CHAPITRE XIV
Ils étaient tous groupés devant les voitures et nous regardaient descendre dans la fosse aux cocons avec l’œil du geôlier qui vient d’annoncer « c’est l’heure » au condamné à mort. Je les sentais nous scruter comme des oiseaux charognards mais je ne me retournai pas, et j’ignore si Gersan ou Naryo le firent, ils se trouvaient plus en retrait par rapport à moi.
Nous ne pûmes tenir longtemps sur nos jambes et achevâmes en dégringolant sur les fesses, car sur sa fin la paroi était abrupte, quoique couverte d’une herbe à laquelle nous pouvions nous agripper. Je me vis bientôt entouré de masses jaunâtres velues dont certaine me dépassaient d’une taille.
Leurs regards, là-haut, se vrillaient dans mon dos, collaient à ma nuque, suivaient mes plus petits mouvements, prolongeaient mes moindres gestes. Des frissons désagréables parcouraient mon corps, comme une ribambelle de fourmis curieuses. Je m’ébrouai pour les atténuer.
La peur ? Sans doute. Leur façon de me scruter l’exacerbait. Après tout je n’avais jamais tenté d’emporter un cocon, ni de l’arracher à ce sol dans lequel il semblait si profondément ancré. J’avais tout juste ôté quelques fibres de sa chair soyeuse.
— Stop ! dis-je d’une voix qui se prétendait assurée. Je tiens à commencer.
Je devinai plus que je n’entendis les soupirs de soulagement confondus de mes deux compagnons, et cela me fit sourire. Leur attitude n’était que tout à fait logique. Gersan aurait nettement préféré la compagnie d’une égide affamée à celle de ces choses inertes, indescriptibles, et dangereusement passives. Quant à Nayro, je l’imaginais plus à l’aise battant les cartes – ses cartes truquées – au beau milieu d’une bande de détrousseurs sans scrupules. Cependant il fallait se résoudre et j’optai pour un cocon de taille moyenne. Celui-là n’atteignait pas ma ceinture.
Je m’accroupis et posai mes mains à sa base, de chaque côté.
Une sensation de douceur diffuse envahit mes doigts, chatouillant mes articulations, s’immisçant dans mes avant-bras.
Je tirai, cambrant mes reins comme lorsqu’on soulève une charge lourde, et un bruit singulier retentit. Un bruit connu, semblable à celui qu’aurait fait un arbre qui chute quand on vient de scier son tronc aux trois quarts, un craquement, un grincement peut-être, en tout cas une sonorité disproportionnée par rapport à la taille du cocon, mais d’une extrême brièveté.
Je n’eus pourtant aucune difficulté à le détacher de cette terre où, à ma grande surprise, ne subsistait pas la moindre trace de sa présence, et le brandis à la face des hommes stupéfaits.
Les six voitures furent chargées au maximum de leur capacité en un temps record. Jellisi houspillait les hommes en permanence pour accélérer la cadence, mais ces derniers semblaient de toute façon pressés de quitter les lieux. Moi y compris.
Une sensation de malaise m’opprimait la poitrine depuis de longues minutes. L’impression de profaner quelque chose de sacré, quelque chose d’interdit – que nous n’aurions jamais dû toucher – en arrachant les cocons à cette clairière.
Nous n’avions pas pris les plus gros. Trop volumineux, ils auraient fait perdre de la place inutilement. La moyenne était à six pieds cinq pouces, à raison de huit par chariot, ce qui faisait quand même un total de quarante-huit pièces. Jellisi ne cachait plus sa satisfaction. Cette expédition lui rapporterait certainement double récompense : la première pour la quantité ramenée, et la seconde pour la rapidité d’accomplissement. Avec, en finale, un destin plus glorieux que celui d’attaché du Conseil, qui sait ?
Le signal du retour fut donné dès que mes quatre équipiers, noyés sous des monceaux d’onalhène, eurent empli à leur tour le dernier véhicule et nous pénétrâmes à nouveau dans la jungle, dans sa pénombre moite de fournaise, escortés par des cohortes d’insectes fous. Nous marchions à côté des voitures, en échangeant diverses plaisanteries qui trahissaient notre soulagement de nous éloigner du monde immobile et attentif des cocons jaunes.
Le retour ne fut ni pire ni meilleur que lors de ma première expédition, à cela près qu’il fut bien plus bref, heureusement pour nous tous.
Un épyr, tapi dans les basses branches d’un coali, mit fin d’un coup de patte meurtrier à l’existence de Jox, sans que nous pussions faire quoi que ce soit pour le sauver. Même la fibre n’aurait pu l’aider lorsqu’il s’écroula, décapité, sous nos yeux horrifiés.
À l’aube suivante, ce fut Kurti et un des soldats de Jellisi que l’on retrouva morts sous un chariot – c’est là que nous dormions tous – vraisemblablement empoisonnés par quelque reptile venimeux. Je n’étais pas remis de la disparition du marin. Celle du doyen de l’équipe me porta un coup plus rude encore que je ne l’aurais imaginé. Je frémis, rétrospectivement, à l’idée que moi aussi j’aurais pu être ramassé avec eux, raide comme un morceau de bois sec, les membres tétanisés, puisqu’après mon tour de garde j’avais achevé ma nuit à droite du rostir sous le même véhicule.
Ils furent ensevelis en hâte par des hommes impatients de sortir de l’enfer vert dans lequel ils évoluaient depuis maintenant plus de quatre jours. Quatre longs jours.
L’eau douce diminuait dangereusement dans les barils, et les noalies faisaient cruellement défaut. Quant aux réserves de poissons séchés, elles n’étaient plus qu’un souvenir lointain.
Bien plus tard, nous croisâmes la fosse commune où gisaient les corps entassés des indigènes innocents, mais nul n’y fit vraiment attention. La peur, omniprésente, canalisait les esprits en un flot d’une unique pensée-leitmotiv : sortir du maquis au plus vite.
Et je n’étais pas le dernier à le souhaiter.
Cinquième jour.
Les oiseaux maudits volaient au-dessus de nous en gracieux claquements d’ailes, au-delà des grands arbres de la forêt, depuis la fin de la matinée. Ils cherchaient la faille pour attaquer.
Nous ne les discernions que lorsque l’un d’entre eux piquait à travers la voûte feuillue pour raser les bâches des chariots et remonter aussitôt, à l’abri de nos flèches, sur les hautes cimes. Manœuvre d’intimidation plutôt grossière mais efficace et nous allions de plus en plus vite, pressant le pas chaque fois davantage, tirant sans vergogne sur la bride des chevaux qui écumaient, la mâchoire tordue, mais trottaient sans renâcler parce qu’ils pressentaient également la menace.
Jellisi, qui avait laissé toute sa morgue, sa suffisance, dans la clairière aux cocons, courait comme les autres, levant parfois des yeux égarés vers les cieux assombris de feuillages.
Inévitablement, nous fûmes attaqués.
La faim décida les volatiles à lancer une offensive commune que nous parvînmes à contrer sans trop de difficultés parce que sur nos gardes, avertis de l’imminence du danger.
Quatre oiseaux furent abattus, deux autres abîmés, qui s’égayèrent tant bien que mal, alors que nous comptions deux blessés. Un milicien et Oleüs – atteints tous deux à la gorge, point de prédilection des rapaces – firent connaissance avec l’apaisante et salvatrice fibre jaune. Leur guérison éclair époustoufla tout le monde, particulièrement la troupe de Jellisi, que le doute sur les pouvoirs des cocons n’avait pas quitté, et l’attaché, plus troublé qu’il ne voulait le laisser paraître, fit un discours exaltant qui galvanisa ses sbires et nous amusa beaucoup.
La nuit suivante fut couronnée d’une fête – à laquelle nous ne prîmes pas part – en l’honneur de la victoire future de l’État souverain, sur la Ror-Nahssi, son pire ennemi.
Je tins, à l’écart du feu de joie, des brailleries et clameurs avinées, un petit conseil de guerre avec mes quatre équipiers restants, en conclusion duquel il fut décidé d’attendre encore avant d’égorger toute cette engeance mégalomane déguisée, puisque la loi du nombre jouait en notre défaveur depuis la mort de Jox et Kurti.
— Il va falloir tout de même passer à l’action avant de rentrer en Amon, déclara Gersan. Sinon, c’est nous qui paierons d’avoir trop attendu. J’ai l’impression d’être en compagnie d’une bande d’Astris qui surveillent nos moindres faits et gestes, dans l’espoir secret que nous commettrons le faux pas fatal !
— Des Astris ? s’était étonné Malios. Quel rapport avec ces oiseaux ?
— Les gardiens de Totarra. Une expression de forçats. Nous les nommions ainsi à cause de leur col d’uniforme rouge et relevé, retroussé autour du cou comme celui, en plumes écarlates, des oiseaux piailleurs des Territoires Centraux. Et ça ne leur plaisait guère, crois-moi !
Je promis à tous que le moment venu, nous n’oublierions ni l’attaché ni sa bande, et calculai grosso modo la somme que nous rapporterait la vente de l’onalhène, ce qui ne manqua pas d’enthousiasmer l’équipe, et tous partirent se coucher le moral gonflé à bloc.
Je ne l’avais pas tant qu’eux, et m’efforçai de ne pas songer au lendemain, en m’enroulant dans une peau sale et usée sous le chariot d’onalhène.
Nous émergeâmes de l’enfer végétal comme on sort de l’eau après une longue immersion. Haletants, étourdis, aveuglés par la clarté du plein jour, ruisselants d’une sueur âcre, mâchés de piqûres et bouffis de fatigue, mais bien vivants, et possesseurs du plus grand secret de l’histoire des hommes des Terres Centrales.
Nous venions d’essuyer un autre raid des oiseaux fous, ceux-là nous suivaient depuis la Petite Vallée, portant le ferme espoir de faire bombance avec nos carcasses, et Oleüs, maladroit ou malchanceux, n’avait pas manqué de se faire sérieusement entailler le bras droit, en une plaie qui fendait les chairs jusqu’à l’os. Fort heureusement, la fibre ne manquait pas, et un bon cataplasme lui fut appliqué une fois encore, qui se fondit dans sa blessure en la cautérisant.
Nous franchîmes la lisière sans presque nous en apercevoir et retrouvâmes sans transition le sol craquelé mais ô combien accueillant des steppes bordant la mer des égides.
Il ne fut pas longtemps avant que l’on se rende compte de notre retour et une multitude de mulâtres, venus de nulle part, nous accompagnèrent en fredonnant des mélopées monotones et syncopées, jusqu’au village le plus proche où stationnait une troupe de soldats arnoniens.
Nos deux rescapés de la tuerie des défricheurs profitèrent de la cohue pour s’éclipser. Ils n’avaient pas rouvert la bouche depuis le drame, ni quitté une seule fois la voiture chargée d’onalhène. Nous ne les revîmes jamais.
La foule, en liesse de nous savoir sains et saufs – les rumeurs de notre épopée avaient fait le tour des colonies –, nous conduisit jusqu’au quartier général des troupes de la Corporation, sans toutefois approcher de trop près les chariots, d’où émergeaient d’étranges formes jaunâtres à l’aspect filandreux.
Le responsable du secteur nous reçut avec des exclamations de joie que je jugeai plutôt exagérées, fit apporter nourriture et boissons fraîches aux hommes puis se retira dans sa cahute avec Jellisi, non sans avoir jeté un bref coup d’œil au contenu des véhicules. L’attaché en sortit une heure plus tard, la mine renfrognée, et vint droit vers moi dès qu’il m’aperçut.
— Une autre expédition a été vue sur les terres Ror-Nahssiennes, il y a de cela quelques jours. Dix chariots. Ils revenaient de la jungle, chargés de cocons. À l’heure qu’il est, ils sont en mer, sur le retour. Il ne faut en aucun cas aggraver notre retard. Nous partirons demain.
— Vous êtes malade, déclarai-je simplement. Libre à vous de brader votre peau, mais ne comptez pas sur notre présence.
— Qu’est-ce que tu dis ? s’étrangla Jellisi. Nous avons passé un contrat ! Un contrat clair et précis ! Tu dois, toi et tes équipiers, rentrer jusqu’en Terres Centrales avec les cocons, sinon vous ne verrez pas la couleur d’un yoni !
— Comment profiter de cet argent dans l’estomac d’une égide ? Non, gardez-le pour vous, nous attendrons l’hiver ici.
L’attaché vira au pourpre. Je crus que, dans l’hystérie du moment il allait me frapper.
— Écoute-moi bien, Alban, cracha-t-il avec virulence, nous sommes ici dans un territoire contrôlé par la Corporation. Si tu refuses de coopérer, je te ferai pendre, toi et tous les autres, aux plus hautes branches des berohas. Suis-je assez explicite ?
Évidemment, la partie était pour lui.
— D’accord, d’accord, conclus-je d’une voix lasse, nous serons du voyage. Par quel moyen comptez-vous nous ramener en Amon ?
— Les deux navires de guerre de la garnison, ancrés dans le port, sont à notre disposition. C’est un cas d’urgence, et nous n’avons plus à être discrets, comme à l’aller. De plus, il faudra que tes hommes et toi jouiez le rôle de marins car le responsable de cette colonie ne peut nous déléguer que cinq hommes.
Il fourragea dans ses cheveux crasseux avec nervosité, miné d’inquiétude.
L’attaché prenait vraisemblablement des décisions qui outrepassaient ses fonctions et en semblait tout décontenancé.
Il ajouta, d’un ton rogue :
— Préviens tes collègues, Alban. Pas de soûleries, ni de femmes, ce soir. Je veux des gens frais et dispos pour affronter la mer. Il y aura sur notre route bien plus d’égides qu’à l’aller. C’est maintenant la pleine saison.
Il se détourna brusquement pour s’éloigner à grandes enjambées, me laissant seul avec mes pensées malsaines.
Les cocons furent transportés à bord le soir même, par des soldats, aucun indigène n’ayant accepté – même sous la menace – de toucher ces monstrueuses choses ovoïdes. Gersan et moi nous occupâmes du chargement de l’onalhène, j’y tenais comme à la prunelle de mes yeux.
Il fallut ensuite faire la leçon à Malios, Naryo et Oleüs. Pas de filles, pas d’alcool. Non pas dans un but d’obéissance à Jellisi, je m’en serais bien gardé, mais parce que la pleine saison des égides est considérée comme un des dangers les plus terribles du monde connu des hommes. Et, hormis Gersan, aucun de nous n’était marin expérimenté. Si à l’aller nous avions l’équipage phanissien pour assurer la bonne marche du navire et pallier tous les problèmes, aujourd’hui ce n’était plus le cas. Comment survivre à un gros grain ou à une attaque d’égide dans ces conditions ? Je n’osais pronostiquer sur nos chances, en distribuant les recommandations. La bonne humeur du retour s’était subitement évaporée à l’annonce de l’embarquement prochain, et personne n’aurait eu ce soir-là le cœur à boire ou à trousser les jupes. La perspective de traverser un océan grouillant de reptiles belliqueux anéantissait toute velléité d’amusement.
La nuit ne fut pas propice au sommeil, tout comme celle qui précéda notre entrée dans la grande forêt, et nous discutâmes des heures durant de notre avenir incertain, dans la pénombre de la hutte commune.
Quelle était notre situation ?
Deux hommes en moins, Jox et Kurti, endormis à jamais dans la forêt vierge des Terres du Sud, deux absences qui pesaient lourd dans la balance de l’équilibre des forces, Jellisi le savait aussi. Peut-être tenterait-il d’en profiter. Oh, pas maintenant, nous étions encore trop utiles, mais dès qu’une meilleure occasion se présenterait…
Il n’est pas dans les habitudes de la Corporation de tenir ses promesses, particulièrement lorsqu’il s’agit de rémunérer grassement d’ex-condamnés à mort tout frais sortis du plus grand bagne des Terres Centrales. À ce sujet précisément, aucun de nous ne se faisait d’illusions. Les monceaux de yonis qu’on nous avait fait miroiter n’existaient probablement que dans notre esprit. Nous en étions conscients avant d’embarquer. Alors pourquoi avoir entrepris un tel périple ? Tout bonnement parce que Gersan et moi ne pouvions refuser une telle chance d’échapper à la dictature qui nous avait humiliés, torturés et emprisonnés au dernier niveau du plus ignoble monstre enfanté par la Corporation : Totarra. Mais les autres ? À vrai dire, nous comptions tous sur l’onalhène pour rentabiliser le voyage. Je savais qu’il n’en manquait pas en Terre du Sud pour en avoir déjà ramené. Cette onalhène, nous la possédions, certes, mais encore faudrait-il pouvoir en profiter.
Nous en revenions donc à une conclusion unanime et impérative : préparer de longue haleine notre débarquement dans les Terres Centrales et organiser une action.