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Je passai la journée du vendredi chez moi, devant un feu de cheminée, m'absorbant dans la tâche ô combien fastidieuse et peu gratifiante qui consistait à établir une liste précise de tous mes faits et gestes des dernières semaines. La malchance voulait que, à l'heure supposée où Eddie Heath se faisait enlever à proximité de la boutique, je me trouvais seule dans ma voiture, sur le chemin de mon domicile. Lorsque Susan avait été abattue, j'étais également seule, chez moi, Marino ayant entraîné Lucy pour une leçon de tir. Seule encore le matin où Donahue avait été assassiné. En conclusion, je n'avais aucun témoin qui puisse corroborer mes dires et certifier mes faits et gestes lors des trois meurtres.

Certes, le mobile de ces meurtres et leur modus operandi seraient plus difficiles à faire accepter par un jury. Il est exceptionnel qu'une femme abatte sa victime à la manière d'un tueur professionnel et, à moins que l'on admette que j'étais une sadique sexuelle admirablement camouflée, je n'avais aucune raison de martyriser le petit garçon.

J'étais plongée dans mes pensées lorsque Lucy hurla qu'elle venait de dénicher quelque chose. Installée devant l'ordinateur, elle avait fait pivoter son fauteuil sur le côté et posé ses pieds sur une ottomane. Des piles de feuilles recouvraient ses genoux. Mon Smith & Wesson était aligné le long du flanc droit du clavier.

- Pourquoi mon arme se trouve-t-elle là? demandai-je, un peu mal à l'aise.

- Pete m'a conseillé de m'entraîner à blanc dès que j'en aurais la possibilité. J'ai profité de ce que mon programme passait au crible tous les enregistrements quotidiens d'opérations.

Je ramassai le revolver et vérifiai que les chambres du barillet étaient bien vides, juste pour en avoir le cœur net.

- Bon, je n'ai pas terminé, mais je crois bien que j'ai déjà une piste sérieuse au sujet de ce que nous cherchons.

Une bourrasque d'optimisme allégea mon humeur et j'approchai une chaise du bureau.

- Le journal des opérations enregistrées pour le 9 décembre fait état de trois MJRE assez alléchantes.

- MJRE?

- Mises à jour de relevé d'empreintes, traduisit ma nièce. Le plus beau, c'est qu'elles concernent trois fichiers différents. L'un a été supprimé purement et simplement. Le numéro d'identification d'État du deuxième a été modifié. Quant au dernier, il a été créé en concomitance avec les opérations réalisées sur les deux autres. J'ai pénétré dans le centre de traitement des casiers judiciaires et balancé les NIE du dossier nouvellement créé et de celui qui avait été altéré. Eh bien, le second est celui de Ronnie Joe Waddell.

- Et le dossier tout juste créé ?

- C'est là que les choses deviennent assez angoissantes... Il n'existe aucun casier judiciaire derrière. J'ai entré à cinq reprises le NIE correspondant et à chaque fois l'ordinateur me répondait « pas de fichier criminel ». Est-ce que tu comprends ce que cela signifie ?

- Sans fichier enregistré au centre de traitement des casiers judiciaires, nous n'avons aucun moyen de connaître l'identité de cette personne.

Lucy acquiesça d'un hochement de tête.

- Gagné ! Donc, nous avons le relevé d'empreintes et le NIE de quelqu'un sur l'AFIS, tout cela sans aucune correspondance de nom, ou quelque renseignement personnel que ce soit capable de permettre son identification. En conclusion, ma conviction, c'est qu'un pirate a effacé le nom de cet individu de la mémoire du centre de traitement des casiers judiciaires, ce qui implique que celui-ci a également été la cible d'un assaut de pirate.

- Attends, revenons-en à Ronnie Joe Waddell, pro-posai-je. Peux-tu reconstituer les modifications apportées à son dossier ?

- J'ai ma petite théorie sur le sujet. Mais, d'abord, il faut que je t'explique une autre subtilité du système. Le NIE, donc ton numéro d'identification personnel, est le seul identifiant accepté et il est unique. Ce que je veux dire par là, c'est que le système ne t'autorisera pas à le dupliquer. Admettons que nous ayons décidé d'intervertir nos NIE, il faudrait d'abord que je supprime ton fichier, puis que je transforme mon NIE en adoptant le tien. Ensuite je réinjecterais ton dossier dans la mémoire en lui affectant mon ancien NIE.

- Et tu penses que les choses se sont produites de cette façon ?

- Disons que ce genre de manipulations expliquerait les mises à jour de relevé d'empreintes que j'ai détectées en date du 9 décembre.

Quatre jours avant l'exécution de Waddell, songeai-je.

Lucy continua :

- Ce n'est pas fini... Le dossier de Waddell a été effacé ensuite de la mémoire de l'AFIS, le 16 décembre.

- Quoi ? Mais comment est-ce possible ! m'exclamai-je, ahurie. Mais enfin... Lorsque Vander a introduit dans l'AFIS l'empreinte retrouvée dans la salle à manger de Jennifer Deighton, l'ordinateur l'a bien reliée à celle de Waddell, et c'était il y a une semaine de cela.

- L'AFIS a planté le 16 décembre à 10 h 56, c'està-dire exactement quatre-vingt-dix-huit minutes après que le fichier concernant Waddell avait été supprimé, expliqua Lucy. La base de données et les journaux d'opérations ont été restaurés. Néanmoins, il ne faut pas que tu oublies qu'une sauvegarde intégrale n'est réalisée qu'une fois par jour, tard dans l'après-midi. En d'autres termes, les altérations opérées sur la base de données le matin du 16 décembre n'avaient pas encore été enregistrées lorsque le système est tombé en panne. Lorsque la base de données a été restaurée, le fichier de Waddell l'a été avec.

- Si je comprends bien, tu veux dire que quelqu'un a modifié le NIE du fichier AFIS de Waddell quatre jours avant son exécution pour tenter de le supprimer trois jours après sa mort ?

- Ça m'en a tout l'air, en effet. Le truc qui me chiffonne, c'est pourquoi le pirate n'a-t-il pas juste supprimé tout le dossier lors de sa première intrusion dans le système ? Pourquoi se prendre la tête en modifiant d'abord le NIE de Waddell, pour changer d'avis un peu plus tard et gommer tout le contenu ?

Neils Vander me fournit une réponse très simple à cette question lorsque je l'appelai un peu plus tard.

- Il est assez habituel que l'on efface de l'AFIS le relevé dactyloscopique d'un condamné exécuté, me renseigna-t-il. En fait, le seul cas dans lequel il est légitime de le conserver, c'est lorsqu'on soupçonne qu'il n'est pas exclu que l'on retrouve ses empreintes dans le cadre d'une affaire non encore élucidée. Waddell était bouclé depuis neuf-dix ans, il avait été retiré du circuit depuis si longtemps qu'il était superflu de conserver sa carte d'empreintes.

- En d'autres termes, selon vous, la suppression de son dossier, survenue le 16 décembre, était donc une procédure de routine ?

- Tout à fait. En revanche, là où les choses ne s'expliquent plus, c'est lorsqu'on a tenté de l'effacer le 9 du même mois - c'est-à-dire le jour où Lucy pense qu'on a changé son NIE - puisque, à ce moment-là, Waddell était encore en vie.

- Neils, selon vous, qu'est-ce que tout cela signifie ?

- Lorsque vous altérez le NIE de quelqu'un, Kay, de fait vous modifiez son identité. Si, par exemple, je demande à l'AFIS la comparaison de l'empreinte d'un suspect, le système peut me répondre positivement en me fournissant la fiche du relevé correspondant. Mais lorsque je vais rentrer le NIE proposé par l'AFIS dans le CTCJ - le centre de traitement des casiers judiciaires -, ce n'est pas la biographie criminelle de la personne en question qui en sortira. De deux choses l'une : ou je n'obtiendrai rien, ou alors le casier qui s'affichera appartiendra à un autre individu, celui auquel est attribué ce NIE en particulier.

- Vous avez trouvé la fiche de relevé dactyloscopique correspondant à l'empreinte découverte chez Jennifer Deighton. Ensuite, vous avez tapé le NIE fourni par l'AFIS dans le CTCJ, qui vous a proposé le casier judiciaire de Ronnie Joe Waddell. Le gros problème, c'est que nous avons maintenant de bonnes raisons de penser que le NIE initial avait été modifié. En résumé, nous ne pouvons pas être certains de l'identité de la personne qui a abandonné cette empreinte dans la salle à manger de la victime, n'est-ce pas ?

- Tout juste. Toutefois, ce qui saute aux yeux, c'est que quelqu'un s'est donné un mal fou pour que nous ne puissions pas remonter jusqu'au propriétaire de ladite empreinte. Je ne peux plus affirmer qu'il s'agissait bien de celle de Waddell... Ni le contraire, du reste.

Les bribes d'images se télescopaient dans mon esprit pendant que Vander parlait.

- Voyez-vous, Kay, il me faudrait une autre empreinte digitale de Waddell, une empreinte dont il soit garanti sans l'ombre d'un doute qu'il s'agit bien de la sienne, pour pouvoir certifier que ce n'est pas lui le propriétaire de celle que vous avez retrouvée sur la chaise de Jennifer Deighton. Mais où la dénicher ?

Des lambris sombres, des lattes de parquet, des taches de sang séché de la couleur du grenat.

- Chez elle, marmonnai-je.

- Chez qui ?

- Chez Robyn Naismith.

Dix ans plus tôt, lorsque la police avait passé au crible la maison de Robyn Naismith, elle n'avait pu recourir à l'aide d'un laser ou d'une lampe Luma-Lite. Les empreintes ADN n'existaient pas. Le système automatisé de comparaison d'empreintes digitales faisait encore défaut à l'État de Virginie, quant au traitement d'images, lequel permettait d'agrandir certaines zones d'une trace de doigt sanglante partielle retrouvée sur un mur ou toute autre surface, nul n'y avait accès. Bien qu'il soit, le plus souvent, peu adéquat d'utiliser de nouvelles technologies pour faire «parler» d'anciennes enquêtes criminelles, quelques exceptions existent. À mon sens, le meurtre de Robyn Naismith en était une.

Si la possibilité nous était offerte de vaporiser son domicile avec notre arsenal de produits chimiques, il n'était pas exclu que nous parvenions à ressusciter la scène de crime. Caillots de sang, gouttes, panache, éclaboussures, taches, et les hurlements aussi, rouges, tous rouge vif. Il s'infiltre dans des fissures, des craquelures. Il rampe sous les coussins, se faufile entre les lattes d'un parquet. Certes, un nettoyage rigoureux et les années peuvent le faire disparaître en apparence ou du moins l'atténuer, mais ses traces perdurent toujours. Un sang invisible à l'œil nu persistait encore dans les pièces où Robyn Naismith avait été agressée puis abattue, un peu comme ces mots d'abord imperceptibles que nous avions pourtant matérialisés sur la feuille de papier vierge découverte sur le lit de Jennifer Deighton. Cependant la police de l'époque avait dû faire avec les moyens d'alors, sans l'aide des dernières technologies. Elle n'avait retrouvé qu'une seule empreinte ensanglantée lors de sa première investigation. Waddell en avait-il laissé d'autres ? Étaient-elles toujours là ?

Neils Vander, Benton et moi-même prîmes la direction de l'ouest, vers l'université de Richmond, magnifique ensemble de bâtiments de style géorgien coincé entre Three Chopt Road et River Road, et encerclant un lac. Robyn Naismith avait jadis obtenu un diplôme accompagné des félicitations du jury dans cette université. Son amour pour cette partie de la ville ne s'était pas démenti et elle y avait ensuite acquis son premier logement, situé à deux pâtés de maisons du campus.

Sa maisonnette de brique au toit mansardé s'élevait sur un lopin de terrain qui ne devait guère excéder deux mille mètres carrés de surface. Un endroit idéal pour un cambrioleur, non que la chose me surprît. Une profusion d'arbres s'égaillait dans le jardin. Derrière la maison, trois somptueux magnolias écrasaient de leur taille la bâtisse, la faisant paraître encore plus petite et la noyant dans l'ombre de leurs branches qui occultaient la lumière. Il semblait a priori peu probable que les voisins directs de Robyn Naismith aient vu ou entendu quoi que ce soit, si tant est qu'ils eussent été chez eux au moment du meurtre. C'était le matin, et tout le monde était au travail.

La maison avait été mise en vente. En raison des circonstances, le prix fixé était bien modeste pour le quartier. Nous avions appris que c'était l'université qui s'était portée acquéreur du bien immobilier dans le but d'y loger des enseignants, et que fort peu de modifications avaient été apportées depuis dix ans. Robyn était célibataire et enfant unique. Ses parents, qui résidaient en Virginie du Nord, n'avaient pas souhaité récupérer les meubles de leur fille. Sans doute leur était-il insupportable de vivre parmi ceux-ci, ou même simplement de les revoir. Le Pr Sam Potter, qui enseignait l'allemand, lui-même célibataire, louait la maisonnette à l'université depuis son rachat.

Comme nous déchargions appareils photo, bidons de produits chimiques et le reste de notre attirail du coffre de la voiture, la porte de la maison qui donnait sur l'arrière s'ouvrit. Un homme à l'allure pour le moins négligée nous accueillit d'un bonjour bien morne.

- Vous avez besoin d'un coup de main ?

Sam Potter descendit les marches du perron, repoussant la maigre mèche de cheveux bruns qui lui tombait dans les yeux, une cigarette aux lèvres. C'était un petit homme boulot, dont les hanches s'évasaient en amphore, comme celles d'une femme.

- Vous pouvez prendre cette boîte, là, suggéra Vander.

Potter jeta sa cigarette par terre sans se préoccuper de l'écraser. Nous lui emboîtâmes le pas jusqu'à une petite cuisine équipée de meubles assez défraîchis couleur vert avocat et submergée de vaisselle sale. Nous traversâmes une salle à manger dont la table croulait sous les piles de linge à repasser pour parvenir jusqu'au salon situé en façade de la maison. Je lâchai à même le sol ce que je transportais, fournissant un gigantesque effort pour demeurer de marbre en dépit du choc que j'éprouvais. Rien n'avait en effet changé. Je reconnaissais la console de télévision branchée au câble qui disparaissait dans le mur, les doubles rideaux, le canapé de cuir marron, le parquet maintenant si malmené et éraflé qu'il semblait aussi terne qu'une nappe de boue. Des papiers et des livres traînaient un peu partout, et Potter entreprit de les rassembler sans grand enthousiasme tout en nous parlant :

- Je ne vous surprendrai pas en vous disant que je ne suis pas trop versé dans les tâches domestiques, expliqua-t-il avec un accent germanique très perceptible. Bon, je vais coller tout ce fatras sur la table de la salle à manger. (Il réapparut quelques instants plus tard en s'exclamant :) Et voilà le travail ! Vous voulez que je déplace autre chose ?

Il extirpa un paquet de Camel de la poche de sa chemise blanche et une boîte d'allumettes de celle de son jean délavé. Une montre de gousset était retenue par un cordon de cuir à l'un des passants de sa ceinture de pantalon et une multitude de petits détails me sauta aux yeux alors qu'il la tirait et y jetait un regard furtif avant d'allumer sa cigarette. Ses mains étaient agitées d'un tremblement, ses doigts enflés, et son nez et ses pommettes sillonnés par l'entrelacs de petits vaisseaux sous-cutanés éclatés. Il n'avait pas pris la peine de vider les cendriers. En revanche, il s'était prestement débarrassé des bouteilles et des verres, et avait eu le bon sens de vider la poubelle à l'extérieur.

- Non, c'est inutile, répondit Wesley. A priori, nous n'aurons pas besoin de déplacer de meuble. Si tel n'était pas le cas, ne vous inquiétez pas, nous remettrons tout en place.

- Et, donc, le produit chimique que vous comptez utiliser n'endommagera rien et il n'est pas toxique pour les êtres humains, c'est bien cela ?

- Non, aucun danger biologique, le rassurai-je. Il ne restera qu'une sorte de résidu granuleux, un peu comme celui que laisse l'eau de mer en s'évaporant. Mais nous nettoierons le maximum.

Potter aspira une bouffée nerveuse de sa cigarette avant de déclarer :

- Écoutez, je ne tiens pas du tout à être présent lors de vos analyses. À votre avis, combien de temps vous sera nécessaire, approximativement ?

- Pas plus de deux heures, du moins je l'espère, répondit Wesley. Son regard balayait la pièce. En dépit de son visage impassible, je parvenais à déchiffrer ses pensées.

Je me défis de mon manteau, perplexe quant à l'endroit où je pourrais le poser, pendant que Vander déballait une boîte de pellicule photo.

- Si jamais vous aviez terminé avant mon retour, surtout fermez bien la porte derrière vous et assurez-vous qu'elle est verrouillée. Ici, pas de système d'alarme.

Potter sortit par l'arrière de la maison et nous l'entendîmes démarrer ce qui, à en juger par le bruit du moteur, aurait pu passer pour un camion diesel.

Vander tira deux bidons de produit chimique d'une des boîtes que nous avions apportées en commentant :

- Quel dommage, vraiment ! Cet endroit pourrait être charmant, mais il n'est pas beaucoup plus reluisant que les taudis que j'ai pu voir dans ma vie. Non, mais vous avez vu les œufs brouillés qui collaient à la poêle abandonnée sur la cuisinière ? Que doit-on encore déménager? (Vander s'accroupit par terre avant de poursuivre :) Je n'effectuerai le mélange que lorsque nous serons fin prêts.

- À mon avis, il faudrait débarrasser cette pièce le plus possible. Avez-vous apporté les photos, Kay ? me lança Wesley. Je sortis les clichés de scène de crime en remarquant :

- Notre ami le professeur vit toujours dans les meubles de Robyn Naismith.

- Eh bien, en ce cas nous laisserons tout en place, conclut Vander comme s'il était parfaitement habituel de retrouver dix ans après les faits tout le mobilier d'une personne assassinée. En revanche, enlevons le tapis. Je suis certain qu'il n'était pas là à l'époque.

- Et comment pouvez-vous en être si sûr ? demanda Wesley en détaillant à ses pieds l'espèce de carpette crasseuse faite de tresses de tissu bleu et rouge et dont le bord rebiquait.

- Parce que si vous en soulevez un coin, vous constaterez que le parquet en dessous est tout aussi terne et éraflé qu'ailleurs. En conclusion, cela ne fait pas très longtemps que cette chose se trouve étendue là, d'autant qu'il s'agit d'une qualité plus que médiocre dont je doute qu'elle aurait résisté à dix ans d'usure.

J'étalai plusieurs des photographies sur le sol, les tournant, les retournant en tous sens jusqu'à retrouver la bonne perspective nous indiquant ce qui méritait d'être déplacé. L'emplacement des meubles d'origine avait été modifié. Nous nous attelâmes à recréer, autant que faire se pouvait, la scène de crime de l'affaire Robyn Naismith.

- Bien, le ficus va là-bas, décrétai-je du ton d'un metteur en scène. C'est cela... Pourriez-vous repousser le canapé d'une cinquantaine de centimètres, s'il vous plaît, Neils ? Et puis un peu de ce côté-là, juste encore un peu. Le ficus se trouvait à une dizaine de centimètres de l'accoudoir gauche. Un peu plus près... C'est parfait.

- Pas vraiment... Les branches retombent sur le canapé.

- L'arbre a grandi.

- Ce qui me sidère, c'est qu'il n'ait pas crevé. Je suis surpris que quoi que ce soit - en dehors des bactéries et des moisissures - parvienne à résister à une cohabitation avec le Pr Potter.

Wesley enleva sa veste en s'enquérant :

- Nous éliminons le tapis, c'est bien cela ?

- Tout à fait. Elle n'avait qu'un chemin de couloir devant la porte d'entrée principale et un petit tapis oriental sous la table basse. À part ça, le parquet était nu.

Wesley se mit à quatre pattes et entreprit de rouler le vilain tapis du Pr Potter.

Je m'approchai de la télévision et examinai le magnétoscope posé dessus, ainsi que la connexion au câble qui filait vers le mur.

- Cet équipement devrait se trouver contre le mur situé face à la porte d'entrée et au canapé. L'un d'entre vous, messieurs, est-il expert en magnétoscopes et en liaisons câble ?

- Non, répondirent-ils en chœur.

- Bien, en ce cas je vais devoir me débrouiller toute seule. C'est parti.

Je débranchai la liaison au câble ainsi que le magnétoscope et le poste de télévision avant de le faire glisser avec prudence sur le parquet poussiéreux. M'aidant à nouveau des clichés que j'avais apportés, je le poussai encore un mètre afin de le positionner exactement face à la porte d'entrée. Je détaillai ensuite les murs. Potter était, de toute évidence, amateur d'art et possédait plusieurs œuvres d'un artiste dont je ne parvins pas à déchiffrer le nom, qui me parut français. Il s'agissait d'esquisses et de crayonnés au fusain, apparemment des nus féminins, tout en courbes, en triangles et en pâtés rosés. Je les décrochai les uns après les autres, les appuyant avec soin contre les plinthes des murs de la salle à manger. Le salon était presque vidé et la poussière m'irritait les sinus.

Wesley essuya de sa manche la sueur qui perlait à son front et, me regardant, demanda :

- Sommes-nous prêts ?

- Je crois. Certes, il manque encore certaines choses. Il y avait trois chaises à haut dossier à cet endroit, remarquai-je en le désignant de l'index.

- Elles sont dans les chambres, rectifia Vander. Deux dans l'une et la troisième dans l'autre chambre. Vous voulez que je les ramène dans le salon ?

- Ce ne serait pas une mauvaise idée. Wesley et lui se chargèrent de leur transport.

- Un tableau était suspendu à ce mur là-bas, et un autre se trouvait à droite de la porte qui mène à la salle à manger. Une nature morte et un paysage anglais, précisai-je. Il semble que Mr Potter n'ait pas supporté les goûts de Robyn en matière d'art, alors qu'il s'est accommodé sans hésitation de tout le reste.

- Il faut que l'on fasse le tour de la maison pour fermer tous les volets, les rideaux, baisser les stores, déclara Vander. Si de la lumière filtre toujours, déchirez une feuille de papier et collez-la sur la vitre à l'aide de ruban adhésif pour l'occulter tout à fait, précisa-t-il en désignant le rouleau d'épais papier marron posé sur le sol.

La maison se mit à bruire d'échos de pas, du crissement des stores vénitiens et de la plainte du papier sous la morsure des ciseaux durant le quart d'heure qui suivit. Parfois, un juron claquait lorsque la feuille de papier kraft s'avérait trop courte ou que le ruban adhésif refusait de coller quoi que ce fût d'autre que lui-même. J'avais pris mon poste dans le salon, aveuglant l'imposte de la porte d'entrée vitrée et les deux fenêtres donnant côté rue. Notre tâche achevée, nous nous rejoignîmes pour éteindre toutes les lumières. Une obscurité totale envahit d'un coup la maison de Robyn Naismith. Je ne distinguais même plus les contours de ma main étendue devant moi.

- Parfait, déclara Vander lorsqu'il ralluma le plafonnier. Il enfila une paire de gants et aligna sur la table basse des bouteilles d'eau déminéralisée, des bidons de produits chimiques et deux pulvérisateurs en plastique.

- Bien, voici la façon dont nous allons nous y prendre, poursuivit-il. Docteur Scarpetta, vous pourriez vaporiser pendant que je filme avec la caméra vidéo. Si une zone commençait de réagir, continuez à asperger jusqu'à ce que je vous indique que vous pouvez vous déplacer.

- Et moi, que dois-je faire ? demanda Wesley.

- Juste ne pas traîner dans nos jambes.

Vander dévissa les bouchons qui fermaient les bidons de poudre chimique et Wesley s'enquit :

- De quoi s'agit-il ?

- Oh, je crois que vous n'aimeriez pas le savoir, rétorquai-je.

- Mais je suis un grand garçon, maintenant. Vous pouvez tout me dire.

- Le réactif est constitué d'un mélange de perborate de sodium que Neils dissout dans de l'eau déionisée en y ajoutant du 3-aminophthalhydrazine ainsi que du carbonate de sodium, énumérai-je en extirpant une paire de gants de latex de mon sac à main.

- Êtes-vous certains que ce mélange marchera sur du sang aussi ancien ? demanda alors Wesley.

- En fait, le sang ancien réagit bien mieux avec le luminol que des taches très récentes. La dénaturation du sang, son oxydation, amplifie la réaction. Or l'oxydation est plus importante lorsque le sang est vieux.

Vander jeta un regard autour de lui en m'interrogeant :

- Je ne crois pas que les boiseries aient été traitées avec des mélanges salins. Qu'en pensez-vous, docteur ?

- Je suis de votre avis. (J'expliquai ensuite à Wesley :) Le problème le plus handicapant avec le luminol, ce sont les faux positifs. D'autres composés peuvent réagir avec lui, notamment le cuivre et le nickel, dont, bien sûr, les sels de cuivre utilisés pour le traitement des bois.

- Oui, ça vire même à la vitesse de l'éclair au contact de la rouille, l'eau de Javel, l'iode et le formol, ajouta Vander. Sans oublier les enzymes de classe peroxydase présentes dans la banane, la pastèque, les agrumes et pas mal de légumes... Et même le raifort.

Wesley me destina un sourire en coin.

Vander déchira une enveloppe et en tira deux petits carrés de papier-filtre imprégnés d'une dilution de sang séché. Il associa ensuite les différents réactifs et demanda à Wesley d'éteindre le plafonnier. Deux pressions rapides du pulvérisateur et une lueur blanche, un peu bleutée, assez comparable à celle produite par un tube néon, flotta au ras de la table basse pour s'évanouir presque aussitôt.

- Tenez, me dit Vander.

Je sentis la pression du pulvérisateur contre mon bras et le récupérai. Un témoin lumineux rouge s'alluma lorsqu'il mit en marche la caméra vidéo. Puis la lampe de vision nocturne brilla, accompagnant de sa luminescence blanche le regard de Vander partout où il se posait. Sa voix résonna sur ma gauche :

- Où êtes-vous, docteur Scarpetta ?

- Au centre de la pièce. Mon mollet frôle le bord de la table basse, le renseignai-je comme si nous jouions à cache-cache dans l'obscurité.

- Vous ne pourrez pas dire que je suis dans vos jambes, commenta la voix de Wesley depuis la salle à manger.

Le pinceau lumineux de la caméra se dirigea lentement dans ma direction. Je tendis le bras et lui effleurai l'épaule.

- Vous êtes prêt ?

- Je filme. Allez-y et ne vous interrompez pas tant que je ne vous le demande pas.

Le doigt crispé sur la détente, j'entrepris de pulvériser chaque centimètre du parquet. Une brume chimique m'environna bientôt, révélant à mes pieds de curieuses silhouettes géométriques. Durant un instant, il me sembla que je survolais très haut dans un ciel noir l'entrelacs lumineux d'une ville lointaine. Le sang ancien, piégé dans les interstices des lattes du plancher, émettait une lueur blanc bleuté. Je pressais mon flacon de plastique sans relâche, sans trop savoir où je me trouvais dans la pièce, et des empreintes de pas apparurent un peu partout. Je heurtai le ficus et de parcimonieuses rayures blanchâtres se matérialisèrent sur le pot. Des contours de mains sanglantes apparurent sur le mur situé à ma droite.

- Lumière ! s'écria Vander.

Wesley ralluma le plafonnier et Vander en profita pour installer son appareil photo 35 mm sur un trépied afin de garantir sa stabilité. La lumière dont nous disposerions sous peu serait la fluorescence émise par le luminol. En d'autres termes, il faudrait un laps de temps assez substantiel pour que la pellicule parvienne à capturer l'image. Je m'emparai d'un nouveau flacon de luminol et recommençai de pulvériser les empreintes de mains que nous venions de découvrir dès que la lumière fut de nouveau éteinte. La caméra figea les étranges et inquiétantes images bleuâtres. Puis nous avançâmes de quelques centimètres. De larges panaches paresseux s'illuminèrent sur les lambris et les lattes du parquet. La piqûre du cuir du canapé prit des allures de points de suspension, soulignant comme un néon hachuré le pourtour des coussins carrés.

- Pourriez-vous les enlever ? demanda Vander.

Je les tirai un à un, les laissant tomber par terre, puis je pulvérisai les zones découvertes. Les espaces séparant les coussins s'allumèrent. D'autres giclées, d'autres taches se matérialisèrent sur le dossier, et une constellation de petites étoiles brilla au plafond. Le vieux poste de télévision nous réservait notre premier feu d'artifice de faux positifs. Le métal entourant les boutons de commande et l'écran étincela et les connecteurs le reliant au câble virèrent au blanc bleuté, cette nuance qui évoque la couleur du petit-lait. Hormis quelques traces qui pouvaient s'avérer être du sang, la brumisation du téléviseur ne nous apporta pas d'éléments déterminants. En revanche, le parquet juste devant, c'est-à-dire l'endroit où le corps de Robyn avait été découvert, scintilla soudain. Le sang s'était incrusté avec une telle obstination que je parvenais à distinguer les contours des lattes et même la géographie des fibres du bois. À presque un mètre de cette piscine fluorescente, un panache typique : celui qu'abandonne un corps blessé que l'on traîne. Juste à côté, un motif étrange de marques rondes, tangentielles, à la répartition, semblait-il, aléatoire, évoquait l'impact d'un objet rond d'une circonférence un peu inférieure à celle d'un ballon de basket.

Nos recherches ne se limitèrent pas au seul salon. Nous suivîmes la piste semée par les empreintes de pas. Nous dûmes parfois allumer quelques lampes, préparer un nouveau flacon de luminol, débarrasser une pièce du désordre triomphant qu'elle hébergeait, notamment celle qui avait jadis été la chambre de Robyn et que le Pr Potter, après l'avoir annexée, avait transformée en décharge linguistique. Nous trébuchâmes dans un océan d'articles de recherche, de revues professionnelles, de devoirs d'examen, et une pléthore d'ouvrages rédigés en allemand, français ou italien qui recouvraient le sol sur une petite dizaine de centimètres. Des vêtements étaient jetés dans tous les recoins ou suspendus à des objets dont la soudaine fonction de portemanteau était si inattendue qu'on aurait pu croire qu'une tornade avait éventré la penderie pour répandre son contenu au hasard de la pièce. Nous ramassâmes ce que nous pûmes, entassant en piles vêtements et livres sur le grand lit défait. Enfin, nous suivîmes la trace sanglante laissée par Waddell.

Elle me conduisit jusqu'à la salle de bains, Vander sur mes talons. Des empreintes de semelles et d'autres souillures luisaient sur le sol. Les mêmes traces circulaires que celles que nous avions découvertes dans le salon apparurent près de la baignoire. J'entrepris de vaporiser du luminol sur les murs, jusqu'à mi-hauteur, ainsi que de chaque côté de la cuvette des WC. Deux énormes empreintes de mains étincelèrent. La lumière de la caméra vidéo flotta vers moi.

- Allumez, ordonna Vander sans parvenir à contenir son excitation.

La salle de bains, ou plus exactement le cabinet d'aisance de Mr Potter, était - téméraire euphémisme dans un aussi piètre état que le reste de son domaine. Vander, le nez presque collé au mur, scrutait la surface sur laquelle venaient d'apparaître les empreintes bleutées.

- Vous les voyez ?

- Hum... Peut-être... À peine.

Il inclina la tête d'un côté, puis de l'autre, en plissant les paupières avant de s'exclamer :

- C'est génial ! Comme vous pouvez le constater, les motifs du papier peint sont dans les tons bleu foncé, du coup on ne verra pas grand-chose à l'œil nu. En revanche, c'est du papier plastifié avec surcouche de vinyle, une excellente surface pour les empreintes digitales. Wesley, appuyé au chambranle de la porte de la salle de bains, souffla :

- Doux Jésus... On dirait que cette fichue cuvette de toilettes n'a pas été nettoyée depuis des lustres. Mais c'est dingue, il n'a même pas tiré la chasse d'eau !

- Même s'il avait lessivé les murs de temps en temps, on ne parvient pas à éliminer si facilement les traces de sang, dis-je à l'intention de Vander. Sur un revêtement de sol en linoléum tel que celui-ci, le sang s'imprègne en profitant des irrégularités de surface. Le luminol ne passera pas à côté.

- Et, donc, vous êtes certaine que si nous revenions dans dix ans pour vaporiser à nouveau cet endroit, nous le mettrions toujours en évidence ? insista Wesley que cette particularité sidérait.

- La seule façon de s'en débarrasser presque complètement consisterait à tout repeindre, tout retapisser, à poncer puis vitrifier les sols, et à teinter les meubles, expliqua Vander. Quant au seul moyen d'être certain de se défaire de la moindre trace, c'est simple : vous démolissez la maison et vous reconstruisez derrière.

Wesley consulta sa montre et annonça :

- Cela fait déjà trois heures et demie que nous nous affairons chez le Pr Potter.

- Voici ce que je suggère, Benton, commençai-je. Vous et moi nous attelons à remettre les pièces dans leur état initial de chaos, pendant que Neils poursuit son travail.

- Ça marche pour moi. Je vais installer la Luma-Lite juste ici, en espérant qu'elle parvienne à amplifier le dessin des crêtes d'empreintes. Il ne nous reste plus qu'à croiser les doigts.

Wesley me suivit jusqu'au salon pendant que Vander transportait la Luma-Lite portative et son matériel photo jusqu'à la salle de bains. Nos regards balayèrent à nouveau le canapé, le vieux poste de télévision et le parquet fatigué et poussiéreux. Une sorte d'hébétude nous figea. Les cicatrices laissées par la scène épouvantable qui s'était déroulée ici dix ans plus tôt s'étaient évaporées avec le retour de la lumière. Il n'en restait plus rien. Pourtant, quelques instants auparavant, en cette lumineuse après-midi d'hiver, nous avions remonté le temps, devenant pour un moment les témoins des actes dont Ronnie Joe Waddell s'était rendu responsable.

Wesley se tenait immobile près de la fenêtre occultée par une large feuille de papier kraft.

- Mon Dieu... j'en viens même à redouter de m'asseoir quelque part ou de m'adosser contre quoi que ce soit. Il y a du sang partout dans cette fichue baraque.

Je jetai un regard autour de moi. Les éclats fragiles de fluorescence à peine bleutée disparaissant presque aussitôt dans l'obscurité me revinrent. Les coussins du canapé gisaient à terre, à l'endroit où je les avais abandonnés. Je m'accroupis pour les détailler. Le sang qui s'était faufilé sous la piqûre sellier marron n'était plus perceptible, tout comme les souillures qui maculaient le dossier de cuir. Toutefois mon examen minutieux révéla un détail qui, s'il n'était pas surprenant, pouvait s'avérer important. Je découvris une entaille linéaire d'un peu moins de deux centimètres de longueur sur le flanc d'un des coussins appuyés au dossier.

- Benton, Waddell était-il gaucher ?

- En effet, je crois m'en souvenir.

- L'enquête a conclu qu'il l'avait frappée et poignardée par terre, à proximité du poste de télévision, en raison de la profusion de sang à cet endroit. Il n'en est rien. Il l'a tuée sur le canapé... Je crois qu'il faut que je sorte quelques instants. Si cet endroit ressemblait un peu moins à une porcherie, j'emprunterais volontiers une cigarette au Pr Potter.

- Non, vous avez tenu bon trop longtemps. Une Camel sans filtre vous couperait les jambes. Allez respirer une bonne bouffée d'air frais. Je commence le ménage sans vous.

Je sortis de la maison escortée par la plainte des grandes feuilles de papier kraft qu'il entreprit d'arracher des fenêtres.

Cette soirée de réveillon de Nouvel An devait rester la plus étrange que Benton, Lucy et moi ayons jamais passée. Je n'aurais pas l'outrecuidance de prétendre qu'il en alla de même pour Neils Vander puisque je l'ignore. Pourtant, lorsque je lui avais parlé, vers 19 heures, il était toujours dans son labo, attelé à la tâche, ce qui, après tout, était peu surprenant de la part d'un homme dont la raison d'être s'effondrerait en mille morceaux si jamais l'on prouvait que deux individus pouvaient posséder des empreintes digitales identiques.

Vander avait transféré les cassettes vidéo de la scène de crime dans un format compatible avec un magnétoscope domestique, et m'en avait fait parvenir des copies tard dans l'après-midi. Wesley et moi avions passé notre début de soirée collés devant mon téléviseur, prenant des notes et établissant des croquis en visionnant les bandes. Pendant ce temps-là, Lucy s'était affairée dans la cuisine, préparant le dîner, faisant de temps à autre de discrètes incursions dans le salon pour jeter un regard à la télévision. Les éclairs de fluorescence qui se succédaient sur l'écran ne semblaient pas la dérouter. Au premier coup d'œil, ils étaient incompréhensibles pour un profane.

Il était 20 h 30 lorsque nous terminâmes notre séance vidéo d'un genre un peu particulier, et nos notes étaient complètes. Nous pensions avoir reconstitué les mouvements du tueur de Robyn Naismith, du moment où la jeune femme était rentrée chez elle à celui où Waddell s'était enfui par la porte arrière de la cuisine. C'était une première dans ma carrière. Je recréais, pas à pas, le déroulement d'un assassinat dont l'enquête était bouclée depuis des années. Le scénario qui se dégageait était important, ne serait-ce que pour une seule raison. Il démontrait sans équivoque que le portrait que Wesley m'avait brossé de Ronnie Joe Waddell à l'Homestead Hôtel était exact, et cela constituait déjà une satisfaction personnelle. Le profil du condamné n'avait rien à voir avec celui du monstre que nous pourchassions.

Il s'agissait sans doute de la reconstitution de crime la plus évocatrice à laquelle j'aie jamais assisté. Ces souillures, ces traînées, ces éclaboussures, ces taches, ces giclées latentes que nous avions mises en évidence au domicile de la victime se métamorphosaient en film - celui d'un meurtre -, et nous venions de nous le repasser. Certes, un tribunal considérerait vraisemblablement nos découvertes et leurs conclusions comme de simples opinions. Mais ce n'était pas important. Seule la personnalité de Waddell comptait. Et nous étions presque certains de l'avoir cernée.

Le sang que nous avions découvert dans les autres pièces de la maison y avait été transporté par Waddell. Il en découlait donc que l'agression, puis le meurtre de Robyn Naismith avaient eu lieu dans le salon. La porte d'entrée principale et celle de la cuisine étaient munies de verrous, impossibles à ouvrir sans l'aide d'une clé. Waddell avait pénétré à l'intérieur par une fenêtre, mais il était ressorti par la porte de la cuisine. L'enquête avait de ce fait conclu que, de retour de la pharmacie, Robyn avait déverrouillé cette dernière. Avait-elle oublié de donner un tour de clé derrière elle ? Il semblait plus probable qu'elle n'en avait pas eu le temps. La police avait présumé qu'alors que Waddell mettait à sac son domicile, il avait entendu sa voiture approcher et se garer derrière la maisonnette. Il avait aussitôt foncé dans la cuisine, pour s'emparer d'un des couteaux à découper suspendus à un rail en inox. Lorsqu'elle avait poussé la porte, il l'attendait déjà. Il était plus que probable qu'il l'avait maîtrisée et traînée jusqu'au salon. Peut-être lui avait-il parlé. Peut-être avait-il exigé qu'elle lui donne de l'argent.

Peut-être ne s'était-il écoulé que quelques instants avant qu'il ne la frappe.

Robyn était habillée. Elle devait être assise ou allongée sur le canapé, non loin du ficus, lorsque Waddell lui avait assené le premier coup de couteau. Les panaches de sang que nous avions découverts sur le dossier du sofa, le pot de la plante et les lambris adjacents étaient cohérents avec une bourrasque de sang artériel telle qu'elle peut survenir lorsqu'une grosse artère est sectionnée. Le schéma abandonné par les éclaboussures évoque alors un tracé d'électrocardiogramme dont les irrégularités traduisent les fluctuations de la pression artérielle, laquelle ne persiste que tant que la personne est toujours en vie.

En d'autres termes, nous étions en mesure d'affirmer que Robyn Naismith était vivante et sur le canapé lorsque son agresseur s'était jeté sur elle. En revanche, elle avait sans doute cessé de respirer lorsque Waddell l'avait déshabillée. Une seule entaille de moins de deux centimètres de long avait été découverte sur le devant de son corsage imbibé de sang, l'endroit où la lame avait plongé. Le meurtrier l'avait ensuite extraite pour la replonger à nouveau jusqu'à totalement dilacérer l'aorte. Les multiples coups de couteau et les morsures qui martyrisaient son corps et caractérisaient la frénésie violente de Waddell avaient, en toute probabilité, été infligés post mortem.

Cet homme, qui prétendrait plus tard qu'il n'avait aucun souvenir d'avoir « tué la dame de la télé », s'était soudain éveillé, si l'on peut dire. Il avait lâché le corps de sa victime et pris conscience de ce qu'il venait de faire. L'absence de marques de traînage à proximité du canapé impliquait que Waddell avait porté le cadavre pour le déposer sur le parquet à l'autre bout de la pièce. Il l'avait soulevé afin de l'installer en position assise, adossé à l'écran de télévision. Ensuite, il avait entrepris de tout nettoyer. J'avais le sentiment que les traces circulaires qui avaient lui sur le parquet étaient les marques laissées par un seau transporté à plusieurs reprises de la baignoire de la petite salle de bains située au bout du couloir au salon. A chaque fois, il ramenait avec lui des serviettes pour éponger le sang ou même pour s'assurer de l'état de sa victime, tout en retournant la maison et en liquidant les bouteilles d'alcool qui lui tombaient sous la main. À chaque fois, il pataugeait dans le sang, ce qui expliquait la profusion d'empreintes de semelles qui traçaient un véritable chemin de piste dans la demeure. Le comportement de l'assassin après le meurtre trahissait tout autre chose. Il était en opposition avec celui qu'aurait eu un meurtrier dénué de remords.

- Songez un peu..., commença Wesley. Ce garçon de ferme dépourvu d'éducation parachuté en pleine ville. Il vole pour satisfaire sa toxicomanie. D'abord l'herbe, ensuite l'héroïne et la cocaïne, pour finir accro au PCP. Et puis, soudain, un matin, il reprend ses esprits au beau milieu d'un carnage et il se découvre martyrisant le cadavre d'une inconnue.

Nous détaillions deux grandes empreintes de mains blanchâtres, fantômes crayeux qui se détachaient sur l'écran sombre de la télévision. Les bûches s'affaissèrent dans l'âtre.

- La police n'a jamais remarqué de vomi sur le siège des toilettes, ni à proximité, rappelai-je.

- Il l'a sans doute nettoyé avec le reste. Dieu merci, il n'est pas allé jusqu'à essuyer le mur au-dessus de la cuvette. On ne s'appuie pas de cette manière, paumes contre un mur, à moins d'être malade comme un chien.

- C'est vrai, mais les empreintes sont tout de même situées assez haut, fis-je remarquer. Selon moi, il a vomi et a été pris d'un étourdissement lorsqu'il s'est redressé. Il a titubé vers l'avant et n'a eu que le temps d'avancer les mains pour éviter de percuter le mur. S'agissait-il de remords ou était-il tellement défoncé qu'il ne tenait plus debout ? Qu'en pensez-vous ?

Wesley me considéra quelques instants avant de répondre :

- Reprenons d'abord ce qu'il a fait avec le corps de Robyn. Il l'a assis, a tenté de le nettoyer avec des serviettes et a entassé les vêtements en pile juste contre ses chevilles. Deux optiques sont possibles. Il s'agissait d'une mise en scène obscène destinée à étaler le mépris qu'il avait conçu pour sa victime. D'un autre côté, dans la tête de Waddell, ces gestes pouvaient relever de l'attention, d'une sorte de respect envers la morte. Voyez-vous, j'opte pour la deuxième solution.

- Et concernant Eddie Heath ?

- Oh, cela me semble d'essence très différente. La façon dont le corps de l'enfant a été positionné avait pour but de refléter la posture dans laquelle Robyn a été découverte. Mais dans le cas d'Eddie, quelque chose fait défaut.

Au moment où il prononça ce mot, un éclair de compréhension me vint. Je murmurai, assommée :

- Un reflet ! Le reflet d'un objet dans un miroir... Il est toujours à l'envers. Il me détailla, la mine perplexe.

- Vous souvenez-vous lorsque nous avons comparé les clichés de scène de crime de l'affaire Naismith avec le diagramme descriptif établi sur les lieux où l'on a retrouvé le corps d'Eddie, Benton ?

- Comme si c'était il y a une heure.

- Vous avez alors expliqué que ce que l'on avait infligé au petit garçon - depuis les traces de morsures jusqu'à la façon dont son corps avait été adossé à un objet de forme cubique, en passant par la pile approximative de vêtements à ses pieds - reflétait ce qu'avait subi Robyn Naismith. Mais... on a mordu la jeune femme à l'intérieur de la cuisse et au-dessus du sein côté gauche... alors que les blessures d'Eddie, ces zones de chair arrachées pour, de toute évidence, dissimuler des marques de dents, sont localisées à droite. Son épaule droite et l'intérieur de sa cuisse droite.

- Je vous suis... jusque-là, fit Wesley toujours dans le flou.

- Le cliché de scène de crime pris chez Robyn qui ressemble le plus à la mise en scène du cadavre du garçonnet est celui où on voit la jeune femme nue, le dos appuyé contre cette grande console de télévision.

- C'est exact.

- Là où j'en arrive, c'est qu'il ne serait pas aberrant de penser que le meurtrier d'Eddie a vu la même photo que nous. Mais il l'a comprise en fonction de sa propre latéralité, son côté droit et son côté gauche. Erreur, car son côté droit à lui correspondait en fait à la gauche de Robyn, puisqu'elle faisait face à l'objectif.

- Voilà une idée très déplaisante, commenta-t-il au moment où retentissait la sonnerie du téléphone.

- Tante Kay ! cria Lucy depuis la cuisine. C'est Mr Vander.

- Je suis parvenu à une confirmation, embraya Neils à l'autre bout de la ligne.

- Ah, c'est bien Ronnie Joe Waddell qui a laissé cette empreinte digitale chez Jennifer Deighton ?

- Non, une confirmation de l'inverse. L'empreinte ne lui appartient pas.