CHAPITRE X
Deux hommes manquaient encore alors que nous entamions la dernière journée. Le crépuscule venu, il faudrait rejoindre le palais pour présenter une équipe complète à Jellisi sinon…
Sinon il adjoindrait deux de ses hommes aux nôtres, or nous devions impérativement l’éviter pour garder une certaine puissance, donc une certaine autonomie.
Nous nous mîmes en quête de recrues dès les premiers mouvements de vie dans la cité. Naryo fila dans les faubourgs Ouest, à la recherche d’une de ses connaissances – songeant à quelques compagnons de jeu pour qui un « changement d’air » serait bienvenu – tandis que nous nous scindions en deux groupes, Oleüs et Gersan au centre ville, Jox et moi-même à l’une des portes principales de Nonis, où entrent et sortent, dès le matin, toutes catégories sociales.
Carrioles, roulottes et charrettes de marchands commencèrent d’affluer après une heure d’attente sous un soleil insolent. Rien de bien brillant. Des gamins pour la plupart, qui conduisaient l’attelage au marché central, lieu essentiel du commerce de fruits, légumes et autres produits de la terre laissant père et mère à la besogne du champ ou de l’étable depuis le petit jour. Au cœur de cette jeunesse turbulente et enthousiaste, quelques vieux qui cheminaient mollement, cassés en deux par l’usure et la chaleur déjà éprouvante, poussant devant eux à la badine des groupes de biques efflanquées au poil terne et crasseux.
Nous cherchions un profil particulier. Rostir, marin, négociant, ouvrier, qu’importe, mais un bon gabarit, ni suicidaire ni pusillanime, ni trop doux ni trop agressif, en tout cas quelqu’un d’opposé au régime d’Amon.
Parce que Gersan et moi avions notre petite idée en tête.
Nous restâmes une bonne partie de l’après-midi à scruter les passants, à évaluer leur taille, leurs poids, leurs qualités, sans vraiment trouver corde à notre arc, ou essuyant de très fermes refus au seul énoncé de Terre du Sud lorsque nous tentions notre chance.
En finale, ce ne fut pas nous qui le trouvâmes, mais lui qui vint à notre rencontre. L’air, surchauffé depuis midi, perdait peu à peu de son épaisseur, le ciel de sa clarté et Nonis dégorgeait son trop-plein de mendiants, bonimenteurs et colporteurs, pour le bref intermède de la nuit.
Lorsqu’il nous découvrit, tous deux affalés par terre contre le mur d’enceinte de la ville, accablés de fatigue, de soleil, nous prenant vraisemblablement pour des miséreux, il quitta brusquement le chemin et s’approcha, affichant un air à la fois attristé et plein de reproche, parfaitement reconnaissable à sa tunique, ses chausses et son calot blanc, quoique tout empoussiérés et détrempés de sueur.
Un prêcheur.
Il écarta les bras de commisération.
— Mes enfants, mes enfants, qu’avez-vous donc ?
Êtes-vous si désespérés de vivre que vous renoncez jusqu’à vous mettre à l’ombre ?
Agacé par une trop longue et infructueuse attente, une soif et une faim intenses, je rétorquai, sèchement :
— Ça va, prêcheur, passe ton chemin. Nous cherchons un homme téméraire pour affronter avec nous des périls inconnus en échange de la richesse, mais il semble qu’il n’y ait guère d’âmes courageuses dans les parages.
— Qu’en sais-tu, mon fils ?
— Il suffit de dire que l’expédition doit nous conduire au cœur de Terre du Sud pour qu’une lueur de peur s’allume dans tous les regards.
Le prêcheur hocha gravement la tête.
— Bien des légendes ont circulé, qui n’étaient pas en faveur de ces territoires, je le reconnais.
Je frappai de mon poing fermé ma poitrine.
— Pour moi ce sera le second voyage, dans ces terres maudites par ton Seigneur.
L’homme s’offusqua.
— Elles ne le sont pas tant que ça, puisque tu en es revenu sain et sauf, mon fils. Notre Seigneur t’accompagnait et a sauvegardé ta vie, tu devrais lui en être reconnaissant.
Lassé par cette discussion inutile, alors que Jox retenait de plus en plus difficilement un fou rire qui le défigurait, je m’apprêtais à en finir quand le prêcheur ajouta, nous douchant littéralement :
— Je ne suis qu’un pauvre hère qui parcourt monts et chemins depuis des lustres, je n’ai guère de but sinon la Vérité, mais, si tu le veux, je t’offre mes services.
J’en restai bouche bée. Jox ne put se contenir plus avant et explosa sans discrétion, tordu par terre, en se tenant les côtes. Je me sentis gagné par son hilarité et fis un effort surhumain pour ne pas éclater à mon tour.
— Sois sérieux, prêcheur. Dans cette expédition, qui n’a rien d’un pèlerinage, des hommes laisseront sûrement leur vie. Il convient donc d’être robuste et aguerri aux voyages inconfortables, périlleux, pour participer à un périple de cette envergure. Il faut aussi connaître le maniement du sabre, de l’arc ou autres armes. La prière n’est pas, à mon avis, un moyen de défense efficace, surtout face aux monstruosités qui peuplent la jungle…
Il m’interrompit, visiblement vexé :
— Comment peux-tu savoir si je ne suis point capable de tout ce que tu demandes ?
Pris de court, je ne sus que répondre et me contentai de l’observer plus en détail. Il paraissait bien bâti, surtout grâce à une charpente osseuse conséquente, et son visage carré reflétait la décision. Ses mains étaient larges et calleuses, comme celles d’un homme habitué de longue date aux travaux manuels éprouvants et il se déplaçait pieds nus, sans souffrir, apparemment, des multiples écorchures qui lui meurtrissaient les orteils.
Pourquoi pas lui ?
— Sais-tu te battre ? l’interrogeai-je alors que Jox se calmait soudain, stupéfait de l’intérêt que je portais à un religieux.
— Je me défends, face aux agresseurs éventuels, mais je n’attaque pas, dit-il modestement, essuyant d’un revers du bras les gouttes qui perlaient à son front hâlé.
— Jox ?
— Oui, Janyl ? sursauta celui-ci.
— Essaie donc de mettre cet homme à terre et de l’immobiliser. Sans violence excessive, bien sûr, puisqu’il s’agit d’un test.
Jox Émeris me fixa, d’un air parfaitement ahuri, puis son regard croisa celui – tranquille – du prêcheur et il se leva avec lenteur, croyant encore à une plaisanterie.
— Vas-y, insistai-je, amusé par la tournure que prenaient les événements.
L’expression du religieux était restée la même, mais je constatai non sans satisfaction que ses jambes, bien plantées au sol, fléchissaient légèrement, qu’il tenait ses bras écartés du corps et que, sans rien en laisser paraître, il contractait ses muscles dans l’attente d’un assaut. Une réaction saine de combattant. Et l’intérêt que je lui portais s’accrût davantage lorsqu’il se dégagea promptement des bras robustes d’Émeris qui tentait de le ceinturer.
Ce dernier tournait autour de lui, cherchant une faille pour le déséquilibrer, bras en avant, doigts crispés en griffes, cou rentré dans les épaules, et tout sourire avait quitté son visage concentré.
Sa deuxième tentative ne fut pas plus réussie et le prêcheur, toujours souriant, se débarrassa d’un geste vif de son calot gênant.
Tout autour, quelques badauds, croyant à une rixe véritable, suivaient la scène avec passion, sidérés de voir un religieux se compromettre dans de telles exactions.
Quand Jox, pour la troisième fois, voulut l’empoigner, celui-ci sauta de côté avec une promptitude remarquable, saisit la main qui s’offrait presque et, d’une clé savante, la ramena dans le dos de son adversaire stupéfait, le plaqua contre lui, puis, me fixant d’un air réjoui, fit passer son pouce sur la largeur de mon cou comme s’il se fût agi d’un poignard ou d’une dague.
Proprement égorgé, le Jox.
— Bravo ! m’exclamai-je, sincèrement convaincu, mais comment as-tu appris tout cela ?
L’homme récupéra son couvre-chef, s’en coiffa de nouveau, essuya sa figure ruisselante, et éluda la question avec autant d’adresse que dans son action précédente.
— Le Seigneur m’a offert sa puissance pour cette démonstration…
Il ajouta, diplomate, en tapotant amicalement l’épaule d’un Jox vexé de s’être ainsi fait piéger :
— Et ton ami, je l’ai compris, n’a pas donné toute son énergie, pour me faciliter la tâche.
— Alors tu es des nôtres, conclus-je en avançant la main, et j’espère que tu n’auras pas à le regretter. Terre du Sud est un monde fou. Complètement fou.
Le groupe de curieux se dissociait rapidement tandis que circulait sur les lèvres le mot fatidique : « La milice… »
— Ne restons pas là, dis-je. Les autres nous attendent certainement à l’auberge. Je crois que nous avons tous mérité une pinte de vin frais.
Naryo, rentré bredouille, était désolé, mais Oleüs et Gersan avaient le cinquième homme avec eux, un rostir d’une cinquantaine d’années, à la carrure impressionnante et la parole facile.
Nous vidâmes quelques chopines à la réussite du projet, à la bonne entente de l’équipe nouvelle ainsi complète plus quelques autres motifs moins valables, et, lorsque le soleil eut disparu derrière les collines d’Urcha, nous quittâmes l’auberge des Rois Rouges tous les sept, et nous rendîmes ensemble au palais gouvernemental.
Là, je présentai mon laissez-passer aux plantons et l’un d’eux me conduisit, à travers des jardins splendides où croissaient d’extraordinaires buissons fleuris aux senteurs enivrantes, jusqu’aux portes d’un bâtiment somptueux où un second garde me prit en charge, pour m’amener devant le cabinet de Jellisi. On m’annonça, et, après plus de vingt minutes d’attente, l’attaché au Conseil de la Corporation m’ouvrit lui-même la porte.
— Tu as ton équipe ? demanda-t-il froidement, sans préambule.
— Oui, les cinq hommes. Ils attendent aux portes du palais.
— Bon. (Ses yeux fixaient un point vague, au loin.) L’expédition part demain matin. Trois chars mèneront mes hommes et les tiens jusqu’au port d’Anola, où doit nous attendre un navire spécialement affrété par la Corporation.
— … Nous ? répétai-je, surpris.
— Oui, nous. Je suis du voyage, ne t’en déplaise. Ton équipe et toi-même serez sous mes ordres.
— Ça n’était pas prévu ! m’écriai-je, envahi d’une brusque colère.
— Ça ne l’était pas, mais la Corporation en a décidé autrement.
Dans sa voix, transparaissait une bonne dose d’amertume. Il n’avait pas dû trop apprécier la décision venue du sommet.
— N’oublie pas que tu sors de Totarra, Janyl Alban, et du niveau 5. L’obéissance est une des conditions de ta liberté.
Je refrénai une prodigieuse envie de lui écraser mon poing sur le nez et repris, d’un ton qui se voulait le plus indifférent possible :
— Il conviendrait d’annoncer d’ores et déjà à l’équipe le salaire que vous comptez lui octroyer. Ils ne…
— Ce sera fait, trancha Jellisi. S’ils me satisfont.
Nous refîmes le trajet en sens inverse, accompagnés, à une dizaine de pas derrière, d’un milicien discret.
Parvenus aux grilles, l’attaché lança un ordre bref et les soldats de faction firent entrer les hommes dans l’enceinte du palais, gardant la main prudemment posée sur leur sabre.
Daros de Jellisi les jaugea tour à tour, d’un œil circonspect, comme on examinerait du bétail avant d’en prendre possession.
— Qui es-tu, et qu’as-tu fait, toi ? questionna-t-il abruptement, touchant du doigt la poitrine du religieux, qui avait eu la présence d’esprit de troquer ses vêtements particuliers contre des frusques plus ordinaires.
— Malios d’Isatan, rostir en attente de contrat, mentit le prêcheur. « Que le Seigneur m’assiste et me pardonne », ajouta-t-il pour lui-même.
— Et toi ? continuait Jellisi, s’adressant à notre dernière recrue.
— Kurti Sarigan, rostir en attente de contrat.
L’attaché se détourna, parut se concentrer un moment, puis fit volte-face et déclama :
— Vous avez tous eu vent des bruits que l’on rapporte au sujet des Terres du Sud. Ils sont pour la plupart bien fondés, Janyl Alban a dû vous le dire. Par conséquent, il sera donné à chacun de vous cent vingt mille yonis une fois la mission accomplie, avec succès, cela s’entend.
Naryo émit un léger sifflement rêveur à l’énoncé de la somme.
— Janyl Alban est notre guide, mais je suis l’unique dirigeant de cette expédition, et seuls mes ordres, ou ceux confirmés par moi devront être exécutés.
Il se tut de longs instants pour laisser les hommes assimiler ses derniers mots et termina :
— Nous partons demain. Vos armes favorites et l’équipement indispensable vous seront fournis tout à l’heure. Il est bien entendu qu’aucun de vous ne peut, à partir de cet instant, sortir du palais gouvernemental.