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- Où êtes-vous ? Mes yeux étaient rivés sur l'écran de l'identificateur.

- Dans l'East End, et cette saloperie de neige arrête pas de tomber. On a reçu un appel au sujet d'une femme blanche. Elle était morte quand on est arrivés. A priori, j'aurais dit qu'y s'agissait d'un suicide typique au monoxyde de carbone. Elle était dans sa bagnole, au garage, genre avec un tuyau branché pour relier le pot d'échappement à l'habitacle. Sauf que les circonstances sont assez bizarres. J'pense qu'il faudrait mieux que vous passiez.

- D'où m'appelez-vous ? insistai-je d'un ton si péremptoire qu'il parut surpris et mit quelques instants avant de me répondre :

- Ben... de chez la défunte. J'viens juste d'arriver. Bon, y a encore un truc qui me chiffonne, c'est que la baraque était pas fermée. La porte de derrière était pas verrouillée.

J'entendis la porte du garage et un incroyable soulagement m'envahit.

- Merci, mon Dieu... Une seconde, Marino...

Un froissement de sacs en papier et la porte de la cuisine qui se refermait. Plaquant ma main sur le combiné, je criai :

- Lucy, c'est toi ?

- Non, c'est le bonhomme de neige qui se gelait dehors. Si tu voyais ce qu'il tombe, c'est dingue !

J'attrapai un crayon et un bout de papier et repris ma conversation :

- Le nom et l'adresse de la défunte ?

- Jennifer Deighton, au 217 Ewing.

L'identité de la femme ne m'évoquait rien de particulier, quant à Ewing, ce n'était pas très loin après Williamsburg Road, à proximité de l'aéroport, c'est-à-dire dans un quartier que je connaissais peu.

Lucy débarqua dans mon bureau au moment où je raccrochais. Le froid avait rosi ses joues et le vert de ses yeux paraissait encore plus lumineux.

- Mais enfin, mince, où étais-tu passée ? lançai-je d'un ton sec. Son sourire s'évanouit.

- Je faisais des courses.

- Bon, nous discuterons de cela plus tard. Pour l'instant, je dois me rendre sur une scène de crime.

Elle haussa les épaules et me lança sur un ton à peu près aussi amène que le mien :

- Ah, ça, pour une nouvelle...

- Je suis désolée, Lucy. Malheureusement, les gens qui décèdent ne me demandent pas mon avis avant.

J'attrapai au vol mon manteau et mes gants, et fonçai jusqu'au garage. Je démarrai, bouclai ma ceinture de sécurité, réglai le chauffage et étudiai l'itinéraire avant de me souvenir du boîtier qui commandait l'ouverture de la porte, que je laissais toujours fixé à mon pare-soleil. Des gaz toxiques avaient envahi le petit espace clos en un rien de temps.

- Mince, quelle idiote..., pestai-je contre ma distraction en actionnant l'ouverture.

L'intoxication par les gaz d'échappement est un des moyens simples de mourir. Un jeune couple se cajole sur une banquette arrière, le moteur tourne, le chauffage est à fond. Ils s'endorment dans les bras l'un de l'autre. Ils ne se réveilleront pas. Des suicidaires transforment leurs véhicules en petites chambres à gaz, abandonnant à ceux qui restent le soin de régler leurs problèmes.

J'avais oublié de demander à Marino si Jennifer Deighton vivait seule.

Une couche de neige de presque dix centimètres s'était amassée, réverbérant la clarté lunaire. Nulle autre voiture ne semblait s'être risquée dehors dans mon quartier. Quant à la voie express qui menait au centre-ville, elle était étonnamment fluide. La radio enchaînait les chants de Noël. Des pensées sans suite, confuses, s'entrechoquaient dans mon esprit pour se teinter peu à peu de crainte. Jennifer Deighton avait appelé mon domicile à plusieurs reprises pour raccrocher sans laisser de message, à moins que quelqu'un d'autre n'ait utilisé sa ligne. Et ce soir, elle était morte. La bretelle qui enjambait la partie orientale du centre-ville s'incurvait, laissant entrevoir en dessous les traverses des voies de chemin de fer, hachures transformant le sol en plaies suturées. Les immenses blocs de ciment des parkings dominaient de nombreux immeubles du coin. L'énorme carcasse de la gare de Main Street se dessinait comme un mastodonte sur le ciel laiteux, son toit de tuiles blanchi de neige, sa grande horloge hagarde comme un œil de cyclope.

Une fois parvenue dans Williamsburg Road, je dépassai au ralenti un centre commercial déserté et bifurquai dans Ewing Avenue juste avant d'atteindre la limite d'Henrico County. Des pick-up et des voitures américaines de modèles déjà anciens étaient garés devant de petites maisons. Des véhicules de patrouille s'étaient entassés dans l'allée du 217 et de chaque côté de la rue.

Je m'arrêtai derrière la Ford de Marino et descendis, ma mallette à la main. Je remontai l'allée de terre jusqu'à un petit garage prévu pour une seule voiture, dont l'intérieur était éclairé comme une crèche de Noël. La porte en était relevée et un groupe de policiers se massait autour d'une Chevrolet beige qui avait connu des jours meilleurs. Marino était à quatre pattes sous la portière arrière côté conducteur, examinant le bout de tuyau d'arrosage vert qui avait amené les gaz d'échappement du pot vers une vitre partiellement baissée afin de le coincer pour le maintenir en place. L'habitacle était maculé par la suie d'essence et des relents caractéristiques s'attardaient dans l'air humide et glacial.

- Le contact est encore mis, précisa Marino. Le moteur a calé parce qu'y avait plus d'essence.

La défunte semblait âgée d'une bonne cinquantaine d'années, soixante tout au plus. Coincée derrière le volant, elle avait glissé sur le flanc droit. L'épiderme de sa nuque et de ses mains avait pris une couleur rose vif. Une humeur sanglante avait foncé en séchant la garniture marron clair de son appui-tête. D'où je me tenais, je ne pouvais apercevoir son visage.

Je sortis de ma sacoche un thermomètre pour relever la température ambiante, puis enfilai une paire de gants d'examen. Je demandai à un jeune officier d'ouvrir les portières avant.

- C'est qu'on s'apprêtait à les passer à la poudre à empreintes.

- Allez-y, je peux attendre.

- Johnson, si tu commençais par saupoudrer les poignées pour que la Doc puisse monter dans la voiture ?

Il fixa sur moi des prunelles d'un noir latin et se présenta :

- Au fait, je m'appelle Tom Lucero. On est confrontés à une affaire dont certaines pièces ne s'emboîtent pas bien. Tenez, déjà, ce sang qui a coulé sur l'appui-tête, ça me paraît étrange.

- Pourtant, il existe des explications très logiques, l'une étant un phénomène de purge post mortem, commentai-je.

Ses yeux s'étrécirent et je complétai :

- Lorsque la pression pulmonaire expulse un liquide mêlé de sang qui finit par s'écouler par la bouche et le nez.

- Oh... mais en général ça ne se produit pas avant le début des processus de décomposition, n'est-ce pas ?

- En général.

- Or, d'après ce que nous savons, cette dame est morte il y a environ vingt-quatre heures et il fait aussi frisquet que dans la chambre froide d'une morgue dans ce garage.

- En effet, admis-je. Cela étant, si le chauffage était poussé, l'habitacle devait être chaud, d'autant que les gaz d'échappement ont contribué à l'élévation de température. Il est donc vraisemblable que le véhicule est resté à une température assez douce, jusqu'à ce que le réservoir soit vide.

Marino jeta un œil par la vitre opaque de suie et déclara :

- Ouais, on dirait que le chauffage est monté au maximum.

- L'autre possibilité, poursuivis-je, c'est que son visage ait heurté le volant, ou le tableau de bord, ou que sais-je, lorsqu'elle a perdu connaissance. Cela pouvait provoquer un saignement de nez. Elle a pu également se mordre la lèvre ou la langue, j'en saurai plus lorsque je l'aurai examinée.

Lucero ne semblait pas convaincu, il contre-attaqua :

- D'accord... Et que pensez-vous de la façon dont elle est habillée ? Moi, ça me paraît étrange qu'elle soit sortie de chez elle en chemise de nuit légère, alors qu'il fait un temps glacial, entrée dans ce garage frigorifiant, pour brancher un tuyau avant de monter dans une voiture qui devait ressembler à une glacière.

La chemise de nuit bleu pâle à manches longues qui tombait à hauteur des chevilles était faite d'un tissu synthétique très fin. Cependant, il n'existe aucun code vestimentaire en matière de suicide. Certes, il eût été logique que Jennifer Deighton passe un épais manteau et enfile des chaussures avant de s'aventurer dehors par une glaciale nuit d'hiver. Toutefois, si son but était de mettre fin à ses jours, elle savait parfaitement qu'elle ne sentirait pas longtemps la morsure du froid.

L'officier de l'identité judiciaire termina son relevé d'empreintes. Je récupérai mon thermomètre, qui affichait une température ambiante voisine de moins deux degrés.

- Quand êtes-vous arrivé sur les lieux ? demandai-je à Lucero.

- Il y a environ une heure et demie. C'est vrai qu'il faisait plus chaud dans le garage avant qu'on ouvre la porte, mais guère plus. La pièce n'est pas chauffée. En plus, le capot de la voiture était froid. Selon moi, le réservoir s'est vidé et la batterie s'est déchargée plusieurs heures avant que nous recevions l'appel.

On ouvrit les portières et je pris une série de photos avant de contourner le véhicule pour m'approcher du côté passager. Je la dévisageai quelques instants, me raidissant inconsciemment, attendant un souvenir, si vague fut-il, un détail qui m'éclaire, mais rien ne vint. Je ne connaissais pas Jennifer Deighton, je ne l'avais jamais rencontrée auparavant.

Des racines très sombres démentaient sa blondeur oxygénée. Ses cheveux étaient roulés serré dans de minces bigoudis roses dont certains de guingois. En dépit de son obésité sévère, la finesse de ses traits prouvait qu'elle avait dû être très jolie quelques années plus tôt, lorsqu'elle était encore mince. Je palpai le crâne, la nuque, à la recherche de fractures, sans en détecter aucune. Je plaçai le dos de ma main contre sa joue, puis bagarrai contre ce gros corps afin de le retourner. Il était froid, raidi, à l'exception du côté du visage qui avait reposé contre le siège et que la chaleur avait gaufré. À première vue, il semblait peu probable que le cadavre ait été déplacé après le décès, et la peau ne blêmissait plus sous la pression d'un doigt. Elle était morte depuis au moins douze heures.

Je m'apprêtais à protéger ses mains par des sacs lorsqu'un détail attira mon attention. Je détaillai l'ongle de son index droit. Je tirai une lampe torche de ma mallette, ainsi qu'un petit sachet destiné à recueillir les indices et une paire de pinces fines. Un minuscule copeau d'un vert métallique était incrusté sous son ongle. Décorations de Noël, songeai-je. Je trouvai également des fibres dorées, chaque doigt recelant une mine de débris. Une fois les sacs de papier marron passés autour des mains de la défunte, je les fermai aux poignets à l'aide d'élastiques. Je contournai à nouveau le véhicule, rejoignant le siège conducteur afin d'examiner ses pieds. La rigor mortis raidissait ses jambes qui refusaient de coopérer alors que je me débattais pour les dégager de sous le volant afin de les étendre sur le siège. Les fibres accrochées sous le pied de ses grosses chaussettes de laine sombre ressemblaient fort à celles que j'avais découvertes sous ses ongles. En revanche, je ne détectai pas la moindre trace de poussière ni de terre, ni même le plus infime brin d'herbe. Un signal d'alarme se déclencha dans mon esprit.

- Vous avez dégoté des trucs intéressants ? demanda Marino.

- Dites-moi... Vous n'avez retrouvé ni chaussons ni souliers dans les parages, c'est bien cela ? Ce fut Lucero qui répondit :

- Nan... Comme je vous disais tout à l'heure, ça m'a paru étrange qu'elle sorte de sa maison par une nuit aussi froide avec rien aux pieds, sauf des...

Je l'interrompis :

- Nous avons un problème. Ses chaussettes sont bien trop nettes.

- Merde, ponctua Marino.

- Il faut la transporter en ville, déclarai-je en m'éloignant de quelques pas du véhicule.

- Je vais prévenir l'équipe, proposa Lucero.

- Je veux visiter son domicile, lançai-je à Marino.

Il avait retiré ses gants et soufflait dans ses mains jointes dans l'espoir de les réchauffer.

- Super, je voulais justement que vous y jetiez un coup d'œil.

En attendant l'équipe d'intervention, je furetai un peu dans le garage, prenant garde où je posais les pieds et à ne pas gêner le travail des policiers. Il n'y avait pas grand-chose à voir, sinon l'inévitable entassement d'outils et d'équipement pour le jardin, et toutes ces choses disparates qui finissent dans ce genre d'endroits parce qu'on ne sait pas où les ranger : des piles de journaux, des paniers d'osier, de vieux pots de peinture poussiéreux, la grille rouillée d'un barbecue dont je soupçonnais qu'elle n'avait pas été utilisée depuis fort longtemps. Enroulé de façon approximative dans un coin comme une grosse couleuvre, traînait le tuyau d'arrosage dont on avait coupé un bout pour l'emboîter sur le pot d'échappement. Je m'agenouillai à côté de l'extrémité sectionnée, prenant garde de ne pas la frôler. Le plastique ne semblait pas avoir été attaqué à la scie, mais plutôt tranché d'un seul coup puissant, légèrement en biseau. Je repérai non loin de là une mince entaille linéaire qui balafrait le ciment cru du sol. Je me relevai pour inspecter les outils suspendus contre une planche hérissée de crochets. Une hache jouxtait un maillet, tous deux couverts de rouille et festonnés de toiles d'araignées.

L'équipe de secours arriva, poussant une civière sur laquelle était posée une housse à cadavre. Me tournant vers Lucero, je m'inquiétai :

- Avez-vous trouvé à son domicile un outil quelconque grâce auquel elle aurait pu couper ce tuyau ?

- Non.

Jennifer Deighton refusait de sortir de son véhicule, la mort luttait contre les désirs des vivants. Je passai côté passager afin de les aider. Trois d'entre nous l'agrippèrent sous les aisselles et autour de la taille pendant qu'un quatrième repoussait ses jambes. Après pas mal d'efforts, le corps fut transféré dans la housse, la fermeture à glissière remontée et les sangles rabattues. Jennifer Deighton disparut dans la nuit neigeuse comme j'emboîtais péniblement le pas à Lucero pour remonter l'allée, regrettant de ne pas avoir passé des bottes. Nous pénétrâmes dans la maison de brique par la porte de derrière, laquelle ouvrait directement dans la cuisine.

La maisonnette de plain-pied paraissait avoir été redécorée depuis peu. Le noir des appareils ménagers tranchait sur le blanc des placards et des plans de travail. Les murs étaient tapissés d'un papier peint d'inspiration orientale, petites fleurs pastel sur un fond d'un bleu délicat. Nous guidant à l'écho de voix, Lucero et moi-même traversâmes un étroit couloir parqueté et nous arrêtâmes devant la porte d'une chambre. Marino et un policier de l'identification judiciaire inventoriaient le contenu des tiroirs d'une commode. Je détaillai durant un long moment les éléments de l'étrange jeu de piste qui menait à la personnalité de Jennifer Deighton. On aurait cru que sa chambre faisait office de pile solaire dans laquelle elle emmagasinait l'énergie pour la convertir en magie. Les appels sans message me revinrent et ma paranoïa grimpa d'un cran.

Les murs, les rideaux, la moquette, le linge de lit, tout était blanc. Bizarrement, une feuille de papier machine vierge était coincée sous un gros cristal en forme de pyramide abandonné sur le lit défait, tout près des deux oreillers repoussés contre la tête de lit. D'autres cristaux s'alignaient sur la commode et les tables de chevet, d'autres encore, de taille plus modeste, se balançaient aux châssis des fenêtres. Je m'imaginai la pluie d'arc-en-ciel qui devait dévaler dans la pièce, l'éclat de toutes ces facettes taillées lorsque le soleil envahissait la chambre.

- Ça décoiffe, hein ? commenta Lucero.

- Elle était médium ou quelque chose de ce genre ? m'enquis-je.

- Ben, disons qu'elle avait monté sa petite affaire. Elle recevait principalement chez elle...

Il s'approcha du répondeur posé sur une table, non loin du lit. Le témoin lumineux clignotait et sur le petit écran s'affichait en rouge le nombre 38.

- ... Vous vous rendez compte... trente-huit messages depuis hier soir 20 heures. J'en ai écouté quelques-uns. De toute évidence, la dame faisait dans les horoscopes. Des gens l'appelaient pour savoir si leur journée serait bonne, s'ils allaient gagner au Loto ou s'ils pourraient payer le débit de leurs cartes bancaires après les fêtes.

Marino souleva le couvercle du répondeur et en extirpa la cassette à l'aide de la lame de son canif avant de la sceller dans un petit sachet de plastique. Quelques objets abandonnés sur la table de chevet m'intriguèrent et je m'en approchai. Un verre contenant un fond de liquide incolore était posé à côté d'un petit bloc-notes et d'un stylo. Je reniflai son contenu. Inodore, de l'eau, pensai-je. Non loin traînaient deux livres de poche, le Paris Trout de Pete Dexter et le Seth Speaks de Jane Robert. Je ne découvris aucun autre ouvrage dans la pièce.

- J'aimerais jeter un coup d'œil à ces livres, dis-je à

Marino. Perplexe, il lâcha :

- Paris Trout... Ça parle de quoi ? De la pêche en France ?

Malheureusement, il ne s'agissait pas d'une plaisanterie de sa part.

- Ils peuvent m'aider à comprendre dans quel état d'esprit elle se trouvait juste avant sa mort, ajoutai-je.

- Pas de problème. Je demanderai au service des documents de vérifier les empreintes et on vous les enverra. Tant qu'on y est, ce serait pas plus mal qu'ils passent au crible ce papier, déclara-t-il, faisant allusion à la feuille de papier machine abandonnée sur le lit.

- Sait-on jamais... Elle a peut-être écrit un message à l'encre sympathique pour expliquer son geste, plaisanta Lucero.

- Venez, fit Marino, j'veux vous montrer quelques petites choses.

Il m'entraîna vers le salon. Un sapin de Noël artificiel était recroquevillé dans un coin, ployant sous une pléthore de décorations tapageuses et suffoqué par les guirlandes, les loupiotes et les cheveux d'ange. Des boîtes de bonbons, ou de fromages, des pots de sels de bain, un bocal qui semblait contenir du thé aux épices et une licorne en céramique aux yeux d'un bleu éclatant et à la corne dorée étaient entassés au pied de l'arbre, sur un tapis à longs poils dorés d'où je soupçonnais que provenaient les fibres que j'avais découvertes sous les chaussettes et sous les ongles de Jennifer Deighton.

Marino tira une petite torche de sa poche et s'accroupit en précisant :

- Tenez, regardez ça.

Je l'imitai. Un éclat métallique et un petit bout de ficelle dorée, perdus parmi les hautes fibres de la moquette, scintillèrent sous le faisceau lumineux, tout près du pied du sapin.

- Quand je suis arrivé, la première chose que j'ai vérifiée, c'est si y avait des cadeaux de Noël au pied de l'arbre, expliqua Marino en éteignant sa torche. De toute évidence, elle les avait ouverts plus tôt. Elle avait fait brûler les papiers d'emballage et les cartes de vœux dans la cheminée, juste là. L'âtre est plein de cendres et de petits fragments de papier aluminium qu'ont échappé aux flammes. Hier soir, la voisine d'en face a remarqué un panache de fumée au-dessus du toit, juste après la tombée de la nuit.

- C'est elle qui a prévenu la police ?

- Ouais.

- Et pour quelle raison ?

- J'sais pas encore. Faut que je passe l'interroger.

- Quand vous en saurez un peu plus, essayez d'apprendre si Jennifer Deighton avait des problèmes médicaux, d'ordre psychiatrique ou autre. J'aimerais aussi connaître le nom de son médecin traitant.

- Je vais la voir tout à l'heure. Vous avez qu'à m'accompagner, comme ça vous lui poserez la question vous-même.

Je songeai à ma nièce qui m'attendait chez moi tout en enregistrant d'autres détails. Mon regard intercepta quatre petites marques carrées creusées dans les fibres de la moquette.

- Ouais, j'avais aussi remarqué, commenta Marino. On dirait que quelqu'un a trimbalé une chaise jusqu'ici, sans doute de la salle à manger. Y en a quatre autour de la table, avec des pieds carrés.

- Il faudrait s'intéresser à son magnétoscope, réfléchis-je à haute voix. Peut-être l'a-t-elle programmé en vue d'un enregistrement. Cela pourrait nous en apprendre davantage à son sujet.

- Bonne idée.

Nous quittâmes le salon et passâmes dans la petite salle à manger. Une table en chêne autour de laquelle étaient alignées quatre chaises à haut dossier raide trônait en son centre. Le tapis tressé qui recouvrait le plancher semblait neuf, du moins rarement foulé.

- J'ai comme l'impression qu'elle passait la majeure partie de son temps dans cette autre pièce, déclara Marino lorsque nous traversâmes un couloir pour pénétrer dans ce qui ne pouvait être que le bureau de la propriétaire des lieux.

La pièce était encombrée de tout l'équipement nécessaire au fonctionnement d'une petite entreprise, sans oublier un fax que j'examinai aussitôt. Il était éteint et sa ligne branchée sur une simple prise téléphonique vissée au mur. De plus en plus désorientée, je jetai un regard circulaire. Une table et le bureau croulaient sous des paquets d'enveloppes de toutes tailles, des formulaires, un ordinateur et une machine à oblitérer. Des encyclopédies, des ouvrages traitant de parapsychologie, d'astrologie, de signes du zodiaque, de religions orientales ou occidentales s'entassaient sur des étagères. Différentes traductions de la Bible étaient réunies. Je remarquai également la présence de douzaines de registres portant des dates sur la tranche.

Une pile de prospectus s'adossait à la machine à oblitérer, de toute évidence des bulletins d'adhésion. J'en récupérai un. Une contribution de trois cents dollars vous garantissait un appel quotidien et trois minutes du temps de Jennifer Deighton qu'elle mettrait à profit pour établir votre horoscope du jour, en « se fondant sur des données personnelles, telles que l'alignement des planètes au moment de votre naissance ». Un petit extra de deux cents dollars par an et c'était une consultation hebdomadaire que l'on vous offrait en plus du forfait de base. Après s'être acquitté du montant de son adhésion, le souscripteur recevait une carte portant un numéro d'identification qui demeurait valable tant qu'il réglait sa cotisation annuelle.

- Quel paquet de foutaises ! s'exclama Marino.

- Elle vivait seule, n'est-ce pas ?

- Ben, ça m'en a tout l'air. Une femme seule qui gère un business de ce genre... C'est le meilleur moyen d'attirer les fondus.

- Marino, savez-vous de combien de lignes de téléphone elle disposait ?

- Non, pourquoi ?

Je lui racontai les appels sans message que j'avais reçus. Il me fixa, l'air mauvais, ses mâchoires se crispant.

- Son fax et son téléphone sont-ils connectés à la même ligne téléphonique ?

- Bordel !

- Si tel est bien le cas, et si son fax était branché la nuit où j'ai composé le numéro qui s'affichait sur l'écran de mon identificateur d'appels, cela expliquerait l'étrange sonorité que j'ai entendue.

- Bordel de merde ! s'exclama-t-il en extirpant sa radio portative de la poche de son manteau. Pourquoi que vous m'en avez pas parlé plus tôt ?

- Je ne tenais pas à évoquer ce problème devant d'autres gens. Il plaqua la radio contre ses lèvres :

- 7-10. (Puis, s'adressant à moi :) Si ça vous tracassait, ces appels, ça fait des semaines que vous auriez dû m'en parler.

- Ils ne m'inquiétaient pas tant que ça. La voix du répartiteur croassa :

- 7-10.

- 10-5,8-21.

Le répartiteur envoya un appel au 821, le code désignant l'inspecteur, qui le contacta très vite par radio.

- J'ai besoin que tu me composes un numéro. T'as ton portable à portée de main ?

- 10-4.

Marino lui communiqua le numéro de téléphone de Jennifer Deighton et brancha le fax. Quelques fractions de seconde plus tard, il émit une série de sonneries et de bips plaintifs.

- Ça répond à votre question, Doc ?

- Ça répond à l'une d'entre elles, mais pas à la plus importante.

La voisine d'en face qui avait prévenu la police se nommait Myra Clary. J'accompagnai Marino jusqu'à sa maison aux flancs doublés de plaques d'aluminium. Un gros Père Noël en plastique planté sur la pelouse étincelait en souriant et des guirlandes lumineuses égayaient les buis. Marino n'avait pas enfoncé le bouton de la sonnette que la porte s'ouvrait déjà. Mrs Clary nous invita à pénétrer chez elle, sans même s'enquérir de notre identité. Après tout, peut-être nous avait-elle vus approcher depuis sa fenêtre.

Elle nous précéda dans un salon sinistre et sombre. Son mari était blotti contre un radiateur électrique, une couverture réchauffant ses jambes grêles, son regard vide fixé sur le poste de télévision où un homme se tartinait de savon déodorant. L'emprise pathétique et inexorable des années s'étalait dans chaque détail. Le capitonnage des fauteuils était usé jusqu'à la trame, encrassé par le contact répété des épidémies. Le bois était brouillé par l'accumulation de couches de cire, les gravures accrochées aux murs jaunies derrière le verre poussiéreux. Les relents huileux de milliers de repas préparés dans la cuisine et expédiés devant le poste de télévision s'incrustaient dans chaque recoin.

Marino expliqua l'objet de notre visite à une Mrs Clary soudain nerveuse et qui ne tenait pas en place. Elle ramassa des journaux éparpillés sur le canapé, baissa le volume de la télévision et disparut dans la cuisine chargée des assiettes sales du dîner. Son mari demeura calfeutré dans son univers intime, sa tête branlant sur son maigre cou d'échassier. La maladie de Parkinson, c'est un peu comme si une machine se mettait à trembler violemment avant de rendre le dernier soupir, comme si elle savait ce qui l'attendait et protestait de la seule façon qui lui restât.

- Non, vraiment, ça va, répondit Marino lorsque Mrs Clary.nous proposa un verre ou une petite collation. Installez-vous et essayez de vous détendre un peu. Je me doute que la journée a été difficile pour vous.

- Ils ont dit qu'elle était dans sa voiture, qu'elle respirait ces fumées, mon Dieu... Parce que j'ai vu la quantité de gaz d'échappement qui s'était accumulée dans ce garage, la fenêtre en était toute brumeuse, on aurait dit que le feu avait pris dans le garage. À ce moment-là, j'ai compris qu'un malheur était arrivé.

- C'est qui, « ils » ?

- La police. Après que je les ai appelés, je suis restée à guetter leur arrivée. Quand ils sont arrivés, je me suis précipitée pour m'assurer que Jenny allait bien.

Mrs Clary semblait incapable de rester tranquille quelques secondes dans le grand fauteuil qui faisait face au canapé sur lequel Marino et moi étions installés. Des mèches de cheveux gris s'étaient échappées du chignon noué au-dessus de sa tête. Son visage était aussi ridé qu'une pomme d'hiver et dans ses yeux se mêlaient la peur et une avide curiosité.

- Je sais que vous avez déjà eu l'occasion de discuter avec la police, attaqua Marino en rapprochant de lui le cendrier. Seulement, je voudrais que vous nous racontiez tout à nouveau, et dans le moindre détail, en commençant par le moment où vous avez vu Jennifer Deighton pour la dernière fois.

- Je l'ai vue l'autre jour... Marino l'interrompit :

- Quand ça ?

- Vendredi. Le téléphone sonnait, alors je suis allée décrocher dans la cuisine et je l'ai aperçue par la fenêtre. Elle s'engageait dans l'allée de son garage.

- Garait-elle toujours sa voiture dans son garage ? intervins-je alors.

- Oh, oui, toujours.

- Et hier ? reprit Marino. Vous l'avez vue hier, ou alors sa voiture ?

- Non. Mais quand je suis allée relever mon courrier

- il était déjà tard, ça nous fait toujours le même coup en hiver, 3, parfois 4 heures de l'après-midi et toujours pas de facteur, enfin bref... il devait être 17 h 30, peut-être même un peu plus tard, quand je suis ressortie pour vérifier la boîte aux lettres. Il commençait à faire nuit et j'ai vu de la fumée sortir de la cheminée de Jenny.

- Vous êtes sûre de ça ? Elle acquiesça d'un hochement de tête.

- Un peu ! Je me souviens même que j'ai songé que c'était une nuit idéale pour allumer un bon feu de bois. Mais, chez nous, c'était le boulot de Jimmy de préparer le bois. Parce que, vous comprenez, il ne m'a jamais montré comment on devait s'y prendre. Il était toujours comme ça, quand il savait faire quelque chose, c'était sa chasse gardée. Du coup, y a plus jamais eu de feu, et on a fait installer des bûches électriques.

Jimmy Clary fixait sa femme et je me demandais s'il comprenait ce qu'elle disait.

- J'adore faire la cuisine, poursuivit-elle. À cette époque de l'année, je me consacre surtout à la pâtisserie. Des tartes au sucre que j'offre aux voisins. Hier, je voulais en apporter une à Jenny. Mais, je préfère toujours appeler avant. C'est pas toujours aisé de savoir quand les gens sont chez eux, surtout quand ils bouclent leur voiture au garage. Du coup, vous laissez votre gâteau sur le paillasson et les chiens du coin l'engloutissent. Donc, j'ai téléphoné mais je suis tombée sur son répondeur. Toute la journée j'ai essayé, mais elle ne répondait pas, au point que je commençais à me faire du souci.

- Pourquoi ? demandai-je. Avait-elle des problèmes de santé, autre chose qu'elle aurait évoqué devant vous ?

- Elle avait du mauvais cholestérol et elle pesait pas loin de cent kilos, à ce qu'elle m'avait confié. Ajoutez à cela de l'hypertension, un truc familial.

Je n'avais vu chez la victime aucun médicament évoquant une prescription.

- Savez-vous quel praticien elle consultait ?

- Je me souviens pas trop. Voyez-vous, Jenny croyait aux médecines naturelles. Elle disait que lorsqu'elle se sentait un peu patraque, elle faisait de la méditation.

- J'ai l'impression que vous étiez assez proches, toutes les deux, remarqua Marino.

Mrs Gary tripotait sa jupe, incapable de discipliner ses mains nerveuses.

- Je reste chez moi toute la journée, sauf quand je sors pour faire quelques courses. (Elle jeta un regard vers son mari, à nouveau fasciné par la télévision.) Je passais la voir de temps en temps, des relations de bon voisinage, vous savez... Parfois je lui offrais un plat que j'avais cuisiné.

- C'était le genre chaleureux ? Elle recevait beaucoup ? insista Marino.

- Ben, en fait, elle travaillait surtout au téléphone. Mais, parfois, je voyais des gens arriver chez elle.

- Des gens dans le genre familiers ?

- Pas que je me souvienne.

- Et hier soir, vous avez remarqué quelqu'un ? demanda Marino.

- Non, je n'ai vu personne.

- Et quand vous êtes ressortie pour vérifier si le facteur était passé et que vous avez remarqué la fumée qui sortait de sa cheminée, est-ce que vous avez eu l'impression qu'elle avait de la compagnie ?

- Je n'ai vu aucune voiture, du coup je me suis dit qu'elle devait être seule chez elle. Jimmy Gary s'était assoupi. De la salive lui dégoulinait le long du menton. Je m'adressai à mon tour à notre hôtesse :

- Vous avez dit qu'elle travaillait chez elle. Avez-vous une idée de son métier ?

Mrs Gary me dévisagea avec de grands yeux. Elle pencha le torse vers moi et murmura :

- Eh bien, je sais ce que les gens en disaient.

- C'est-à-dire ?

Elle pinça les lèvres et hocha la tête en signe de dénégation. Marino ne l'entendit pas de cette oreille :

- Madame Gary, tout ce que vous pouvez nous raconter compte, et je sais bien que vous souhaitez nous aider.

- Il y a une église méthodiste, deux pâtés de maisons plus loin. On l'aperçoit d'ici. Le clocher est tout illuminé dès la tombée de la nuit. C'est pas nouveau, ça date de la construction, il y a trois ou quatre ans de ça.

- Ouais, j'l'ai vue en arrivant. Mais qu'est-ce que ça a à voir avec notre...

- Eh bien, l'interrompit Mrs Gary, Jenny a emménagé dans le coin au début du mois de septembre, si je me souviens bien... Et figurez-vous que j'ai jamais compris ce qui se passait. L'éclairage du clocher. Vous regarderez quand vous repartirez. Mais peut-être que... (Son visage s'allongea de déception.) Peut-être que maintenant ça le fera plus.

- Fera plus quoi ?

- S'éteindre et se rallumer. C'est le truc le plus étrange que j'aie vu de ma vie. Ça s'allume une minute et l'instant d'après, quand vous regardez par la fenêtre, c'est tout sombre, on dirait que l'église n'a jamais existé. Et puis encore une minute plus tard, vous regardez à nouveau et le clocher est illuminé, comme si de rien était. J'ai même chronométré. Ça reste allumé une minute et ça s'éteint durant deux, et puis ça se rallume trois minutes. Ça peut même arriver que le clocher reste éclairé une bonne heure. On dirait qu'il y a pas vraiment de logique.

- Et quel serait le rapport avec Jennifer Deighton ? demandai-je.

- Je me souviens, c'était peu de temps après qu'elle s'était installée ici, juste quelques semaines avant l'attaque cérébrale de Jimmy. Il faisait drôlement frais cette nuit-là et il avait décidé d'allumer un feu. Moi, j'étais à la cuisine, je faisais la vaisselle et, par la fenêtre, j'apercevais le clocher tout illuminé, comme à l'accoutumée. Et Jimmy est entré dans la cuisine pour se servir un verre, et je lui ai dit : « Tu sais bien que la Bible recommande de s'enivrer d'Esprit-Saint, pas de vin. » Alors il a répondu : « Je bois pas de vin, je bois du bourbon. La Bible a jamais rien dit contre le bourbon. Et juste à cet instant précis, le clocher s'est éteint. On aurait cru que l'église venait de se volatiliser. Et Jimmy qu'était planté là, au milieu de la cuisine. J'ai dit : «Là, tu vois bien, regarde un peu... C'est la réponse de Notre-Seigneur. C'est tout ce qu'il pense de toi et de ton bourbon. »

Il a rigolé comme si j'étais une vraie dingue, mais il n'a plus jamais bu une goutte. Et tous les soirs, il restait devant la fenêtre, celle qui est juste au-dessus de l'évier. Et pouf, tout d'un coup le clocher plongeait dans l'obscurité. J'ai réussi à faire croire à Jimmy que Dieu se manifestait de la sorte - n'importe quoi pour lui arracher la bouteille des mains. Ça ne s'était jamais produit avant l'arrivée de Miss Deighton dans le quartier.

- Le phénomène persiste-t-il ? demandai-je.

- En tout cas, hier soir c'a continué. Bon, je sais pas si ce sera encore vrai aujourd'hui. Pour être franche, je n'ai pas vérifié.

- Ce que vous nous dites, c'est que Miss Deighton aurait eu une sorte d'influence sur l'éclairage de l'église, insista Marino d'un ton dégagé.

- Ce que je veux vous dire, c'est que pas mal des riverains se sont fait leur idée depuis un petit bout de temps !

- Qui est?

- Que c'était une sorcière, précisa Mrs Gary.

Son mari ronflait avec application. Il émettait d'écœurants chuintements étranglés que sa femme ne semblait pas remarquer.

- On dirait que l'état de votre mari s'est détérioré à peu près à l'époque où Miss Deighton a emménagé et où les lumières ont commencé à faire des leurs, résuma Marino.

La surprise la fit sursauter.

- Ah, mais oui... en effet. Il a eu son attaque à la fin septembre.

- Vous pensez pas qu'y pourrait exister un lien ? Peut-être que Jennifer Deighton avait quelque chose à voir là-dedans, comme avec le clocher ?

- Il faut dire que Jimmy l'appréciait pas trop, concéda-t-elle, son débit s'accélérant soudain.

- Vous voulez dire qu'ils s'entendaient pas, tous les deux ?

- Juste après qu'elle s'est installée, elle est venue sonner deux ou trois fois, pour demander si Jimmy pouvait lui donner un coup de main avec des petits travaux de bricolage, du boulot d'homme, quoi. Je me souviens même qu'un jour sa sonnette d'entrée s'était coincée, ça faisait un raffut épouvantable chez elle. Elle est arrivée comme une folle, paniquée parce qu'elle craignait un court-circuit. Du coup, Jimmy y est allé. Une autre fois, c'était son lave-vaisselle qui débordait. Il faut dire que Jimmy était toujours d'accord pour donner un coup de main.

Elle jeta un regard furtif à son mari qui ronflait.

- Ça nous explique toujours pas pourquoi ils s'entendaient pas bien, la recadra Marino.

- Il disait qu'il aimait pas aller chez elle. Ça lui plaisait pas... tous ces cristaux, un peu partout. Et le téléphone qui n'arrêtait pas de sonner. Mais je crois que ce qui lui a vraiment fichu la trouille, c'est quand elle lui a annoncé qu'elle lisait l'avenir des gens et qu'elle pourrait lui offrir son horoscope complet s'il continuait à l'aider avec des petits travaux. Paraît qu'il lui a répondu - et je m'en souviens comme si c'était hier : «Non, merci, mademoiselle Deighton. C'est Myra qui s'occupe de mon avenir. Elle le planifie minute par minute. »

- Je me demandais si, par hasard, vous seriez pas au courant d'un gros différend qui aurait opposé Miss Deighton à quelqu'un... quelqu'un qui lui en aurait assez voulu pour souhaiter lui faire du mal, l'atteindre d'une façon ou d'une autre, insinua Marino.

- Donc, vous croyez qu'elle a été tuée ?

- Y a beaucoup de choses qu'on ignore encore. Disons qu'on peut négliger aucune hypothèse.

Mrs Clary croisa les bras sous sa poitrine affaissée, comme si elle s'étreignait elle-même.

- Et son état d'esprit ? intervins-je. Vous a-t-elle paru déprimée ? Selon vous, était-elle confrontée à des problèmes insolubles, surtout ces derniers temps ?

- Je la connaissais pas tant que ça, biaisa-t-elle en évitant mon regard.

- A-t-elle été consulter un médecin ?

- Je sais pas.

- Avait-elle des parents, une famille ?

- J'en ai pas la moindre idée.

- Au sujet de son téléphone... Répondait-elle à ses appels lorsqu'elle était chez elle ou laissait-elle le répondeur branché en permanence ? persistai-je.

- Pour ce que j'en sais, elle répondait.

- Et, du coup, ça explique que vous vous êtes fait du souci aujourd'hui en constatant qu'elle ne décrochait pas, malgré vos appels répétés, résuma Marino.

- Exactement.

Myra Clary se rendit compte trop tard qu'elle venait de se couper.

- Intéressant, commenta le grand flic.

Une rougeur envahit le bas du visage de Mrs Clary et ses mains se figèrent enfin.

- Et comment que vous saviez qu'elle était chez elle aujourd'hui ?

Elle demeura coite. Un hoquet suffoqua son mari, lui arrachant une quinte de toux qui lui fit ouvrir les paupières.

- Ben... c'est ce que je me suis dit. Parce que je ne l'avais pas vue sortir de chez elle, je n'avais pas vu la voiture... Elle n'acheva pas sa phrase, sa voix mourut dans un murmure.

- Et peut-être aussi que vous étiez passée chez elle un peu plus tôt ? suggéra Marino, prétendant l'aider. Histoire de lui apporter votre gâteau, lui dire un petit bonjour... et vous vous êtes dit que sa voiture était au garage.

Elle essuya les larmes qui s'étaient accumulées au bord de ses paupières avant de répondre :

- J'ai passé toute la matinée dans ma cuisine, les mains dans la farine. Elle n'est pas sortie pour ramasser son journal et je n'ai pas vu non plus la voiture. Alors, quand je suis sortie sur le coup de 10 heures, j'ai fait un saut chez elle et j'ai sonné. Elle ne m'a pas ouvert. J'ai jeté un œil par la fenêtre du garage.

- Attendez, vous êtes en train de nous dire que vous avez vu que l'intérieur était complètement enfumé et que vous n'avez pas pensé que quelque chose clochait ? demanda Marino.

- Mais je savais pas ce qui se passait, je savais pas quoi faire ! cria Mrs Clary d'une voix suraiguë. Mon

Dieu, mon Dieu... si seulement j'avais appelé à ce moment-là. Peut-être qu'elle était toujours...

Marino lui coupa la parole :

- Je sais pas si elle était encore en vie à ce moment-là, lâcha-t-il en me jetant un regard évocateur.

- Lorsque vous avez jeté un œil dans le garage, avez-vous entendu un bruit de moteur ? demandai-je. Elle secoua la tête en se mouchant. Marino se leva, fourrant son calepin dans une poche de son manteau. Il semblait abattu, comme si les dissimulations et le manque de force de caractère de Mrs Gary le décevaient cruellement. Mais je ne m'y trompais pas. J'avais fini par reconnaître tous ses grands rôles. S'adressant à moi d'une voix tremblante, Myra Gary bafouilla :

- J'aurais dû appeler à l'aide plus tôt.

Je restai muette. Marino détaillait la moquette à ses pieds.

- Je me sens pas bien. Il faut que j'aille m'allonger.

Marino extirpa une carte de son portefeuille et la lui tendit en précisant :

- Si quelque chose d'autre vous revient à l'esprit, n'hésitez pas à m'appeler.

- Oui, monsieur. Je vous le promets, murmura-t-elle d'une voix faible.

La porte refermée derrière nous, Marino me demanda :

- Vous faites l'autopsie dans la foulée ?

Nous nous enfoncions jusqu'aux chevilles dans la neige qui ne semblait pas vouloir s'arrêter.

- Non, demain matin, rectifiai-je en repêchant mes clés de voiture au fond de ma poche.

- Qu'est-ce que vous en pensez ?

- J'en pense que son genre d'occupation professionnelle devait la mettre en contact avec pas mal de gens, dont l'espèce la moins recommandable. De surcroît, son existence assez solitaire, si l'on ajoute foi aux dires de Mrs Gary, et le fait qu'elle a ouvert ses cadeaux de Noël de façon prématurée plaideraient en faveur d'un suicide. En revanche, je pense que les chaussettes propres constituent un élément très discordant.

- Ben, là-dessus on fait la paire.

La demeure de Jennifer Deighton était illuminée, et un camion de remorquage aux pneus équipés de chaînes avait reculé le long de l'allée menant au garage. Les voix des hommes attelés à leur tâche nous parvenaient assourdies par la neige qui recouvrait désormais d'une couche épaisse tous les véhicules de la rue, les transformant en petites mottes blanches aux angles émoussés.

Je suivis le regard de Marino fixé au-dessus du toit de la maison de Miss Deighton. L'église se dessinait sur un ciel gris perle, à quelques pâtés de maisons d'où nous nous trouvions. L'étrange silhouette de son clocher évoquait un grand chapeau de sorcière. Les cintres de façade nous considéraient, morne regard de deuil. Soudain l'édifice surgit de l'ombre dans un flot de lumière qui peignit ses surfaces et ses angles d'ocre irisé. La galerie supérieure se métamorphosa, et je crus presque y voir la forme d'un visage austère mais bienveillant flottant dans la nuit.

Je tournai la tête vers la maison des Gary, juste à temps pour voir un rideau se rabattre contre la fenêtre de la cuisine.

- Bordel, moi je me barre. Et Marino traversa la rue à grandes enjambées.

- Vous voulez que j'avertisse Neils au sujet du véhicule de la victime ? criai-je dans sa direction.

- Ouais, hurla-t-il à son tour. Ce serait sympa.

Ma maison était éclairée lorsque je rentrai. Des effluves appétissants provenaient de la cuisine. Un feu crépitait dans la cheminée et deux couverts avaient été dressés sur une table basse poussée juste devant. Je me débarrassai de ma sacoche sur le canapé et regardai autour de moi, tendant l'oreille. Une distante et rapide cavalcade de touches de clavier me parvint de mon bureau situé de l'autre côté du couloir.

- Lucy? appelai-je en ôtant mes gants et mon manteau.

La cavalcade ne s'interrompit pas lorsque ma nièce me répondit :

- Je suis là.

- Qu'as-tu préparé ?

- Le dîner.

Je me dirigeai vers mon bureau pour y découvrir Lucy installée derrière ma table de travail, le regard scotché à l'écran de l'ordinateur. Je fus stupéfaite de découvrir le symbole livre sterling. Elle travaillait sous UNIX. Elle était parvenue à se connecter à l'ordinateur de mon bureau de l'institut médico-légal.

- Mais comment t'es-tu débrouillée ? Je ne t'ai pas communiqué la commande de connexion, ni mon nom d'utilisateur, et encore moins mon mot de passe.

- Pas la peine. J'ai dégoté un fichier qui expliquait à quoi servait la commande bat. D'autant que tu as là-dedans des programmes où sont mémorisés ton nom d'utilisateur et ton mot de passe, ce qui t'évite d'avoir à les saisir à chaque fois. C'est un chouette raccourci, chouette, mais super-risqué. Il en ressort que ton nom d'utilisateur est « Marley » et ton mot de passe « cerveau ».

- Tu es redoutable, Lucy. Je tirai une chaise pour m'installer à côté d'elle.

- Qui est Marley? s'enquit-elle en continuant de taper.

- En fac de médecine, nos places nous étaient attribuées par binôme de travaux pratiques. Marley Scates a été installé à côté de moi durant deux ans. Il est devenu neurochirurgien quelque part, je ne sais plus où.

- Tu étais amoureuse de lui ?

- Nous ne sommes jamais sortis ensemble.

- Et lui, il était amoureux de toi ?

- Tu es un feu roulant de questions, Lucy. Tu ne peux pas poser de la sorte toutes les questions qui te passent par l'esprit.

- Et pourquoi pas ? Les gens ne sont pas forcés de me répondre.

- C'est mal élevé et cela peut heurter la sensibilité de certains.

- Je crois que j'ai compris de quelle façon quelqu'un s'est introduit dans ton répertoire, tante Kay. Tu te souviens, je t'ai expliqué que certains super-utilisateurs sont connectés d'office dans des logiciels.

- En effet.

- Il y en a un qui s'appelle « démo ». Il a un privilège d'accès, mais aucun mot de passe ne lui est attribué. À mon avis, c'est par cette faille que la personne s'est introduite, et je vais te montrer ce qui s'est vraisemblablement produit. (Pendant qu'elle continuait de me parler, ses doigts volaient au-dessus du clavier à une allure vertigineuse pour moi.) Bon, maintenant, ce que je vais faire, c'est accéder au gestionnaire du système et afficher la liste des ouvertures de sessions. On cherche donc un super-utilisateur spécifique, dans notre cas « utilisateur privilégié ». Ensuite, on tape « g » pour go et boum ! Et que découvre-t-on ?...

Du bout de l'index elle suivit une ligne qui s'affichait sur l'écran et commenta :

- ... On découvre que le 16 décembre à 17 h 06 quelqu'un s'est connecté à partir d'un périphérique baptisé t-t-y-14. Cette personne jouissait d'un privilège d'accès, et nous admettrons donc que c'est bien elle qui a fouiné dans ton répertoire. J'ignore quels fichiers elle a pu ouvrir. Toujours est-il que vingt minutes plus tard, le pirate en question a essayé d'envoyer un message stipulant « c'est introuvable » à la bécane t-t-y-0-7 en créant par mégarde un fichier. L'intrus s'est ensuite déconnecté, à 17 h 32, soit une session d'une durée totale de vingt-six minutes. Tant que j' y pense, a priori, il ne semble pas qu'il y ait eu une requête d'impression. J'ai parcouru la liste des sorties papier sur le rapport d'émission de l'imprimante. Rien de particulier.

- Attends... Si j'ai bien compris, quelqu'un a tenté d'envoyer un message à un périphérique t-t-y-0-7 depuis t-t-y-14 ?

- Tout juste. J'ai vérifié. Ces deux périphériques sont des terminaux.

- Et comment peut-on savoir dans quels bureaux ils sont installés ?

- Ça m'étonne qu'il n'existe pas une liste complète des périphériques quelque part là-dedans. Pourtant, je ne suis pas encore parvenue à mettre la main dessus. Bon, si jamais on se plantait, tu pourrais toujours inspecter les câbles de liaison qui arrivent aux terminaux. Ils sont le plus souvent identifiés. Et puis, si mon avis t'intéresse, je ne crois pas que ton analyste informatique soit notre espionne. D'abord, parce qu'elle connaît ton nom d'utilisateur et ton mot de passe, en d'autres termes pourquoi irait-elle s'ennuyer à se connecter via « démo » ? Ensuite, je suppose que le mini est dans son bureau et que donc elle utilise le terminal système.

- C'est exact.

- Or le nom de ton terminal système est t-t-y-b.

- Ça me soulage.

- Un autre moyen d'en avoir le cœur net serait de fliquer les bureaux de tes employés lorsqu'ils se sont absentés mais qu'ils sont toujours connectés. Tout ce qu'il te resterait à faire à ce moment-là, c'est entrer sous UNIX et taper « qui suis-je ? », parce que le système te le dirait. Elle repoussa sa chaise et se leva.

- Passons aux choses sérieuses : j'espère que tu as faim. Le chef propose des escalopes de poulet accompagnées d'une salade de riz sauvage aux poivrons et aux noix de cajou, le tout assaisonné d'huile de graines de sésame. Sans oublier le pain. Ton gril fonctionne-t-il ?

- Lucy, il est 23 heures passées et il neige.

- Je n'ai jamais suggéré que nous dînions dehors. J'ai juste dit que j'aimerais faire griller le poulet.

- Et où as-tu appris à cuisiner ? Je lui emboîtai le pas jusqu'à la cuisine.

- Pas avec ma mère, c'est sûr. Pourquoi crois-tu que j'étais un vrai petit pot à tabac quand j'étais petite ? À force de manger toutes les cochonneries qu'elle achetait. Des amuse-bouches, des sodas, des pizzas au goût de vieux carton. Mes adipocytes vont me rendre la vie infernale toute ma vie, à cause de ma mère. Je ne lui pardonnerai jamais.

- J'aimerais que nous reparlions de cette après-midi, de ton retard, Lucy. Si tu n'étais pas enfin rentrée, j'étais à deux doigts d'alerter la police et de lui demander de partir à ta recherche.

- Je me suis entraînée durant une heure et demie, et ensuite j'ai pris une douche.

- Mais tu es restée absente plus de quatre heures et demie !

- Je voulais passer à l'épicerie et aussi faire quelques autres courses.

- Et pourquoi n'as-tu pas décroché le téléphone de voiture ? j'ai appelé je ne sais combien de fois.

- Parce que je me suis dit que quelqu'un cherchait à te joindre. D'autant que je n'ai jamais utilisé de téléphone de voiture. Et en plus, tante Kay, je n'ai plus douze ans.

- Bien sûr, mais tu ne connais pas la ville et encore moins sa circulation. J'étais très inquiète.

- Je suis désolée.

Nous dînâmes seulement éclairées par le feu de cheminée, assises à même le sol devant la table basse. J'avais éteint les lampes. Des flammes s'affolaient par instants dans l'âtre et des ombres dansaient comme pour célébrer le moment magique que nous partagions.

Je tendis la main vers mon verre de vin en demandant :

- Que veux-tu pour Noël ?

- Des leçons de tir.