CHAPITRE IV
J’en doutais, mais Dame Chance existe. Nous la croisâmes, Gersan et moi, un après-midi en galerie 6.
Nous étions dans le même service depuis une semaine, occupés à la même tâche. Le déblayage. Une aubaine que nous espérions bien mettre à profit.
Chaque jour, nous comptions les Astris de garde. Vingt-trois. Pour une soixantaine de prisonniers. Nous épiions les rotations, leurs heures, le nombre de pas à faire pour atteindre le puits d’accès, et tout un tas de renseignements dont on ne savait s’ils nous seraient utiles, mais ils nous donnaient l’espoir.
La galerie 6, de terre trop friable, ou proche d’une poche d’eau, venait de subir un éboulement important qui paralysait la progression des travaux. Une première équipe se chargeait de remettre en état et de fixer à nouveau les barres de soutènement détachées tandis que la seconde, dont nous faisions partie, chargeait les chariots de terre et de pierraille le plus rapidement possible pour dégager la voie.
Chocs de pioches, de pelles entre elles ou contre les chariots, brouhaha des conversations à voix basse entre bagnards, et braillements des Astris, claquements de fouets, l’atmosphère était pour le moins confuse.
Gersan travaillait à quelques pieds de moi, le torse nu luisant de sueur, ses cheveux épaissis de poussière, maniant la pelle avec une aisance spectaculaire. Je souris intérieurement. Les autres forçats prenaient grand soin de ne pas se trouver à portée de son outil et Gersan remplissait sa tâche à l’aise, sans jamais être bousculé, un grand cercle de vide autour de lui.
Les gardes, de très mauvaise humeur, surveillaient à outrance, brandissant leurs maudites lanières à la première maladresse, au plus minuscule ralentissement de cadence.
Soudain, Gersan me fit un signe que je ne compris pas immédiatement. Il indiquait le fond de la galerie, encore empli d’un amoncellement de pierres, de tasseaux brisés et de terre grasse.
Sans attirer l’attention, il entreprit de s’éloigner dans cette direction, mimant un travail intense, et m’invitant – du coin de l’œil – à le suivre. Les gardes ne firent pas attention à nous, la galerie était un cul-de-sac.
Gersan passa près de moi, l’air affairé, et me souffla brièvement, le regard obstinément fixé sur sa pelle :
— Continue ton travail normalement, tu vas bientôt comprendre.
Je repris mon labeur avec fièvre, aiguillonné par l’excitation, bien que ne saisissant pas le pourquoi de cette mise en scène. L’Astri le plus proche nous lança un coup d’œil indifférent et fit claquer son fouet au-dessus d’un détenu qui lui semblait trop lent à la tâche, vociférant un chapelet d’injures humiliantes que le pauvre encaissa sans sourciller.
Un quart d’heure s’écoula, sans que rien ne se produise.
Gersan ne relevait pas la tête, pelletant avec fougue, et je commençais de me poser des questions lorsqu’une série de craquements sinistres retentit, se répercutant à travers toute la galerie, comme l’horrible grincement d’une porte monstrueuse.
Il y eut un court instant de flottement pendant lequel personne ne fit le moindre geste. On eût dit qu’un dieu malin avait jeté un sort, pétrifiant indifféremment Astris et détenus en pleine action.
Puis quelqu’un hurla, la voix empreinte de peur panique :
— Ça s’écroule ! La galerie s’écroule !
L’affolement gagna instantanément tous les esprits.
Je vis nettement le plafond du tunnel trembler, et les premières barres de soutènement se détacher avec lenteur, entraînant derrière elles des masses de terre et de roches, dans une confusion indescriptible.
Gersan brailla à mon adresse, ses coudes enserrant sa tête :
— Janyl ! Viens au fond ! Au fond !
Je me précipitai contre la paroi qui formait la fin de la galerie et me plaquai à elle du mieux que je pus, horrifié par la grosseur des blocs de pierre qui chutaient un peu partout.
Les nuages de poussière qui tournoyaient en tous sens diminuaient de beaucoup la visibilité et nous aperçûmes à peine les retardataires qui disparaissaient, écrasés sous de gigantesques paquets d’agglomérat indistinct.
Des cris nous parvenaient, puis cessaient presque aussitôt, étouffés. Je reçus en pleine épaule une barre de bois projetée de nulle part et m’incrustai davantage dans la paroi grasse hérissée de dizaines d’aspérités minérales, non sans jurer de douleur.
Gersan s’époumonait à me crier quelque chose mais je ne saisis pas ses paroles et détournai le regard afin qu’il ne vît pas ma peur. Les chocs sourds succédaient aux avalanches, aux craquements divers, mêlés à des clameurs de terreur ou de souffrance.
Je me pliai en deux, secoué d’une quinte de toux, et crachai longtemps une salive empoussiérée, à genoux dans les gravats, les bras protégeant mon crâne. J’avais les narines et la gorge parcheminées, et une aiguille de feu transperçait l’os de mon épaule, m’arrachant des gémissements à chaque mouvement brusque.
Peu à peu la pluie de pierraille cessa, les cris aussi, et le silence reprit ses droits, lourd, opaque, comme l’obscurité qui régnait.
Je soufflai.
Tous mes muscles étaient contractés au point d’atteindre le seuil du douloureux et je me rendis compte que j’avais enfoncé mes doigts dans la terre jusqu’à les faire disparaître totalement.
Divers bruits me parvenaient, tous inidentifiables.
Près de moi quelqu’un toussa, à s’en arracher la gorge. Gersan.
Je m’essuyai le visage avec la manche de ma chemise.
— Gersan, c’est toi ?
— Oui, et je suis vivant, mais avec l’impression qu’un troupeau d’ourias déchaînés m’est passé sur le corps, pas toi ?
— Moi, avec toute la poussière que j’ai ingurgitée, il me semble que j’ai assez mangé pour une dizaine de jours.
— Bah, tant mieux pour toi, parce que ce soir il ne faudra pas compter sur la cantine.
Je m’ébrouai avec énergie et ôtai un paquet de débris emmêlés dans mes cheveux.
— Fais comme moi, lança Gersan, défais ta chemise, ton pantalon, tes chausses et secoue bien tout ça. Tu te sentiras déjà mieux.
Je suivis son conseil et vidai de mes vêtements le contenu d’un chariot de gravats.
Des coups sourds résonnaient, lointains, accompagnés de cris, d’appels diffus.
— Comment as-tu su ? demandai-je quand les voix se furent tues.
— J’avais remarqué, hier, que quatre des barres de soutènement ne tenaient plus qu’à peine, et toute une partie du plafond semblait très humide. J’en ai déduit que la poche d’eau, dont nous soupçonnions l’existence, devait être bien plus importante que prévu. Et ce matin, en arrivant, j’ai constaté que cette humidité avait gagné de dix pas dans le centre de la galerie. Tu te souviens de cet effondrement l’an passé ? Eh bien, ça s’est combiné de la même manière. J’ai donc calculé que les soutiens, sur lesquels s’exerçait le poids de cette poche d’eau, lâcheraient dans l’après-midi. C’est pour cela que je t’ai entraîné vers l’extrémité condamnée du tunnel. Celle-ci ne semblant pas atteinte, nous pouvions sans gros risques l’utiliser comme abri.
— Tu aurais pu te tromper ! m’exclamai-je, envahi de frissons rétrospectifs.
— À quel sujet ?
— Si les barres avaient lâché dans la matinée ?
Gersan se racla la gorge.
— Ah oui, bien sûr, il y avait un pourcentage de risque, mais tu vois, ça s’est produit comme je l’imaginais.
Puis, biaisant :
— Tu n’es pas blessé ?
— Non, juste une grosse douleur à l’épaule gauche, mais tout à fait supportable. Comment comptes-tu nous faire sortir d’ici ? m’enquis-je, en cherchant à tâtons un coin stable pour m’asseoir.
— Pour l’instant je n’en ai aucune idée. L’essentiel est qu’ils ne sachent pas qu’une portion du tunnel reste pour ainsi dire intacte. Lorsqu’ils feront l’appel des survivants, ils se rendront compte que nous n’en sommes pas et – je l’espère – ne s’imagineront pas un seul instant que nous avons pu être épargnés.
— C’est le but recherché…
— C’est le but recherché, répéta Gersan. Ils interrompront les fouilles à la nuit afin que dorment les hommes et nous choisirons ce moment pour commencer de nous dégager un passage, tu me suis bien ?
— Parfaitement, mais l’effondrement est important, comment veux-tu qu’on s’en échappe en une seule nuit ?
— Rien ne nous empêche de le faire en deux fois, voire même trois…
— Tu es fou ! m’écriai-je, d’ici là ils auront tout déblayé, tu oublies les détenus ! Les Astris les feront bosser à fond pour dégager…
— C’est justement là où tu te trompes. Pour la deuxième fois un incident se produit dans la 6, et les Astris en connaissent la cause. Cette fameuse poche d’eau : je peux te dire ce qu’ils vont faire, moi. Attendre tranquillement que toute cette flotte s’écoule avant de reprendre le travail.
Juste. Je n’y avais pas songé. Quant aux éventuels survivants coincés sous les décombres, tant pis pour eux. La direction de Totarra ne s’est jamais guère souciée des vies humaines jusqu’à ce jour. De plus, ceux qui entreprendraient les fouilles risqueraient à leur tour d’être broyés sous un nouvel éboulement. Inutile, donc, d’ajouter des morts à une liste déjà conséquente.
— Janyl…
— Oui ?
— Est-ce que tu as ta pelle près de toi ?
— Non, mais elle ne doit pas être bien loin, dis-je, cherchant déjà à quatre pattes.
La voix de Gersan me parvint plus sourde :
— Je fais le tour de notre trou, pour me rendre compte de la place dont nous disposons.
Pas bien grand. Cinq ou six pas sur trois.
Un instant, l’angoisse que nous manquions d’air à un moment ou un autre m’étreignit, mais je me raisonnai rapidement. Les solives détachées du plafond s’étaient entassées comme autant d’entraves, gênant le passage de gros blocs pierreux et l’air pouvait circuler librement entre les interstices ainsi formés. Nous ne risquions pas de périr étouffés.
Gersan découvrit un début de conduit entre les éboulis mais ne s’y risqua pas, à cause des craquements et des coulis de terre qui s’y produisaient encore trop fréquemment.
Habitués à cette obscurité quasi totale, nous parvenions – peu à peu et faiblement – à discerner notre prison naturelle dans son ensemble. Malgré nos recherches assidues, aucun de nous ne trouva de lampe à huile, ni la moindre torche. Cela ne faciliterait pas le travail. Il faudrait creuser et avancer sans lumière sous des tonnes de minéraux retenus par quelques poutres et en état d’instabilité permanente. Nous discutâmes longtemps de choses et d’autres avant de nous assoupir côte à côte contre le mur ruisselant du cul de la galerie.