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Après de longues discussions, nous finîmes par mettre sur pied un plan qui réunit nos suffrages. Lucy resterait à l'Homestead en compagnie des Wesley jusqu'au mercredi, ce qui me donnerait le temps de m'attaquer à mes problèmes sans me ronger les sangs à son sujet.
Je repris la route peu après le petit déjeuner. Une neige discrète tombait. Elle virait à la pluie lorsque je parvins à Richmond.
Je passai la journée à faire la tournée des labos. Je discutai un peu avec Fielding et quelques autres de mes scientifiques en parvenant à éviter Ben Stevens. Je ne rappelai aucun des journalistes qui avaient laissé des messages à mon secrétariat, et ignorai résolument mon courrier électronique. Si le commissaire à la Santé m'avait envoyé un mail, je ne voulais surtout pas en apprendre le contenu.
Il était 16 h 30 lorsque je m'arrêtai à la station Exxon de Grove Avenue pour faire le plein. Une Ford LTD blanche se gara contre mon pare-chocs arrière. Marino en descendit, remonta son pantalon à deux mains et se dirigea vers les toilettes. Lorsqu'il en ressortit quelques instants plus tard, il balaya discrètement du regard les alentours comme s'il redoutait que quelqu'un l'ait surpris dans une situation si triviale. Puis il me rejoignit.
- Je passais et je vous ai vue, déclara-t-il en fourrant les mains dans les poches de son blazer bleu.
- Qu'avez-vous fait de votre manteau ? demandai-je en attaquant le nettoyage de mon pare-brise.
Il courba la tête et haussa les épaules dans une piètre tentative pour se protéger de l'air vif et glacial en expliquant :
- Dans ma bagnole. Ça me gêne pour conduire. Si des fois vous aviez pas envisagé de faire cesser les rumeurs qui courent, je vous suggère de vous y mettre, genre tout de suite.
Agacée, je balançai la raclette à vitres dans son récipient de produit nettoyant.
- Ah, oui ? Eh bien, pourquoi ne pas me faire profiter de vos suggestions, Marino ? Que dois-je faire, selon vous ? Téléphoner à Jason Story pour lui assurer que je suis vraiment désolée que sa femme et son bébé à venir soient morts, mais que je lui serais extrêmement reconnaissante de bien vouloir laisser libre cours à sa colère et à sa rage en choisissant une autre cible que moi ?
- Enfin, Doc, c'est vous qu'il rend responsable de ce qui s'est passé.
- Eh bien, je suppose qu'après la lecture de l'article paru dans le Washington Post pas mal d'autres personnes m'en veulent aussi. Ils ont réussi un remarquable portrait de salope machiavélique.
- Vous avez faim ?
- Non.
- Ben, pourtant, vous avez l'air de quelqu'un qu'a faim. Je le clouai du regard. Avait-il perdu la tête ?
- Et quand j'ai un soupçon de cet ordre, c'est mon devoir de m'assurer de quoi y retourne. Donc, je vous donne le choix. Soit je vais chercher diverses cochonneries et des canettes de soda aux distributeurs qui sont là-bas et on les avale dehors, en se gelant les fesses et en inhalant les fumées de pot d'échappement des autres bagnoles, et, en plus, en empêchant des pauvres mecs de s'approcher des pompes parce qu'on les bloque avec nos caisses. Soit on va chez Phil. Dans les deux cas, c'est ma tournée.
Dix minutes plus tard, nous étions installés dans un box d'angle, examinant avec le plus grand sérieux les cartes illustrées en carton glacé qui offraient une pléthore de mets allant des spaghettis jusqu'aux filets de poisson frit. Marino faisait face à la porte en verre fumé, m'ayant offert avec courtoisie une vue imprenable sur celle des toilettes. Il fumait, à l'instar de la plupart des autres clients attablés, inutile rappel de ma difficulté cauchemardesque à me débarrasser de la cigarette. En réalité Marino n'aurait pu choisir de meilleur endroit, vu les circonstances. Philip's Continental Lounge était un de ces vieux établissements de quartier où les habitués, qui se connaissaient depuis des lustres, se croisaient régulièrement autour d'un bon repas sans chichis et de quelques bouteilles de bière. L'affamé type était un client toujours d'humeur paisible et sociable. Il y avait fort peu de chances que l'un d'entre eux me reconnaisse ou me prête attention, sauf à imaginer que ma photo ait fait la une des rubriques sportives d'hebdomadaires.
Marino referma la carte avant de déclarer :
- C'est comme ça. Jason Story est convaincu que Susan serait toujours en vie si elle avait pas bossé à l'institut médico-légal. D'autant qu'il a peut-être pas tort sur ce point. En plus, c'est un pauvre type, un perdant quoi, le genre de trou du cul égocentrique qui se persuade que tout est toujours de la faute des autres. Si vous voulez mon avis, il est probablement plus responsable de la mort de sa femme que n'importe qui d'autre.
- Vous n'insinuez tout de même pas qu'il l'a tuée ?
La serveuse se planta devant notre table et nous passâmes commande : poulet grillé accompagné de riz pour Marino et un chili casher pour moi, sans oublier deux sodas version light.
- Attendez, reprit Marino à voix basse, je suggère pas que Jason a buté sa femme. Mais au fond, c'est lui qui l'a poussée à se foutre dans la situation - quelle qu'elle soit - qui lui a coûté la vie. C'est Susan qui réglait les factures, et elle s'est retrouvée dans une embrouille financière du genre inextricable.
- Cela ne m'étonne pas, commentai-je. Son mari venait de perdre son emploi.
- Ouais, ben, c'est vachement dommage qu'il ait pas perdu ses goûts de luxe dans la foulée. Je parle de ses liquettes Polo, de ses falzars Britches of Georgetown et de ses cravates en soie. Deux semaines après s'être fait foutre à la porte de sa boîte, ce connard claque sept cents dollars pour s'offrir un équipement de ski, puis se barre en week-end à Wintergreen. Ça, ça venait à la suite de la veste en cuir de deux cents dollars qu'il s'était offerte un peu plus tôt et du vélo qui coûtait le double. Pendant ce temps, Susan bossait comme une dingue à la morgue et de toute façon son salaire suffisait pas à couvrir les dépenses de son mari.
- Oh, mince, je n'avais aucune idée de ce qui se passait, soufflai-je.
Une peine soudaine m'envahit. Je revis Susan installée à sa table de travail. Elle avait pour habitude de ne jamais sortir déjeuner. Je la rejoignais parfois dans son bureau durant la pause de midi pour discuter un peu. Je me souvins des paquets de chips bas de gamme et des bouteilles de soda en promotion qui constituaient son menu habituel. Je ne l'avais jamais vue manger ou boire quoi que ce soit qu'elle n'eût pas apporté de chez elle.
- Bref, la folie des grandeurs de Jason explique les emmerdements qu'il vous cause. Il vous couvre de saloperies auprès de tous ceux qui veulent bien l'écouter parce que vous êtes la toubib-avocate-grand chef indien qui conduit une Mercedes et qui habite une super-baraque dans Windsor Farms. Je me demande si ce connard s'est pas raconté sa petite histoire, genre que s'il parvenait à vous coller la mort de sa femme sur le dos, peut-être bien qu'il pourrait en tirer une jolie compensation en fric.
- Eh bien, il peut toujours essayer !
- Vous pouvez compter sur lui.
La serveuse déposa nos boissons en face de nous et je changeai de sujet :
- Je dois rencontrer Eider demain matin...
Marino leva le regard vers le poste de télévision installé derrière le bar.
- ... Lucy va bientôt pénétrer dans l'AFIS. Quant à Ben Stevens, je ne sais pas trop comment m'en dépêtrer.
- Vous avez qu'à le virer.
- Marino, on ne licencie pas un fonctionnaire juste en claquant des doigts.
- Ouais, il paraît que ce serait plus facile de virer Jésus-Christ, je sais. Sauf s'il s'agit d'un fonctionnaire nommé et d'un grade hors classe. Comme vous, quoi. N'empêche, faudrait quand même que vous trouviez un moyen de balancer cet enfoiré.
- Lui avez-vous parlé ?
- Oh, ouais... À l'en croire, vous êtes arrogante, ambitieuse et bizarre. Bref, vous êtes un vrai clou à la fesse et c'est la galère de bosser sous vos ordres.
La surprise me pétrifia et je m'exclamai :
- Il a vraiment prétendu cela ?
- Tout comme.
- J'espère vivement que l'on va mettre le nez dans ses finances. Je serais curieuse de savoir si d'importants dépôts n'ont pas alimenté récemment son compte. Susan ne s'est pas embringuée toute seule dans cette histoire.
- On est d'accord. Je suis sûr que Stevens sait un paquet de choses et qu'il se démène comme un dingue pour recouvrir ses traces. Ah, tant que j' y suis, je suis allé rendre visite à la banque de Susan. Un des caissiers se rappelle quand elle a déposé les trois mille cinq cents dollars sur son compte. Il s'agissait de liquide. Tout en billets de vingt, cinquante et cent dollars qu'elle avait fourrés dans son sac à main.
- Et qu'a raconté Stevens au sujet de Susan ?
- Qu'en fait il la connaissait pas tant que ça, mais qu'il avait l'impression que ça se passait plutôt mal avec vous. En conclusion, il en rajoute une couche sur ce que dégoise la presse.
Nos plats arrivèrent. J'étais si furieuse que je parvins à peine à grignoter une bouchée de mon chili.
- Et Fielding ? Pense-t-il, lui aussi, que je suis une horreur au travail ? Le regard de Marino s'évada de nouveau.
- Il dit que vous êtes totalement absorbée par votre boulot et qu'il n'est jamais parvenu à vous comprendre.
- Je ne l'ai pas recruté pour qu'il me comprenne, et il est certain qu'en comparaison de lui je dois paraître très absorbée par mes responsabilités ! Fielding est un désenchanté. Cela fait plusieurs années que la médecine légale a cessé de le fasciner. Il préfère réserver son énergie aux salles de musculation.
Le regard de Marino revint sur moi.
- Donc vous êtes archi-impliquée dans ce que vous faites, comparée à n'importe qui, et c'est vrai que la majorité des gens vous comprend pas. Vous vous baladez pas avec le cœur en bandoulière. Moi, ça m'étonne pas que certains pensent que vous êtes plutôt du genre froid. C'est tellement difficile de percer qui vous êtes vraiment que ceux qui vous cernent pas - et ça fait un paquet - se disent qu'au fond rien ne vous touche. Y a plein de flics ou d'avocats qui me demandent parfois ce que je pense de vous. Ils veulent que je leur explique qui vous êtes, comment vous pouvez faire votre boulot, ce qui vous motive. Ils vous perçoivent comme quelqu'un de très distant.
- Et que leur répondez-vous, Marino ?
- Que dalle.
- Avez-vous enfin terminé de me psychanalyser ? Il alluma une cigarette, puis :
- Bon, je vais vous dire un truc, et ça vous fera sans doute pas plaisir. Vous êtes le genre de dame très réservée, très professionnelle. Le genre qui réfléchit longtemps avant de tolérer que les autres approchent d'elle. Mais une fois que vous avez accepté qu'on vous rejoigne, c'est pour de bon. Et cette personne-là peut se vanter de s'être fait une super-amie qui serait prête à aller au bout du monde pour lui donner un coup de main en cas de besoin. Pourtant, vous avez changé cette année. Vous vous êtes blindée depuis la mort de Mark. Pour ceux d'entre nous qui vous connaissent bien, c'est comme si brusquement vous nous repoussiez en dehors de votre existence. Et le pire, c'est que je crois pas que vous vous en rendiez compte. « Du coup, ça explique que si peu de gens se sentent encore proches de vous. Peut-être même qu'ils vous en veulent un peu parce qu'ils se sentent devenir transparents à vos yeux, ou même carrément jetés.
Peut-être que certains d'entre eux vous ont jamais appréciée tant que ça, ou alors ils sont simplement indifférents. Faut savoir un truc à propos des autres : que vous soyez installée sur un trône ou le cul collé à la chaise électrique, de toute façon y en a toujours qui essayeront de vous utiliser à leur avantage. Alors si en plus il existe aucun lien, aucune affection entre eux et vous, ça leur rend juste les choses plus faciles. Ils peuvent tirer de vous ce qui les intéresse sans se préoccuper une seconde de ce qui va vous arriver. C'est là que vous en êtes. Y a plein de gens qui attendent depuis des années de vous voir plonger.
- Je n'ai nulle intention de plonger, assenai-je en repoussant mon assiette. Il exhala un nuage de fumée avant de reprendre :
- Doc... Vous avez déjà plongé. Et ma grande théorie, c'est que quand on plonge dans une eau infestée de requins et qu'on commence à saigner, il faut sortir de la flotte, et plus vite que ça.
- Serait-il possible de discuter un peu sans aligner les clichés les uns derrière les autres ?
- Mais je pourrais tout aussi bien vous le chanter en portugais ou en chinois que ça changerait rien. Vous n'écoutez pas.
- Si vous optez pour le chinois ou le portugais, je vous assure que je serai tout ouïe. Cela étant, même l'anglais vous vaudra ma totale attention, c'est une promesse.
- Ouais, ben, justement, ce genre de persiflage devrait pas augmenter votre fan-club. D'ailleurs, c'est de ça que je vous cause.
- Marino, je l'ai dit avec le sourire.
- Je vous ai vue découper des cadavres avec un sourire.
- Certainement pas, j'utilise toujours un bistouri.
- Des fois, y a pas tant de différence que ça entre les deux. Moi, j'ai vu votre sourire faire saigner des avocats de la défense.
- Si je suis si odieuse que cela, comment pouvez-vous rester mon ami ?
- Parce que mon blindage de protection est encore plus épais que le vôtre. Ce monde grouille d'ordures et l'eau est infestée de requins. Et chacun d'entre eux veut vous arracher un bout de barbaque.
- Marino, vous versez dans la paranoïa.
- Je veux, Doc ! C'est d'ailleurs pour cette raison que je préférerais que vous fassiez profil bas pendant quelque temps. Vraiment.
- Cela m'est impossible.
- Si vous voulez savoir la vérité, tout le monde va croire qu'en vous impliquant dans ces affaires c'est vos intérêts perso que vous cherchez à protéger. À tous les coups, vous allez y laisser encore davantage de plumes que maintenant. Ils vont saccager votre réputation.
- Susan est morte, Eddie Heath est mort et Jennifer Deighton est morte. La corruption se fraye un chemin dans mes services et nous ne sommes même plus certains de l'identité du détenu qui a fini sur la chaise électrique. Et vous suggérez que je me terre quelque part en attendant que les choses s'arrangent d'elles-mêmes par magie ?
Marino tendit le bras pour s'emparer de la salière, mais je fus plus rapide que lui.
- C'est non, ordonnai-je en faisant glisser le poivrier vers lui. En revanche, vous pouvez tartiner votre assiette de poivre si le cœur vous en dit.
- Ces foutaises de trucs santé vont me faire la peau un de ces quatre ! Parce qu'un jour je vais en avoir tellement ma claque que je ferai tout d'un coup. Cloper cinq cigarettes à la fois avec un bourbon dans la main droite et une tasse de café dans la gauche, attablé devant un énorme steak, des patates inondées de beurre, de crème fraîche et de sel. Je ferai péter tous les fusibles.
- Il est exclu que vous fassiez cela. Vous allez apprendre à vous respecter et à vous aimer un peu, et vivre aussi longtemps que moi.
Nous demeurâmes silencieux un long moment, jouant avec le contenu de nos assiettes sans grand appétit.
- Sans vouloir vous offenser, Doc, qu'est-ce que vous espérez tirer de ces foutues plumes ?
- Leur origine, avec un peu de chance.
- Oh, je peux vous éviter ce tracas. Ça vient des oiseaux.
Il était presque 19 heures lorsque je quittai Marino pour regagner le centre-ville. La température avait monté, plafonnant à cinq degrés. Des averses si violentes qu'elles décourageaient les automobilistes striaient l'obscurité dense. Derrière la morgue, les lumières des réverbères à vapeur de sodium formaient des halos jaunes qui évoquaient de petites nuées de pollen. Les portes de la baie de déchargement étaient verrouillées et le parking désert. Mon pouls s'accéléra dès que j'eus pénétré dans le bâtiment. Je suivis le couloir baigné de la lumière crue des néons, dépassai la salle d'autopsie pour m'arrêter devant la porte du petit bureau qu'occupait Susan.
Je poussai le battant, incapable de préciser ce que je venais chercher en ces lieux. Pourtant, une impulsion me poussa vers son placard, les tiroirs de son bureau, chacun des livres alignés sur les étagères et aussi ses anciens messages téléphoniques. Je fouillai tout. Rien ne semblait avoir été déplacé depuis son décès. Marino était passé maître dans l'art de retourner le petit univers privé des autres sans pour autant altérer le désordre naturel des objets. Le poste de téléphone reposait toujours de travers sur le coin droit de la table de travail, son cordon complètement tirebouchonné. Une paire de ciseaux et deux crayons à papier à la mine cassée patientaient sur son grand buvard vert, sa blouse de laboratoire était repliée sur le dossier de la chaise. Un petit papillon adhésif était collé à l'écran de son ordinateur, rappel d'un futur rendez-vous chez son médecin. Je contemplai les courbes timides et l'inclinaison sans hargne de son écriture soignée et une sorte de vertige me coupa les jambes. Comment Susan avait-elle dérivé ? Était-ce le résultat de son mariage avec Jason Story ? Les germes de sa future destruction préexistaient-ils depuis bien plus longtemps que cela, lorsqu'elle n'était encore que la petite fille d'un pasteur austère, la jumelle abandonnée par une sœur morte ?
Je m'installai dans le fauteuil de bureau monté sur roulettes et le propulsai d'un élan de jambes jusqu'au classeur à dossiers suspendus. J'en sortis une à une toutes les chemises, parcourant leur contenu. La presque totalité des documents que j'examinai consistait en brochures ou en informations au sujet du matériel chirurgical utilisé à la morgue. Rien ne me déconcerta jusqu'à ce que je constate que si elle avait scrupuleusement conservé toutes les notes de service émanant de Fielding, aucune ne provenait de Ben Stevens ou de moi-même. Je savais pourtant que lui et moi en avions rédigé un nombre conséquent. Je fouillai à nouveau les tiroirs et les bibliothèques sans trouver aucun dossier me concernant ou concernant mon administrateur. Une seule conclusion s'imposa à moi : quelqu'un les avait fait disparaître.
Ma première réaction fut de penser que Marino les avait peut-être confisqués à fin d'enquête. Soudain, une idée me traversa l'esprit et je fonçai à l'étage. J'ouvris la porte de mon bureau et me précipitai vers le meuble à tiroirs dans lequel j'ensilais toute la paperasserie administrative de moindre importance, papillons de notification d'appels téléphoniques, notes de service, sorties d'imprimante de mes messages électroniques, brouillons de ventilations budgétaires, projets de stratégies à long terme. Je fouillai les tiroirs, retournant chaque classeur. La couverture de l'épais dossier que je cherchais portait la simple mention « Notes de service ». J'y conservais depuis des années une copie de toutes les notes que j'avais adressées à mon personnel, mais également aux agents d'autres institutions. Je poursuivis ma fouille dans le bureau de Rose, puis m'acharnai à nouveau dans le mien, passant en revue chaque recoin. Rien. Le dossier s'était volatilisé.
- Espèce d'enfoiré, sifflai-je entre mes dents en traversant le couloir au pas de charge, poussée par la fureur. Espèce de salopard d'enfoiré !
Le bureau de Ben Stevens était rangé avec un soin impeccable, si judicieusement meublé qu'on eût cru la création de l'étalagiste d'un quelconque magasin discount de meubles. Une reproduction de bureau Williamsburg avec poignées de tiroir en cuivre et plateau plaqué acajou trônait au centre de la pièce éclairée par des lampadaires en cuivre surmontés d'abat-jour vert foncé. Un tapis persan industriel recouvrait le sol. Quant aux murs, une profusion de photos ou de gravures de skieurs, de cavaliers chevauchant des montures écumantes et brandissant leur maillet de polo, de marins bravant des océans turbulents les décorait. Je tirai d'abord le dossier personnel de Susan et y trouvai l'habituel curriculum vitae, sa fiche de poste, ainsi que d'autres documents. En revanche, les diverses appréciations élogieuses que j'avais rédigées à son sujet et placées moi-même dans la chemise manquaient à l'appel. J'ouvris ensuite plusieurs tiroirs et découvris dans l'un une petite trousse de toilette en plastique marron renfermant une brosse à dents, un tube de dentifrice, un rasoir, de la crème à raser et un petit flacon d'eau de Cologne.
Installée à la table de travail de Ben Stevens, je rebouchai la petite bouteille d'eau de Cologne Rouge. Peut-être fut-ce le subtil mouvement de l'air lorsque la porte s'entrouvrit en silence. Peut-être un instinct animal me prévint-il d'une soudaine présence. Je levai les yeux. Ben Stevens était figé dans l'embrasure de la porte. Nos regards se soutinrent durant ce qui me parut une glaciale et silencieuse éternité. Je n'avais pas peur et je me contrefichais qu'il m'ait surprise furetant dans ses affaires. La rage me portait.
- Il est inhabituel de vous croiser si tard, Ben, attaquai-je d'une voix délibérément calme.
Je refermai la trousse de toilette et la rangeai dans le tiroir sans hâte avant de croiser mes doigts sur son sous-main.
- Voyez-vous, ce que j'ai toujours adoré dans le fait de rester au bureau le soir, c'est que tous les autres sont rentrés chez eux, poursuivis-je, toujours impavide. Aucun risque d'être dérangé. Aucun risque qu'un collègue ne déboule inopinément dans votre bureau et interrompe ce que vous êtes en train de faire. Plus d'oreilles, plus d'yeux. Plus de bruit, sauf parfois, lorsque le gardien effectue sa ronde, ce qu'il ne consent à faire que contraint et forcé, comme nous le savons tous, parce qu'il a une trouille bleue de pénétrer dans la morgue. Au demeurant, je n'ai jamais connu de gardien qui s'y serait résolu de bon cœur. Même chose pour le personnel de nettoiement. Il ne descend jamais et en fait le minimum dans les étages. Et puis quelle importance, n'est-ce pas ? Il n'est pas loin de 21 heures, or il termine son travail à 19 h 30 tous les soirs.
« En réalité, la grande question que je me pose en ce moment, c'est : pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Ahurissant, n'est-ce pas, que cela ne m'ait jamais traversé l'esprit ? Peut-être est-ce une des conséquences des préoccupations qui m'ont encombré le cerveau ces derniers temps. Or, donc, vous avez raconté à la police que Susan n'était qu'une vague relation de travail ? Pourtant vous la raccompagniez fréquemment chez elle, quand vous n'alliez pas aussi la chercher le matin, comme ce jour de tempête de neige, lorsque j'ai autopsié Jennifer Deighton. Elle était si distraite ce matin-là. Je me souviens qu'elle avait abandonné le corps dans le couloir et s'apprêtait à téléphoner à quelqu'un. Elle a raccroché avec précipitation quand j'ai pénétré dans la salle d'autopsie. Je doute fort qu'il s'agissait d'un appel d'ordre professionnel, pas à 7 h 30 le matin, surtout ce jour-là. Les conditions météorologiques étaient si désastreuses que la plupart des gens avaient décidé de rester chez eux. Ajoutons à cela que la seule personne déjà arrivée à l'institut médico-légal, en dehors de moi, c'était vous. Mais si c'était bien vous qu'elle appelait, pourquoi me le dissimuler ? Sauf à croire que vous représentiez davantage pour elle qu'un supérieur hiérarchique immédiat ?
« Certes, nos rapports sont tout aussi intrigants. J'avais l'impression que nous nous entendions très bien et voilà que, soudain, vous vous répandez sur le fait que je suis une patronne insupportable. Du coup, j'en viens à me demander si Jason Story est le seul à s'épancher auprès des journalistes. C'est stupéfiant, cette réputation que l'on me fait. Le portrait type d'une névrosée, d'un tyran qui, d'une certaine façon, serait responsable du meurtre d'un de ses assistants. Susan et moi avions une excellente relation de travail, cordiale même, et il en allait de même entre vous et moi encore récemment, Ben. Cela étant, force est d'admettre que ce sera ma parole contre la vôtre, surtout maintenant que tous les documents susceptibles de prouver ce que j'affirme se sont providentiellement volatilisés. Si je me laissais aller à un petit pronostic, je serais prête à parier que vous vous êtes déjà ouvert à une oreille complaisante de votre inquiétude concernant la disparition d'importantes notes de service du bureau. Quelle meilleure stratégie pour insinuer que je suis coupable de cet escamotage ? D'autant que lorsque des dossiers s'évanouissent dans la nature, on peut raconter ce que l'on veut sur leur contenu, n'est-ce pas ?
- Je ne vois vraiment pas de quoi vous parlez, lâcha Ben Stevens.
Il abandonna le chambranle de la porte et fit quelques pas dans le bureau sans pour autant s'approcher de moi ou faire mine de s'asseoir. Le sang lui était monté au visage et une haine perceptible glaçait son regard. Il reprit :
- J'ignore tout de cette histoire de dossiers volatilisés, de notes de service disparues. Cependant, si cette information s'avère exacte, je ne pourrai pas prendre sur moi de la dissimuler aux instances compétentes, tout comme je serai contraint de révéler que je vous ai surprise ce soir fouillant dans mon bureau alors que je repassais prendre quelque chose que j'avais oublié.
- Qu'aviez-vous oublié, Ben ?
- Je n'ai pas à répondre à vos questions.
- Vous vous trompez sur ce point. Je vous rappelle que vous travaillez sous mon autorité. Si je découvre que vous revenez à l'institut à une heure tardive, je suis parfaitement fondée à vous demander des explications.
- Allez, virez-moi, essayez donc de me licencier ! Avouez que ça ferait plutôt désordre en ce moment, et que ça n'arrangerait pas vos affaires.
- Vous êtes un type répugnant.
Ses yeux s'agrandirent et il passa la langue sur ses lèvres sèches.
- Vous me faites penser à une sorte de pieuvre, Ben. Votre stratégie consiste à diriger la meute vers moi, comme un poulpe crache son encre à seule fin de se dissimuler à ses prédateurs. Vous paniquez. Avez-vous abattu Susan ?
- Mais merde, vous perdez les pédales ! cracha-t-il d'une voix tremblante.
- Elle est sortie de chez ses parents en début d'après-midi, le jour de Noël, sous prétexte d'aller rendre visite à une amie. En réalité, c'était vous qu'elle comptait rencontrer, n'est-ce pas ? Savez-vous quelle est la première remarque que je me suis faite lorsque je l'ai découverte morte dans sa voiture ? Le col de son manteau et son foulard avaient gardé les effluves d'un parfum, ou plutôt d'une eau de Cologne masculine... L'odeur de ce Rouge dont vous conservez un flacon dans le tiroir de votre bureau afin de vous rafraîchir avant de faire la tournée des bars du Slip.
- J'ignore où vous voulez en venir.
- Qui rétribuait ses services ?
- Vous, peut-être.
- C'est grotesque, rétorquai-je avec calme. Susan et vous magouilliez dans une combine très juteuse. Selon moi, c'est vous qui l'avez convaincue d'y participer parce que vous connaissiez ses points de vulnérabilité. Sans doute s'était-elle confiée à vous. Vous l'avez persuadée de vous donner un coup de main et Dieu sait que vous aviez besoin de cette manne financière. Vos notes de bars doivent lourdement grever votre budget. Faire la fête revient très cher, et je connais votre salaire.
- Vous ne connaissez rien du tout !
- Ben, insistai-je, la voix basse, retirez-vous de cette histoire. Arrêtez tant qu'il est encore temps. Dites-moi qui est derrière tout cela. Son regard me fuyait. Je persistai :
- Des gens en sont morts, les enjeux deviennent beaucoup trop graves. Si c'est vous qui avez assassiné Susan, pensez-vous vraiment que vous allez vous en tirer ? Il ne répondit rien.
- Si quelqu'un d'autre l'a tuée, vous croyez-vous intouchable ? Comment pouvez-vous imaginer que la même chose ne vous arrivera pas ?
- Vous me menacez.
- Ne soyez pas ridicule.
- Vous ne pouvez pas prouver que l'eau de Cologne que vous avez sentie sur les vêtements de Susan est bien la mienne. Aucune analyse ne le permet. On ne met pas une odeur dans un tube à essais. On ne peut pas la conserver.
- Je vais vous demander de partir, maintenant, Ben.
Il tourna les talons et quitta son bureau. Lorsque j'entendis les battants de la cabine d'ascenseur se refermer, je fonçai à l'autre bout du couloir pour me coller contre une fenêtre donnant sur le parking situé à l'arrière du bâtiment. Je ne regagnai ma voiture que lorsque celle de Stevens eut disparu.
Le siège du FBI, véritable forteresse de béton, s'élève au cœur de Washington, à l'angle de la 9e Rue et de Pennsylvania Avenue. J'y débarquai le lendemain matin, dans le sillage d'une bonne centaine d'écoliers vociférants. En les voyant prendre d'assaut les marches, foncer vers les bancs et s'attrouper autour des énormes buissons et des arbres en pot, je ne pus m'empêcher d'évoquer Lucy au même âge. Elle aurait adoré visiter les labos. Elle me manqua soudain jusqu'au malaise.
Le babillage de voix aiguës d'excitation s'éloigna comme balayé par le vent. J'avançai d'un pas vif et sans hésitation. Les lieux m'étaient assez familiers pour que je m'y oriente sans peine. Me dirigeant vers le cœur du bâtiment, je traversai la cour, puis un parking privé, dépassai un poste de garde avant de parvenir devant un panneau vitré. Derrière s'étendait un hall de réception décoré de meubles brun-roux, de drapeaux et de miroirs. La photographie souriante du président était accrochée à un mur, face aux portraits des dix criminels les plus recherchés du pays.
Je présentai mon permis de conduire au bureau d'accueil, derrière lequel était installé un jeune agent au maintien aussi sévère que la coupe de son costume gris.
- Je suis le Dr Kay Scarpetta, médecin expert général de Virginie.
- Avec qui avez-vous rendez-vous ? Je le lui expliquai. Il détailla successivement la photographie d'identité de mon permis, puis mon visage, vérifia que je n'étais pas armée, passa un coup de fil et me tendit un badge. L'ambiance du quartier général était bien différente de celle de la base de Quantico, le genre qui vous amidonne l'âme et vous raidit l'épine dorsale.
Je n'avais jamais rencontré l'agent Minor Eider auparavant. Certes, j'avoue que la trompeuse ironie de son nom m'avait fait venir à l'esprit des images injustes. Je me représentai un homme frêle, à l'allure un brin décadente. Un fin duvet blond devait recouvrir tout son épiderme, à l'exception, bien sûr, de son crâne. Sans doute était-il affligé d'énormes problèmes de vision, et sa peau livide trahissait un manque de goût pour l'extérieur et le soleil. À n'en point douter, ce devait être le genre d'individu qui peut entrer et sortir d'une pièce sans que personne lui prête la moindre attention. J'étais totalement dans l'erreur, non que ma bévue m'étonnât. Je me levai à l'arrivée d'un homme bien charpenté, en chemise à manches courtes, qui me fixa droit dans les yeux.
- Vous devez être Mr Eider, commençai-je.
- Docteur Scarpetta, dit-il en me serrant la main. Je vous en prie, appelez-moi Minor.
Il devait avoir tout au plus quarante ans. Il était assez séduisant, dans un genre universitaire, avec ses petites lunettes dépourvues de monture, ses cheveux châtain foncé coupés avec soin et sa cravate à fines rayures bordeaux et bleu marine. Il se dégageait de lui une sorte d'intensité intellectuelle mais également de précellence sans arrogance, perceptibles par quiconque avait subi d'éprouvantes années d'études supérieures. En effet, je ne me souvenais pas d'avoir rencontré un seul professeur de Georgetown ou du Johns Hopkins qui n'ait tissé de liens étroits avec tout ce qui se singularisait, sans toutefois parvenir à communiquer avec le pauvre pékin moyen.
- Pourquoi cet intérêt pour les plumes ? lui demandai-je comme nous pénétrions dans la cabine d'ascenseur.
- Une de mes amies est ornithologue au Smithsonian's, le musée d'histoire naturelle. Il y a quelque temps, elle a été contactée par des officiels de l'aéronautique au sujet du danger que représentaient les oiseaux pour les avions. Du coup, les choses ont commencé à me fasciner. Voyez-vous, les volatiles se font happer par les moteurs et quand vous inspectez les débris au sol, vous découvrez souvent des fragments de plumes. La question qui se pose alors est de savoir quel genre d'oiseau a provoqué l'accident. En effet, lorsqu'un oiseau se fait mouliner dans un réacteur, il n'en reste plus grand-chose. Une seule mouette peut provoquer le crash d'un bombardier B-l. Si vous êtes à bord d'un gros-porteur bourré de passagers et qu'un volatile quelconque soit avalé par un des réacteurs, je vous assure que vous avez un gros problème. Nous avons aussi eu le cas de ce canard grand-plongeon qui a fracassé le pare-brise du cockpit d'un Lear Jet et décapité le pilote. Voilà ma spécialité. Je travaille sur les «happements» d'oiseaux. Nous testons différentes turbines et hélices en balançant des poulets dedans. Le but est de savoir si l'avion résistera à une ou deux volailles.
« Cela étant, les oiseaux sont mêlés à plein d'autres choses. C'est, par exemple, du duvet de pigeon collé à un caca de chien qu'on retrouvera sous les semelles d'un suspect et qui pourra permettre de déterminer si l'individu en question est bien passé dans la contre-allée où on a retrouvé le cadavre. C'est aussi ce gars qui a volé un perroquet du genre Amazona lors d'un cambriolage, et puis vous retrouvez des fragments de plumes dans le coffre de sa voiture, plumes dont l'expertise révèle qu'elles proviennent bien d'un Amazona à front jaune. Ou encore cette plume de duvet qui adhérait à la peau d'une femme, violée et assassinée. Elle avait été fourrée dans le carton d'emballage de haut-parleurs Panasonic et balancée dans un conteneur à ordures. Je me suis rendu compte que la plume en question ressemblait fort à du duvet de malard, admirablement similaire à celui de la couette du suspect. L'affaire a été bouclée grâce à une plume et deux cheveux.
Le deuxième étage du bâtiment n'était qu'une gigantesque fourmilière de laboratoires. Des techniciens y analysaient des explosifs, des éclats de peinture, des grains de pollen, des traces de pneu, bref une pléthore de débris et de résidus retrouvés sur diverses scènes de crime. Détecteurs de chromatographie en phase gazeuse, micro spectrophotomètres et énormes ordinateurs fonctionnaient jour et nuit, et des pièces entières étaient réservées au stockage des collections de référence de peintures de carrosserie automobile, de rubans adhésifs et de plastiques divers et variés. Je suivis Eider le long de couloirs blancs. Nous dépassâmes le labo d'empreintes ADN pour parvenir jusqu'à son antre : l'unité d'analyse des fibres et cheveux. Son bureau faisait également office de laboratoire. S'y côtoyaient des meubles de bois sombre, des bibliothèques et des paillasses semées de microscopes. Les murs et la moquette étaient du même beige et les dessins au crayon punaisés contre un panneau de liège m'apprirent que cet expert en plumes de notoriété internationale était également papa.
Je sortis trois petits sachets en plastique d'une grosse enveloppe molletonnée. Deux d'entre eux protégeaient les plumes retrouvées sur Jennifer Deighton et Susan Story. Le dernier renfermait un échantillon du résidu collant prélevé sur les poignets d'Eddie Heath, monté sur une lame de microscope.
- Celle-ci devrait être la plus significative, annonçai-je en désignant du doigt la petite plume que j'avais décrochée de la chemise de nuit de Jennifer Deighton.
Il l'extirpa du sachet et déclara :
- C'est du duvet, provenant sans doute du bréchet ou du dos. Il s'agit d'une plumule huppée. C'est une bonne chose. Plus on a d'échantillons à se mettre sous la dent, mieux c'est.
Il arracha quelques barbes à l'aide d'une pince fine et s'installa devant le microscope binoculaire. Il les lâcha sur une lame, puis les recouvrit d'une goutte de xylène. Le procédé permettait de différencier les minces filaments de plume en les inondant. Lorsque Eider fut satisfait de l'écartement en éventail des barbes, il absorba l'excédent de xylène à l'aide d'un coin de buvard vert. Il détrempa alors la préparation grâce à une solution de montage, puis recouvrit l'échantillon d'une lamelle avant de le glisser sur la platine d'un microscope à comparaison connecté à une caméra vidéo.
- Tout d'abord, il faut savoir que les plumes en général ont la même structure de base. Elles sont formées d'une hampe creuse, le rachis en d'autres termes, et de barbes latérales accrochées entre elles par des barbules fines comme des cheveux. Ensuite, vous avez une partie inférieure un peu plus épatée, au bout de laquelle se trouve un orifice baptisé ombilic inférieur. Les barbes sont responsables de l'aspect plumeux, et si vous les observez à un fort grossissement, vous constaterez qu'elles ressemblent, elles aussi, à de minuscules plumes plantées dans la hampe. (Il alluma l'écran avant de proposer :) Tenez, voici une barbe.
- Cela ressemble à une fougère, commentai-je.
- À bien des égards. Bien, maintenant nous allons augmenter le grossissement afin de pouvoir distinguer nettement les barbules. Ce sont les caractéristiques des barbules qui permettent l'identification de la plume, donc de l'oiseau. En réalité, ce qui nous intéresse vraiment, ce sont les nodosités.
- Attendez, voyons si je m'y retrouve : les nodosités sont des structures des barbules, elles-mêmes constituant des barbes qui forment les plumes, lesquelles recouvrent les oiseaux ?
- Vous avez tout compris. Ajoutez à cela que chaque famille d'oiseaux est caractérisée, entre autres, par l'architecture de sa plume.
Ce que je détaillais sur l'écran ressemblait un peu à tout et à rien, et aurait aussi bien pu représenter la vague silhouette d'une chose longue et raide, d'un brin d'herbe folle à la patte d'un insecte. Des petites lignes étaient reliées en segments par des structures triangulaires tridimensionnelles dont Eider m'assura qu'il s'agissait des fameuses nodosités.
- Ce sont la taille, le nombre, la forme et la pigmentation des nodosités ainsi que leur répartition le long de la barbule qui permettent le diagnostic, m'expliqua-t-il en faisant de louables efforts de pédagogie. Ainsi, lorsque vous avez affaire à des nodosités en forme d'étoile, le propriétaire de la plume est un pigeon. Celles qui présentent une forme circulaire désignent les poulets et les dindons. En revanche, les nodosités entourées d'une sorte de renflement vous dirigent vers le coucou. Celles-ci, continua-t-il en désignant l'écran du bout de l'index, sont à l'évidence de forme triangulaire. J'en conclus donc sans l'ombre d'une hésitation que la plume provient d'un canard ou d'une oie. Remarquez, il ne s'agit pas vraiment d'une grosse surprise. Dans l'écrasante majorité des cas de cambriolage, viol, homicide, les plumes retrouvées proviennent d'oreillers, de couettes, de gilets-doudounes, d'anoraks ou de gants. La garniture est le plus généralement constituée d'un mélange de plumes hachées et de duvet d'oie ou de canard, avec un peu de plumes de poulet si l'on s'intéresse à des objets ou vêtements bon marché. Mais, dans le cas qui nous occupe, la candidature du poulet est exclue. De surcroît, je crois pouvoir affirmer que cette plume ne provient pas d'une oie.
- Et pourquoi cela ? demandai-je.
- Il est clair que la distinction serait beaucoup plus aisée si je disposais d'une plume entière. C'est plus compliqué avec les plumules de duvet. Cela étant, je dirais que les nodosités sont trop clairsemées dans ce que vous m'avez apporté. De plus, elles ne sont pas réparties sur toute la barbule, mais regroupées dans sa partie la plus distale, c'est-à-dire l'extrémité. Et cela, voyez-vous, c'est caractéristique du canard.
Il ouvrit un placard et en tira plusieurs présentoirs à lames.
- Voyons voir. Je dois avoir une collection d'une soixantaine de lames préparées avec des plumes de canard. Je vais toutes les passer en revue, pour plus de sécurité, et nous les éliminerons au fur et à mesure. Il les plaça successivement sur la platine du microscope à comparaison, sorte de combinaison de deux microscopes composés en unité binoculaire. Une mire lumineuse circulaire apparut sur l'écran, divisée en deux demi-cercles par une mince ligne verticale. Dans l'un des demi-cercles apparaissait le spécimen connu, dans l'autre celui que nous espérions parvenir à identifier. Des plumes de colvert, de canard musqué de Barbarie, de macreuse, de garrot albéole, d'érismature rousse, de canard siffleur d'Amérique et de bien d'autres se succédèrent. Un seul regard suffisait à Eider pour s'assurer que le spécimen qui s'affichait à l'écran ne s'apparentait pas à notre canard, lequel se montrait bien retors.
- Cette plume n'est-elle pas plus délicate ? demandai-je. Ou bien est-ce mon imagination ?
- Non, vous avez raison, elle est plus fine, plus effilée. Avez-vous remarqué comme les structures triangulaires s'évasent moins ?
- Maintenant que vous le précisez, cela saute aux yeux.
- Ce détail nous offre un renseignement précieux au sujet de l'oiseau. Et c'est là que les choses deviennent fascinantes. La nature ne crée rien sans d'excellentes raisons et, dans le cas qui nous occupe, la raison en question, c'est l'isolation. Le but du duvet est d'emprisonner l'air. Plus les barbules sont fines, plus les nodosités sont effilées. De surcroît, plus elles sont localisées en portion distale, plus la capacité du duvet à piéger l'air augmente. Et lorsque l'air est prisonnier, c'est-à-dire inerte, c'est un peu comme si vous vous retrouviez dans une petite chambre isolée et dépourvue de ventilation. Vous avez chaud.
Il déposa une nouvelle lame sur le chariot du microscope et je sentis que nous touchions au but. Les barbules étaient délicates, les nodosités effilées et localisées à l'extrémité.
- De quoi s'agit-il ?
- J'ai gardé les principaux suspects pour la fin, déclara-t-il d'un ton ravi. Les canards marins. Les stars de cette séance d'identification seront les eiders. Allez, on va pousser le grossissement à quatre cents. (Il fit basculer un nouvel objectif et affina la mise au point avant de poursuivre la valse des lames de spécimens.) Il ne s'agit pas de l'eider à tête grise, lequel est le roi de la famille, ni de l'eider à lunettes. L'eider de Steller ne semble pas non plus se qualifier en raison de cette pigmentation brunâtre entourant la base de la nodosité. Elle est absente de votre plume, vous voyez ?
- En effet.
- Bien, nous allons donc tenter notre chance avec l'eider à duvet, c'est-à-dire l'eider commun. On y va. La pigmentation est cohérente, déclara-t-il, le regard rivé sur l'écran. Et voyons... une moyenne de deux nodosités en position distale de chaque barbule. Nous avons aussi l'effilement idéal pour une isolation thermique optimale, et je vous garantis que ça fait la différence lorsque vous devez barboter dans les eaux glaciales de l'océan Arctique. Eh bien, je crois que nous avons trouvé notre candidat : Somateria millissima, surtout répandu en Islande, Norvège, Alaska, et sur les rives de Sibérie. De toute façon, je vais valider ce résultat en microscopie électronique à balayage.
- Vous en espérez quoi ?
- Mettre en évidence d'éventuels cristaux de sel.
- Comment n'y avais-je pas pensé ? m'exclamai-je, fascinée. Car les eiders sont des oiseaux de mer !
- Tout juste. Il convient d'ajouter à cela qu'ils sont très intéressants puisqu'ils font maintenant l'objet d'un bel exemple d'exploitation respectueuse. Leurs colonies et leurs terrains de nidification sont protégés des prédateurs ou des enquiquineurs de tout poil en Islande et en Norvège. Cela permet ensuite aux citoyens de ramasser le duvet dont les femelles se servent pour capitonner l'intérieur de leurs nids et recouvrir leurs œufs. Le duvet est alors lavé et vendu aux usines.
- Des usines de quoi ?
- Oh, surtout des fabricants de sacs de couchage et de couettes.
Il préparait, tout en discutant, une lame de microscope, déposant en surface quelques barbes duveteuses prélevées sur la plume retrouvée dans la voiture de Susan Story.
- Rien chez Jennifer Deighton ne peut expliquer la présence de cette plume, expliquai-je. La police n'a trouvé aucun objet garni de duvet.
- En ce cas, nous sommes très probablement confrontés à un transfert secondaire ou tertiaire, La plume a été transmise au tueur, qui l'a, à son tour, passée à sa victime.
L'échantillon apparut sur l'écran.
- C'est également de l'eider, conclus-je.
- Selon toute vraisemblance. Comparons avec cette lame. C'est bien celle qui concerne le petit garçon, n'est-ce pas ?
- Tout à fait. Il s'agit d'une préparation réalisée à partir d'un résidu collant retrouvé sur les poignets d'Eddie Heath.
- Je ne peux pas le croire ! s'exclama-t-il soudain.
Les débris microscopiques s'étalèrent sous nos yeux, éblouissante explosion de couleurs, de formes, de fibres, mais surtout de barbules et de nodosités triangulaires que je reconnaissais maintenant fort bien.
- S'il s'agit bien de trois homicides, commis à des endroits différents et séparés dans le temps, j'avoue que cela met à mal ma petite théorie personnelle, lâcha Eider.
- C'est, en effet, le cas.
- Si une seule de ces plumes était de l'eider, je serais tenté d'opter pour l'existence d'une contamination. C'est toujours pareil, les étiquettes vous affirment que le tissu que vous venez d'acheter est constitué à 100 % d'acrylique, alors qu'en réalité il n'en renferme que 90 %, le reste s'avérant du nylon. Il ne faut pas croire les étiquettes. Supposons qu'avant votre pull en acrylique ait été confectionné au même endroit un lot de vestes en nylon. Les premiers pulls en acrylique contiendront nécessairement des contaminants de nylon. Certes, au bout d'un certain nombre de pulls, la contamination va peu à peu disparaître.
- Je résume : admettons qu'une personne porte un anorak - ou possède une couette - garni d'une matière quelconque et ne renfermant que quelques plumules contaminantes de canard marin. La probabilité que cette personne sème autour d'elle seulement le duvet d'eider est négligeable.
- Bravo, docteur Scarpetta ! En d'autres termes, la seule conclusion qui s'impose, c'est que l'objet d'où proviennent ces plumes est exclusivement garni de duvet d'eider, et c'est assez surprenant. Les indices que j'ai le plus souvent à analyser sont des gilets ou des doudounes, ou encore des gants et des couettes dont la garniture est constituée presque exclusivement de plumes de poulet, voire d'oie. Voyez-vous, l'eider est une matière première très particulière, c'est un peu le haut de gamme, la chasse gardée des boutiques spécialisées. Un vêtement, un édredon ou un sac de couchage garni de duvet d'eider est peu susceptible de perdre ses plumes simplement parce qu'il est en général très bien fait, donc d'un prix prohibitif.
- Voulez-vous dire que vous n'avez jamais été confronté par le passé à une pièce à conviction qui ne renferme que de l'eider ?
- Non, c'est bien la première fois.
- Mais pourquoi est-ce si prisé ?
- Tout d'abord, en raison des formidables qualités isolantes que j'ai mentionnées. De plus, je pense qu'il s'y ajoute un paramètre esthétique qui pèse lourd dans la balance. Par exemple, les plumules de l'eider à duvet sont d'un blanc de neige, alors que celles provenant d'autres oiseaux sont en général d'un gris sale.
- Si je m'offrais un vêtement de ce genre, serais-je informée que je suis l'heureuse propriétaire d'une garniture faite de plumes de duvet d'un blanc immaculé ou l'étiquette porterait-elle simplement la mention « garniture en duvet de canard » ?
- Oh, je suis bien certain que l'on se ferait un plaisir de vous l'apprendre. Une mention de type « duvet d'eider : 100 % » figurerait sans aucun doute sur l'étiquette. Après tout, c'est un excellent moyen de justifier le prix.
- Disposez-vous d'un outil informatique qui vous permette de connaître la liste des distributeurs de duvet d'eider ?
- Bien sûr. Cela étant, comme vous vous en doutez, sans l'objet ou le vêtement d'origine aucun de ces revendeurs ne sera en mesure d'affirmer si la plume que vous avez retrouvée provient bien de chez lui. Une seule plume est insuffisante, et c'est dommage.
- Qui sait ?
J'avais regagné ma voiture, garée à deux pâtés de maisons du siège du FBI, et poussé le chauffage au maximum. Midi venait de sonner. J'étais si proche de New Jersey Avenue qu'en dépit de mes efforts je cédai à une impulsion. Je bouclai ma ceinture, zappai d'une station de radio à l'autre, tendant à deux reprises la main vers mon téléphone de voiture pour me raviser aussitôt. Fallait-il que j'aie perdu l'esprit pour ne serait-ce que songer à contacter Nicholas Grueman ?
Au demeurant, il n'y avait aucune chance que je tombe sur lui, me rassurai-je en décrochant à nouveau et en composant son numéro.
- Grueman à l'appareil.
- Dr Scarpetta, m'annonçai-je en élevant la voix dans l'espoir de couvrir le vacarme de la climatisation.
- Ah, bonjour... Tiens, j'ai lu un article vous concernant l'autre jour. On dirait que vous m'appelez d'une voiture.
- En effet. Je suis en déplacement à Washington.
- Je suis si flatté que vous ayez pensé à moi en traversant mon humble petite bourgade !
- C'est sans doute qu'il n'y a rien qui s'accorde avec le qualificatif d'« humble » dans votre ville, monsieur Grueman. De surcroît, ce n'est pas un appel de simple courtoisie. J'ai songé qu'il serait souhaitable que nous discutions un peu de l'affaire Ronnie Joe Waddell.
- Je vois. Êtes-vous loin du centre juridique ?
- Une dizaine de minutes.
- Je n'ai pas encore déjeuné et je subodore que vous êtes dans le même cas. Je peux nous commander quelques sandwiches si le menu vous convient.
- À la perfection.
Le centre juridique était très éloigné du campus de l'université. Je me souvins de ma déception à l'époque, lorsque je m'étais rendu compte que mes études de droit ne seraient pas l'occasion d'interminables balades le long des vieilles rues ombragées des Heights, ou de m'installer sur les gradins des salles de cours abritées par d'élégants immeubles de brique datant du dix-huitième siècle. Au lieu de cela m'attendaient trois longues années dans un établissement flambant neuf et totalement dépourvu de charme, planté au milieu d'un quartier bruyant et trépidant. Pourtant, mes regrets avaient été de courte durée. Étudier le droit à l'ombre du Capitole était assez excitant, d'autant plus que cette localisation présentait des avantages d'ordre pratique. Plus important encore, j'avais rencontré Mark au tout début de mes études.
Le souvenir le plus vif et prégnant que je conservais de mes rencontres initiales avec Mark James lors du premier semestre de cette toute première année était sans conteste l'effet physique qu'il avait sur moi. Au début, sa simple vue me troublait, sans que je comprenne très bien pour quelle raison. Puis, lorsque nous eûmes fait plus ample connaissance, sa présence m'électrisa. Mon pouls s'accélérait et je remarquais avec une saisissante acuité le moindre de ses gestes, si banal fut-il. Chacune des conversations que nous eûmes durant les semaines qui suivirent me captiva jusqu'aux petites heures du matin. Nos mots dépassaient leur propre sens. Ils se métamorphosaient, devenant notes de musique, s'associant pour produire un mystérieux mais inévitable crescendo, dont l'accord final fut atteint une nuit, avec toute l'imprévisibilité et toute la force d'un accident.
Certes, les choses avaient changé depuis ces temps déjà anciens, et le centre juridique s'était étendu. Le département de justice criminelle occupait le troisième étage. Lorsque l'ascenseur m'y déposa, mon regard ne croisa personne. Je dépassai une enfilade de bureaux qui semblaient vidés de leurs occupants. En réalité, les vacances n'étaient pas terminées, et seuls les acharnés ou les désespérés n'avaient pas quitté leur poste. La pièce 418 était grande ouverte, le secrétariat désert, la porte du bureau de Grueman entrebâillée.
Je n'avais nulle envie de le surprendre, aussi le hélai-je en me rapprochant de sa tanière. Il ne répondit pas.
- Helio, monsieur Grueman ? Êtes-vous dans votre bureau ? Enfin, je me décidai à pousser la porte. Un ordinateur trônait sur sa table de travail, cerné par un fouillis de paperasses. Dossiers d'affaires, transcriptions d'audiences s'empilaient contre les bibliothèques croulant sous le poids des ouvrages. Un fax bourdonnant d'activité et une imprimante étaient réunis sur une tablette poussée contre le côté gauche de son bureau. Pendant que je demeurais plantée au milieu de la pièce, détaillant ce qui m'entourait, la sonnerie du téléphone résonna à trois reprises pour s'interrompre ensuite. La fenêtre située derrière le bureau était occultée par des stores, peut-être afin de minimiser la réverbération de la lumière sur l'écran de l'ordinateur. Une sacoche de cuir marron, râpée et malmenée par des années d'usage, était posée sur le rebord.
- Je suis désolé... La surprise me fit presque sursauter.
- ... Je ne me suis absenté que quelques minutes dans l'espoir d'être de retour avant votre arrivée.
Nicholas Grueman ne me tendit pas la main, pas plus qu'il ne m'accueillit avec un tant soit peu de chaleur. Son unique préoccupation semblait être de parvenir à regagner son fauteuil. Il s'en rapprocha avec une infinie lenteur, s'aidant d'une canne à pommeau d'argent.
- Je vous aurais volontiers offert une tasse de café, mais personne n'en prépare en l'absence d'Evelyn, expliqua-t-il en s'installant dans son fauteuil de juge. Néanmoins, le traiteur qui devrait nous livrer nos sandwiches sous peu y joindra quelque chose à boire. J'espère qu'il ne tardera pas trop et je vous en prie, docteur Scarpetta, asseyez-vous. Cela me rend toujours nerveux qu'une femme me toise de toute sa hauteur.
J'approchai une chaise de son bureau, sidérée de me rendre compte que Grueman n'était pas le monstre que mes souvenirs universitaires avaient peu à peu dessiné. Tout d'abord, on aurait dit qu'il avait rétréci, quoiqu'il semblât plus plausible que mes fantasmes lui aient attribué des proportions de titan. Je découvrais au contraire un homme plutôt fluet, aux cheveux blancs. Le passage des ans avait buriné son visage au point de le faire ressembler à une caricature de lui-même. Il affectionnait toujours les nœuds papillons et les gilets, fumait à son habitude la pipe, et lorsqu'il me dévisagea, son regard gris était toujours aussi incisif qu'une lame de scalpel. Pourtant, il n'y avait nulle froideur dans ces yeux. Simplement, ils ne révélaient rien, comme les miens, la plupart du temps.
- À quoi est due votre claudication ? demandai-je d'un ton assuré.
- À la goutte. La maladie des despotes, résuma-t-il sans l'ombre d'un sourire. Cela vient par crises, et, je vous en supplie, épargnez-moi vos excellents conseils et vos propositions de remèdes. Les médecins ont le génie pour me faire tourner chèvre en m'assenant des opinions que je n'ai pas sollicitées et qui expliquent tout, depuis les chaises électriques qui s'enrayent jusqu'à ce que je devrais proscrire de mon alimentation, pourtant déjà déprimante.
- La chaise électrique a fonctionné sans anicroche, du moins dans le cas auquel vous faites allusion, rétorquai-je.
- Ah, parce que, bien sûr, vous êtes à même de préjuger de mes allusions ? Il me semble que j'ai souvent eu l'occasion de vous sermonner sur votre propension à sauter aux conclusions au cours de votre bref séjour chez nous. Je constate avec regret que vous n'en avez pas tenu compte. Vous vous complaisez dans les suppositions, même si, en l'occurrence, cette dernière était justifiée.
- Croyez bien, monsieur Grueman, que je suis flattée que vous vous souveniez de mon passé d'étudiante. Cela étant, je ne suis pas venue aujourd'hui afin d'évoquer en votre compagnie les heures épouvantables que j'ai endurées dans votre classe. Au demeurant, l'objet de ma visite n'est pas non plus d'engager - à nouveau - une de ces joutes verbales que vous affectionnez tant. Toutefois, je vous accorde bien volontiers la palme du professeur le plus misogyne et le plus arrogant qu'il me soit arrivé de rencontrer au cours de ma grosse trentaine d'années d'études. Et puis merci de m'avoir si bien préparée à me colleter avec les ordures de tout poil, car le monde en est bourré et je les affronte tous les jours.
- Oh, je n'en doute pas une seconde. Mais je ne me suis pas encore forgé d'opinion quant au talent que vous êtes capable d'exercer les concernant.
- Votre opinion en la matière me préoccupe fort peu. En revanche, j'aimerais que vous m'en disiez davantage au sujet de Ronnie Joe Waddell.
- Que pourrais-je vous dire de plus, sinon que cette affaire s'est indiscutablement terminée d'une façon inacceptable ? Docteur Scarpetta, quelle serait votre réaction si seules des considérations politiques décidaient de votre mise à mort ? Allons, regardez ce qui se produit en ce moment. Ne me dites pas que vous n'avez pas remarqué que ces récents articles, assez calamiteux pour votre image, sont, du moins en partie, d'ordre politique. Chacune des parties impliquées défend ses priorités, et toutes ont quelque chose à gagner à vous traîner publiquement dans la boue. Nulle justice ou vérité à rechercher là-dedans. Alors imaginez juste une seconde ce qui se passerait si ces mêmes personnes avaient aussi le pouvoir de vous priver de votre liberté, voire de votre vie.
« Ronnie a été mis en pièces par un système irrationnel et injuste. Peu importaient toutes nos tentatives invoquant la jurisprudence, peu importaient nos pourvois en révision ou en grâce. J'ai eu beau soulever pléthore de points litigieux, d'incohérences, cela n'a servi à rien puisque, dans votre précieux Commonwealth de Virginie, Yhabeas corpus n'est même plus un outil de dissuasion permettant de garantir que le tribunal et le juges de cour d'appel conduisent scrupuleusement la procédure en accord avec les principes de la Constitution. Surtout, quelle horreur c'eût été que quelqu'un s'interroge sur les violations constitutionnelles, en suggérant, par exemple, que nous approfondissions nos réflexions concernant divers points de droit ! J'ai passé trois ans à me bagarrer pour Ronnie. Eh bien, je vais vous dire le fond de ma pensée : cela ou un cautère sur une jambe de bois...
- À quelles violations constitutionnelles faites-vous allusion ? m'enquis-je.
- Tout dépend du temps que vous m'accordez. La plus flagrante est le recours péremptoire et raciste du ministère public au droit de récusation des jurés. Les droits de mon client, garantis par la clause de protection équitable, ont été bafoués dès les premiers instants, et la conduite douteuse de l'accusation a eu pour évidente conséquence de le priver du sixième amendement, lequel lui permettait de prétendre à un jury composé d'un échantillonnage représentatif de l'ensemble de la population. Je suppose que vous n'avez pas assisté au procès de Ronnie, et je doute que vous soyez très au courant de son déroulement. Cette histoire remonte déjà à neuf ans, et vous n'aviez pas encore rejoint le Commonwealth. Vous n'imaginez pas la publicité qui a entouré cette affaire en Virginie. Pourtant il n'a jamais été question de la renvoyer devant une autre cour. Le jury était composé de huit femmes et de quatre hommes. Six des femmes et deux des hommes étaient blancs, quant aux quatre jurés noirs, l'un était concessionnaire de voitures, l'autre employé de banque, et les deux derniers infirmière et professeur de collège. Passons maintenant aux professions des jurés blancs. Nous avions, entre autres, un aiguilleur des chemins de fer à la retraite pour qui les Noirs étaient toujours des « nègres » et une riche femme au foyer dont les seules rencontres avec des Noirs pouvaient se résumer aux informations télévisées - vous savez, lorsqu'ils passent des reportages montrant que deux d'entre eux se sont entre-tués dans une banlieue quelconque. Avec cette répartition démographique, comment vouliez-vous que le procès de Ronnie soit équitable ?
- Et votre conviction est qu'il existait une volonté politique derrière ces violations constitutionnelles et toutes les failles juridiques qui ont biaisé la conclusion du procès de Waddell ? Mais enfin, en quoi la mort de Ronnie Joe Waddell pouvait-elle servir des intérêts politiques ?
Grueman leva brusquement le regard vers la porte et annonça :
- Je crois bien que notre déjeuner vient d'arriver, à moins que mes oreilles ne me jouent des tours.
Je perçus un bruit de pas rapides, le froissement d'un papier, puis une voix claqua :
- Hé, Nick, mon pote ! T'es là ?
- Entre donc, Joe, cria à son tour Grueman sans faire mine de se soulever de son siège.
Un jeune homme noir à l'allure énergique, en jean et chaussures de tennis, apparut dans l'embrasure de la porte, puis déposa deux sacs en papier devant Grueman.
- Bon, alors, dans celui-là c'est les boissons, et là on a deux sandwiches de la mer, une salade de pommes de terre et des gros cornichons au sel. Et le tout nous fera quinze dollars quarante.
- Tiens, garde la monnaie. Et bravo pour le service, Joe. Au fait, ils ne t'accordent jamais quelques jours de vacances ?
- Ben, c'est que les gens insistent pour manger tous les jours, mon pote. Bon, faut que je file.
Grueman entreprit la distribution de serviettes en papier et de sandwiches. Je cherchais désespérément quelle contenance adopter. Je me sentais de plus en plus ébranlée par son attitude, par ses confidences aussi, d'autant que je n'y décelais aucune sournoiserie, aucune dérobade et pas une once de condescendance, voire de dissimulation.
Je déballai mon sandwich avant d'insister :
- Quelle motivation politique ?
Il décapsula sa canette de Ginger aie et ôta le couvercle de son petit récipient de salade de pommes de terre avant de répondre :
- Il y a encore quelques semaines de cela, j'espérais obtenir la réponse à cette question. Mais l'informatrice qui aurait pu me rendre service a été retrouvée morte dans sa voiture. Je ne doute pas que vous sachiez de qui je veux parler, docteur Scarpetta. Après tout, le décès de Jennifer Deighton fait partie de vos enquêtes en cours, et, bien que nul n'ait encore officiellement annoncé qu'il s'agissait d'un suicide, c'est ce que l'on nous a conduits à croire. Toutefois, avouez que sa mort est une surprenante coïncidence. Surprenante, pour ne pas dire effrayante.
- Dois-je en conclure que vous connaissiez Jennifer Deighton ? demandai-je d'une voix aussi plate que possible.
- Oui et non. Je ne l'ai jamais rencontrée et les rares conversations téléphoniques que nous avons échangées ont toujours été fort brèves. En réalité, je ne l'ai contactée qu'après l'exécution de Ronnie.
- J'en déduis qu'elle connaissait Waddell.
Grueman mordit dans son sandwich, puis avala une gorgée de sa boisson.
- Oh, certes, elle et Ronnie se connaissaient, c'est indéniable. Vous ne l'ignorez pas, Miss Deighton était astrologue, officiait dans la parapsychologie, ce genre de choses. Il y a de cela huit ans maintenant, Ronnie
- qui était détenu dans le couloir de la mort à
Mecklenburg - est tombé sur le petit encart publicitaire d'un magazine vantant les services de la dame en question. Il lui a écrit. Il souhaitait qu'elle consulte sa boule de cristal, si je puis dire, et lui dévoile son futur. Au fond, il voulait savoir s'il finirait sur la chaise électrique. C'est assez classique chez les prisonniers. Ils écrivent à des médiums, des diseurs de bonne aventure, dans l'espoir de connaître leur avenir. Certains contactent le clergé, requérant des prières. Là où les choses deviennent plus inhabituelles, c'est que Ronnie et Miss Deighton ont poursuivi une relation épistolaire assez intime qui a perduré jusqu'à quelques mois avant sa mort. Et puis les lettres de Miss Deighton se sont taries d'un coup.
- Pensez-vous qu'elles aient pu être interceptées ?
- Cela ne fait aucun doute dans mon esprit. Lorsque j'ai téléphoné à Jennifer Deighton, elle m'a assuré qu'elle n'avait jamais mis un terme à sa correspondance. Elle a ajouté qu'elle-même était sans nouvelles de lui depuis des mois, et je soupçonne fort que les lettres de mon client ont aussi été escamotées.
Je posai la question qui me trottait dans la tête depuis un moment :
- Pourquoi avoir attendu que Waddell soit exécuté pour la contacter ?
- Mais parce que j'ignorais tout de son existence. Ronnie ne l'a mentionnée qu'à l'occasion de notre ultime conversation, conversation qui restera sans doute la plus étrange que j'aie jamais eue avec un détenu que je représentais.
Grueman joua un moment avec les restes de son sandwich pour finir par le repousser avant de prendre sa pipe.
- Peut-être n'êtes-vous pas au courant de ce détail, docteur Scarpetta, mais Ronnie m'a lâché.
- Que voulez-vous dire ?
- La fameuse dernière conversation que je viens de mentionner a eu lieu une semaine avant son transfert de Mecklenburg à Richmond. C'est à cette occasion qu'il m'a assuré qu'il savait pertinemment qu'il allait être exécuté et que rien de ce que je pourrais tenter n'y changerait quoi que ce soit. Il m'a confié que ce qui lui arrivait avait été planifié depuis le début et qu'il avait accepté l'inéluctabilité de sa mort. Il a ajouté qu'il l'attendait avec une sorte d'impatience et souhaitait que je cesse mes efforts afin d'obtenir l'application de Yhabeas corpus au niveau fédéral. Enfin, il m'a demandé de ne plus lui rendre visite, ni même de lui téléphoner.
- Il ne s'agit pas là d'une récusation.
Grueman approcha une flamme du fourneau de sa pipe de bruyère et attisa le tabac d'une longue aspiration.
- Certes, il ne m'a pas récusé. Il ajuste refusé de me revoir ou même de converser téléphoniquement avec moi.
- Il me semble que cette décision justifiait à elle seule un sursis d'exécution dans l'attente d'une détermination de compétence, soulignai-je.
- Vous pensez bien que j'ai sauté sur l'occasion. J'ai tout essayé, depuis la jurisprudence de l'affaire Hays contre Murphy jusqu'aux neuvaines. Mais la cour nous a gratifiés d'une éblouissante conclusion selon laquelle Ronnie ne souhaitait pas être exécuté, mais affirmait simplement qu'il considérait la mort comme une délivrance. J'ai été débouté.
- Puisque vous n'avez plus eu de contact avec votre client durant les semaines précédant son exécution, comment avez-vous appris l'existence de Jennifer Deighton ?
- Lors de notre dernier échange, Ronnie m'a fait part de trois requêtes. Tout d'abord, il désirait que je me débrouille pour faire publier dans un quotidien quelques jours avant sa mort une méditation qu'il avait écrite. Il me l'a confiée et le texte a paru dans le Richmond Times-Dispatch.
- Je l'ai lu.
- Sa deuxième requête - et je citerai ses propres mots - était la suivante : « Veillez à ce que rien de mal n'arrive à mon amie. » Je lui ai alors demandé de quelle amie il s'agissait. Il m'a répondu : « Si vous êtes un homme bon, veillez sur elle. Elle n'a jamais fait de mal à personne. » Il m'a communiqué son nom en me recommandant de ne pas la contacter avant son exécution. Je devais ensuite lui téléphoner afin de lui assurer à quel point elle avait compté pour Ronnie. Je confesse n'avoir pas obéi au pied de la lettre à cette restriction. J'ai contacté Jennifer Deighton aussitôt, d'une part parce que je sentais que j'étais en train de perdre Ronnie, et d'autre part parce que j'avais la conviction que quelque chose déraillait complètement dans cette histoire. J'espérais que son amie pourrait m'aider. Après tout, s'ils avaient correspondu assez longtemps, il n'était pas exclu qu'elle soit à même de m'éclairer sur certains points.
Je me souvins alors que Marino m'avait appris que Jennifer Deighton s'était absentée une quinzaine de jours de Richmond, aux alentours de Thanksgiving, pour un petit voyage en Floride.
- Êtes-vous parvenu à la joindre ?
- Mes appels téléphoniques sont restés sans réponse, précisa Grueman. J'ai essayé de la joindre, avec plus ou moins d'insistance, durant des semaines. Pour être franc, les choses tombaient plutôt mal. Les incidents divers et variés qui ont émaillé le procès, la période de vacances, sans compter une épouvantable attaque de goutte, tout cela a concouru à détourner mon attention. J'ai donc oublié de rappeler Jennifer Deighton. Je ne m'en suis souvenu qu'après l'exécution de Ronnie, puisque je tenais à lui transmettre de vive voix ce qu'il m'avait confié, en substance à quel point elle avait été importante dans sa vie, etc.
- Mais avant cela, lorsque vous avez tenté, sans succès, de la joindre, avez-vous laissé des messages sur son répondeur ?
- Il n'était pas branché. Remarquez, c'est assez logique. Je suppose qu'elle n'avait guère envie de retrouver à son retour de vacances son répondeur surchargé par cinq cents appels de gens incapables de prendre une décision tant que leur horoscope n'aurait pas été établi. D'autant que si elle avait enregistré une annonce expliquant qu'elle s'absentait durant deux semaines, cela équivalait à inviter chez elle n'importe quel cambrioleur.
- Que s'est-il passé lorsque vous avez finalement pu vous entretenir avec elle ?
- C'est à cette occasion qu'elle m'a révélé qu'ils avaient correspondu durant huit ans et qu'ils s'aimaient. Elle m'a affirmé que la vérité ne serait jamais divulguée. Je lui ai demandé des explications, mais elle a refusé de m'en donner et a raccroché très rapidement. J'ai fini par lui écrire une lettre, l'implorant de m'accorder une entrevue.
- Quand l'avez-vous envoyée ?
- Attendez... C'était le lendemain de l'exécution de Ronnie, donc le 14 décembre.
- Vous a-t-elle répondu ?
- En effet, par fax. J'ignorais qu'elle en possédait un. Cela étant, mon propre numéro figure sur mon papier à lettres. J'ai conservé le fax original, s'il vous intéresse.
Il fouilla parmi les volumineux classeurs et les piles de papiers qui submergeaient son bureau pour finir par en extraire le dossier qu'il cherchait. Il le feuilleta et en tira une feuille dont je reconnus aussitôt le texte : « D'accord, je coopérerai, mais il est trop tard, bien trop tard. Il serait préférable que vous veniez. Tout ceci est inacceptable ! » Quelle aurait été la réaction de Nicholas Grueman s'il avait su que ce message avait été recomposé grâce au traitement d'images du laboratoire de Neils Vander ?
- Que voulait-elle dire au juste par « il est trop tard » et « ceci est inacceptable » ? Le savez-vous ? demandai-je.
- Il tombe sous le sens qu'il était bien trop tard pour tenter d'empêcher l'exécution de Ronnie puisqu'elle avait eu lieu quatre jours auparavant. Quant à ce qui, selon elle, était inacceptable, je ne suis pas certain de le comprendre. Voyez-vous, docteur Scarpetta, cela fait déjà pas mal de temps que je sens que quelque chose de très délétère entoure l'affaire Waddell. Je ne suis jamais parvenu à établir une véritable relation avec mon client, ce qui, en soi, est déjà déroutant. En général, avocat et accusé deviennent très vite intimes. De par ma position, je suis le seul contre-pouvoir dans un système qui réclame votre vie, le seul qui travaille pour votre bien alors que tout le reste se ligue contre vous. Voyez-vous, Ronnie s'était montré si réservé vis-à-vis de son premier avocat que mon confrère s'était forgé la conviction qu'ils n'avaient aucune chance devant le tribunal, en conséquence de quoi il avait laissé tomber l'affaire. Lorsque j'ai repris le dossier, Ronnie s'est comporté de façon tout aussi distante avec moi. C'était à s'en arracher les cheveux...
À chaque fois qu'une sorte de confiance semblait s'établir entre nous, il se rétractait brusquement dans sa coquille. Il se murait dans le silence et se mettait à transpirer. Il ne s'agit pas d'une métaphore, il suait.
- Selon vous, était-il effrayé ?
- Effrayé, déprimé, parfois très en colère.
- Êtes-vous en train de suggérer qu'une sorte de complot s'était tramé autour de Waddell et que, peut-être, il s'en serait ouvert à Jennifer Deighton dans l'une des lettres qu'il lui avait adressées ?
- J'ignore ce que Jennifer Deighton savait au juste, mais je soupçonne qu'elle était au courant de certains aspects.
- Waddell l'appelait-il par son diminutif, « Jenny » ? Grueman tendit la main vers son briquet.
- C'est exact.
- A-t-il un jour mentionné devant vous un roman intitulé Paris Trout ? Il me jeta un regard surpris avant de répondre :
- Voilà qui est intéressant. Cela fait bien longtemps que je n'avais repensé à ce détail. Lors d'une de mes toutes premières rencontres avec Ronnie, il y a déjà pas mal d'années, nous avons commencé à discuter de littérature, des poèmes qu'il écrivait. Il aimait lire et m'avait recommandé ce roman, Paris Trout. Bien que l'ayant déjà lu, j'étais assez curieux de savoir pourquoi il me le conseillait. Il m'avait expliqué d'un ton très doux : « Parce que c'est comme ça que ça fonctionne, monsieur Grueman. Et vous pouvez vous mettre sur la tête, vous y changerez rien. » Sur le coup, j'en avais conclu qu'il faisait allusion à sa situation du Noir du Sud devant affronter le système des Blancs, et au fait qu'aucun habeas corpus, aucune de mes finesses de prétoire ne parviendrait à modifier le cours des choses.
- Est-ce toujours votre interprétation ?
Le regard perdu dans un nuage de fumée odorante, il hésita :
- Sans doute. Pourquoi vous intéressez-vous tant aux préférences littéraires de Ronnie ? lâcha-t-il en se tournant vers moi. Nos regards se croisèrent.
- Nous avons retrouvé un exemplaire de Paris Trout sur la table de chevet de Jennifer Deighton. Plié à l'intérieur se trouvait un poème dont je soupçonne Waddell d'avoir été l'auteur... C'est sans grande importance. Une simple curiosité de ma part.
- Oh, mais si, c'est important, sans quoi vous n'auriez pas posé la question. Votre idée, c'est que Waddell avait conseillé la lecture de ce roman à Jennifer Deighton pour les mêmes raisons qu'à moi. A ses yeux, cette histoire devenait presque autobiographique. Ce qui nous ramène à notre question de tout à l'heure : qu'avait-il, au juste, divulgué à Miss Deighton ? En d'autres termes, a-t-elle emmené avec elle dans la tombe un secret de Ronnie ?
- Quel était-il selon vous, monsieur Grueman ?
- Je pense qu'on a souhaité étouffer un très vilain faux pas et que, pour une raison ou une autre, Ronnie était au courant. Peut-être était-ce en rapport avec la vie carcérale, une affaire de corruption impliquant l'administration pénitentiaire, qui sait ? En tout cas, pas moi, et je vous assure que je le déplore.
- En ce cas, pourquoi veiller jalousement sur un tel secret lorsqu'on va être exécuté ? Perdu pour perdu, pourquoi ne pas foncer et tout divulguer ?
- Certes, ce serait là une attitude bien rationnelle, n'est-ce pas ? Bien, maintenant que j'ai répondu avec patience et complaisance à vos judicieuses questions, docteur Scarpetta, peut-être comprendrez-vous mieux les raisons de mon inquiétude au sujet d'éventuels abus qu'aurait pu subir Ronnie peu avant son exécution.
Peut-être comprendrez-vous mieux ma farouche opposition à la peine capitale, une peine d'exception si cruelle, même en l'absence d'ecchymose, d'égratignure ou de saignement de nez.
- Nous n'avons décelé aucune trace de violence physique ou d'administration de drogue, dis-je. Vous avez reçu mon rapport.
Nicholas Grueman tapota le fourneau de sa pipe, dégageant un fin nuage de cendres.
- Ah, quelle habile dérobade ! Vous êtes venue me rendre visite dans l'espoir d'obtenir quelque chose de moi. Je crois vous avoir apporté pas mal d'éléments de réflexion grâce à cette conversation que rien ne m'obligeait à accepter. Disons simplement que je l'ai fait par amour indéfectible de la justice et de la vérité, en dépit de ce que vous pouvez penser de moi. Et puis il y a une autre raison à mon désir de collaboration. Une de mes anciennes étudiantes a des ennuis.
- Si vous faites allusion à moi, permettez-moi de vous rappeler votre devise : jamais de suppositions.
- En l'occurrence, je ne pense pas avoir failli à ma devise.
- En ce cas, je vous avoue ma plus extrême surprise face à ce brutal accès de charité à l'égard de l'une de vos anciennes étudiantes. Voyez-vous, monsieur Grueman, l'adjectif « charitable » ne me serait jamais venu à l'esprit vous concernant.
- Peut-être est-ce parce que vous ne connaissez pas la véritable signification du mot. La charité est un acte ou un sentiment de bienveillance, une aumône - au beau sens du terme - à ceux qui sont dans les tourments. C'est donner à quelqu'un ce qui lui fera vraiment du bien, par opposition à ce que l'on a envie de lui offrir. Je vous ai toujours donné ce dont vous aviez besoin. Je vous ai offert ce qu'il vous fallait lorsque vous étiez mon étudiante, tout comme aujourd'hui, quoique sous une forme bien différente puisque vos besoins ont changé.
« J'ai vieilli, docteur Scarpetta. Vous pensez peut-être que je ne me souviens pas de vos années à Georgetown. Ainsi vous surprendrai-je sans doute beaucoup en vous confiant à quel point le souvenir que je conserve de vous est resté vivace dans ma mémoire. Pourquoi ? Parce que vous étiez l'un des étudiants les plus prometteurs que j'ai formés. Alors, certes, je n'ai jamais été généreux en petites tapes amicales sur l'épaule ou en compliments. Le danger qui vous menaçait n'était pas que vous perdiez foi en vous-même ou en votre brillant intellect, mais tout simplement que vous vous perdiez vous-même. Pensez-vous véritablement que je ne connaissais pas la raison de vos coups d'épuisement ou de vos étourderies durant mes cours ? Pensez-vous véritablement que j'ignorais votre totale fascination pour Mark James, un esprit bien médiocre comparé au vôtre ? Et si j'ai pu vous sembler très dur et même furieux contre vous, c'était parce que je tenais tant à attirer votre attention. Je voulais provoquer votre rage. Je voulais que vous vous sentiez en vie grâce au droit, et pas seulement que vous vous sentiez amoureuse. J'ai tant redouté que vous gâchiez une magnifique opportunité parce que vos hormones et vos émotions auraient pris le pas. Voyez-vous, docteur
Scarpetta, on se réveille un jour en regrettant amèrement certaines décisions. On se réveille au creux d'un lit désert pour affronter une longue journée tout aussi vide, avec nulle autre perspective que d'enchaîner des semaines, des mois et des années privées de substance. J'avais décidé que vous ne piétineriez pas vos dons et que vous ne renonceriez pas à votre pouvoir.
Stupéfaite, je le fixai et je sentis une vague brûlante envahir mon visage.
- Mes insultes et ma discourtoisie à votre égard relevaient de la stratégie, poursuivit-il avec l'intensité posée et l'extrême précision qui en faisaient la terreur des prétoires. Oui, il s'agissait d'une tactique. Vous savez comme les avocats les adorent. Elles font partie de notre habituel arsenal pour parvenir au but que nous nous sommes fixé. Voyez-vous, ce que je suis au fond naît de mon désir passionné et constant de blinder mes étudiants dans l'espoir qu'à leur tour ils améliorent un petit quelque chose dans ce monde piteusement rafistolé où nous vivons. Vous ne m'avez pas déçu. Vous faites partie des étoiles les plus étincelantes de mon palmarès.
- Pourquoi me confier tout cela ?
- Parce que vous êtes arrivée à une époque-charnière de votre vie, et que le moment était approprié. Je vous le répète, je sais que vous avez des ennuis, même si vous êtes trop fière pour l'admettre.
Je demeurai silencieuse, tentant désespérément de peser le pour et le contre.
- Je peux vous aider si vous m'y autorisez.
S'il disait la vérité, il était crucial que je me montre parfaitement sincère avec lui. Je jetai un regard en direction de la porte ouverte de son bureau, songeant que n'importe qui aurait pu pénétrer dans la pièce sans rencontrer la moindre difficulté. N'importe qui aurait pu profiter de son boitillement pour l'agresser alors qu'il regagnait sa voiture.
- Si d'autres articles vipérins et dangereux pour votre réputation devaient paraître, il siérait que vous établissiez un plan de contre-attaque.
- Monsieur Grueman, l'interrompis-je, quand avez-vous rencontré Ronnie Joe Waddell pour la dernière fois ?
Il marqua une courte pause, le regard perdu au plafond.
- Notre dernière rencontre, face à face, je veux dire, remonte à il y a au moins un an. En réalité, la plupart de nos conversations s'échangeaient au téléphone. Ainsi que je vous l'ai dit, je l'aurais assisté jusqu'à la toute fin s'il l'avait souhaité.
- Ce qui implique que vous ne l'avez plus revu, ni ne lui avez parlé, durant son supposé séjour à Spring Street, alors qu'il attendait l'exécution de la sentence de mort.
- Supposé ? Quelle étrange formulation, docteur Scarpetta.
- Nous sommes dans l'incapacité de prouver que l'homme qui a été exécuté la nuit du 13 décembre était bien Waddell.
- Vous n'êtes pas sérieuse, n'est-ce pas ? soufflât-il, effaré.
Je lui résumai ce que nous avions appris, notamment que le suicide de Jennifer Deighton était en réalité un meurtre et que l'empreinte digitale de Waddell avait été retrouvée sur une des chaises de la salle à manger de la victime. J'évoquai ensuite les assassinats d'Eddie Heath et de Susan Story, sans oublier les indices nous conduisant à penser que quelqu'un s'était infiltré dans l'AFIS. Lorsque j'en eus terminé, Grueman était figé sur son siège, son regard rivé au mien.
- Mon Dieu, marmonna-t-il.
- La lettre que vous avez envoyée à Jennifer Deighton n'a pas été retrouvée, poursuivis-je. La police n'a rien découvert de tel, pas même l'original de son fax de réponse. Peut-être quelqu'un les a-t-il subtilisés. Peut-être le tueur les a-t-il fait brûler dans sa cheminée la nuit du meurtre. À moins que la peur n'ait convaincu Jennifer Deighton de s'en débarrasser au préalable. Quoi qu'il en soit, ma conviction est qu'elle a été éliminée parce qu'elle savait quelque chose.
- Et on aurait abattu Susan Story pour la même raison ? Parce qu'elle était au courant de quelque chose ?
- C'est on ne peut plus plausible. Ce qui ressort de cela, c'est que deux personnes liées à Ronnie Waddell ont été supprimées. Si l'on établit la liste de ceux qui détiennent des informations importantes au sujet du condamné, votre nom figure, à n'en point douter, parmi les premiers.
- Et, selon vous, je serais donc le suivant ? demanda-t-il en grimaçant un sourire. Voyez-vous, une des doléances que j'adresse le plus volontiers au ciel, c'est que la différence qui sépare bien souvent la vie et la mort se résume à un minuscule écart de programmation. Eh bien, me voici donc averti, docteur Scarpetta. Cela étant, je ne suis pas assez candide pour penser que si quelqu'un est résolu à me tuer, je parviendrai à l'éviter.
- Vous pourriez au moins essayer. Vous pourriez prendre quelques précautions.
- Et j'en ai bien l'intention.
- Vous pourriez partir un peu en vacances en compagnie de votre femme, quitter quelque temps la ville, insistai-je.
- Beverly est morte il y a trois ans.
- Je suis désolée de l'apprendre, monsieur Grueman.
- Elle était souffrante depuis plusieurs années... En fait, je crois que je l'ai presque toujours connue malade. Depuis que personne n'a plus besoin de moi, j'ai décidé d'assouvir tous mes penchants naturels. Je souffre d'une incurable addiction au travail. Ajoutez à cela que j'espère contribuer à changer le monde.
- Si quelqu'un a une chance d'y parvenir, vous êtes en bonne position.
- Il s'agit là d'une opinion que n'étaye nul fait tangible, ce qui ne m'empêche pas de l'apprécier. Je souhaiterais profiter de l'occasion pour vous faire part, à mon tour, de la tristesse que m'a causée le décès de Mark. J'avoue que je ne l'ai pas très bien connu mais qu'il m'a laissé le souvenir d'un garçon correct.
- Je vous remercie. Je me levai et enfilai mon manteau, cherchant un bon moment mes clés de voiture. Il se leva à son tour et demanda :
- Que faisons-nous maintenant, docteur Scarpetta ?
- Je suppose que vous n'avez en votre possession aucune lettre, ou objet quelconque, provenant de Ronnie Waddell et susceptible de porter ses empreintes ?
- Je n'ai pas de lettres de lui, et les documents qui portent sa signature ont été manipulés par une foule de gens. Mais vous pouvez toujours tenter une recherche.
- Je vous contacterai s'il s'avère que nous n'avons pas d'alternative. Une dernière question, si vous le permettez. (Nous nous immobilisâmes sur le pas de la porte, Grueman s'appuyant sur sa canne.) Lors de votre dernière entrevue avec votre client, vous avez mentionné qu'il avait formulé trois requêtes. L'une consistait à faire publier sa méditation, une autre à contacter Jennifer Deighton. Quelle était la dernière ?
- Il voulait que j'invite Norring à son exécution.
- L'avez-vous fait ?
- Bien sûr, docteur Scarpetta. Et votre admirable gouverneur n'a même pas eu la courtoisie de répondre.