Charles
ou
Tourments d’un mathématicien chercheur de
rêves
Hé bien, hé bien ! Voilà une première péripétie assez
mouvementée ! Comment s’en est sortie Aliss ? Est-elle
blessée ? Ou, pire, morte ? Allons, ami lecteur, ne
t’inquiète pas trop. Les héros ont-ils l’habitude de mourir dans
les contes ? Et puis, nous n’en sommes même pas au tiers de
notre histoire… Nous avons besoin d’elle jusqu’à la fin…
J’ouvre les yeux. Plafond cancéreux.
Je suis dans un lit mou et inconfortable. Encore tout habillée. Nu-pieds.
Suis-je dans mon appartement ?
Je tourne la tête. Chambre à coucher. Une commode. Un bureau. Une chaise. Des papiers épars sur le bureau. C’est pauvre, le papier peint est jaunâtre, la peinture défraîchie. Le jour entre par une fenêtre aux rideaux usés. À première vue, un appart encore plus minable que le mien.
Sauf qu’il y a plusieurs posters sur les murs : fleurs, couchers de soleil, paysages sous-marins. La chambre à coucher d’une fillette fleur bleue ?
Où suis-je donc ?
Épouvantable mal de tête, mais pas une migraine de lendemain de brosse. Je touche mon front. Une belle grosse bosse.
Ça me revient. Mon bad trip sur la Micro ; tout le monde qui se masturbait ; mon autre buzz, mais cette fois sur la Macro ; cette sensation de conquête, d’immensité…
Verrue qui se fait tirer dans le genou…
Mais où je suis, koudon ? Je veux me lever. Ouille ! Une douleur me déchire la cheville droite.
Une foulure. Super.
— Y a quelqu’un ?
Ma voix est rauque, me fait mal à la gorge.
Des pas. Quelqu’un entre dans la chambre à coucher. C’est Charles. Charles qui sortait de l’immeuble rouge, hier. Qui m’a vue tomber de l’affiche. Ça me revient aussi.
— Bonjour, Aliss.
Il vient s’asseoir à côté de moi sur le lit et sourit, timide et inquiet.
— Comment te sens-tu, jeune fille ?
— Pas fort…
Il me tend un verre d’eau.
— J’ai pensé que tu ressentirais le besoin de te désaltérer après une telle aventure nocturne.
Je prends le verre et le vide d’un trait. Ça fait du bien. Je me redresse un peu.
— Je suis chez vous, j’imagine ?
— Bien deviné, perspicace demoiselle.
Il regarde autour de lui avec dépit et me lance un sourire d’excuse :
— Comme tu es à même de le constater, on se croirait plus chez Bukowski que chez Proust.
Aucune idée de quoi il parle. J’imagine que ça veut dire que ça fait dur chez lui.
— C’est gentil de m’avoir ramenée chez vous…
— Tu étais blessée… Il était tout à fait normal que j’accomplisse cette action relevant de la plus élémentaire décence humaine.
Traduction : « Y a rien là, Aliss. »
— J’ai aussi, bien sûr, rapatrié ton sac à main.
Il me le désigne du doigt, là, au pied du lit. Vraiment gentleman, le Charles.
— J’ai fait une folle de moi… Est-ce que… est-ce que j’ai créé un scandale ? La police est pas intervenue ?
Charles me dévisage soudain avec consternation, je comprends pas pourquoi. L’air grave, il se penche un peu :
— Aliss, pourquoi… pourquoi diantre être venue ici ?
— Je vous l’ai dit l’autre jour, je veux vivre à Montréal pour…
— Non, non : pourquoi es-tu venue ici précisément ?
— Vous voulez dire dans ce quartier ?
Il a un petit soupir. Sans conviction, il approuve :
— Oui… Oui, dans ce quartier…
— Je sais pas, c’est un hasard.
— Il n’y a pas de hasard.
Il dit cela d’un ton sans réplique. C’est vrai, c’est un mathématicien.
— En fait, je vous ai suivi.
— Que dis-tu là ?
— Oui, à la sortie du métro. Je vous ai suivi.
— Mais pourquoi diable ? Quel démon t’a donc soufflé une telle idée ?
Je ne peux m’empêcher de sourire. Vraiment pas ordinaire, ce Charles.
— Pour rien. Pour le fun.
— Pour le fun !
La façon qu’il a de prononcer ce mot, avec son air stupéfait… C’est parfaitement incongru et hilarant.
— Oui, pour le plaisir, pour le…
— Je sais ce que veut dire « fun », Aliss !
Je hausse les épaules.
— Ben, c’est ça. Je vous ai suivi… Je vous ai vu entrer au Palais.
— Au Palais !
— Oui, dans la bâtisse rouge avec la porte de métal. C’est bien le Palais qui se trouve là, non ?
— Que sais-tu à propos du Palais ?
— Rien, justement. Sauf que j’entends parler souvent d’une certaine Reine, alors j’imagine que c’est la patronne de ce… de ce Palais.
— Et… et que sais-tu de la Reine ?
— Mais rien, je vous dis ! Tout le monde en parle, mais de façon confuse, abstraite ! J’y vais par suppositions, c’est tout ! Je suppose que ce Palais est une sorte de club privé, de bordel, de secte, je le sais pas ! Que cette Reine en serait la patronne ! Pis depuis hier, je… je me demande même si la mafia est pas mêlée à ça ! En tout cas, quand on paye pas sa dîme à cette Reine, on le regrette ! Est-ce que c’est ça ? Elle exerce une sorte de chantage criminel dans le quartier ? Il faut la payer sinon on se fait tirer dessus ? Comme dans les films ?
Charles me dévisage en silence. À son air, je vois que j’ai pas tout à fait tort, mais pas tout à fait raison non plus. Je m’impatiente :
— C’est capoté, tout ça ! Pourquoi vous appelez pas la police, que vous leur racontez pas tout ?
Spectacle parfaitement inattendu : Charles ricane. C’est la première fois que je le vois faire ça. Il se laisse aller, ma parole ! Mais il n’y a rien de drôle dans ce son bref et sec. C’est un ricanement désabusé, plat, sans relief. Une sorte de prix de consolation.
— Pauvre Aliss, tu ne comprends pas…
— Ben, je demande juste ça ! Depuis que je suis arrivée qu’on me tient à l’écart pis que je passe pour une tache qui comprend rien ! Moi, j’attends juste qu’on m’explique une fois pour toutes !
— Ho, non ! Non decet ! Aucune information concernant la Reine Rouge ne franchira mes lèvres, sois-en assurée !
— La Reine Rouge ? Vous l’appelez comme ça ?
Charles mordille ses lèvres qui, tout compte fait, ont laissé franchir quelque chose.
— Ça suffit, Aliss. Le silence est désormais mon maître.
Je laisse tomber ma tête sur l’oreiller en grommelant, gmllmll, grlmgr… Tout le monde me prend pour une petite fille fragile ! Merde !
Je regarde vers la fenêtre, vers l’extérieur.
— Jamais vu un quartier de même ! Tout le monde ici est tellement bizarre…
— Voilà un bel euphémisme, maugrée mon hôte.
— Mais en même temps… Je sais pas, mais… Moi qui cherchais l’inhabituel, je peux pas vraiment me plaindre…
J’entends soupirer Charles. Toujours en regardant vers la fenêtre, je continue :
— Par exemple, les drogues que j’ai prises hier… la Macro et la Micro…
— Dieu du Ciel ! qui t’a donné ça ?
— Mon voisin, on l’appelle Verrue…
— Ah ! Guère étonnant de la part de cette loque subversive !
Il le connaît, on dirait…
Je regarde toujours vers la fenêtre ; un nuage cache le soleil. Je m’humecte les lèvres.
— Mais… il y a eu aussi cette histoire, avec Verrue. Les deux mafiosi… Ça, c’est… c’est plutôt inquiétant…
— De quoi parles-tu ?
Je lui explique la scène. Charles est pas surpris du tout. Au contraire, il s’exclame sur un ton victorieux :
— Bon ! Alors, tu vois, n’est-ce pas ? Tu vois à quel point il serait déraisonnable de rester ici, dans cet endroit livré au chaos ?
— Pourquoi vous vivez ici, vous, si vous trouvez ça si effrayant ? Pourquoi vous partez pas ? Et puis, ce Palais qui vous répugne tant, ça fait deux fois que je vous vois y aller ! Trois, même ! Comment vous expliquez ça ?
Il se trouble. Il se passe la main dans les cheveux. Évite mon regard.
— C’est… c’est extrêmement complexe, Aliss… Tout est complexe, surtout lorsque la logique abandonne l’Homme…
— Vous pourriez pas être clair ?
— Certainement ! Écoute ceci : pars ! Va-t’en ! Une fille comme toi n’a rien à faire dans un tel endroit, est-ce suffisamment limpide ?
Nous nous regardons longuement droit dans les yeux.
— Je suis pas si pure que ça, vous saurez !
— Mais si, tu l’es.
— J’ai fait des affaires, hier, que vous trouveriez pas trop pures !
— Je… ce… c’est du passé, maintenant.
— Écoutez, Charles, j’ai pas du tout l’intention de m’en aller ! C’est vrai que dans le coin il y a des gens pas très… recommandables, disons, mais en venant vivre ici, je m’attendais à ça !
— Vraiment ? Tu t’attendais à tout ça ? Même aux événements de la soirée d’hier ?
J’élude, agacée :
— Faites-moi donc confiance ! Je suis capable de prendre soin de moi, inquiétez-vous pas !
Jiminy Cricket est consterné. Il me prend la main et commence :
— Pauvre Aliss ! Comment pourrais-je te faire comprendre…
Il s’interrompt alors, contemple longuement ma main et, graduellement, son expression se modifie, faisant place à une sorte de fascination subite. D’une voix lointaine et différente, il marmonne :
— D’un autre côté, ta lumineuse présence pourrait apporter un peu de beauté et de rêve dans ce monde perdu…
Il est ailleurs. Je sais pas où, mais loin d’ici, en tout cas. Qu’est-ce qu’il veut dire, au juste ? Il cligne alors des yeux, revient sur la planète Terre et lâche ma main, gêné. Il se lève brutalement :
— Mais non… Non… Il faut que tu partes, évidemment… Évidemment…
— Ça suffit, Charles, j’ai plus envie d’en parler ! Alors, merci pour l’hospitalité, mais je vais partir, maintenant…
— Tu retournes chez tes parents ! s’exclame Charles avec espoir.
— Non, à mon appart !
Il a une moue déçue. J’essaie de me lever avec son aide, mais ma cheville me fait renoncer à la position verticale.
— Batince ! Faut que je marche, pourtant !
— Ta cheville ne me semble pas trop mal en point. Une légère foulure, sans plus. Je crois que dès demain tu pourras de nouveau déambuler à ta guise, avec une légère claudication, certes, mais tout de même… Je te propose donc de passer ta courte convalescence ici.
Sur le moment, l’idée m’enthousiasme pas trop, mais comme j’arrive pas à marcher… J’accepte donc l’offre en remerciant mon hôte. Mon hôte a l’air gêné et heureux en même temps. Mon hôte est vraiment pas simple.
— Tu en profiteras aussi pour réfléchir à ce dont nous venons de parler, glisse-t-il subtilement.
C’est ça, papa.
Il regarde sa montre.
— Ciel, je suis en retard… Écoute, Aliss, je dois me rendre à un rendez-vous… D’ici mon retour, je t’invite à disposer du peu de commodités de mon antre afin de rendre ta convalescence un tant soit peu agréable…
Bref, je fais comme chez nous. Merci, mon Charles.
Il s’en va. Je soupire. Ça va être long.
Je reste une couple d’heures dans le lit. À réfléchir. Je repense à Verrue. Au coup de fusil. Aux deux gars envoyés par la Reine.
Au fond, je devrais peut-être renoncer à vouloir tant découvrir qui est cette Reine et ce qui se passe dans ce Palais. Vouloir vivre une autre vie à Montréal ne m’oblige pas à me mêler à la mafia…
Le temps passe. C’est long et plate.
Envie de pisser. En sautant sur un pied et en me tenant aux murs, je me rends jusqu’à la salle de bain. Le reste de l’appartement est aussi pauvre que je m’y attendais, mais c’est propre et bien entretenu. Charles a trop de dignité pour vivre dans la crasse. Comme je meurs de faim, je fouille dans les armoires et trouve quelques biscuits que j’avale d’un coup. En revenant dans la chambre, toujours à cloche-pied, je m’approche du bureau de Charles sur lequel se trouvent des livres. Tous des livres théoriques sur les mathématiques… Rien de très divertissant. Il y a aussi beaucoup de feuilles de papier qui traînent. J’en prends une au hasard. L’écriture est rapide, fiévreuse, difficile à déchiffrer :
Il y a la logique et l’anti-logique, qui est une autre logique. C’est celle qui règne ici. À un point tel que c’est la logique conventionnelle qui semble illogique…
Je dépose la feuille en soupirant. Hé ben ! Il a l’air de s’amuser, notre Charles !
Je regarde les tiroirs du bureau. Moi qui ai toujours été fouilleuse et indiscrète… Sans l’ombre d’une culpabilité quelconque, j’ouvre le premier tiroir. Feuilles blanches, crayons, rien d’intéressant. Fouille dans le second. Houla ! Une véritable pharmacie ! Joints, pilules, poudre… J’examine tout cela, un peu perplexe.
Charles qui se drogue ? Ça lui ressemble tellement pas ! Si je me fie à ce kit de survie, il se contente pas d’un petit joint ! Les apparences sont vraiment trompeuses, on dirait…
J’ouvre le troisième tiroir. Vide, sauf une feuille de papier pliée en quatre. Je la déplie. C’est une lettre écrite à la main, dans un anglais précieux et érudit. Je réussis à traduire tant bien que mal :
Oxford, mars 1999
Si je vous réponds, Charles, ce n’est ni par (mot inconnu), ni par pitié. De (même mot), il ne saurait être question, et de la pitié, je ne pourrai jamais en ressentir pour vous. Je vous écris pour vous demander, pour vous ordonner même, d’arrêter de nous écrire. Cessez ces (mot inconnu) grotesques. Vos lamentations et vos regrets ne réussissent nullement à nous toucher. Il est trop tard pour les regrets, vous le (mot inconnu) que trop. (Phrase complète que je ne comprends pas.) Vos lettres ne font que nous rappeler ces tristes événements, bien qu’il soit impossible que nous les oubliions un jour. Dans notre mémoire, votre nom est devenu synonyme d’abomination et de (inconnu). Vous avez eu bien de la chance que nous exigions seulement votre départ de l’Angleterre, cela en considération des (inconnu) que vous avez accomplis pour notre Université. Mais si jamais vous nous écrivez une autre fois, si vous persistez à demander un pardon que vous n’obtiendrez jamais, je vous jure que je fais éclater l’affaire au grand jour et que la justice (expression obscure). Si vous voulez un pardon, demandez-le à Dieu. Lui seul vous l’accordera peut-être.
Dr J. H. Liddell
C’est pas drôle, ça. Pas drôle du tout.
Qu’est-ce qu’il a fait, Charles, en Angleterre ? Qu’a-t-il fait de si terrible ? De me trouver dans son appartement me donne soudain le frisson. Et s’il m’attaquait ?
Il a l’air plus malheureux que dangereux. Cette lettre indique même qu’il est plein de remords…
Je repense au tiroir pharmaceutique. C’est sûrement une affaire de drogues. Dans le milieu universitaire, ça doit être scandaleux. Surtout en Angleterre.
Je range la lettre dans le tiroir. Ma cheville me fait trop mal, je retourne m’étendre dans le lit.
Charles… la seule personne qui, jusqu’à maintenant, m’apparaissait à peu près normale…
Normale… Un mot que je déteste tant, ce mot que j’ai voulu fuir en quittant Brossard…
Fatiguée. Vais essayer de dormir un peu.
*
Charles revient en début de soirée. Je l’entends ouvrir la porte, marcher dans l’autre pièce d’un pas curieusement lent. Il finit par entrer dans la chambre. Je suis assise dans le lit et l’attends. Il a changé depuis tout à l’heure. Regard halluciné, teint pâle, gestes lents. Il est gelé raide, oui. Je repense à la lettre et me sens un tantinet inquiète. Il me sourit. Un sourire plein de sentiments contradictoires.
— Regarde, Aliss, je t’ai… apporté de… quoi te sustenter…
Il me donne un sac qui contient deux hamburgers. Je me mets à manger avec voracité. Charles s’assoit sur le lit à côté de moi et me dévisage, les yeux fous, la bouche grande ouverte. Le hamburger passe moins bien dans ma gorge, tout à coup. Son sourire revient. Plein de tendresse, d’amour… et de quelque chose de plus tordu… Je décide d’y aller à fond.
— Charles, qu’est-ce qui s’est passé pendant votre séjour en Angleterre ?
Son visage devient tout à coup une motte de beurre sous un soleil californien. Il se lève, recule. Franchement, il fait plus pitié que peur. Il se laisse tomber sur une chaise et se met à marmonner, plus pour lui-même que pour moi :
— J’ai touché la beauté… Je l’ai touchée, je l’ai tenue… et, malheureux que je suis ! je l’ai brisée, tel un verre de cristal…
Bon. C’est pas ses métaphores qui vont m’aider à comprendre. Il se frotte les yeux et gémit :
— Je dois retrouver le rêve…
Silence. Il se perd dans ses pensées. Je l’observe en terminant mon second hamburger, puis je dis doucement :
— Mais pourquoi ici, Charles ? Si vous cherchez le rêve, pourquoi demeurer ici ?
Il se met à parler vite, le visage grave.
— Ici règne la laideur, le cauchemar… Mais au bout se trouve l’inverse… C’est une question d’équilibre… Au bout du cauchemar doit exister le rêve… Au bout de la laideur, la beauté… Tout doit s’équilibrer, c’est logique… C’est logique…
Charles revient à moi et son visage s’illumine. Il se lève. On dirait une résurrection. Il manque juste les cloches.
— Ta présence en est la preuve irréfutable ! Tu es la preuve que j’ai raison ! Que ma mission a un sens ! Sois à mes côtés, Aliss ! Demeure, pour prouver le rêve ! Pour donner une chance à la beauté !
— Vous vouliez que je parte…
Retour de la motte de beurre. Retour sur la chaise.
— Que je sois damné, tu as raison !… Tu dois partir… Une bougie ne peut qu’être étouffée par une si vaste nuit…
Il est vraiment déconnecté, ça devient mystique… Il me fait penser à Verrue, en ce moment, mais sans le cynisme… Le mieux sera de le questionner quand il sera à jeun. Il répète alors, comme à regret :
— Oui, Aliss, pars… Va-t’en, avant que la Reine te recouvre de son ombre…
Encore celle-là ! Ras le bol !
— Heille, c’est qui, cette Reine Rouge ? Dites-le-moi, Charles !
Son regard a quelque chose de désespéré, qui me fait frémir.
— Elle est l’autre logique…
Là-dessus, il se couvre le visage des deux mains et se met à pleurer. Vraiment mélo, tout ça. Je trouve rien à dire, embarrassée et, avouons-le, un peu ennuyée. Mon hôte finit par s’essuyer les yeux, gêné :
— Je… je vais me coucher…
Ma montre n’indique que sept heures trente, mais il a effectivement l’air complètement brûlé. Il se lève, me considère avec embarras.
— Je… tu es dans mon lit, et… je me demande si…
Il se tait, hésitant, entre le délire hallucinogène et la réalité concrète. Un désir brûle au fond de ses yeux. Je me raidis, soudain sur le qui-vive. Il se reprend rapidement :
— Non, je… le divan est une solution plus adéquate…
Je fais un petit signe d’assentiment. Il a un sourire confus :
— Il s’agit d’un meuble qui a vu de meilleurs jours, mais dans le triste état où je me trouve, j’arriverais à dormir dans quelque réceptacle que ce soit, aussi inconfortable soit-il.
Amen, mon cher Charles, amen ! Il sort, la démarche molle. Il referme la porte derrière lui.
Je soupire.
Papa, maman, vous en reviendriez pas si vous pouviez voir tout ce qui m’arrive !
Je suis pas fatiguée, moi ! Je me laisse retomber sur l’oreiller en soupirant. La soirée va être longue !
Demain, je sors d’ici, cheville guérie ou non !
*
Un coup de sonnette me tire des limbes. Nuit noire. Les chiffres lumineux de ma montre m’affirment qu’il est deux heures trente du matin. Autre coup de sonnette. C’est sûrement pas le laitier.
Dans la pièce d’à côté, j’entends Charles grogner, se lever. Une porte s’ouvre. Bribes de conversation. Pas assez fortes pour que je puisse saisir les mots.
Qui peut bien venir à une heure pareille ? Ça m’intrigue drôlement. Je me lève. Ma cheville va déjà mieux, même si ça élance encore. En boitant, je vais jusqu’à la porte et l’entrouve discrètement.
Dans le salon miteux, un homme marche lentement. C’est Chapeau Haut-de-forme. Je frissonne en me rappelant le chat écorché dans la ruelle. Il a toujours son couvre-chef, sa redingote d’une autre époque et sa canne à pommeau. De sa main libre, il tient une petite mallette rouge. Il n’est pas avec son copain, cette fois. Il jette un œil autour de lui et marmonne, railleur :
— Une couche de peinture ne serait pas un luxe, Charles, vous ne pensez pas ?
Charles, à l’écart, ébouriffé, endormi, embêté, grogne :
— Ça su… su… suffit, Bone, venez-en au… au… au… au fait. Qu’est-ce qui me v… v… vvvaut cette vi… vi… cette vi… site quelque peu tar… tar… tardive ? Je s… s… ssuis d’ailleurs étonnnn… nn… né de vous voir s… s… sans votre si… si… siamois…
Ce n’est pas un bégaiement de peur, mais un vrai handicap. Un handicap qui disparaît en ma présence…
Le dénommé Bone émet un léger rire.
— Il m’attend dans la voiture, en bas. Je lui ai dit que je pouvais me charger de cela tout seul…
J’espionne le plus discrètement possible, oreilles grandes ouvertes. Bone s’humecte les lèvres, puis :
— Vous n’auriez pas du thé, Charles ? Une bonne tasse me ferait un bien immense. Je n’en ai pas bu depuis quatre heures cet après-midi, vous imaginez ?
— Bone, s’il v… v… v… vous plaît !
Le visiteur soupire, dépose sa canne sur un fauteuil, puis se tourne enfin vers Charles, mains croisées devant lui, toujours en tenant la mallette. Il sourit, poli, courtois. Il est bien rasé, il a les favoris impeccables, le visage presque noble. Sa voix est éduquée et aristocrate, avec un minime accent anglais à peine perceptible. Par contre, quelque chose de bizarre danse dans son regard, quelque chose d’instable, qui contraste avec le calme et la finesse de son attitude… Charles est visiblement impatient, même s’il ose pas trop rouspéter. Par crainte, peut-être ? Bone parle enfin :
— Mario ne serait pas ici, par hasard ?
— Qui ?
— Mario, vous savez bien… Le jeune rockeur…
Ho, ho ! Qu’est-ce que mon bel éjaculateur facial vient faire dans cette histoire ? J’arrête carrément de respirer pour tout entendre. Bone ajoute :
— On le cherche. Il s’est passé quelque chose, aujourd’hui…
— Et pour… pour… pourquoi serait-il i… i… ici ?
Bone prend un air entendu.
— Ce ne serait pas la première fois que vous cachez un fuyard. Nous connaissons tous votre grande âme de justicier…
— Vous… vous… vous suréva… va… valuez ma répu… ppp… putation…
Il y a quelque chose de vraiment surréaliste dans cette conversation. Elle est toute en politesse, en bonnes manières, avec vouvoiement et tout, mais sous cette étiquette grouille une ambiance malsaine, sinistre, pas nette du tout…
— Alors, il est ici ?
— Absolument p… p… pas.
Bone sourit. Il fait un ou deux pas, le regard inquiétant. Charles a un imperceptible mouvement de recul, mais son visage demeure froid.
— Charles, vous savez que la Reine ne supporterait plus quelque complicité que ce soit de votre part avec un fuyard… Elle a été indulgente dans le passé, mais tout a une limite…
— Ja… ja… jamais la Reine ne s’att… tt… ttaquera à… à… à moi. Je lui sss… suis trop indispen… pen… pensable…
— Croyez-vous ?
Charles relève la tête, prenant un air assuré et provocant.
— L’anti-lo… lo… logique n’a de sens qu… qu… que si elle se con… con… confronte à la lo… lo… llllogique…
Bone passe lentement un doigt long et fin sur son sourcil gauche. Ce geste, d’une extrême élégance, m’apparaît pourtant particulièrement terrifiant dans sa lenteur et sa précision.
— La Reine commence à en avoir plein le dos de vos discours sur la logique, Charles. Cela l’amusait au début, mais maintenant ils commencent à la lasser. Et je vous avouerai que je partage sa lassitude.
Charles ne répond rien, toujours droit. Bone, avec un sourire coquin, ajoute :
— Comme elle est lassée, elle dit : là, c’est trop… Vous saisissez ?
Charles cligne des yeux. Il ne saisit pas. Moi non plus, d’ailleurs. Bone insiste :
— Lassée… là, c’est trop… « lassé », « là c’est »… Vous saisissez ?
Ça y est, je saisis. Un calembour ! Dans une discussion aussi grave ? Charles, moins étonné que moi de cette incongruité, répond avec ennui :
— Je… je s… s… saisis, oui…
— Donc, vous la saisissez… la saisissez… la sai… lassé… Vous voyez ?
Il rigole, vraiment fier de ses ridicules jeux de mots. Charles demeure de marbre. Moi, je suis déconcertée. Bone toussote en mettant sa main devant sa bouche, comme pour redevenir sérieux :
— Mais elle vous aime bien quand même, la Reine… Alors, bien sûr, elle vous invite officiellement pour la grande fête. C’est dans trois semaines, vous savez…
Il tend un carton d’invitation vers Charles. Ce dernier ne bouge pas, hautain. Bone émet un gloussement fin, poli, maniéré, qui renferme en même temps des notes menaçantes, bizarres, un peu folles. Tout est contrasté, presque contradictoire, chez cet homme tout droit sorti du dix-neuvième siècle, et l’effet ainsi créé est vraiment troublant. Ces bonnes manières et ce savoir-vivre désuets font plus peur que n’importe quel brigand masqué armé d’une mitraillette.
— Allons, Charles, ne jouez pas les purs ! Nous savons tous que vous viendrez, vous, un habitué du Palais…
Charles serre les dents, le regard assassin. Mais il dit toujours rien. Stoïcisme impressionnant. Bone dépose délicatement le carton sur une petite table chambranlante.
— Et Mario ? Ici ou non ?
— N… nn… non.
Les deux hommes se mesurent longuement des yeux. Le regard de Bone est terrible. Il a beau sourire et paraître calme, ses prunelles sont deux scalpels qui vous ouvrent le cerveau pour mettre vos pensées à nu. J’aurais été incapable de soutenir ce regard, mais Charles le supporte sans ciller, bien que je le sente ébranlé.
— V… v… vous pouvez fou… fou… fouiller si vous n… ne me cro… cro… cro… croyez p… p…
— Ce ne sera pas nécessaire, je vous crois, Charles. Vous êtes incapable de mentir.
J’arrive pas à décider s’il dit ça pour complimenter ou avec condescendance. Peut-être les deux. Les contrastes, toujours…
— En passant, j’ai de la nouvelle marchandise pour votre petite sculpture… Je me suis dit que je pourrais profiter de ma visite pour vous montrer ça ?
Sur quoi, il lève à hauteur de poitrine sa petite mallette rouge. Charles semble alors pris dans un terrible dilemme (pour faire changement !). Il se met à se frotter les mains, à se mordiller les lèvres, à danser d’un pied sur l’autre ; bref, l’ensemble des signes de nervosité répertoriés par tous les romanciers du monde. À croire qu’il se caricature lui-même. Bone trouve l’attitude de son hôte très distrayante. Il finit par demander :
— Alors ? Je vous montre ?
— P… p… pas ici ! soupire Charles sur le ton de la défaite. À la cu… cu… cuisine.
Bone reprend sa canne et les deux hommes sortent de mon champ de vision. Ça me frustre un peu. Est-ce que je devrais sortir et aller voir ? L’idée de me faire prendre par ce Bone me donne le frisson. Pour moi, il ne fait aucun doute que cet homme est extrêmement dangereux.
Je décide donc de rester à mon poste d’observation et de redoubler d’attention auditive. J’entends des chaises poussées, une mallette s’ouvrir… et je finis par distinguer la conversation…
BONE — Comme vous voyez, le choix est assez vaste, cette fois…
CHARLES — C’est immmmm… immonde… J’ai peine à cc… c… c… croire que j… j… je sois en tr… tr… ttrain de…
BONE — Cessez ces réactions de vierge offensée, Charles, vous me les faites subir chaque fois.
Silence, puis :
CHARLES — Cel… cel… celle-là, c’est… je crois que… je la pr… pr… prends…
BONE — Vraiment ? Vous en avez déjà une, non ?
CHARLES — Celle-là est m… m… mieux.
BONE — Si vous le dites. De toute façon, ce n’est pas la première fois que vous revenez sur vos premiers choix, n’est-ce pas ?
Ricanement charmant et poli. Bruits étranges. Batince que j’aimerais voir ce qu’ils font !
CHARLES — Comb… comb… combien pour cette bou… bou… bou…
BONE — Laissez, c’est un cadeau. Pour me faire pardonner d’avoir pensé que vous cachiez Mario. Puisque j’ai cru que votre demeure était une cache, je refuse le cash…
Petit gloussement.
BONE — Cache, cash… Pas mal, non ?
Mais quel genre d’homme peut donc être si gentleman et menaçant en même temps, tout en s’amusant à inventer de minables calembours ? Ça me dépasse complètement ! Charles, lui, répond avec indifférence. Il doit être habitué.
CHARLES — As… as… assez lu… lu… ludique, oui… Et mer… mer… merci pour le ca, ca… cadeau…
Le « merci » de Charles est froid et sans reconnaissance. Bruit de mallette refermée, de chaises déplacées.
BONE — Voilà, Charles, je vous laisse retourner dans vos rêves… Bonne nuit…
CHARLES — V… v… vous de mê… êêê… ême.
Porte qui s’ouvre, se referme. Silence. Bone est parti. Je me rends compte que quelque chose se détend en moi. Les nerfs, entre autres.
Charles réapparaît dans mon viseur. Il tient quelque chose dans sa main, un petit récipient de verre. Peux pas voir ce qu’il y a à l’intérieur. Sûrement sa nouvelle acquisition pour sa sculpture. Il la regarde longuement, l’air désespéré. Il finit par déposer le récipient sur la petite table. Ouvre un tiroir de celle-ci. Sort une seringue avec une cordelette de caoutchouc. J’ai alors droit à la scène, désormais connue de tous grâce à la télévision, du drogué qui se shoote par intraveineuse.
Charles ferme les yeux. Pousse un long soupir de satisfaction. On dirait que cinq livres de graisse fondent automatiquement sur lui (déjà qu’il est pas très gros !). Je commence à avoir des crampes dans le cou, mais je peux pas me décider à m’éloigner. Je veux voir.
Il finit par se relever, comme au ralenti. Il reprend le petit récipient en verre et marche vers une porte du fond. Il l’ouvre et actionne une lumière à l’intérieur. Sûrement une sorte de débarras, de petite remise. Il se met alors à travailler sur quelque chose d’impossible à discerner, qui est situé au fond et à droite du débarras. Je vois les bras de Charles s’activer, mais ses mains disparaissent derrière le mur. Ça semble compliqué, délicat… Toutes sortes d’émotions se succèdent sur son visage tourmenté : béatitude, colère, horreur, désespoir, mélancolie, bonheur, remords… On dirait un acteur qui pratique une série de faciès devant un miroir. Après quelques minutes, il se passe les mains dans les cheveux en gémissant :
— Pourquoi con… con… continuer ! C’est v… vain, tellement v… v… vain !
Il tourne alors son regard droit vers… merde ! droit sur la porte derrière laquelle je suis postée !
— Sur… surtout depuis qu… qu… qu’elle est i… i… ici…
Je referme doucement la porte, convaincue qu’il m’a vue. Je m’appuie contre le bois, retiens ma respiration. Après tout, j’ai rien fait de mal. Ils parlaient juste à côté, c’est assez normal que j’aie tout entendu…
Mais Charles n’approche pas. J’entends ses sanglots, accompagnés d’autres bruits, et enfin le silence. Après de longues minutes, j’ose rouvrir légèrement la porte. Lumière éteinte. Forme couchée et ronflante sur le divan. Charles fait dodo.
En boitant et en grimaçant, je retourne aussi dans le lit.
La Reine Rouge qui fait une grande fête dans trois semaines… Une réunion de mafiosi ?
Mario recherché par la Reine…
La sculpture de Charles…
Il y a encore tant de choses à découvrir, ici… Tant de choses qui ont l’air étranges et fascinantes…
… et dangereuses, surtout. Ne l’oublie pas, ma petite Aliss…
Je m’endors sur ce sage rappel de ma conscience.
*
Quand je me réveille, je sens que ma cheville va beaucoup mieux. Je marche vers la porte. Un léger claudiquement, une vague douleur, sinon ça va. Ça fait deux jours que j’ai les mêmes vêtements sur le dos, que je me suis pas lavée… Je me sens infecte. Il est huit heures. J’ai le temps d’aller me doucher et de manger avant de me rendre au travail.
Au travail… Ça me démoralise juste d’y penser…
Au salon, Charles ronfle toujours.
— Charles ?
Rrrron, rrron, zzz… Rien à faire. Je sais pas ce qu’il s’est injecté dans les veines cette nuit, mais ça l’a rendu aussi insensible à l’environnement qu’un ours qui hiberne.
Attendre qu’il se réveille ? Ça risque d’être long.
Bon, ben, je vais m’en aller, on dirait. Je prends ma sacoche, regarde Charles une dernière fois, puis traverse le salon. Je passe devant la petite table sur laquelle Bone, cette nuit, a déposé la carte d’invitation. J’y jette un coup d’œil.
LA REINE ROUGE
VOUS CONVIE À LA CÉLÉBRATION
DU DEUXIÈME ANNIVERSAIRE DE SON RÈGNE
LE 18 JUIN 2000, AU PALAIS
sur invitation seulement
Très officiel, tout ça… Deuxième année de règne… Qu’est-ce que ça peut bien signifier ?
Je n’ai qu’à voler cette carte à Charles, et je pourrai enfin entrer dans ce « Palais ». Charles aura aucune difficulté à obtenir une autre invitation, alors que moi…
J’y tiens vraiment ? Si je tombe en plein milieu d’un congrès de hors-la-loi ?… Voyons, j’exagère ! Tous ces gens qui parlent du Palais, autour de moi… Ils en parlent vraiment comme s’il s’agissait d’un club…
Je regarde le carton un bon moment, puis le remets sur la table en soupirant. Je vois alors la porte du débarras. Celui qui renferme la sculpture de Charles.
Ça, par contre, il n’y a aucune raison pour que j’y jette pas un coup d’œil tout de suite.
Et Charles ? Rrron, rron, zzzz, statu quo. Parfait.
Je vais ouvrir le placard. Je tire sur une petite cordelette et une ampoule s’allume. J’entre dans le débarras et tourne la tête vers la droite, là où doit se trouver la fameuse sculpture. Sûrement quelque chose de très sentimental, de très maniéré…
La chose est là, sur une tablette. Je dis « la chose » parce que sur le moment, je saisis pas trop ce que c’est. Rapidement, je distingue les éléments.
Un crâne… la base est un crâne humain… Et dessus, on a…
Collé ? Fixé ? Épinglé ?
Voyons, c’est sûrement pas… C’est du toc, c’est un pastiche certain ! Une imitation ! Ces orbites, ce scalp, ces lèvres, ces oreilles… Tout ça est…
Collé ?… Fixé ?… Épinglé ?
… posé, en tout cas, sur ce crâne… et du sang partout, coagulé, comme de la colle qui aurait séché sous les morceaux grossièrement appliqués…
Plus je regarde, plus je me rends compte que… Non, c’est pas un pastiche ! C’est réel, c’est vrai ! J’en suis sûre, sûre, sûre ! Et là, sur la tablette, d’immondes reliefs de cette œuvre en progression… autres lèvres… autres yeux épars… nez sanglants… morceaux de chairs utilisés, puis enlevés, remplacés…
Je respire trop vite, je vais étouffer si ça continue… Pourquoi je sors pas, pourquoi je reste ici ?
Parce que j’arrive pas à détacher mon regard de ce puzzle humain, vaguement féminin et pleinement cauchemardesque… parce que ces yeux arrachés, vacants, sont fixés dans les miens, veulent me dire qu’ils ont déjà appartenu à une autre tête, à d’autres lèvres, à d’autres cheveux… Sur ce crâne, c’est pas une morte que je vois, mais deux, trois, quatre cadavres, peut-être plus, rassemblés ici par un artiste fou, par un créateur dément, par…
Par Charles !
Qui dort, juste à côté de moi !
Cette idée réussit enfin à me faire bouger. Malgré le plancher qui tangue, malgré la porte qui change constamment d’endroit, malgré l’escalier qui se dérobe sous mes pieds, malgré le corridor, en bas, qui s’étire tel un labyrinthe, je me retrouve dehors, haletante, appuyée contre le mur de briques.
Je veux retourner dans mon appart, tout de suite !
Des piétons passent. Il me semble en reconnaître quelques-uns. Pas sûre. Je cherche un point de repère. Dans quelle rue suis-je ? Connais pas. Une intersection sur ma gauche, tout près. J’y vais en courant, la jambe douloureuse. Lutwidge, voilà ! Je reconnais les magasins, les restaus. Le supermarché, là, tout près. Je me mets en marche d’un pas rapide.
Ostie de malade ! Pis j’ai passé la nuit chez lui ! Avoir su ! Jamais j’aurais cru ça de lui, jamais…
Tout en marchant, je me calme graduellement, la panique s’estompe. J’ai hâte d’arriver chez moi, de prendre une douche, de me changer… Je devrais peut-être appeler la police, non ?
Je monte les marches en boitant, passe devant l’appart de Verrue. Ma douche m’apparaît soudain moins urgente et, sans réfléchir, j’entre chez le vieux.
Partout, des vestiges du party. En passant devant le salon, je repense aux gars qui se sont masturbés devant moi… Je traverse le couloir. Bouteilles vides, mégots, morceaux de vêtements… Pis l’odeur ! Ça pue comme la première du Allô Police. Verrue, lui, est assis dans son coin et déguste son hasch. Son genou est dans un sale état. Sous le trou du pyjama on voit une sorte de cratère rougeâtre avec chairs durcies et relevées, comme une boîte de carton qui aurait explosé. Le sang a séché, l’hémorragie est arrêtée, mais ça me rassure pas pour autant. Verrue, lui, me sourit. Comme d’habitude, relax. Comme d’habitude, planant. Comme d’habitude, hautain.
— Vous souffrez pas ?
— Plus vraiment. Ça élance un peu, mais, bon… C’est comme un engourdissement perpétuel, ça s’endure très bien…
— Je suis pas sûre que c’est très bon de laisser une jambe dans un tel état…
— C’est pas grave… Le cocon va bientôt s’ouvrir…
Je hoche la tête. Quand il embraye sur ce sujet, inutile d’essayer de le suivre.
— Et toi, petite Aliss, ça va mieux ? La dernière fois que je t’ai vue, tu étais sur un méchant trip… On m’a même dit que tu te balançais aux enseignes des commerces… Ça devait être très divertissant à voir…
— C’est de votre faute, aussi. Avec vos Macros et vos Micros…
— Question d’habitude. La première fois, ça surprend, c’est sûr… Mais on contrôle vite. Dès la deuxième fois, en fait.
Là-dessus, il me lance un regard entendu. Je décide de changer de sujet.
— Verrue, je ferai plus vos achats au supermarché. Maintenant que je travaille, ça risque d’être compliqué.
Je me tais. Il m’observe, indifférent, puis demande, lassé :
— Tu es venue juste pour me dire ça ?
— Non, c’est…
Je m’interromps. J’allais dire quelque chose du genre : « Je trouve les gens bien bizarres, ici. » Je me retiens juste à temps. Une telle déclaration me vaudrait sûrement un regard narquois et ironique. Il faut pourtant que j’en parle, j’en ai besoin. J’ose donc :
— Je pense que je devrais faire attention à mes fréquentations.
— Ah ? Est-ce que je fais partie des fréquentations à éviter ?
— Je…
J’observe son genou éclaté. Repense aux deux mafiosi.
— Je sais pas.
— Parce qu’à part moi, tu fréquentes pas grand monde, il me semble…
Impossible de l’éviter : j’ai droit à son sourire moqueur. Je dis rapidement :
— Il y a un gars, par exemple, qui s’appelle Charles… Il a l’air de vous connaître, il…
— Charles ? Tu trouves que ce bon Charles est une fréquentation à éviter ?
— Ouais, ben j’ai vu des affaires assez épouvantables, chez lui ! Je me demande même si je devrais pas appeler la police pour…
— La police ?
Là-dessus, il éclate de rire. Il a vraiment le don de me faire sentir épaisse ! Piquée, je rétorque :
— J’étais venue vous demander conseil, mais je pense que je vais oublier ça !
Il redevient alors sérieux et, solennel, me dit lentement :
— Chaque fois qu’on m’a demandé conseil, j’ai toujours donné le même : il faut garder son sang-froid. Toujours.
Ça m’avance en maudit, ça ! Je me passe une main dans les cheveux. Ils sont tellement sales !
— Bon, je vais aller me laver…
— Bonne idée…
Sur quoi, il appuie sur le « play » de sa radio, et une chanson western anglophone se fait entendre.
Je sors de la chambre en soupirant.