise, j’ai accepté. Mais je les ai prévenus : pas de contact, juste des danses à cinq piastres.
Bilan : trente-cinq piastres de danse aux tables, trente piastres de pourboire (ça tipe pas fort ici non plus, mais y a plus de monde qu’au restau) plus la paye de base. Heille ! Pas trop mal !
— Comment ça s’est passé, Aliss ? répète Nin.
Je me regarde toujours dans le miroir. Je cherche une différence dans mon reflet, quelque changement dans mon visage, mon attitude, mon regard. Je ne trouve rien. Je suis identique. Pourtant, je me reconnais pas. Et ça me terrifie pas du tout.
— Bien, que je réponds enfin en souriant. Très bien.
*
Je sors de la loge. Comme je suis la dernière à partir, je referme la porte, vérifie qu’elle est bien verrouillée. Il est presque quatre heures, je suis épuisée. Vite, au dodo.
Au bout du couloir, Andromaque est debout et m’observe. Elle a toujours son costume de soirée. Je m’immobilise et soutiens son regard. Elle parle enfin :
— Bon, c’était pas parfait, ça manque de conviction, / Mais pour un premier soir, t’as fait bonne impression.
Hé, mon Dieu ! Ç’a dû lui prendre tout son petit change pour me dire ça !
— Merci, Andromaque. Vous êtes bien gentille.
— Tu peux me tutoyer, maint’nant que t’es élue.
Wow ! Je prends ça comme une promotion ! Elle s’approche alors de moi et me tend quelque chose :
— Tiens. C’est ta première paye : trois cents piastres, comme prévu.
— Tu paies à l’avance ?
Elle sourit. Sourire fier, évidemment, mais tout de même assez doux, assez gentil. Ça fait du bien de la voir comme ça.
— Tu vois ? Y a une morale à tirer de ceci : / On peut être boss d’un bar et être honnête aussi.
C’est bien la première personne qui me parle de morale depuis que je suis arrivée dans ce quartier ! Erreur : il y a Charles, aussi. Non, lui, c’est de logique… Comme si elle réalisait son instant de faiblesse, Andromaque se reprend : son masque monarchique réapparaît.
— Faudrait bien se coucher avant qu’la nuit finisse, / Surtout que j’me lève tôt… Allez ! Bonne nuit, Aliss.
— Bonne nuit, Andromaque…
Un bruit, en écho, retentit dans le silence : les pleurs d’Astyanax, le bébé de la patronne. Elle ferme un moment les yeux, serre les lèvres. Ah ! Les joies de la maternité ! Elle tourne les talons, puis s’éloigne rapidement.
Je regarde l’argent entre mes mains. Trois cents dollars. Cash. Wow ! Je m’en vais, tout énervée. Je traverse la grande salle, vide et obscure, faiblement éclairée par l’unique lumière rouge du bar.
Un bruit, au fond. Dans l’obscurité, là-bas, une silhouette charbonneuse est assise sur une chaise.
— Paulo ? que j’appelle, convaincu que c’est le barman.
La forme ne répond pas. Mais au milieu de l’ovale noir qui semble être son visage, une large demi-lune blanche s’ouvre, éclatante.
C’est le jeune. Le grand maigre. Comment il s’appelle, déjà ?
— Chess ?
Une voix sort de cette silhouette ténébreuse. Chantante, aiguë, un peu dingue :
— Tu as été très bien, ce soir, Aliss…
C’est drôle, j’ai l’impression que le sourire n’a pas bronché, que les dents ne se sont pas desserrées.
— Merci, que je dis, vaguement mal à l’aise.
La silhouette se lève enfin et marche vers moi. Peu à peu, la face blême et longue de Chess apparaît derrière le sourire, puis tout son corps maigre se révèle graduellement. Ses pas ne font aucun bruit. Il marche ou il flotte ?
— J’ai vu des débutantes s’en tirer pas mal moins bien.
Il s’arrête, à environ trois mètres devant moi. Habillé d’un vieux jean, d’un t-shirt minuscule qui flotte tout de même sur ses épaules rachitiques. Les mains dans le dos.
— J’en ai même vu qui, en plein milieu de leur numéro, sont sorties de la scène en pleurant. Pas beaucoup, deux ou trois, mais quand même. Assez amusant, non ?
— Pauvres filles…
— C’est un point de vue.
Il se tait. Il y a quelque chose dans son sourire que j’aime vraiment pas. Trop large, trop blanc. Trop.
— Qu’est-ce que tu fais encore ici, Chess ? Le bar est fermé.
— Et alors ?
— Hé ben… Je sais pas, je… Tu habites ici, en haut ? Avec Andromaque ?
— J’habite ici. Et parfois là-bas. Et parfois ailleurs. Et parfois nulle part. J’habite chaque endroit où je me trouve.
Je hoche la tête. Je vois. Je vois, je vois.
Il arrête pas de me regarder. Il arrête pas de me sourire. Il arrête pas d’avoir les yeux exorbités. Il est complètement gelé, c’est sûr. Je sais pas à quoi, mais c’est du bon stock certain.
Je me racle la gorge.
— Bon. Bonne nuit, Chess…
— Bonne nuit, Aliss…
C’est lui qui se met en marche vers la sortie. Sans un regard vers moi, il ouvre la porte et sort.
Je reste un moment à regarder la porte fermée. Comme si je voulais pas sortir en même temps que Chess. Trop bizarroïde. Enfin, après une ou deux minutes, je quitte à mon tour.
*
Devant la porte de Verrue, j’hésite, puis entre. Il dort sûrement, mais je suis trop contente, je veux le rembourser tout de suite.
Et puis, je dois bien l’avouer : je suis un peu inquiète. Je m’attends presque à le trouver mort. Raide et tout ridé. Vieux morceau de papier chiffonné dans un coin. En marchant vers la chambre, j’entends Joe Dassin susurrer ses mots doux. Ça me rassure.
La chambre est éclairée, mais vide.
Entendons-nous : la radio est là, les disques compacts, la chaudière à pisse, mais…
Verrue n’est pas assis par terre.
Verrue n’est pas assis nulle part.
Verrue n’est pas là. N’est plus là.
Je regarde stupidement autour de moi, comme s’il allait sortir d’un coin de la chambre en criant : « Coucou, Aliss ! » Je fais le tour de l’appartement. Crasse, saleté, poussières, meubles en ruine, mais point de Verrue. Voyons, il a pas pu sortir, il refusait de bouger. Et sur une jambe !
Retour à la chambre. La fenêtre est ouverte, comme d’habitude. Sauf que…
Un flash.
Je me précipite à la fenêtre, passe la tête à l’extérieur et regarde en bas, m’attendant à voir le corps écrabouillé de Verrue sur le trottoir. Mais non.
Il y a une explication et je vais la trouver.
Quelqu’un est venu le chercher. Hugo et Micha, sûrement. Ils l’ont amené ailleurs. Il devait être inconscient, sur le point de mourir, et enfin, on l’a amené à l’hôpital… ou, plutôt, chez un médecin, puisqu’il n’y a pas d’hôpital dans le coin… Un sain d’esprit cette fois. Voilà, ça doit être ça. J’imagine que dans quelques jours je vais avoir des nouvelles.
Joe Dassin chante toujours. Je me penche vers la radio. Le lecteur CD est sur repeat. Ça fait combien de fois que le disque recommence, depuis cet après-midi ?
On s’est aimés comme on se quitte
Tout simplement sans penser à demain
À demain qui vient toujours un peu trop
vite
Aux adieux qui quelques fois se
passent un peu trop bien
J’appuie sur stop. Joe ferme sa gueule. J’ai l’impression qu’il l’ouvrira pas de sitôt.
Un papier, par terre. À l’endroit où Verrue se tenait toujours assis. Je le ramasse. Une écriture incertaine, à peine déchiffrable.
« N’oublie pas, Aliss : garde toujours ton sang-froid… »
Me sens émue, tout à coup. Je me demande même pas comment il a pu écrire ce message, lui qui refusait de se lever… Je me contente de lire la phrase, deux, trois, quatre fois… comme s’il s’agissait d’un message d’adieu.
Je tourne la tête vers la fenêtre. Mon regard se perd dans l’aube naissante.
*
Samedi soir, minuit. Ma quatrième soirée. Je viens de terminer une danse pour un client. Il me paie, cinq piastres. Merci, bonhomme, j’espère que tu t’es bien rincé l’œil pis que tu vas te passer un beau poignet chez vous. Je remets ma toge grecque, ma couronne de lauriers et je sers de la bière aux clients, en attendant de refaire mon numéro dans une heure et demie.
— On va-tu dans une cabine ? me demande un gros bonhomme de cinquante ans.
Je lui dis poliment non et continue ma ronde. Les cabines sont à côté de la console. C’est là que vont ceux qui acceptent de faire des choses plus sérieuses avec les clients. Ce qui n’est pas mon cas. D’ailleurs, je suis une des rares filles qui ne le fait pas. J’ai déjà ma petite réputation de « danseuse pure ». M’en fous. Je me fais en masse d’argent juste en dansant.
Je commence à connaître le monde, ici. À part North, Anaïs et Nin, il y a Loulou, une autre danseuse solo qui, quand elle est en forme, peut aller jusqu’à se masturber avec une bouteille de bière. Dupont et Dupond, le couple gai qui se sodomise joyeusement sur scène. Bertha et Hector, amants sur scène et dans la vie. Et plusieurs autres.
Surréaliste.
Évidemment, ils sont jeunes (entre vingt et trente-cinq ans), plutôt beaux mais ce ne sont pas tous des supers pétards. Honnêtement, je suis une des belles filles de la gang. Peut-être pas aussi belle que Anaïs (qui s’est manifestement fait siliconer les seins), mais plus que Bertha.
Ils sont corrects avec moi. Ils me parlent, mais sans établir de vrai contact. Quoique avant hier, à la fermeture du bar, ils m’ont invité à un party qu’organisait Loulou. J’y suis allée. J’ai rencontré ben du monde mais, encore là, rien de véritablement impliquant. Me suis défoncée à toutes sortes de drogues. Me rappelle plus grand-chose. J’ai finalement couché avec un gars. C’était pas fameux. Je pensais juste à Mario. Où il est, celui-là ? Il se cache toujours de la Reine ? Me suis couchée à sept heures du matin, ben maganée.
Surréaliste.
Je suis plus gênée du tout de danser. Je me trouve de plus en plus à l’aise. Je me trouve même bonne. Je joue pas la « salope » (je serais pas capable), mais je suis sensuelle, douée. Je suis jeune, belle et sexy, pourquoi pas en tirer profit ? Forme de pouvoir. De réussite. Chaque danse, chaque numéro, chaque déhanchement, chaque cambrure de mon corps sous le spot bleu, chaque caresse que mes doigts effectuent sur mes seins et mon ventre, c’est un geste de protestation, de refus, de révolte. Contre ce que j’ai été, contre ce qu’on m’a enseigné, contre la pensée et la morale dominantes et uniques. Que cette job me plaise ou non est pas vraiment important pour l’instant. L’important, c’est que je dois le faire. Je dois traverser cette frontière pour vraiment accéder ailleurs et atteindre une autre forme de vision, de pensée.
Mais soyons honnêtes, sans la Macro, je pense pas que j’y parviendrais. Sauf que ça durera pas. Je suis sûre que bientôt, j’aurai plus besoin de cette drogue pour affronter cette nouvelle réalité. C’est une transition, voilà tout.
Durant la soirée, Andromaque fait toujours un numéro de danse en solo. Quel numéro ! Aussi impressionnant que celui qu’elle m’a fait lors de mon audition. C’est un des grands moments de la soirée. La salle l’ovationne toujours. Et si, lorsqu’elle salue à la fin de son numéro, un triomphe éclatant illumine son regard, je peux y percevoir aussi, chaque fois, une vague mais réelle tristesse, que j’arrive pas à m’expliquer. Le reste du temps, elle le passe entre son bureau, à l’arrière du bâtiment, et la salle, où elle vient parfois faire son tour, soit pour s’assurer que tout va bien, soit pour observer quelques numéros d’un œil critique. Parfois, elle va dans une cabine avec un client. Il paraît qu’elle charge très cher. Lorsqu’on est dans la loge, on arrive, à l’occasion, à percevoir les pleurs d’Astyanax, qui proviennent de l’appartement au-dessus. On entend aussi Andromaque l’engueuler, le traiter de cochon. « Parce qu’il n’arrête pas de lui dégueuler dessus ! » m’a expliqué Foxy, une danseuse tellement défoncée qu’elle vient travailler un soir sur deux.
Et il y a Chess. Je l’ai vu trois ou quatre fois. Ou plutôt entrevu. Assis, quelque part dans la salle, à regarder, à sourire. Ses longues jambes repliées sous lui, ses bras tentaculaires autour de ses genoux. Jamais un employé va lui porter une commande. On le laisse tranquille. Je l’ai jamais vu boire d’alcool, ni en train de s’envoyer une drogue quelconque, même s’il est clairement gelé à longueur de journée. Il doit faire ça discrètement. De temps en temps, je le vois sortir du bar, pour aller on ne sait où. Dans une piquerie, peut-être.
Surréaliste.
Pour la dope, j’ai trouvé un dealer : Paulo, le barman, qui me vend de la Micro et de la Macro à vingt-cinq dollars l’unité.
— Verrue me les vendait cinquante l’unité !
— Verrue ! avait ricané Paulo. Le plus grand fourreur de la planète !
Déception et pincement au cœur : Verrue m’exploitait. Égal à lui-même, au fond. Il avait jamais prétendu le contraire.
Verrue… Toujours sans nouvelles de lui…
Drôle de beat, drôle de vie. Mais fascinant aussi. Ça va me mener quelque part. Je sais pas où, mais je veux voir. Je me sens comme quand on est sur le bord d’un précipice et qu’on a envie de se lancer en bas, même si on sait que c’est dangereux. Moi, je me suis lancée. Je tombe encore. La chute donne le vertige, mais elle n’est pas désagréable. Elle a quelque chose d’enivrant.
On verra où je tomberai.
En attendant, on est samedi, il est minuit deux. Grosse soirée. La musique est tonitruante, la salle est ben pleine. Toutes sortes de clients, comme d’habitude, mais beaucoup plus nombreux. Derrière sa console, Blue dirige les éclairages avec sérieux. Sur la scène, Anaïs mange avec appétit le sexe de sa collègue, qui tire le maximum de plaisir de son travail. Parfait, ça, ma Nin : siffler en travaillant.
Je m’approche d’une table pour prendre les commandes des clients. Je reconnais Hugo et Micha.
— Tiens, t’es rendue ici, toi ? fait Hugo.
— T’es dans l’industrie du sexe, maintenant ? renchérit Micha.
— C’est vrai que t’es pas laide.
— Pas Claudia Shiffer, mais quand même.
— Ni Pamela Anderson.
— Ni Cindy Crawford.
Ça fait toujours du bien, des gens aussi agréables. Je profite de leur présence pour demander des nouvelles de Verrue.
— On sait pas où il est, marmonne Micha en soupirant.
— On l’a pas vu depuis une semaine, soupire Hugo en marmonnant.
— Je pensais que c’était vous qui l’aviez sorti.
Ils me dévisagent.
— Elle est pas bien, celle-là !
— Elle est idiote ou quoi ?
— Un peu conne.
— Pas vite-vite.
— Légèrement stupide.
— Carrément tarte.
— Tendance imbécilo-toquée.
— Ascendante niaiseuse.
— Il est où, d’abord ? que je m’énerve. Il a pas pu sortir avec une jambe en moins, vous le savez bien !
Micha, très sérieusement, me répond :
— Son cocon était terminé, non ?
Hugo, non moins posé, renchérit :
— Il a peut-être finalement éclos…
Je les dévisage longuement, puis je sens la colère me chatouiller le ventre. J’en ai vraiment plein le cul qu’ils se foutent de moi, ces deux clowns ! Je leur crache avec mépris :
— Mangez donc d’la marde, vous deux ! Pis si vous voulez boire, allez commander au bar !
Je m’éloigne, folle de rage.
Je fais une danse à une table, devant une jeune femme de trente ans qui a l’air de me trouver ben cute. Elle me demande si je vais dans les cabines. Je lui dis non. Elle me dit que c’est dommage. Je lui dis que c’est la vie. Elle dit ah bon. Je dis hé oui.
Et la soirée se poursuit… Sur la scène, Bertha chevauche Hector, mais avec moins d’enthousiasme que d’habitude, eux qui normalement copulent avec un entrain carnavalesque (ils m’ont avoué, tout à l’heure, qu’ils n’avaient pas dormi de la nuit et qu’ils se sentaient crevés). Je fais mon numéro dans trente minutes. Je me demande si la dernière Macro que j’ai prise fait encore assez d’effet. Je devrais en prendre une autre. Tandis que je me pose ces grandes questions existentielles, deux nouveaux clients entrent dans le club.
L’un est reconnaissable tout de suite. C’est Bone. Chapeau haut-de-forme, redingote, canne… Est-ce toujours le même costume ou en a-t-il plusieurs dans sa garde-robe ? Il est accompagné de son copain-sangsue, habillé en veston-cravate, cheveux rasés, chaussures de sport incongrues. Il est plus petit que Bone, mais plus costaud.
Ils s’immobilisent tous deux à l’entrée, sous un spot particulièrement puissant. Je jurerais qu’ils se sont mis là pour qu’on les voie. D’ailleurs, ça fonctionne parfaitement car tout le monde les regarde. Ce n’est pas un dévisagement massif, ni des regards effrontés et directs, mais une série de coups d’œil obliques, de têtes qui se tournent un bref moment dans leur direction… Les discussions baissent d’un ton, deviennent discrètes. Même si la musique joue toujours, même si les gens restent assis, même si le show continue, il est clair que Bone et son acolyte sont devenus le centre d’attention. Eux-mêmes en sont conscients et s’en amusent beaucoup.
Bertha et Hector, tout en forniquant, tournent furtivement leurs regards vers les deux hommes. Je gagerais tout mon flacon de Macros qu’ils ont soudainement redoublé d’ardeur.
Je retourne au bar sans quitter des yeux les deux nouveaux venus. Ils se mettent enfin en marche, lentement, déambulent entre les tables, lancent des sourires aux clients. Certains répondent à la salutation, d’autres tournent la tête avec dédain. Il y en a même qui ont carrément l’air effrayé. Derrière la console, Blue parle dans son interphone. Il doit appeler Andromaque.
Il va se passer quelque chose…
Ils s’assoient enfin à l’une des rares tables libres et se mettent à observer le spectacle.
— C’est quoi, la commande, Aliss ?
Derrière le bar, Paulo s’impatiente. Je lui passe la commande. Il m’apporte les bières, mais lui aussi jette des coups d’œil vers le nouveau point névralgique de la soirée. Je lui demande :
— C’est qui, le gars avec Bone ?
— Il se nomme Chair.
— Cher ? Comme Sonny and Cher ?
Marc fait signe que non :
— Chair comme la chair du corps, la peau. Chair.
Chair ? Chair et Bone. Beau duo. On dirait presque une émission pour enfants. Quoique je les voie très mal dans une garderie.
Je retourne à la table de mes clients.
Andromaque arrive alors dans la salle. Elle repère rapidement Chair et Bone et son beau visage noble devient un beau visage colérique. D’un pas qui aurait inspiré les troupes d’Attila, elle s’avance vers la table. Chair et Bone lui sourient, manifestement heureux de sa présence. À voir l’air d’Andromaque, c’est vraiment pas réciproque. Elle se penche pour leur dire quelque chose. Les deux hommes haussent les épaules, se lèvent. Tous trois marchent vers la porte du fond, puis exit.
L’ambiance redevient soudain légère dans le bar. Sur la scène, les ardeurs d’Hector et de Bertha baissent de quelques crans.
Il est en train de se passer quelque chose, mais pas ici, pas dans la salle. Faut que j’aille voir. De toute façon, je fais mon numéro dans quinze minutes : prétexte idéal pour aller derrière. Je franchis la porte du fond à mon tour. Au bout du couloir, la porte de la salle d’audition est entrouverte et la voix enragée d’Andromaque en sort. Espionner serait trop risqué. J’entre donc carrément dans la petite salle en jouant la désinvolte.
Chair est appuyé sur la table, Bone est debout, à quelques pas de lui. Tous deux considèrent Andromaque qui piaffe de colère, splendide de rage dans sa longue robe blanche pigmentée de rubis (faux, bien sûr).
— Ho ! Je m’excuse ! que j’hypocrise avec un talent limité. Je danse dans quinze minutes, je voulais venir me réchauffer.
Ils me regardent tous trois. Bone frotte le pommeau de sa canne sous son menton avec une moue intéressée.
— Tiens, une nouvelle. Vous ne nous aviez pas dit, Andro.
Toujours cette voix suave, polie, à la limite de la caricature… mais avec cette tonalité bizarre, inquiétante, déréglée…
Chair me toise à son tour et ajoute :
— En effet, et au premier coup d’œil, elle me semble très bien. Bon choix, ma chère.
Sa voix et sa diction sont presque une copie conforme de celles de Bone, à un point tel que je me demande pendant une seconde si ce dernier n’est pas ventriloque. Seule différence : Bone a un minime accent anglais, pas Chair. Sinon, on pourrait parler de clonage vocal.
Andromaque s’écrie alors :
— C’est ça ! Et je suppose que vous allez m’la prendre ? / Je vois clair dans votre jeu, c’est pas dur à comprendre !
— Allons, allons, Andro, calmez-vous, voyons, fait doucement Bone en s’approchant d’elle. Vous êtes paranoïaque, ma parole.
Sa canne sous le bras, il lui met gentiment les mains sur les épaules, mais Andromaque se dégage d’un furieux mouvement.
— Ôte tes sales pattes de là, Bone, pis plus vite que ça ! / Vous avez du culot, vous deux, j’en reviens pas ! / Recruter dans ma zone ! C’est humiliant en chien ! / Vous êtes chez moi, ici, ce bar-là m’appartient !
— Vous nous la faites chaque fois, Andro, c’est lassant. C’est peut-être votre bar, mais il est dans un quartier qui ne vous appartient pas, vous le savez bien…
Andromaque, aux mots de Bone, hésite entre la colère et le désespoir. Soudain, elle prend une pose absurde, caricaturale : elle tourne la tête vers le haut, se met une main sur le front, étend l’autre bras sur le côté et allonge une jambe ! Sarah Bernhardt en personne ! Sa voix devient pathétique, tragique. Malgré tout, malgré le cabotinage éhonté, on la sent sincère. Elle joue, mais elle croit à son jeu.
— Ah, Bone, c’est trop injuste, ça ne peut pas être vrai ! / Je fus trahie par tous, par mes fidèles sujets ! / Il n’y a pas longtemps, c’était moi, votre Reine ! / Ah ! Ça me fait trop mal ! Je pleure comme une lorraine !
— Une madeleine, corrige doucement Chair en examinant ses ongles. Vous pleurez comme une madeleine.
Andromaque bouge pas, garde la pose. Bone soupire.
— Andromaque, vous fabulez…
— Je lui ai tout montré, je lui ai tout appris ! / Sans moi, elle serait rien, à peine une pauvre souris ! / Bon Dieu ! Vous direz pas que je délire, cette fois ! / Si vous êtes pas d’accord, c’est de la mauvaise foi !
Chair hausse les épaules :
— Écoutez, vous vous êtes fait surclasser, acceptez-le une fois pour toutes ! Vous savez que c’est une jungle, alors…
— De toute façon, renchérit Bone, il faut bien admettre qu’elle est allée beaucoup plus loin que vous. Elle est devenue une vraie Reine, ce que vous n’avez jamais été…
Andromaque fait quelques pas de recul, cambrée par en avant, comme une tigresse qui va bondir. Encore là, c’est exagéré, mais ça vaut le spectacle…
— Criss de salauds ! Vendus ! J’vous méprise tous les deux ! / Oui, je dois me soumettre, mais je trouve ça odieux ! / Pour l’heure, je baisse la tête, soumise à l’ennemie ! / Je ronge mon frein, docile… Je ravale mon vomi… / Mais bientôt, je r’viendrai et je r’prendrai mon trône ! / Et toutes les rues autour brilleront de mes icônes !
Elle s’arrête, redresse la tête, ferme les yeux, fière. Elle attend les applaudissements. Qui ne viennent pas, bien sûr. Quand elle rouvre les paupières, elle semble un peu déboussolée devant ce silence. Bone, impassible, demande :
— Vous avez terminé ?
Andromaque cligne des yeux, perplexe. Chair se redresse :
— Parfait, nous allons retourner dans la salle, profiter de vos excellents spectacles…
— Et cessez de voir la Reine Rouge comme votre ennemie, Andro.
Avec dédain, la voix légèrement différente, Andromaque relève le menton, se concentre un bref instant, puis clame, avec une emphase ridicule :
— « Captive, toujours triste, importune à moi-même, / Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ? »
Celle-là, je jurerais que ce n’est pas d’elle. Bone réagit pas d’un iota à cette citation et poursuit, en fouillant dans sa poche :
— D’ailleurs, elle vous envoie cette invitation, pour son anniversaire, dans une semaine…
Sur quoi il tend une carte vers ma patronne. Un petit frisson me parcourt les bras. Sûrement la même invitation qu’a reçue Charles… Toute mon attirance pour le Palais reflue en moi. Mais Andromaque crache sur le carton, pfouch ! Un beau crachat royal ! Stoïque, Bone va mettre la carte sur la table et dit :
— Ne faites pas la fière, Andro. Vous savez très bien que vous allez venir. Vous en brûlez d’envie. Dans ’vie, il faut s’écouter quand on brûle d’envie…
Il a un petit sourire et une étincelle malicieuse passe dans son regard.
— Vous saisissez ? Dans ’vie, dans la vie… brûler d’envie… Vous voyez ?
J’avais oublié : Bone possède un doctorat en calembours. Évidemment, Andromaque demeure de glace. Chair, par contre, trouve l’humour de son compère fort distrayant, car il éclate de rire :
— Ho ! Ho, oui, très bien, ça, très bon ! J’ajouterais même que lorsqu’on brûle d’envie, il est intéressant d’envisager un moyen pour y remédier ! D’envie, d’envisager…
Merde, lui aussi ! Et Bone qui rigole, ho-ho-ho ! Brillant tandem ! Ding et Dong ressemblent à des comptables, comparés à ces virtuoses du rire. Toujours en se marrant, Bone relance son ami :
— En passant, je vous ai parlé de mon beau-frère qui a une dent vissée ? Dent vissée, d’envie…
Rires. Chair réplique :
— Oui, je le connais… Il a eu un accident de voiture, l’autre jour. Un accident vis-à-vis du supermarché… accident vis-à-vis…
Re-rires.
— Oui, je sais que ce supermarché ainsi que plusieurs autres immeubles sont à vendre… J’ai hâte d’en visiter un ou deux !
— Ils sont, hélas ! pleins de saleté ! Il serait temps d’en vider quelques-uns !
— Voilà un projet d’envirgure !
Ils s’esclaffent tous les deux. Je les dévisage, consternée. Ils se souviennent alors d’Andromaque. Elle est toujours silencieuse, mais la lave monte de plus en plus. Chair reprend son sérieux et dit gravement :
— Bon. Je crois que nous ferions mieux de nous taire.
— En effet. Inutile d’envinimer les choses…
Et c’est reparti pour une franche rigolade. C’est pas possible, c’est pire que du théâtre d’été ! Andromaque serre les poings, à deux doigts de faire une Vésuve d’elle-même. Chair et Bone, entre deux éclats de rire, se contemplent soudain l’un l’autre et, ma foi ! je jurerais déceler une véritable admiration dans leur regard.
— Mon cher Chair !
— Mon bon Bone !
Dans leurs yeux à tous deux, au-delà de l’admiration réciproque, clignote toujours cette étincelle inquiétante qui donne froid dans le dos…
Un bruit. Zoom-in vers le fond de la salle. Sur une chaise droite, quelqu’un est assis et ricane. Je reconnais Chess. J’avais pas du tout remarqué sa présence en entrant.
— Ah, il était là, lui ? fait Bone.
— Il semble que oui, ajoute Chair. Bonsoir, Chess, ça va ?
Les deux hommes rient plus du tout. Et dans la salutation de Chair, il y a aucune trace de sympathie. C’est une salutation neutre, formelle. Presque embêtée. Du fond de la salle, la voix aérienne de Chess parvient jusqu’à nous :
— Salut, Chair. Salut, Bone… Alors, toujours dans votre quête de l’âme ?
Andromaque se raidit et jette un coup d’œil inquiet vers Chess, puis vers ses deux visiteurs. Chess ajoute :
— Ou, plutôt, je devrais dire : toujours dans votre quête de l’absence de l’âme ?
Chair et Bone répondent rien. Pour la première fois, ils semblent pas sûrs d’eux. Mais alors là, pas du tout. Sèchement, Chair répond enfin :
— Toujours, oui…
Évidemment, moi, j’y comprends rien. Comme toujours.
Puis, tout à coup, la parenthèse se referme et les deux visiteurs reprennent leur air affable. Bone réajuste son haut-de-forme et sourit à Andromaque :
— Bon. Nous retournons dans la salle. Il ne faudrait pas tout manquer, n’est-ce pas ? Au revoir, duchesse…
Au mot « duchesse », Andromaque serre les dents avec tant de force que le grincement ainsi provoqué me donne la chair de poule. En passant devant moi, Bone soulève son chapeau, Chair incline la tête :
— Mademoiselle…
Ils m’examinent rapidement de haut en bas, intéressés. Je balbutie une salutation. Ils sortent, et leurs ricanements parviennent jusqu’à nous.
Je reviens à Andromaque. Elle se tient appuyée contre la table. Anéantie, vidée.
— Ça va pas ?
Aucune réponse. J’insiste :
— Tu as dit qu’ils viennent recruter… Ils viennent recruter des danseuses et des danseurs, c’est ça ?
Aucune réponse.
— Pour le Palais ? Ils travaillent pour la Reine Rouge, n’est-ce pas ?
Andromaque se redresse alors. Toute sa dignité est revenue. Elle me jette un regard terrible, fait claquer sa robe, puis passe devant moi, majestueuse, pour sortir de la pièce.
Je suis seule.
Non, il y a Chess, j’oubliais.
Toujours assis là-bas. Pour faire changement, il sourit.
— Pis toi, tu peux me répondre ?
— C’est quoi, la question ?
— Ces deux gars-là, ils travaillent pour la Reine Rouge ?
— Absolument.
— Ils recrutent du monde pour travailler au Palais ?
— Absolument.
— C’est quoi, le Palais ? Un autre club de danseuses ?
— C’est plus compliqué que ça.
— C’est un bordel ?
— C’est plus compliqué que ça.
— Un repaire de mafiosi dont la Reine est la patronne ?
J’entends Chess émettre un son bizarre. Je comprends que c’est un rire. Je dois faire fausse route. Changeons d’orientation.
— Pourquoi ce recrutement agace tant Andromaque ?
— Parce que la plupart des employés ici rêvent de travailler au Palais.
— Vraiment ?
— Absolument.
Je fais un pas vers lui, prise d’un pressentiment. Il bouge pas, les genoux repliés sous ses bras.
— Toi, tu pourrais me le dire, qui est cette Reine Rouge ?
— Absolument.
J’en tomberais sur le cul ! Tout le monde évite de m’en parler depuis le début, et voilà ce grand fil de fer tout prêt à piquer une jasette sur le sujet ! Comme si je lui avais demandé où se trouvait le dépanneur le plus proche !
— Je t’écoute ! que je dis dans un souffle.
— Mais tu as une danse dans quelques minutes, toi, non ?
Merde ! Mon numéro ! Je cours vers la porte, mais me retourne et lance à Chess :
— On reprendra cette discussion, tu veux bien ?
— Quand tu veux, Aliss…
Je sors en courant, cours à la loge. Je regarde l’heure : je commence dans cinq minutes. Je sors mon flacon de Macros et en avale une, gloup. Dans la loge, je salue à peine les autres et commence à me maquiller.
Ça va vite, dans ma tête.
Parce que la plupart des employés ici rêvent de travailler au Palais.
Et travailler au Palais, c’est me rapprocher de la Reine Rouge. De la surfemme. Car plus que jamais, je suis convaincue qu’elle est la surfemme.
Je veux la voir.
Pour ça, il faut que j’impressionne Chair et Bone, qui sont dans la salle, qui font du recrutement.
Je sais même pas ce qui se passe au Palais… et je veux travailler là ?
Je veux la rencontrer ! Point final !
Il faut que tu te poses la bonne question, Aliss…
C’est la voix de Verrue, ça… Pourquoi je repense à ça, tout à coup ?
Allez, je prends une autre capsule, gloup ! Deux en ligne ! Faut que je leur en mette plein la vue ! Je sens déjà l’effet qui commence à se manifester en moi. Mon reflet grandit dans le miroir. Parfait !
Je me lève et retourne dans la salle.
*
Je viens de terminer mon numéro. J’ai pris une douche. Je suis assise dans la loge et, avant de retourner dans la salle, je fume un joint pour me relaxer. Faut que je décompresse, les deux Macros m’ont remplie d’adrénaline jusqu’au bout des cheveux. Mais ça valait la peine. J’ai fait un vrai bon numéro. Mon meilleur jusqu’à maintenant. Je me suis caressée les seins à pleines mains, j’ai lancé des regards pas mal vicieux vers la salle, je me suis même frotté la noune trois ou quatre fois ! C’est la première fois que je jouais la cochonne. Pas trop, mais quand même. Pis c’était pas désagréable, saperlipopette ! En tout cas, si je me fie aux applaudissements enthousiastes, ça valait la peine. Les gars et les filles, en passant dans la loge, me félicitent. Merci, merci, vous êtes ben fins. Non, pas d’autographe, je suis pressée. Hollywood m’attend. Thank you, thank you.
Je m’attends à l’arrivée de Bone et Chair d’une minute à l’autre. Je suis sûre qu’ils n’ont pas détesté ma prestation. Les minutes passent… Pas de visite-surprise. Je finis par demander à Josée :
— Bone et Chair, les éclaireurs de la Reine… Est-ce qu’ils ont approché quelqu’un de la gang, à soir ?
— Ça marche pas comme ça, Aliss ! Ils regardent toute la soirée, ils prennent des noms, pis ils partent. Ça peut prendre des semaines avant que tu saches si t’as été remarquée ou pas… La dernière fois qu’ils sont venus, c’est il y a six mois… Les deux seuls qui ont été contactés après, c’est Carl et Jute. Pis ç’a pris un mois.
Ça me déçoit un peu.
— Toi, Josée, tu travaillerais chez la Reine Rouge ?
— Certain ! Ça paie plus qu’ici ! J’en connais une couple qui travaillent là. Ils sont pas pauvres !
— On fait quoi, quand on travaille là ? Danseuse ?
— On devient Filles et Fils de la Reine.
— Ça consiste en quoi ?
— Qu’est-ce que tu penses ? À tricoter des mitaines pour les enfants pauvres ?
Elle rigole, fière de son gag. Je ricane aussi, hi-hi-hi. Filles de la Reine… Il y en a une qui était allée danser chez Verrue, l’autre jour… Mais sont-elles uniquement danseuses ? Ça peut peut-être aller jusqu’à la prostitution. Je sens mes ardeurs refroidir…
— Évidemment, fait Josée, la Reine engage aussi des Sadomaso.
— Des quoi ?
— Des Sadomaso. Mais je pense pas que t’as le profil…
Elle rit de nouveau. Sadomaso. Ça sonne pas très judéo-chrétien, ça.
— La Reine Rouge, elle est comment ?
Josée réfléchit, plus sérieuse. Puis, en haussant les épaules, comme si cela l’embêtait de parler de ça :
— Elle est unique.
— T’es précise, c’est effrayant.
— T’as juste à aller au Palais, tu vas la voir en personne.
— J’ai voulu, l’autre jour, mais on m’a pas laissée entrer !
— C’est parce que t’es nouvelle dans le quartier. On laisse jamais entrer les nouveaux venus au Palais. Faut être patient.
— Au Palais, ils savent que je viens d’arriver ?
Elle rit une nouvelle fois, amusée de ma surprise. Ostie que je suis tannée d’avoir toujours l’impression qu’on rit de moi ! Vexée, je me lève. Il est temps que je retourne servir les clients dans la salle.
Dans le couloir, Bowling s’approche de moi.
— Andromaque veut te voir dans son bureau.
Ah ! Les félicitations de la patronne ! Je suis sûre que mon numéro l’a impressionnée !
La pièce est pleine de bustes grecs, de colonnes, de vignes ; c’est chargé et un peu ridicule. Le bureau est, évidemment, de faux marbre et Andromaque, debout, se tient derrière, les bras croisés. Elle m’attend.
— Salut, patronne… Pis ? J’ai mis le paquet, non ?
Pas de joie sur son visage, mais de la rage. Et, curieusement, du dépit.
— Tu me prends pour une dinde ? Tu penses que j’vois pas clair ?
Je m’arrête. Si je m’attendais à ça !
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Arrête de me niaiser, fille, je suis pas née d’hier ! / Mad’moiselle joue les pures, pis là, tout d’un coup, hop ! / Métamorphose complète : elle devient une salope ! / Tu t’es sûrement juste dit : Ho là ! Ce soir, y a foule ! / C’est l’occasion rêvée pour me pogner les boules ! / Pis Andromaque, ben sûr, elle va être ben contente ! / Sûr ! Je suis tell’ment conne ! Pis tell’ment innocente !
Qu’est-ce que je peux répliquer ? Elle a tout compris, évidemment. Je joue avec les plis de ma toge, gênée, coupable, p’tite fille qui s’est fait prendre à voler de l’argent dans la tirelire.
— Andro, je…
Elle fait alors la dernière chose que je l’aurais crue capable de faire : elle pleure ! Oui, monsieur, oui, madame ! La grande Andromaque pleure ! Plus encore : elle fait le tour de son bureau, se colle contre moi et appuie son visage sur mon épaule, laissant couler ses larmes sur ma belle toge blanche. Une superbe photo mélo digne de la couverture d’Écho-Vedettes ! Je vois le titre d’ici : LA GRANDE TRAGÉDIENNE CRAQUE DANS LES BRAS D’UNE SIMPLE FIGURANTE !
— Aliss, Aliss, pas toi ! Lâche-moi pas toi aussi ! / Dis que tu vas rester ! Dis que t’es mon amie !
Son amie ? Elle y va fort un peu… Mais franchement, sa crise de larmes m’impressionne.
— Oui, oui, Andro, je… je suis ton amie, voyons, c’est sûr !
Elle pleure toujours contre moi, continue à brailler :
— Je sais : je devrais pas me lamenter ainsi ! / Mais… mais c’est ben normal quand on se sent trahie ! / « Lorsque de tant de biens qui pouvaient nous flatter, / C’est le seul qui nous reste, et qu’on veut nous l’ôter ! »
Elle m’agace, avec ses citations… Mais je suis ébranlée : je pensais pas que je comptais tant pour elle ! Je la caresse maladroitement dans les cheveux, frouch-frouch. Qu’est-ce que je peux faire, batince ! La cascade se tarit graduellement, mais sa voix demeure chevrotante. Elle me regarde alors de face et malgré les reniflements, la détermination est revenue dans ses yeux verts :
— Tu le regrett’ras pas… Je suis pas ingrate, moi ! / À mon retour au trône, tu seras mon bras droit !
Ça y est, elle retourne dans son délire monarchique. Je bredouille un « merci, c’est gentil », en souriant stupidement, hi-hi.
— J’ai su, en te voyant, que tu étais spéciale… / J’suis sûre que t’es comme moi, que t’as du sang royal.
Elle caresse alors doucement mon menton. Oups ! Qu’est-ce qui se passe, là ? Son regard devient langoureux, suggestif. Sa voix aussi :
— Tu pourrais même régner avec moi, si tu veux… / Il y a tant de choses qu’on peut faire, toutes les deux…
Et elle descend sa main vers ma poitrine.
Ça marche pas, ça ! Je fais quoi, là ? Soyons diplomate.
— Andromaque, je…
Je la repousse très, très, très gentiment. J’ai un gros sourire Pepsodent.
— J’apprécie beaucoup la confiance et… l’amitié que tu… démontres envers moi… mais…
Andromaque me regarde avec suspicion. Mollo, Aliss, mollo…
— … mais faut que je retourne travailler, servir les clients… Tu sais comment le bar est plein…
Je me fends les lèvres à force de sourire. Andromaque sourit pas pantoute.
— Bon. J’y vais.
Je marche vers la porte. Soudain, Andro m’appelle. Je m’arrête. Me retourne. Ma patronne a repris son aspect majestueux, assuré. Et menaçant. Cabotin, mais menaçant quand même.
— De telles propositions, j’en fais pas trop souvent. / T’es même privilégiée, j’te dis ça en passant. / Tes collègues de travail hésit’raient pas, tu sais. / Ils comprendraient bien vite où est leur intérêt.
Je hoche la tête comme une gourde. Bien sûr, Andro, bien sûr…
Des cris, en écho. Les pleurs d’Astyanax.
Andromaque ferme les yeux et soupire, exaspérée. Elle passe devant moi en coup de vent, se retrouve dans le couloir et va à la porte qui monte à son appartement.
Hé ben ! Elle y croit, à son retour sur le trône ! D’ailleurs, c’est pas clair, toute cette histoire, il faudrait que je m’informe. Auprès de Chess, par exemple. Il semble prêt à répondre à toutes mes questions, lui…
Je sors du bureau vide et retourne dans la salle.
*
Comme cela arrive souvent, je suis la dernière à quitter la loge. Je traverse le couloir et me retrouve dans la salle vide. Non, pas tout à fait. Sous les néons allumés, Chair et Bone, sur le point de partir, discutent avec Paulo et Bowling. En me voyant, ils me sourient tous deux, polis :
— Tiens, tiens, la nouvelle… Comment vous appelez-vous, jeune fille ?
— Aliss…
— Très bon numéro, ce soir, Aliss. N’est-ce pas, Chair ?
— Absolument. Un numéro qui élevait l’âme. Donc, qui donnait la chair de poule.
— Pardon, collègue, mais s’il élevait l’âme, il devait plutôt raidir les os.
— Non, il donnait la chair de poule.
— Non, il raidissait les os.
Bowling soupire, mais n’ose rien dire.
— De toute façon, fait Chair d’un ton conciliant, pourquoi s’obstiner sur les effets de quelque chose qui n’existe pas ?
— Très sage réflexion, approuve Bone.
Ils parleraient hébreu que ce serait plus clair. Je jette un regard interrogatif vers Paulo et Bowling. Ils ne disent rien, vaguement mal à l’aise.
Bone ajuste alors son chapeau avec le pommeau de sa canne, puis sort une montre-gousset de sa poche. Aussitôt, l’image du chat égorgé dans la ruelle me revient à l’esprit et un courant d’air froid me traverse le corps.
— Mais le temps passe, et comme il est intraitable, mieux vaut ne pas abuser. Bonsoir à tous.
Les deux hommes sortent. Bon. Ils ont aimé mon numéro. C’est toujours ça. Paulo les regarde sortir en secouant la tête :
— Ces deux-là… Plus ils sont loin, mieux je me sens… Bon. Je t’offre un dernier verre, Aliss ?
Nous prenons tous deux une tequila, tandis que Bowling disparaît en arrière. Parti retrouvé Andromaque chez elle ?
J’essaie de tirer des renseignements à Paulo à propos de la Reine, mais ses réponses sont si vagues que je pourrais surfer dessus. Pourtant, mes questions sont assez directes :
— C’est, en quelque sorte, la patronne de tout le quartier, non ?
— En quelque sorte, oui.
— C’est quoi, une sorte de mafia ?
— Non, c’est la Reine Rouge, c’est tout.
— Mais enfin, comment elle s’y prend ? Qui est-elle, exactement ?
— Tu m’emmerdes, Aliss, avec tes questions…
Ça va, ça va… De toute façon, il est plus de quatre heures. Allez, au lit.
Dehors, c’est plutôt frisquet. La rue Lutwidge est à peu près déserte. Des cris, au loin, d’un immeuble quelconque. Cris de joie ou de rage ? Dur à dire…
Je repense à Andromaque. À son petit jeu de séduction, à…
Que c’est ça ? Deux bras qui m’agrippent ! M’entraînent dans la ruelle ! Me plaquent contre le mur de briques ! Je veux me débattre mais quelque chose de pointu sur ma gorge me… se… Un couteau, ostie ! c’est un couteau !
— Un cri, un geste, pis je te saigne !
J’ai compris, j’ai compris ! Je bouge pas, je halète… Il fait tellement noir, j’ai peine à voir mon agresseur… Je distingue des traits convulsés, des yeux fous, des dents serrées… Visage inconnu… Un malade qui a choisi sa victime au hasard… Ça devait arriver, mon Dieu, à force de me promener la nuit, dans ce quartier de capotés, comment j’ai pu croire que… pourquoi je… C’est trop tard, il va me tuer, me violer !…
— Retourne-toi contre le mur !
Sa voix est chevrotante, affolante… La mienne est suppliante :
— Par pitié, me faites pas…
— Contre le mur, p’tite criss de plotte !
Ahhh ! La lame pique ma chair ! Je pleure, je me retourne contre le mur pis je pleure… Il va me violer, j’en suis sûre ! Avec son couteau, il va me… me faire des choses, des… des…
Papa, maman, venez m’aider ! Sortez-moi de là !…
— Baisse tes culottes, la salope, que j’te défonce le cul d’aplomb…
Tout à coup, mon agresseur pousse un cri. Bruits de bagarres. Son cri s’éloigne un peu. Murmures, sons étouffés, puis un glissement… Les bruits s’éloignent toujours.
J’ose me retourner. Un miracle ? Un sauveteur ? Dieu en personne ?
Je vois rien, mais je devine qu’on a traîné l’homme plus loin, à plusieurs mètres devant moi, dans l’œsophage ténébreux de la ruelle. J’entends alors le gars crier :
— Lâchez-moi ! Lâchez-moi, osties de…
— Du calme, mon ami, du calme, rétorque une voix posée.
— Mais oui, voyons, s’énerver ne sert à rien, fait une autre voix.
Les bruits ont cessé de s’éloigner. Une chute. Frottement. Mais que font-ils ? Je reste plantée là, incapable de bouger. Je veux savoir qui m’a sauvée ainsi, mais je vois rien, il faudrait que j’avance un peu… Je fais deux pas, puis stoppe aussitôt ; mon agresseur pousse une exclamation affolée :
— Mais… mais qu’est-ce que vous faites ? Qu’est-ce que vous… Ho, mon Dieu ! Ho, non, non, sacrament, non, ne…
Suivi d’un cri. Mais un cri !
Commence alors l’horreur. Pas visuelle, puisque je vois rien, mais sonore. Les hurlements se multiplient, atroces, animaux, accompagnés de sons épouvantables, tour à tour gluants et secs, mous et durs, visqueux et rocailleux… Au milieu de cet opéra infernal, les deux voix calmes se font entendre :
— Ma foi, difficile de travailler dans cette noirceur, n’est-ce pas ?
— Absolument ! Et sans thé, en plus…
Ces voix… je connais ces voix…
Les hurlements continuent, les sons empirent… pis je vois rien, rien, rien !
Enfin, je peux bouger. Enfin, je décide de partir. Ma terreur est telle que je ne sens plus mes pieds toucher le sol. Honnêtement, je crois avoir volé jusqu’à la sortie de la ruelle ! Au moment de m’engager dans la rue éclairée, entre deux plaintes torturées, une des deux voix (et je reconnais parfaitement cet imperceptible accent anglais !) persifle, agacée :
— Il va mourir ! Diantre, il va mourir ! C’est le temps qui se venge encore !
Poursuivie par ces paroles insensées, je cours jusque chez moi. Une seule phrase me martèle la tête :
« Demain, je m’en vais… Demain, je m’en vais… »
Et je sais très bien que je le ferai pas…