6

Les trois jours qui suivirent furent assez typiques d'une période de congés. Les bureaux s'étaient vidés, ou, du moins, nul ne donnait suite aux appels. On parvenait même à dénicher des places de parking et les pauses déjeuner s'étiraient en longueur. Les rendez-vous professionnels à l'extérieur fournissaient un parfait alibi à de petites percées clandestines vers les magasins, la banque ou la poste du coin. Les activités du Commonwealth étaient passées au point mort avant même le début officiel des vacances. Mais, décidément, Neils Vander échappait aux normes. Il semblait avoir perdu toute notion de date et de lieu lorsqu'il me téléphona ce matin-là, la veille de Noël.

- Je suis en train de lancer un agrandissement d'image et je me disais qu'il devrait vous intéresser, m'annonça-t-il. Ça concerne l'affaire Jennifer Deighton.

- J'arrive.

Je traversai le couloir, manquant percuter Ben Stevens qui sortait des toilettes.

- J'ai rendez-vous avec Vander, lui lançai-je. Ça ne devrait pas être long et vous pouvez me joindre sur mon pager.

- J'allais justement vous voir.

Je patientai donc, à contrecœur, attendant d'entendre ce qu'il avait à me dire. Pouvait-il percevoir les efforts considérables que je fournissais pour me comporter de façon cordiale à son égard? Opérant depuis le terminal de mon domicile, Lucy avait maintenu sa surveillance de l'ordinateur de l'institut médico-légal. Si quelqu'un tentait à nouveau de s'infiltrer dans mon répertoire, elle le découvrirait. Jusque-là, le fouineur ne s'était plus manifesté.

- J'ai eu Susan ce matin, commença Stevens.

- Comment se porte-t-elle ?

- Elle ne réintégrera pas son poste chez nous, docteur Scarpetta.

La nouvelle ne me surprit pas vraiment, cependant je fus vexée que ma collaboratrice n'eût pas jugé bon de m'en avertir en personne. J'avais tenté une bonne demi-douzaine de fois de la joindre chez elle. Lorsque, parfois, son mari avait décroché, c'était toujours pour me servir un prétexte vaseux expliquant que Susan ne pouvait prendre la communication.

- Et c'est tout ? Elle ne revient pas, point à la ligne ? A-t-elle au moins expliqué pour quelle raison ?

- Selon moi, elle supporte beaucoup moins bien sa grossesse qu'elle l'avait prévu. Je crois que ce boulot est vraiment trop pour elle en ce moment.

- Elle devra nous envoyer une lettre de démission, déclarai-je, incapable de dissimuler la colère qui tendait ma voix. Vous vous chargerez des détails avec la direction des ressources humaines. De surcroît, il va falloir se mettre en quête d'un remplaçant dans les plus brefs délais.

- Vous n'ignorez pas que le recrutement est gelé, me rappela-t-il comme je m'éloignais dans le couloir.

Dehors, la neige balayée par les engins de déneigement s'était figée en congères grisâtres et crasseuses le long des chaussées, interdisant toute tentative pour se garer et tout espoir de les escalader. Le soleil brillait avec parcimonie, perçant par intermittence des nuages de sinistre augure. Un tramway dans lequel s'entassait un orchestre de cuivres passa dans la rue et je gravis les marches de granit aux échos d'il est né, le divin enfant, le sel crissant sous mes semelles. Un officier de la police scientifique me fit pénétrer dans le Seaboard Building. Je découvris Vander dans une pièce illuminée par les moniteurs couleurs et les lampes à ultraviolets. Installé devant le processeur d'images, Vander fixait l'écran tout en jouant de la souris.

Ne s'embarrassant d'aucune formule de bienvenue, il attaqua :

- La page n'est pas vierge. Quelqu'un a écrit quelque chose sur une autre feuille posée au-dessus de celle-ci. Si vous détaillez avec attention, vous pouvez apercevoir, quoique à peine, l'empreinte des lettres.

Je finis par comprendre où il voulait en venir. Une feuille de papier blanc était étalée au centre d'un caisson lumineux situé à sa gauche. Je me penchai en avant pour tenter de distinguer ce qu'il me désignait. Les traces étaient si légères qu'elles semblaient presque imaginaires.

Pourtant, une vague d'excitation me tendit et je demandai aussitôt :

- S'agit-il du papier que nous avons retrouvé sur le lit de Jennifer Deighton, coincé sous un cristal ?

Il acquiesça d'un mouvement de tête, tout en promenant sa souris sur le petit tapis afin d'ajuster les nuances de gris.

- C'est en temps réel ?

- Non, marmonna-t-il. La caméra vidéo a déjà enregistré toutes ces traces et elles sont sauvegardées sur le disque dur. Mais ne touchez pas la feuille. Je n'ai pas encore scanné les empreintes digitales. Je commence tout juste l'analyse, alors croisez les doigts. Allez, on se dépêche ! intima-t-il au processeur. Je sais bien que la caméra les a détectées. Allez, on y va, on donne un coup de main !

L'amélioration d'image informatisée est une acrobatie de contrastes et une véritable énigme optique. Une caméra peut discriminer entre plus de deux cents nuances de gris, l'œil humain doit se contenter d'une petite quarantaine. Pourtant, ce n'est pas parce que l'on ne voit pas une chose qu'elle n'existe pas.

- Dieu merci, avec le papier on n'est pas enquiquiné par les parasites, poursuivit Vander sans lâcher sa recherche. Parce que ça ralentit considérablement les manipulations lorsque l'on doit s'en préoccuper. Je me suis arraché les cheveux la semaine dernière avec de sacrés parasites... une empreinte ensanglantée sur un drap de lit... Les vagues dues au tissage, vous voyez... Il n'y a pas si longtemps que ça, on n'aurait rien pu en tirer, de cette empreinte... OK... (Un autre voile gris se répandit sur la zone de l'écran qui l'occupait.) Bien, on arrive à quelque chose. Vous voyez ?

Il pointa du doigt en direction de formes minces, presque fantomatiques, ramassées dans la moitié supérieure de l'écran.

- À peine.

- En fait, nous tentons d'augmenter l'intensité des ombres plutôt que de faire ressortir les vestiges de lettres puisque rien n'a été écrit sur cette feuille... ou a été effacé, d'ailleurs. L'ombre a été générée lorsqu'une lumière oblique est tombée sur la surface plane du papier et sur ses reliefs... Enfin, du moins la caméra les a-t-elle perçues à la perfection, alors que vous et moi n'y parviendrions jamais sans aide technologique. Allez, on va un peu intensifier la définition des verticales. (Il déplaça la souris.) On fonce les horizontales, juste un chouia. Bien... Ça vient 2, 0, 2 et un tiret. Tiens donc, un fragment de numéro de téléphone.

Je tirai une chaise pour m'installer à son côté et traduisis :

- Il s'agit de l'indicatif de la ville de Washington.

- Ensuite, je déchiffre un 4 et un 3... à moins qu'il ne s'agisse d'un 8 ? Je clignai des yeux.

- Moi, je distingue plutôt un 3.

- Ah, là c'est plus clair... En effet, vous avez raison, c'est bien un 3.

Il s'acharna encore un moment, faisant apparaître chiffres et lettres sur l'écran. Puis il soupira d'exaspération en marmonnant :

- Ah, les rats... Je n'arrive pas à voir le dernier chiffre. D'ailleurs, c'est comme s'il n'existait pas. En revanche, jetez un œil à ce truc, juste avant l'indicatif de Washington. On distingue un « à » suivi du signe « : ». En dessous, un « de » suivi également de deux points puis d'un nombre. 8, 0, 4. C'est un numéro du coin. Le numéro est très peu lisible. Un 5, peut-être un 7, ou alors un 9 ?

- Je parie qu'il s'agit du numéro personnel de Jennifer Deighton, fis-je. Son fax et son téléphone sont regroupés sur la même ligne. La machine était dans son bureau, un de ces appareils qui n'acceptent qu'une alimentation feuille à feuille, du papier machine. Selon moi, elle a rédigé un fax sur cette feuille-là. Qu'at-elle bien pu envoyer ? Un document joint ? Aucun texte n'apparaît.

- Oh, mais je n'ai pas dit mon dernier mot. Attendez, là... on dirait une date. 11 ? Non, c'est un 7. Le 17 décembre. Bien, je vais descendre un peu.

La souris avança et le curseur glissa le long de l'écran. Une touche clavier permit à Vander d'agrandir la surface sur laquelle il souhaitait travailler. D'étranges formes, désordre de courbes et de points, se matérialisèrent, jusqu'à ce qu'apparaissent des « t » aux barres transversales appuyées. Vander travaillait en silence et nous osions à peine respirer ou cligner des yeux. Nous demeurâmes ainsi immobiles durant plus d'une heure. Enfin, des mots se détachèrent peu à peu, une nuance de gris après l'autre, molécule par molécule, lettre après lettre. Vander les encourageait, les domptait, les contraignait à surgir du néant. Je n'en croyais pas mes yeux, pourtant tout était là devant moi.

Une semaine plus tôt, deux jours à peine avant d'être assassinée, Jennifer Deighton avait expédié un fax à un numéro de Washington :

D'accord, je coopérerai, mais il est trop tard, bien trop tard. Il serait préférable que vous veniez. Tout ceci est inacceptable !

Vander lança l'impression et je relevai la tête. Je me sentais au bord du vertige. Ma vision resta brouillée quelques instants et l'adrénaline dévala dans mes veines.

- Il faut que Marino voie cela au plus vite. Avec un peu de chance, nous devrions découvrir à quel abonné de Washington correspond ce numéro de fax. Il ne nous manque que le dernier chiffre. Combien peut-il y avoir dans cette ville de fax commençant par la même séquence numérique ?

Vander haussa la: voix pour couvrir le vrombissement de l'imprimante :

- Dix tout au plus. Le dernier chiffre est nécessairement compris entre 0 et 9. Cela représente dix numéros de téléphone, ou de fax, ou autres, identiques à l'exception du dernier chiffre.

Il me tendit une sortie papier en précisant :

- Je vais encore affiner la définition de l'image et je vous enverrai une copie bien meilleure. Ah, tant que j'y pense... je n'ai pas eu beaucoup de chance jusqu'ici pour me procurer la photo de l'empreinte de Ronnie Waddell... vous savez, celle de pouce ensanglanté retrouvée chez Robyn Naismith. A chaque fois que j'appelle les archives, je m'entends répondre qu'ils cherchent toujours son dossier.

- N'oublions pas que c'est la période des fêtes. Je suis certaine qu'ils sont largement en sous-effectif, le consolai-je.

Pourtant, je ne parvenais pas à me défaire d'un sombre pressentiment.

Une fois de retour dans mon bureau, je parvins à joindre Marino et lui relatai ce que le processeur d'images avait déniché.

- Oh, bordel... Inutile de compter sur la compagnie de téléphone. Le contact que je possède là-bas est parti en congés et personne se fera chier avec une recherche la veille de Noël.

- Et nous ? Nous sommes toujours sur le pont, non ? Ne pouvons-nous parvenir à trouver le destinataire du fax par nous-mêmes ?

- Ah, ouais ? Et comment ça ? On balance un fax dans les limbes avec un message du genre « Qui vous êtes ? » et on croise les doigts pour que quelqu'un nous réponde, genre « Salut les gars, je suis le meurtrier de Jennifer Deighton » ?

- Tout dépend si le destinataire en question possède un fax avec en-tête programmable, argumentai-je.

- Hein ?

- Les fax les plus sophistiqués permettent maintenant d'entrer en mémoire votre nom ou l'en-tête de votre entreprise. Cette espèce de logo sera imprimée sur chaque fax que vous enverrez. Mais là où cela devient encore plus intéressant, c'est que l'en-tête du destinataire s'affiche également sur le petit écran du fax expéditeur. En d'autres termes, si par exemple je vous envoyais un fax, « Département de la police de Richmond » clignoterait sur l'écran de mon fax, juste en dessous du numéro que je viendrais de composer.

- Ben, dites donc, vous ne vous refusez rien rapport aux super-bécanes. Le fax qu'on a au poste est un vieux clou pourri.

- En effet, j'en ai un dans mon bureau.

- Bon, ben, vous me direz ce que vous avez dégoté. Faut que je sorte en patrouille.

J'établis rapidement une liste de dix numéros d'appel, tous commençant par les six chiffres que Vander et moi avions découverts sur la feuille récupérée du lit de Jennifer Deighton. Chacun se terminait par un chiffre allant de 0 à 9. Je passai ensuite à l'expérimentation. Un seul répondit par la stridulation caractéristique d'un fax.

Le fax se trouvait dans le bureau de mon analyste informatique. Malheureusement, Margaret était déjà partie en vacances de Noël. Je refermai la porte et m'installai à son bureau, me concentrant, bercée par le ronronnement de son ordinateur et le clignotement des témoins lumineux du modem. Dès que je lancerais l'émission de mon message, l'en-tête de mon bureau s'inscrirait dans la petite fenêtre du fax destinataire. Il me faudrait donc interrompre la communication très rapidement, avant même la fin de l'émission. Il ne me restait plus qu'à espérer que personne ne s'approcherait de la machine que je contactais avant que ne disparaisse l'intitulé « Bureaux du médecin expert général » suivi de notre numéro de téléphone.

J'insérai une feuille vierge dans le bac d'alimentation et composai le numéro de Washington. La transmission débuta. Rien ne s'afficha sur le petit écran de mon appareil. Mince... Le fax que je tentais de joindre ne disposait pas d'une fonction d'en-tête programmable. Raté, de bout en bout. Je mis un terme brutal à la communication et regagnai mon bureau, le moral en berne.

Je ne m'étais pas assise à ma table de travail que mon téléphone sonna.

- Dr Scarpetta, m'annonçai-je.

- Nicholas Grueman à l'appareil. J'ignore ce que vous essayiez de me faxer, mais le document n'est pas passé.

La stupeur me fit presque bafouiller.

- Pardon ?

- Non, je n'ai reçu qu'une feuille blanche portant juste l'intitulé de vos services et... euh... un message d'erreur, un code « 0-0-1 » suivi d'« Opération nulle. Veuillez réitérer ».

- Je vois, dis-je, et un frisson déplaisant me hérissa.

- Peut-être s'agissait-il d'un complément à votre rapport ? J'ai cru comprendre que vous étiez allée inspecter la chaise électrique.

Je demeurai muette.

- C'était particulièrement consciencieux de votre part, docteur Scarpetta. Auriez-vous de nouveaux éléments permettant d'éclairer l'origine des blessures que portait Mr Waddell, ces égratignures sur la face interne des bras ? La fosse cubitale ?

- Pourriez-vous me rappeler votre numéro de fax ? biaisai-je d'un ton posé. Il me le dicta. Il coïncidait avec celui de ma liste.

- Cette machine se trouve-t-elle dans votre bureau, monsieur Grueman, ou la partagez-vous avec des confrères ?

- Elle se trouve juste à côté de mon bureau. En d'autres termes, nul besoin d'une page de garde à mon attention. Envoyez directement le document et, je vous prie, faites vite, docteur Scarpetta. Je ne comptais pas m'éterniser ici davantage. Je rentre chez moi.

Je quittai mon bureau peu après cet échange, l'exaspération le disputant à un sentiment de frustration. Je ne parvenais pas à joindre Marino et, même en cherchant bien, je ne voyais plus quoi tenter d'autre. Je me sentais piégée au centre d'un faisceau de liens, sans la moindre idée de leur point de convergence.

Je me garai sur un coup de tête dans Cary Street, devant l'échoppe d'un vieil homme qui vendait des sapins et des couronnes de Noël. Assis sur un tabouret au milieu de sa petite forêt de conifères qui embaumait l'air vif, il m'évoquait toujours l'un de ces bûcherons de conte de fées. Peut-être en avais-je assez de fuir l'effervescence des préparatifs de Noël, ou peut-être avais-je simplement besoin d'un petit moment de distraction. Pour avoir tant tardé, la sélection qui m'était offerte manquait de panache, et j'allais devoir faire mon choix entre les arbres dédaignés, rabougris ou desséchés, petits rebuts de la saison, à l'exception, bien sûr, de celui sur lequel je jetterais mon dévolu. Il aurait pu être joli, n'eût été la scoliose dont il était affligé. Sa décoration releva davantage de la correction orthopédique que du rituel festif. Au bout du compte, une fois chargé d'ornements de toutes sortes, de guirlandes électriques placées aux points stratégiques et de fil de fer destiné à redresser ses difformités, il avait plutôt fière allure, planté dans mon salon.

- Là ! m'exclamai-je en me reculant de quelques pas pour contempler mon œuvre. Qu'en penses-tu, Lucy ?

- C'est quand même bizarre que tu te sois décidée à acheter un sapin juste la veille de Noël. Depuis quand n'en avais-tu pas pris ?

- Depuis mon mariage, je crois.

- C'est de là que proviennent les décorations ?

- A cette époque, je me donnais un mal fou pour préparer les fêtes.

- Ce qui explique que tu n'y tiennes plus.

- C'est surtout que je suis beaucoup plus occupée maintenant.

Lucy arrangea les bûches dans la cheminée en les poussant à l'aide du tisonnier.

- Vous passiez Noël ensemble, Mark et toi ?

- Enfin, tu n'as pas oublié, quand même ? Nous sommes descendus te rendre visite à Noël dernier.

- Non, c'est faux. Vous êtes arrivés après, pour rester trois jours et repartir le Jour de l'An.

- Il avait passé Noël avec sa famille.

- Et tu n'étais pas invitée ?

- Non.

- Pourquoi cela ?

- Mark était d'une vieille famille bostonienne. Ils avaient une façon particulière de voir le monde. Alors, qu'as-tu décidé de porter ce soir ? Ma veste avec le col en velours noir te Va-t-elle ?

- Je n'ai encore rien essayé. Pourquoi faut-il que nous allions chez tous ces gens, tante Kay ? Je ne connaîtrai personne.

- Oh, ce n'est pas si terrible. Il faut juste que je passe offrir un cadeau à l'une de mes assistantes. Elle est enceinte et ne reviendra sans doute pas travailler pour moi. Ensuite, je dois me montrer un peu à la soirée de voisinage. J'avais accepté l'invitation avant de savoir que tu passerais les fêtes en ma compagnie. Après tout, tu n'as pas à m'accompagner.

- Je préfère rester à la maison. Ce qui serait génial, ce serait que j'attaque l'AFIS.

- Patience, conseillai-je en dépit de ma propre impatience.

Tard dans l'après-midi, je tentai à nouveau ma chance avec le répartiteur du département de police et finis par conclure que le pager de Marino était en panne, ou alors que ce dernier était si occupé qu'il n'avait pas le temps de se mettre en quête d'une cabine téléphonique pour me rappeler. Une lune en forme d'amande brillait très haut au-dessus de la cime des arbres, imitée par la constellation de bougies dont les flammes luisaient sur le rebord des fenêtres de mes voisins. Je m'offris un petit récital de refrains de Noël, chantés par Pavarotti accompagné par l'orchestre philharmonique de New York, tentant de me mettre dans l'humeur appropriée en prenant une douche avant de m'habiller. La réception à laquelle j'étais conviée ne débuterait pas avant 19 heures, ce qui me laissait assez de temps pour rendre une petite visite à Susan, lui offrir le cadeau que j'avais préparé et aussi discuter un peu.

À ma grande surprise, elle répondit en personne à mon appel. Pourtant, je sentis sa tension et sa réticence lorsque je lui demandai si je pouvais passer chez elle quelques instants.

- Jason est sorti, m'annonça-t-elle comme si ce détail avait une importance majeure. Il est allé faire des courses au centre commercial.

- J'ai quelques petites choses pour vous, Susan.

- Quelles choses ?

- Oh, des babioles de Noël. Cela ne vous dérange pas que je passe en coup de vent ?... Je dois ensuite me rendre à une soirée.

- Euh, non... Enfin, je serais ravie. J'avais totalement oublié qu'elle habitait le Southside, un quartier que je connaissais assez mal et où il n'était pas rare que je me perde. La circulation était encore plus horrible que je le redoutais. Des hordes d'acheteurs de dernière minute, prêts à forcer le passage quitte à vous pousser sur le bas-côté pour mener à bien leurs emplettes de Noël, se tassaient en bouchons le long de l'autoroute Midlothian. Les parkings fourmillaient de voitures et les éclairages tapageurs des boutiques et des centres commerciaux devenaient presque accablants. En revanche, le quartier dans lequel vivait Susan était plongé dans l'obscurité, au point que je dus m'arrêter à deux reprises pour lire à la lumière du plafonnier les indications d'itinéraire qu'elle m'avait fournies. Après de nombreux tours et détours, je finis par découvrir sa petite maison de plain-pied, blottie entre deux autres habitations qui lui ressemblaient comme des jumelles.

Elle m'apparut sur le seuil, au travers des feuilles du grand poinsettia rose auquel je me cramponnais.

- Bonjour, Susan.

Elle verrouilla nerveusement la porte derrière moi et me conduisit vers le salon. Elle débarrassa la table basse encombrée de magazines et de livres pour y poser la plante.

- Comment vous sentez-vous ? demandai-je.

- Mieux. Je vous offre quelque chose à boire ? Laissez-moi vous débarrasser de votre manteau.

- Merci, non, ne vous dérangez pas. Je ne peux pas m'attarder très longtemps. (Je lui tendis un paquet-cadeau.) Tenez, c'est une bricole que j'avais achetée à San Francisco l'été dernier, précisai-je en réinstallant sur le canapé.

- Waou... Vous vous y prenez drôlement à l'avance pour les cadeaux, commenta-t-elle en se lovant dans un fauteuil, son regard évitant le mien. Vous préférez que je l'ouvre maintenant ?

- Comme vous le sentez.

Elle coupa le bout de ruban adhésif de l'ongle de son pouce et défit avec soin le ruban de satin avant de plier avec minutie le papier cadeau, comme si elle comptait le réutiliser. Elle posa le rectangle sur ses genoux et ouvrit la pochette cadeau noire.

- Oh ! murmura-t-elle en découvrant le foulard de soie rouge.

- Je me suis dit qu'il irait à merveille avec votre manteau noir. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je n'aime pas le contact de la laine sur la peau.

- Il est vraiment magnifique. C'est si attentionné de votre part, docteur Scarpetta. En plus, c'est la première fois que l'on me rapporte un souvenir de San Francisco.

Quelque chose dans son expression me serra le cœur. Ce n'est qu'à cet instant-là que je pris conscience de ce qui m'entourait. Susan portait un peignoir d'éponge jaune élimé aux poignets et une paire de chaussettes noires qui semblaient appartenir à son mari. Les meubles de qualité médiocre étaient assez fatigués, rayés par endroits, quant à la garniture des sièges, l'usure la lustrait. Le malingre arbre de Noël artificiel poussé non loin du poste de télévision était décoré à l'économie et plusieurs de ses branches manquaient. Fort peu de cadeaux patientaient près de son socle. Un lit d'enfant pliant, de toute évidence d'occasion, était adossé au mur.

Susan avait suivi mon regard circulaire et je la sentis mal à l'aise.

- Tout est tellement bien rangé, m'excusai-je.

- Oh, vous me connaissez... Mon petit côté compulsif et obsessionnel.

- Quel atout ! Si tant est que ce qualificatif puisse s'appliquer à une morgue, la nôtre resplendit grâce à vous.

Elle replia le foulard avec un luxe de précautions et le replaça dans son enveloppe avant de serrer son peignoir contre elle, le regard perdu vers le poinsettia.

J'attaquai d'un ton doux :

- Susan, pouvons-nous évoquer un peu ce qui se passe ? Les yeux obstinément baissés, elle demeura muette. J'insistai :

- Cela ne vous ressemble pas d'être si impressionnable. Cela ne vous ressemble pas de déserter le travail, puis de donner votre démission sans même m'en parler.

Elle inhala avec effort avant de se lancer :

- Je suis désolée. Je réagis de façon complètement disproportionnée en ce moment, et je perds le contrôle de moi-même. Je réagis sans réfléchir. Comme lorsque je vous ai parlé de Judy.

- Je me doute que le décès de votre sœur a dû être un choc épouvantable pour vous.

- Nous étions jumelles, de fausses jumelles... Judy était beaucoup plus jolie que moi. C'était d'ailleurs en grande partie le nœud du problème. Doreen était jalouse d'elle.

- Doreen, c'était bien cette fille qui prétendait être sorcière ?

- C'est cela. Et, vraiment, je suis désolée, mais je ne veux pas être confrontée à ce genre d'histoires, surtout pas en ce moment.

- Écoutez, Susan, peut-être cela vous réconfortera-t-il d'apprendre que j'ai téléphoné à cette église, non loin de chez Jennifer Deighton. On m'a expliqué que le clocher était illuminé avec des lampes à vapeur de sodium qui ont commencé à fonctionner de façon assez erratique il y a quelques mois. Mais, de toute évidence, personne à l'église ne se doutait que la réparation avait été mal faite, ce qui explique que les lumières continuent de s'allumer et de s'éteindre.

- Quand j'étais petite, je fréquentais beaucoup l'église. Parmi les fidèles de notre congrégation, il y avait ces pentecôtistes. Ils étaient convaincus que l'on peut extirper les démons qui contaminent l'âme de certains êtres et qu'il existe des gens qui ont le don de s'exprimer dans des langues inconnues. Je me souviens de cet homme qui était venu dîner un soir chez nous. Il avait raconté sa rencontre avec les forces du mal. Il disait que cette nuit-là, alors qu'il était couché, il avait entendu quelque chose respirer à son côté et que, tout d'un coup, les livres s'étaient envolés des étagères pour se fracasser contre les murs. Ce genre de trucs me terrorisait. Je me souviens, lorsque L'Exorciste est sorti au cinéma, je n'ai même pas pu aller le voir.

- Susan, nous pratiquons un métier qui exige une grande objectivité et une totale rationalité de notre part. Nous ne pouvons pas permettre que nos craintes, nos phobies, nos croyances ou même notre passé interfèrent.

- Oui, mais vous n'êtes pas fille de pasteur.

- J'ai été élevée dans le catholicisme.

- On ne peut pas comparer. Vous ne savez pas ce que c'est, un père pasteur fondamentaliste, rétorqua-t-elle en refoulant ses larmes.

Je n'argumentai pas. Elle poursuivait avec difficulté :

- Parfois, je me persuade que je me suis enfin débarrassée de tout cela, et puis soudain ça me revient, ça me suffoque. C'est comme si un autre être habitait en moi, à seule fin de me gâcher la vie.

- Qu'est-ce qui a été gâché, Susan ?

- Des choses... plein de choses ont été gâchées. J'attendis qu'elle s'explique, mais elle n'en avait pas l'intention. Elle contemplait ses mains, le regard désespéré.

- La pression est insupportable, finit-elle par marmonner.

- Mais qu'est-ce qui vous oppresse de la sorte ?

- Le travail.

- En quoi est-il devenu différent ou pire qu'avant ?

Je m'attendais à ce que la venue de ce futur bébé soit l'explication. Au lieu de cela, elle répondit :

- Jason pense que ce n'est pas bon pour moi. Du reste ce n'est pas nouveau.

- Je vois.

- Quand je rentre à la maison et que je lui raconte ma journée de travail, je sens qu'il le supporte très mal. Souvent, il me dit : « Enfin, tu ne te rends pas compte à quel point c'est monstrueux? Comment veux-tu qu'un boulot comme ça te fasse du bien ?» Il a raison. J'éprouve de plus en plus de difficultés à conserver mes distances, à décompresser. J'ai eu ma dose de corps en décomposition, de victimes de viol, de gens abattus par balle, torturés... J'en ai marre de voir défiler des bébés morts, des accidentés de la route. Je ne supporte plus l'étalage de la violence. (Elle me fixa soudain. Sa lèvre tremblait.) Je ne veux plus de mort.

Je songeais aux difficultés que nous aurions à lui trouver un remplaçant, aux lenteurs consécutives à la formation d'une nouvelle recrue, à l'inévitable ralentissement du travail. Pire que tout, il allait falloir passer en revue les candidats au poste, détecter les fondus de tout poil. Il est clair que les postulants souhaitant travailler dans une morgue ne sont pas tous des parangons de normalité. J'appréciais beaucoup Susan. Son attitude me blessait, mais elle me perturbait aussi. Je sentais qu'elle ne se montrait pas totalement honnête à mon égard.

L'épinglant du regard, j'insistai :

- N'y aurait-il pas autre chose que vous souhaite riez me dire ? La peur assombrit ses yeux.

- Non... je ne vois pas. Le claquement d'une portière dans la rue.

- Tiens, c'est Jason, remarqua-t-elle d'un ton à peine audible.

L'arrivée de son mari mettait un terme à notre conversation. Je me levai, précisant d'un ton doux :

- Surtout, n'hésitez pas à m'appeler si vous avez besoin de quelque chose. Je ne sais pas... une lettre de référence pour un prochain emploi ou juste l'envie de papoter un peu. Vous savez où me trouver.

J'échangeai quelques mots avec son mari que je croisai sur le seuil. C'était un homme de grande taille, de belle carrure, aux cheveux châtains bouclés et au regard évasif et distant. En dépit de sa courtoisie, il était évident que ma visite ne l'enchantait pas. Quelques instants plus tard, comme je franchissais le pont enjambant le fleuve, je me rendis brutalement compte de l'image que je devais donner à ce jeune couple tirant le diable par la queue. J'étais la patronne, vêtue de son tailleur de grande marque, qui arrivait au volant de sa Mercedes pour distribuer ses petits cadeaux de Noël. Je m'étais aliéné Susan, sa loyauté, et cet éloignement réveillait mon sentiment de profonde insécurité. J'en venais à douter de la réalité de mes relations, de ce que les autres percevaient de moi. Je craignais d'avoir échoué à une sorte d'examen confidentiel, après la mort de Mark, comme si ma réaction à cette perte constituait une réponse à la question existentielle que se posait mon entourage. Après tout, n'étais-je pas supposée me dépêtrer de la mort mieux que quiconque ? Dr Kay Scarpetta, médecin expert. Au lieu de cela, je m'étais refermée sur moi-même, et je savais pertinemment que les autres percevaient cette nouvelle froideur, en dépit de tous mes efforts pour rester cordiale, voire attentionnée. Les confidences que me réservait mon personnel auparavant s'étaient raréfiées, puis évanouies. Pour couronner le tout, la sécurité qui devait protéger nos activités avait volé en éclats, et Susan me lâchait.

J'empruntai la sortie de Cary Street et tournai sur la gauche pour regagner mon quartier. Je me rendais chez Bruce Carter, juge au tribunal de district. Il habitait dans Sulgrave Street, à quelques pâtés de maisons de chez moi. Et soudain, la fillette de Miami reprit ses droits, comme je contemplais ces maisons qu'à l'époque je prenais pour de véritables manoirs. J'allais de porte en porte, traînant derrière moi un petit chariot débordant de citrons, consciente que ces jolies mains élégantes qui me tendaient un dollar appartenaient à une race d'inaccessibles élus qui éprouvaient de la pitié pour la petite fille plantée devant eux. Et lorsque je rentrais chez moi, les poches alourdies de pièces, l'odeur de maladie qui flottait dans la chambre d'agonisant de mon père me prenait à la gorge.

La richesse du quartier de Windsor Farms s'étalait sans tapage dans ses vastes demeures de style Tudor ou géorgien, semées avec tact le long de rues baptisées de noms à consonance britannique. Les propriétés étaient nichées à l'ombre de parcs boisés, protégées de murs de brique aux courbes douces. Le personnel de sécurité veillait d'un œil d'épervier sur ces privilégiés pour lesquels un système d'alarme était aussi élémentaire qu'un asperseur de pelouse. Les conventions tacites qui gouvernaient le voisinage étaient beaucoup plus imprescriptibles que des décrets. Il eût été ahurissant de contrarier un voisin en étendant son linge dans le jardin ou en débarquant chez lui sans invitation. Nul n'était besoin de posséder une Jaguar, mais si l'on conduisait un pick-up ou la fourgonnette de la morgue, on avait la décence de les dissimuler aux yeux de tous en les fourrant au plus vite dans son garage.

Lorsque je me garai derrière une longue file de voitures stationnées devant une maison de brique peinte en blanc, au toit d'ardoises, il était 19 h 15. Des guirlandes de petites lampes scintillaient dans les buis et les sapins, et une couronne de Noël odorante de fraîcheur ornait la porte principale d'un beau rouge. Nancy Carter m'accueillit avec un adorable sourire, tendant les bras vers moi pour me débarrasser de mon manteau. Son intarissable bavardage parvenait à couvrir le brouhaha confus de la foule réunie en ces lieux. Les lumières arrachaient des éclats aux sequins de sa longue robe rouge. L'épouse du juge était une femme d'une cinquantaine d'années que l'argent avait polie pour la transformer en œuvre d'art bien élevée. Sans doute n'avait-elle pas été une très jolie femme dans sa jeunesse. Elle jeta un regard circulaire et déclara :

- Bruce ne doit pas être très loin... Le buffet est de l'autre côté.

Elle me conduisit au salon. Les vêtements chamarrés des invités se mariaient à la perfection avec les teintes vives d'un immense tapis persan dont je supputais qu'il avait sans doute coûté plus cher que la maisonnette que je venais de quitter, de l'autre côté du fleuve. J'aperçus le juge, plongé dans une conversation avec un homme que je ne connaissais pas. Je passai en revue visages et silhouettes, identifiant quelques médecins, des avocats, un politicien et le directeur de cabinet du gouverneur. Quelques instants plus tard, je me retrouvai avec un verre de scotch à la main. Un homme me frôla le bras. Il se présenta d'une voix de stentor :

- Docteur Scarpetta ? Je suis Frank Donahue. Très joyeux Noël !

- À vous aussi.

Le directeur du pénitencier, prétendument malade le jour où Marino et moi nous étions rendus à la prison, était un homme de taille très modeste, aux traits grossiers et aux épais cheveux gris. Il était vêtu comme une parodie d'animateur de banquets, avec une queue-de-pie rouge vif, une chemise blanche à jabot serrée au cou par un nœud papillon rouge égayé de minuscules loupiotes clignotantes. Son verre de whisky tassé tressauta de bien dangereuse manière lorsqu'il me tendit la main en se penchant à mon oreille.

- J'étais vraiment désolé de ne pouvoir vous accueillir et vous guider en personne lors de votre visite au pénitencier.

- L'un de vos employés s'en est acquitté avec beaucoup de professionnalisme, et je vous en remercie.

- Ah, ce devait être Roberts.

- En effet, je crois bien qu'il s'agissait de ce nom-là.

- Toujours est-il que c'était un tracas superflu pour vous. (Son regard balayait la pièce et il adressa un clin d'œil amical à quelqu'un derrière moi.) Quelles foutaises, toutes ces histoires ! Vous savez, ce n'était pas la première fois que Waddell saignait du nez. Il avait beaucoup de tension. De toute façon, il se plaignait toujours de quelque chose, des migraines, des insomnies...

Je me penchai vers lui, tendant l'oreille pour l'entendre.

- Les détenus bouclés dans le couloir de la mort sont des comédiens de haut vol. Et pour être tout à fait franc, Waddell était sans doute le plus doué de tous.

- C'est le genre de choses que l'on ne porte jamais à ma connaissance, biaisai-je en relevant la tête.

- Oui et c'est bien le problème, personne ne sait. Vous avez beau vous épuiser en explications, personne ne sait jamais rien, sauf des gens comme nous qui côtoyons ces types quotidiennement.

- J'en suis certaine.

- Waddel le réformé, métamorphosé en cœur pur. Il faudra que je vous raconte tout cela un de ces jours, docteur Scarpetta, il faudra que je vous explique comme il se vantait auprès des autres prisonniers de ce qu'il avait fait subir à cette pauvre Naismith. Une vraie parade de coq de basse-cour parce qu'il s'était explosé une célébrité...

La pièce était surchauffée, comme vidée de son air, et je sentais son regard évaluateur peser sur tout mon corps.

- ... Cela étant, je suppose que peu de choses vous surprennent encore, ajouta-t-il.

- En effet, monsieur Donahue. Si peu de choses me surprennent.

- Si je peux me permettre cette remarque, je me demande comment vous parvenez à supporter ce que vous voyez tous les jours. Surtout à cette époque de l'année, tous ces gens qui s'entre-tuent ou qui se suicident, comme cette pauvre femme dans son garage qui met fin à ses jours juste après avoir ouvert ses cadeaux de Noël.

Sa dernière phrase me coupa le souffle. Ce matin, un court entrefilet citant une source policière était paru dans un quotidien. On y relatait que Jennifer Deighton avait, en effet, défait ses présents, ce détail pouvant impliquer qu'elle s'était suicidée. Toutefois, rien ne le précisait de façon formelle.

- À qui faites-vous allusion ? demandai-je.

- Je ne me souviens plus de son nom..., prétendit Donahue en sirotant son verre, son visage virant peu à peu au cramoisi, ses yeux brillants balayant sans répit la pièce et les gens qui s'y massaient. Triste, vraiment triste. Mais il faudra un jour que vous veniez nous rendre visite dans nos nouveaux locaux de Greensville.

Il se fendit d'un large sourire et me quitta au bras d'une femme à l'impressionnante poitrine, toute vêtue de noir. Il l'embrassa sur la bouche et tous deux s'esclaffèrent.

Je m'éclipsai à la première occasion pour découvrir un grand feu crépitant dans la cheminée de mon salon et ma nièce vautrée sur le canapé, plongée dans un livre. De nouveaux cadeaux s'étaient ajoutés au pied du sapin.

- Comment était-ce ? me demanda-t-elle en bâillant.

- Disons que tu as eu raison de ne pas m'accompagner. Marino a-t-il appelé ?

- Non.

Je tentai à nouveau de le joindre. Il répondit après quatre sonneries - très irrité, semblait-il.

- J'espère qu'il n'est pas trop tard, offris-je en guise d'excuse.

- Ben, j'espère aussi. Qu'est-ce qui va pas ?

- Beaucoup de choses ne vont pas. j'ai rencontré votre ami, Mr Donahue, à une réception ce soir.

- Quelle veinarde vous faites !

- Pour tout vous dire, il ne m'a pas vraiment impressionnée et, peut-être vais-je vous paraître un brin paranoïaque, mais j'ai trouvé bizarre qu'il mette la mort de Jennifer Deighton sur le tapis.

Un silence me répondit.

- L'autre petit rebondissement, c'est que la défunte a envoyé un fax à l'avocat Nicholas Grueman deux jours avant sa mort. Le texte laisse supposer qu'elle était tendue, peut-être même mécontente ou inquiète, et j'ai eu l'impression que Grueman souhaitait la rencontrer. Elle lui suggérait un rendez-vous à Richmond. Le silence de Marino perdura.

- Vous êtes toujours en ligne ? demandai-je.

- Ouais, je réfléchis.

- J'en suis fort aise. Cela étant, peut-être serait-il souhaitable que nous réfléchissions ensemble. Vous êtes sûr de ne pas avoir envie de dîner avec nous demain ?

Je perçus sa profonde inspiration. Il hésita :

- J'aimerais vraiment, Doc, mais je... Une voix féminine claqua en arrière-plan :

- C'est dans quel tiroir ?

Marino dut appliquer sa paume sur le combiné puisque je l'entendis grommeler quelque chose. Il s'éclaircit ensuite la gorge.

- Je suis désolée... Je vous croyais tout seul.

- Ouais.

- Mais je serais ravie si vous et votre amie vous joigniez à nous demain, proposai-je.

- Ben, le Sheraton organise ce buffet... On comptait y aller.

- Il y a un petit quelque chose qui vous attend au pied de notre sapin. Si jamais vous changez d'avis, je vous en prie, n'hésitez pas à me donner un coup de fil demain matin.

- J'arrive pas à y croire. Alors vous avez craqué ? Vous avez finalement acheté un sapin ? J'parie qu'il est moche comme les sept péchés capitaux.

- Bien au contraire, mon arbre fait l'envie de tout le quartier, figurez-vous. Souhaitez un très joyeux Noël à votre amie de ma part.