CHAPITRE XVI

Les toits d’Anola furent en vue deux jours plus tard.

Lorsque nous y entrâmes, une importante délégation attendait sur le quai. De gens de la Corporation.

Une bonne partie du port avait été évacuée et de nombreux milicieux patrouillaient aux coins des rues, repoussant avec fermeté les badauds trop curieux.

Le soir tombait sur la grande cité maritime. Un soir tiède, prélude à une nuit douce, et les filets de nuages annonciateurs de beau temps répandus dans un ciel aux teintes en camaïeu de rouge tardaient à s’estomper. Une odeur rance de friture et d’eaux usées parvenaient aux narines, alors que nous entamions les manœuvres d’accostage, fébriles, pressés de retrouver le sol plein, l’alcool, les femmes, et les volailles rôties. Pourtant, à cette joie se mêlait une angoisse indéfinissable qui me rongeait la poitrine en oppressant mes côtes, et je constatai la même inquiétude dans le regard bleu de Gersan.

Aurions-nous assez de temps ?

Si les rues étaient vides, bars et tavernes, eux, regorgeaient d’une faune avide de spectacles en tous genres, qui se pressait aux portes, aux fenêtres et balcons, silencieuse et attentive, car consciente de la grande nervosité des soldats.

Une fois la passerelle disposée, nous descendîmes sur le quai et attendîmes, mal à l’aise, épiés par des centaines d’yeux anonymes, que nous rejoignent ceux de l’Écumeur. Nous montrions tous, équipiers et soldats, un visage fatigué, sale, buriné par des semaines éprouvantes sous un soleil agressif, et même Jellisi, d’ordinaire si flegmatique, accusait l’épuisement dans ses yeux cernés et ses joues amaigries. Il n’en paraissait que plus sec encore, comme une brindille prête à casser à la moindre pression.

Nous échangeâmes les premiers mots depuis des semaines avec Malios et Naryo qui, moins accoutumés aux grands voyages, semblaient très sérieusement affaiblis. J’eus plaisir à être de nouveau en leur compagnie et, durant ces quelques instants de retrouvailles, l’unique pensée-obsession que je ruminais depuis la mort d’Oleüs s’estompa un peu dans mon esprit. Daros de Jellisi salua beaucoup de monde, certains avec déférence, d’autres plus négligemment, et s’entretint longuement avec un petit homme obèse et luisant qui se contentait de hocher la tête solennellement de temps à autre.

Un groupe de véhicules énormes, entièrement bâchés, fit son apparition, chacun tracté par six chevaux et conduit par un couple de cochers en uniforme. L’attaché vint nous expliquer que nous devions aller jusqu’à Nonis, au palais gouvernemental, où nos primes nous seraient remises. Les membres de la Corporation, avait-il ajouté d’une voix que je jugeai fausse, tenaient à nous remercier en personne pour notre collaboration. D’après les bribes de phrases que nous saisissions, venues du groupe d’officiels au centre duquel trônait l’attaché, visiblement ravi des honneurs qu’on lui faisait, l’expédition rivale d’origine Ror-Nahssienne était encore au large de ses rivages. La Corporation bénéficiait donc d’un avantage à ne pas perdre.

Ordre fut alors donné aux soldats de transvaser la « marchandise » des navires dans les chars, prévus de bonne taille. Nous autres, équipiers, mîmes à profit ce délai pour récupérer l’onalhène, déjà sèche et par conséquent plus précieuse, soigneusement enserrée dans des ballots de tissu que nous logeâmes dans une des voitures. Naryo fut assigné à la surveillance de notre bien, car aucune confiance ne pouvait être accordée aux sbires de l’État, maintenant que nous avions rejoint leur fief.

Les chuchotements des spectateurs allaient bon train, tandis qu’on amenait les impressionnants cocons sur la terre ferme, et la milice dut bon nombre de fois se faire menaçante pour éloigner des curieux, téméraires et entêtés.

Partout les visages anonymes s’animaient, les mains gesticulaient, les bouches se déliaient, les explications les plus saugrenues, les plus incohérentes s’échafaudaient parmi la foule ignorante. On voulait savoir.

Chacun se targuait de détenir la vérité, la clamant aux autres avec fierté et suffisance. Ces babillages futiles m’agacèrent tant et plus que je grimpai dans le chariot gardé par Naryo pour y attendre la fin du chargement.

Quand les véhicules se mirent en branle, le crépuscule uniformisait les silhouettes et nous ne discernions plus, du port d’Anola, que ses façades géométriques sombres, brutes, et les nombreuses lumières qui en inondaient les ouvertures.

Trois soldats voyageaient avec nous, avachis au fond du chariot, trois de ceux qui rentraient des Terres du Sud. Leur menton appuyé sur la poitrine, ils brinquebalaient suivant les sursauts des roues. Parfois un cahot trop puissant les faisait grogner. Ils dormaient.

Les huit voitures avançaient à bonne allure. Nous quittions les vignobles d’Hestrera et obliquions en direction de Samari.

La lune, presque pleine, baignait le ciel d’une lueur laiteuse et les kiras, très nombreux entre les ceps, chantaient en crissant, pointillant la pénombre de taches clignotantes quand leur ventre vert s’illuminait.

Gersan fixait le chemin caillouteux qui serpentait derrière nous, perdu dans ses pensées. Naryo, sa joue contre la bâche, ronflait comme un bienheureux, nullement gêné par les soubresauts dus aux ornières. Je portai mon regard sur Malios qui m’observait, attentif, assis en face, les jambes ramenées contre sa poitrine.

— Je sais à quoi tu songes, me souffla-t-il, et il m’est venu une idée. J’ai un ami prêcheur. Un ami sûr, à Ottavia, trois lieues avant Davao. Je suis certain qu’il pourrait nous accueillir tous les quatre pour quelques jours.

Je jetai un bref coup d’œil aux militaires. Le bruit des roues ferraillées ne leur permettait pas d’entendre et d’ailleurs aucun d’eux n’avait bronché.

Gersan se tourna vers nous.

— Ton ami, Malios, il vit seul ?

— Non, sa mère dort sous le même toit. Elle est aveugle et presque impotente. Rien à craindre de ce côté-là.

— Je vois que nous sommes tous d’accord, ajoutai-je. N’est-ce pas, Naryo ?

Le marin gloussa.

— Cependant il y a deux ombres au tableau. Le véhicule qui nous suit, et les ballots d’onalhène.

— Si nous continuons de rouler à cette vitesse nous dépasserons Ottavia avant quatre heures du matin. Or, il y a là-bas une grande forêt de pins, par laquelle nous sommes passés en venant, et relativement proche du village. Nous sauterons à ce moment-là. Quant au véhicule qui nous suit…

Malios haussa les épaules et marmonna une vague prière inintelligible.

— Nous verrons bien. Les bois sont sombres, et les virages nombreux. (Gersan désigna ceux du fond.) Et eux ?

— Nous les tuerons, grondai-je.

Je m’assoupis un peu, par périodes, mais ne dormis pas vraiment. Gersan sommeilla presque cinq heures sans discontinuer, la tête contre mon épaule. J’entendis plusieurs fois, dans un semi-brouillard, Malios discuter avec Naryo-le-joueur, qui s’était éveillé, mais malgré leur proximité je ne pus rien saisir de la conversation.

Beaucoup d’images, dans ma somnolence, me revenaient à l’esprit. Totarra, notre tentative d’évasion manquée, le gheren, ce fichu métal aux reflets bleuâtres pour lequel j’avais creusé deux années durant, dans les galeries du bagne, l’expédition folle, les oiseaux tueurs au bec acéré, le charnier des indigènes, toutes les séquences étaient mêlées en un imbroglio cauchemardesque. Des visages se superposaient aux scènes, flous, éphémères. Il y eut ceux des victimes du voyage, grimaçants, réprobateurs, ceux de mon père et ma mère, dont les traits brouillés se déformaient sans cesse, devenant des masques effrayants aux bouches béantes sur un néant qui finit par les engloutir, cédant place à la face couturée, érodé, de Gallyo. Bien nette. Son souvenir me réanima brutalement, comme s’il avait prononcé mon nom. Il réclamait le tribut de sa mort.

Pour assurer sa paix dans l’éternité quelqu’un devrait payer. Daros de Jellisi ! le commanditaire, le responsable, le bourreau… Et dire qu’il était là, à portée de lame, dans le premier chariot ! J’eus une envie subite d’aller lui couper le cou avant de filer mais la raison me fit rapidement chasser cette éventualité. À quoi bon compromettre nos chances de salut en assouvissant une vengeance personnelle et faire ainsi risquer à Gersan, Malios et Naryo un châtiment à la mesure de mon crime ?

Le prêcheur me secoua doucement.

— Ce n’est plus très loin. Il y a déjà un moment que j’ai reconnu le secteur.

— Si celui qui nous suit ne tente pas de réduire la distance, nous avons une chance de sauter sans nous faire repérer, admit Naryo.

Nous nous tournâmes de concert vers les soldats assoupis.

— Ils en écrasant, les fumiers, dit Gersan. La bâche épaisse qui nous séparait du cocher était fermée, nouée par des lacets de cuir.

Si tout se déroulait comme nous l’imaginions, il ne s’apercevait de rien. Juste d’une légère accélération des chevaux, par diminution du poids de charge.

— Dès que nous aurons pénétré sous le couvert de la forêt, un premier d’entre nous gerbera du chariot avec deux ballots. Si le véhicule suivant reste trop proche, il ne faudra se jeter dans le taillis qu’après un virage, seul moment où nous échapperons à leur vue.

Malios attendit notre approbation avant de conclure :

— Je serai le dernier à sauter.

— Pourquoi ? Le risque est trop grand, dis-je, tu ne peux te permettre de le courir !

— Je sauterai en dernier, répéta simplement le prêcheur, comme s’il ne m’avait pas entendu.

Gersan me fit un signe de tête, hocha le menton pour désigner le fond et tira un objet d’une de ses chausses. Je reconnus dans l’obscurité l’éclair blanc du métal et saisis mon propre poignard logé au même endroit. Vieille ruse de voyageur.

Naryo, qui se trouvait à proximité immédiate d’un des gardes, frappa très sèchement son voisin à la gorge, du tranchant de la main, et retint celui-ci dans sa chute en avant.

C’est le moment que choisit un autre pour se réveiller. Je n’eus que le temps de plonger ma lame dans son cou en appuyant sur sa bouche avec mes doigts, pour qu’il ne crie pas.

Il mourut très vite en inondant ma paume de sang.

Le marin en fit autant avec le troisième, qui se débattit longtemps en poussant des gémissements étouffés.

— Le Seigneur nous pardonne, marmonna Malios avant d’ajouter, plus fort : il faut y aller, nous sommes dans le bois.

Naryo se proposa pour le premier saut, prit sur son dos deux ballots d’onalhène et attendit, accroupi contre le rebord du chariot, un tournant propice. La tâche ne serait pas aisée, il faisait à peine plus sombre que dans la campagne et la voiture suivante restait dangereusement proche.

— Surtout ne bouge pas de ta planque, recommanda Malios. Nous te rejoindrons dès que possible.

Lorsqu’il eut roulé dans les fourrés touffus et que nous l’eûmes vu se relever. Gersan se prépara et plongea au virage d’après, emportant contre lui trois sacs de la précieuse drogue.

Puis ce fut mon tour, dans la foulée. Malios lança derrière moi un autre ballot sur la route, que je récupérai in extremis avant l’apparition du chariot de queue.

Je me tapis dans une gerbe de fougères odorantes et attendis, haletant, mouillé de peur et de rosée.

Le bruit décrût peu à peu, se fondit dans le lointain, et la nature reprit ses droits. Craquements, bruissements, hululements, flappements d’ailes, trottinements diffus…

Les secondes me semblaient minutes, et les minutes des heures.

Malios avait-il pu sauter ?

Ma respiration me parut forte, mes battements de cœur bruyants. Je m’efforçai au calme et tentait d’accoutumer mes oreilles à la vie nocturne de la forêt. Je changeais plusieurs fois de position pour dégourdir mes membres endormis et essayai sans succès de mettre un nom sur un croassement proche et lancinant. Puis je cherchai à identifier un frottement régulier, venu d’un arbre proche, un miaulement assourdi, une course poursuite qui se termina dans une confusion de sifflements rageurs et de cris dépités… Cela me prit du temps et occulta mes angoisses.

C’est presque machinalement que j’enregistrai le nouveau bruit, dans le but de l’analyser, avant de reconnaître non sans soulagement son origine : des pas.

Je jaillis de mon buisson, embarquai mes paquets et me précipitai sur le chemin.

Malios me fit un petit signe satisfait.

— Nous voilà sauvés, grâce au ciel.

— J’ai cru un instant que…

— Pourquoi voulais-tu que j’aie des problèmes ? coupa le prêcheur. Je suis capable de prendre quelques risques, parfois. Le Seigneur veille sur moi, tu sais.

Puis, haussant les épaules et attrapant les ballots qu’il balança dans son dos :

— Allons-y, Janyl. Naryo et Gersan doivent se ronger les ongles. Et nous ne sommes pas encore rendus.