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Si Grueman n'avait pas été un praticien du droit, je ne lui aurais jamais confié la défense de mes intérêts. Avant de s'orienter vers l'enseignement, il avait été un avocat de renom, avait œuvré en faveur des droits civiques et poursuivi en justice des mafieux pour le département de la Justice à l'époque de Robert Kennedy. Désormais, il représentait des clients sans moyens financiers et condamnés à la peine capitale. J'appréciais le sérieux de Grueman et son cynisme était essentiel dans ma situation.
Il n'avait aucune intention de négocier et encore moins de clamer mon innocence sur tous les toits. Il refusa de présenter quelque document que ce fut à Marino ou quiconque. Il n'évoqua pas ce chèque de dix mille dollars qui, selon lui, était la pièce la plus accablante de notre dossier. Il ne manqua pas de raviver dans mes souvenirs mon premier cours de loi pénale, lorsqu'il serinait à ses étudiants : Dites juste non, non, et encore non. Mon ancien professeur suivait ses principes à la lettre, et coupa systématiquement l'herbe sous le pied de Roy Patterson en dépit des efforts réitérés de ce dernier.
Ce jour-là, le jeudi 6 janvier, Patterson m'appela à mon domicile pour me prier de le rejoindre à son bureau afin que nous nous entretenions au calme.
- Je suis certain que tout cela n'est qu'un regrettable malentendu, précisa-t-il d'un ton affable. J'ai juste besoin de vous poser quelques questions.
L'insinuation était transparente : si je me montrais coopérative, le pire me serait épargné. Pourtant, elle me laissa sans voix. Patterson croyait-il véritablement qu'il allait m'appâter avec cette ruse éculée jusqu'à la trame ? Lorsque l'attorney du Commonwealth vous propose une petite discussion à bâtons rompus, c'est qu'il est sur le sentier de la guerre et que rien ne lui échappera. Au demeurant, c'est également le cas de la police. Je l'accommodai à la mode Grueman en répondant non et en refusant de le rencontrer. La riposte ne tarda pas. Le lendemain matin je reçus une assignation à comparaître devant un grand jury, le 20 janvier. Suivit une assignation à présenter tous mes documents comptables. Grueman tenta d'abord de faire jouer le cinquième amendement, puis présenta une requête en annulation dans le but de contrer l'assignation. Une semaine plus tard, il ne nous restait d'autre solution que nous soumettre si nous voulions éviter une condamnation pour offense à la cour. C'est à peu près à ce moment-là que le gouverneur Norring nomma mon assistant Fielding au poste de médecin expert général de Virginie par intérim.
- Tiens, encore une camionnette de télévision, elle vient de passer ! s'exclama Lucy de son poste d'observation près de la fenêtre.
- Viens déjeuner ! criai-je de la cuisine. Ton potage refroidit. D'abord un silence, puis la voix de ma nièce, ravie :
- Tante Kay ?
- Quoi ?
- Tu ne devineras jamais qui vient de ralentir.
Je jetai un regard par la fenêtre située au-dessus de l'évier, découvrant la Ford LTD blanche qui se garait devant la maison. La portière s'ouvrit et Marino descendit. Il remonta son pantalon à deux mains, rectifia le nœud de sa cravate, son regard balayant le moindre détail alentour, avant de remonter l'allée qui menait au porche d'entrée. J'étais tellement bouleversée par son arrivée que mon émotion m'étonna.
- Je ne sais pas s'il est avisé de ma part d'être si contente de votre visite, déclarai-je en ouvrant la porte.
- Vous inquiétez pas, Doc... J'suis pas venu vous passer les menottes.
- Entrez, je vous en prie.
- Salut, Pete ! vociféra Lucy d'un ton joyeux.
- Tu devrais pas être en classe, toi ?
- Non.
- Ah, ouais ? Ils vous filent aussi le mois de janvier pour rien faire, là-bas, en Amérique du Sud ?
- Tout à fait. C'est à cause des conditions météo. Quand le mercure descend sous la barre des vingt degrés, tout ferme.
Marino ébaucha un sourire. Pourtant je ne l'avais encore jamais vu dans un si piteux état.
Peu après, j'avais allumé une flambée dans la cheminée et ma nièce s'était absentée pour faire quelques emplettes.
- Alors, comment vous portez-vous ? demandai-je.
- Vous allez me demander de sortir si j'allume une clope ? Je poussai un cendrier vers lui.
- Marino, vous avez des valises sous les yeux, vous êtes très congestionné et la chaleur ambiante ne justifie pas que vous transpiriez.
- J'vois que je vous ai vachement manqué. (Il tira un mouchoir peu ragoûtant de la poche arrière de son pantalon et s'épongea le front avant d'allumer une cigarette, le regard perdu vers les flammes.) Patterson est un enfoiré, Doc. Il veut vous casser les reins.
- Qu'il essaie.
- Il y manquera pas. Vous avez intérêt à vous préparer.
- C'est du vent ce qu'il a contre moi, Marino.
- Il a une empreinte digitale récupérée sur une enveloppe découverte chez Susan.
- Je peux parfaitement la justifier.
- Ouais, mais vous pouvez pas le prouver. En plus, il a un gros joker sous le coude. Et c'est sûr que je devrais rien vous révéler, mais je vais quand même le faire.
- Quel joker?
- Vous vous souvenez de Tom Lucero ?
- Je ne le connais pas personnellement, mais je vois de qui il s'agit.
- Ça peut être un sacré charmeur quand il s'y met et, pour être franc, c'est un super-bon flic. Pour vous la faire courte, il semble que Lucero ait pas mal fouiné du côté de la Signet Bank. Il a entortillé une des employées, et elle a fini par lâcher des informations à votre sujet. Alors, on est bien d'accord qu'il avait pas le droit de poser ce genre de questions et qu'elle avait pas le droit d'y répondre. Mais bon, elle lui a quand même raconté qu'elle se souvenait que vous aviez rédigé un gros chèque, peu avant Thanksgiving, pour une contre-valeur de dix mille dollars en espèces. Je le fixai, le visage impassible.
- J'veux dire... Vous pouvez pas vraiment en vouloir à Lucero. Après tout, il faisait son boulot. Le problème, c'est que maintenant Patterson sait ce qu'il doit chercher quand il épluchera vos documents comptables. Il va vous pilonner devant le grand jury.
Je gardai le silence.
Marino se pencha vers moi, insistant :
- Doc, vous croyez pas que vous feriez mieux d'en discuter ?
- Non.
Il se leva pour se rapprocher de la cheminée. Il fit coulisser la vitre du foyer pour jeter son mégot dans les braises.
- Merde, Doc, lâcha-t-il d'un ton presque doux, je veux pas qu'on vous inculpe.
- Je ne devrais plus boire de café, et vous non plus, mais j'ai envie d'une boisson chaude. Vous aimez le chocolat chaud ?
- Je préfère le café.
Je me levai pour aller le préparer. Un magma de pensées sans queue ni tête engourdissait mon esprit. Ma rage ne trouvait plus de cible identifiable. Je remplis un pot de café décaféiné en espérant que Marino ne remarquerait pas la différence.
- Comment va votre tension ? demandai-je en le rejoignant.
- Vous voulez vraiment le savoir ? Y a des jours, j'me dis que si j'étais une cocotte-minute, ma soupape sauterait.
- Que vais-je faire de vous ?
Il s'assit contre l'âtre. Durant un moment, le ronflement du feu m'évoqua l'écho d'un vent hargneux et je suivis des yeux la danse des flammes sur le cuivre. Je repris la parole :
- Tout d'abord, vous n'auriez pas dû passer. Je ne veux pas être une source d'ennuis pour vous.
- Et merde ! Qu'ils aillent tous se faire foutre, l'attorney du Commonwealth, la municipalité, le gouverneur et les autres ! rugit-il de colère.
- Marino, il est hors de question que nous cédions. Quelqu'un connaît le tueur. Avez-vous pu parler à ce gardien qui nous a fait visiter le pénitencier. Ce Roberts ?
- Ouais. La conversation a viré à l'eau de boudin.
- On ne peut pas dire que je me sois mieux débrouillée avec votre bonne amie Helen Grimes.
-C'a dû être une vraie partie de plaisir.
- Saviez-vous qu'elle ne travaillait plus comme surveillante au pénitencier ?
- Elle a jamais fait aucun travail, là-bas. Enfin, du moins à ma connaissance. Helen Attila est aussi feignasse qu'une grosse loche, sauf quand il s'agit de laisser traîner ses paluches et de tripoter une dame en visite. Parce que, dans ce cas-là, j'peux vous dire qu'elle y mettait le paquet. Mais Donahue l'avait à la bonne, me demandez pas pourquoi. Quand il s'est fait dégommer, l'administration a muté Helen Grimes à Greensville, pour surveiller un mirador. Du coup, elle s'est mise à souffrir des genoux, ou un truc du même genre.
- J'ai en effet eu le sentiment qu'elle en savait bien plus qu'elle ne voulait l'admettre, confiai-je. Surtout si elle était en termes amicaux avec Donahue.
Marino avala une gorgée de café et son regard s'évada par les baies vitrées coulissantes. Le sol était recouvert d'une pellicule de givre, et les flocons de neige semblaient tomber avec davantage de ténacité. Je repensai à cette nuit neigeuse durant laquelle je m'étais rendue chez Jennifer Deighton. Un film désagréable défila dans mon esprit. Je la voyais, cette femme obèse, assise sur une chaise au milieu de son salon, la tête hérissée de bigoudis. Si le tueur l'avait interrogée en la maltraitant, il avait d'excellentes raisons d'agir de la sorte. Que l'avait-on envoyé récupérer chez la victime ?
- Pensez-vous que l'assassin cherchait des lettres chez Jennifer Deighton ? demandai-je à Marino.
- Ce que je crois, c'est que c'est certain qu'il cherchait un truc en relation avec Waddell. Des poèmes, des lettres, bref un machin quelconque qu'il avait dû envoyer à Jennifer Deighton.
- Selon vous, lia trouvé ?
- C'est la question à mille dollars. Peut-être qu'il a fouillé partout, mais, dans ce cas, le gars était si soigneux qu'on s'en est pas rendu compte.
- Personnellement, je doute qu'il ait trouvé ce qu'il était venu récupérer.
Marino me jeta un regard dubitatif avant d'allumer une nouvelle cigarette.
- Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
- La scène de crime. Elle avait déjà passé sa chemise de nuit et posé ses bigoudis. Selon toute vraisemblance, elle s'était couchée pour lire au lit. Cela n'évoque pas une dame attendant de la visite.
- Ouais, jusque-là j'suis d'accord.
- Quelqu'un sonne à sa porte. Elle semble l'avoir fait pénétrer chez elle puisque nous n'avons retrouvé aucun indice signant une effraction, ou une lutte. Il n'est pas ahurissant de penser que le tueur a ensuite exigé que Jennifer Deighton lui remette ce qu'il était venu chercher, mais elle a refusé. Il s'énerve, traîne une chaise de la salle à manger pour la planter au milieu du salon. Il la contraint à s'y asseoir et commence à la torturer. Il répète sa question, mais elle s'obstine à garder le silence. Il se tient derrière elle, son bras plaqué contre la gorge de la femme. Il resserre l'étreinte, encore et encore, au point de l'étouffer. Il transporte ensuite le cadavre jusqu'au garage et le pousse dans la voiture.
- Ouais... S'il est entré et sorti par la porte de la cuisine, ça explique pourquoi on l'a trouvée déverrouillée, remarqua Marino.
- C'est bien possible. En conclusion, je ne crois vraiment pas qu'il ait eu l'intention de la tuer à ce moment-là. Il a dû quitter les lieux très vite après avoir tenté de maquiller son meurtre en suicide. Peut-être a-t-il pris peur, ou peut-être, simplement, sa mission a-t-elle commencé à l'ennuyer. Toujours est-il que je serais étonnée qu'il ait passé le domicile de Jennifer au peigne fin. Même en admettant que tel ait bien été le cas, je doute fort qu'il ait retrouvé ce qu'il était venu chercher.
- Peut-être, mais bordel, nous non plus !
- Jennifer Deighton frisait la paranoïa, continuai-je. Dans le fax qu'elle a envoyé à Grueman, elle a précisé que quelque chose d'injuste se préparait, faisant référence à Waddell. Il semble qu'elle m'ait vue à la télé. Elle a tenté de me joindre à plusieurs reprises, pourtant elle raccrochait à chaque fois que mon répondeur démarrait, sans jamais me laisser de message.
- Attendez... Est-ce que vous êtes en train de sous-entendre qu'elle avait en sa possession des papiers ou un truc quelconque qui nous permettraient d'y voir un peu plus clair ?
- Si tel est bien le cas, elle devait être assez effrayée pour les mettre en lieu sûr, c'est-à-dire ailleurs que chez elle.
- En les planquant où ça ?
- Je n'en ai pas la moindre idée, en revanche il n'est pas exclu que son ex-mari le sache. Après tout, elle est allée lui rendre visite durant deux semaines vers la fin novembre.
Un nouvel intérêt alluma le regard de Marino.
- Mais c'est vrai, ça !
La voix plaisante et énergique de Willie Travers me plut, dès que je parvins enfin à le joindre par téléphone à la résidence Pink Shell de Fort Myers Beach, en Floride, où il logeait. Pourtant il ne répondit que de façon bien vague à mes questions.
En désespoir de cause, je me jetai à l'eau :
- Monsieur Travers, que pourrais-je faire pour mériter votre confiance ?
- Eh bien, vous pourriez descendre me rendre visite.
- Cela risque d'être très compliqué en ce moment.
- Si je ne vous vois pas, rien n'est possible.
- Pardon ?
- C'est ma manière de fonctionner. Vous comprenez, lorsque nous serons face à face, je pourrai lire en vous et en déduire si je peux vous accorder ma confiance. Jenny me ressemblait là-dessus.
- Donc, si je descends à Fort Myers Beach et que vous lisiez en moi, vous accepterez de m'aider ?
- Tout dépend de ce que je reçois.
Je réservai une place sur un vol quittant Richmond à 6 h 50 le lendemain. Lucy m'accompagnerait jusqu'à Miami, ce qui me permettrait de la confier à sa mère, Dorothy, avant de prendre la route jusqu'à Fort Myers Beach, où il semblait inévitable que je passe la soirée à me demander si je n'avais pas complètement perdu la tête. Il y avait, en effet, de lourdes probabilités que l'ex-mari de Jennifer Deighton, chantre de la médecine holistique, ne s'avère qu'une gigantesque perte de temps.
Le lendemain, un samedi, je me réveillai donc à 4 heures et passai dans la chambre de Lucy pour la tirer du sommeil. La neige avait enfin cessé de tomber. Durant quelques instants, je restai là dans l'obscurité, écoutant le souffle profond de ma nièce. Je lui effleurai ensuite l'épaule, murmurant son prénom. Elle bougea avant de s'asseoir dans son lit. Elle se rendormit dans l'avion jusqu'à Charlotte pour plonger aussitôt éveillée dans l'une de ses insupportables bouderies, laquelle devait persister jusqu'à notre destination.
- Je préférerais prendre un taxi, déclara-t-elle en fixant le hublot.
- C'est impossible, Lucy. Ta mère et son ami viennent te chercher.
- Parfait. Ils peuvent tourner toute la journée autour de l'aéroport si ça leur chante. Pourquoi ne puis-je pas t'accompagner ?
- Parce qu'il faut que tu rentres chez toi. Quant à moi, je dois filer aussitôt à Fort Myers Beach et, ensuite, je devrai sauter dans le premier avion pour rejoindre Richmond. Cela ne sera pas une partie de plaisir, tu peux me croire.
- Parce que tu penses que tenir compagnie à maman et à son dernier crétin en date, c'en est une ?
- Enfin, comment peux-tu affirmer qu'il s'agit d'un crétin ? Tu ne l'as jamais rencontré. Laisse-lui une petite chance, quand même.
- Je voudrais que ma mère attrape le sida.
- Lucy ! Comment peut-on dire une chose pareille ?
- C'est tout ce qu'elle mérite. Je ne comprends pas comment elle peut coucher avec le premier tordu venu sous prétexte qu'il l'invite au restaurant et au cinéma. Comment ça se fait que vous soyez sœurs ?
- Parle moins fort, chuchotai-je.
- Parce que, si je lui avais tant manqué, elle serait venue me chercher toute seule. Elle n'aurait pas eu besoin d'une escorte.
- Ce n'est pas nécessairement exact. Lorsque tu tomberas amoureuse un jour, tu comprendras. Elle me jeta un regard furibond avant de pester :
- Et comment peux-tu être si sûre que je ne suis jamais tombée amoureuse ?
- Parce que, dans le cas contraire, tu saurais que l'amour ramène à la surface le pire et le meilleur de nous. Un jour on se sent généreux et d'une sensibilité épidermique, et le lendemain on ne lèverait même pas le petit doigt. Nos vies se teintent de tous les extrêmes.
- Je voudrais que ma mère se dépêche et qu'elle nous fasse sa ménopause !
En milieu d'après-midi, alors que je roulais sur Tamiami Trail hachurée par des zones ombragées qui succédaient aux nappes de soleil, j'entrepris de rapiécer les trous que la culpabilité avait encore forés. À chaque fois que j'affrontais ma famille, l'irritation le disputait à la contrariété. Lorsque je me débrouillais pour l'éviter, je me sentais aussitôt propulsée en arrière, comme lorsque j'étais petite fille, rendue experte dans l'art difficile de fuir tout en restant là. D'une certaine façon, j'étais devenue mon père, après le décès de celui-ci. J'étais le pivot de rationalité, celle qui collectionnait les A sur ses devoirs, qui savait cuisiner et gérer le budget familial. J'étais celle qui pleurait rarement et qui, face à la volatilité d'un foyer en pleine désintégration, se forçait à l'impassibilité, aussi insaisissable qu'une buée. Il était donc assez inévitable que ma mère et ma sœur me taxent d'indifférence, et j'avoue que j'avais grandi en hébergeant au fond de moi la honte secrète qu'elles aient raison.
J'arrivai à Fort Myers Beach, l'air conditionné au plus fort et le pare-soleil abaissé. L'océan semblait se fondre dans le ciel, infinie palette de bleus vibrants à peine ponctuée par le vert arrogant des feuilles des palmiers trapus évoquant de larges plumes. La résidence Pink Shell, laquelle devait son nom à sa couleur, s'enfonçait dans Estero Bay, et ses balcons s'ouvraient grand sur le golfe du Mexique. Willie Travers occupait l'un des cottages, mais nous ne devions pas nous retrouver avant 20 heures. Sitôt montée dans le petit deux-pièces que je louais, j'ôtai à la hâte mon tailleur d'hiver, abandonnant mes vêtements au sol, puis enfilai un short et une chemisette de sport. Moins de sept minutes plus tard, j'étais sur la plage.
J'ignore combien de kilomètres je parcourus puisque je perdis très vite la notion du temps. Chaque langue de sable, chaque étendue d'eau me semblait magnifiquement identique à la précédente. Des pélicans chahutés par les vaguelettes rejetaient la tête en arrière en engloutissant les poissons qu'ils venaient d'arracher à l'océan. Je contournai avec adresse les amas flasques et bleutés de méduses échouées à longs tentacules. La plupart des promeneurs que je croisai étaient âgés. Parfois, l'éclat haut perché d'une voix d'enfant me parvenait pardessus le vacarme des vagues, comme un joli papillon de papier coloré porté par le vent. Je ramassai des dollars des sables polis par le ressac et des coquillages si fins et transparents que l'on aurait cru de fines pastilles de menthe. Je pensai à Lucy. Elle me manquait.
Lorsque l'obscurité commença d'envahir la plage, je rejoignis mon petit appartement pour m'y doucher et me changer. Je récupérai ensuite ma voiture et sillonnai Estero Boulevard jusqu'à ce que la faim me guide tout droit vers Skipper's Gallery. J'y dînai d'une perche de mer accompagnée de vin blanc, surveillant l'horizon qui s'estompait dans le bleu dense de la nuit. Bientôt l'océan disparut de ma vue, sa présence seulement révélée par les lumières provenant des bateaux.
Je dénichai le cottage 182, situé non loin de la boutique d'appâts de pêche et du quai. Il y avait longtemps que je n'avais été si détendue. Lorsque Willie Travers m'ouvrit, il me sembla que je retrouvais un vieil ami.
- La première étape de notre travail consiste à nous sustenter, annonça-t-il. J'espère que vous n'avez pas dîné. Je le détrompai, très déçue.
- Qu'à cela ne tienne... Vous dînerez deux fois.
- Oh, je ne pourrai pas.
- C'est ce que vous croyez, mais je vais vous démontrer le contraire d'ici une petite heure. Le menu est très léger. Mérou grillé avec une noix de beurre et mariné dans du jus de citron vert des Keys, rehaussé de quelques tours de moulin de poivre frais. Et puis nous avons aussi un pain aux sept céréales que j'ai fait avec un peu tout ce qui me tombait sous la main mais dont vous garderez un souvenir ému toute votre vie. Voyons... quoi d'autre ? Ah, oui, une salade de chou mariné et de la bière mexicaine.
Il énuméra la composition de notre repas tout en décapsulant deux bouteilles de Dos Equis. L'ancien époux de Jennifer Deighton devait approcher quatre-vingts ans. Le soleil avait craquelé l'épiderme de son visage, le burinant de profonds sillons qui évoquaient une terre sèche. Pourtant le regard bleu était aussi plein de vitalité que celui d'un jeune homme. Il était d'une minceur musclée, presque nerveuse, et un sourire lui venait pour un rien. Ses cheveux blancs coupés court ressemblaient à un duvet laineux.
Je jetai un regard à la pièce, aux poissons naturalisés pendus aux murs, aux meubles robustes et d'une belle patine d'usage.
- Et comment avez-vous atterri ici ? demandai-je.
- Il y a environ deux ans, j'ai décidé de prendre ma retraite et de me consacrer à la pêche. J'ai négocié un accord avec le Pink Shell : j'ai accepté de m'occuper de sa boutique d'appâts en échange d'une ristourne sur le loyer de mon cottage.
- Quelle était votre ancienne profession ?
- Oh, elle n'a pas changé, rectifia-t-il avec un sourire. Je pratique la médecine holistique et vous savez, c'est un peu comme les ordres, on y entre mais on n'en sort jamais tout à fait. La grosse différence, c'est que maintenant je choisis les gens avec lesquels j'ai envie de travailler au lieu d'avoir un cabinet en ville.
- Comment définiriez-vous la médecine holistique ?
- C'est d'une simplicité angélique : je traite la personne, dans son ensemble. Toute la difficulté consiste à restaurer l'équilibre d'un être.
Il me jaugea du regard, posa sa bière, puis s'avança vers la chaise de marin où je m'étais installée et dont le siège était en forme de selle.
- Voulez-vous vous lever, s'il vous plaît ? Je me sentais d'humeur complaisante.
- Tendez le bras, je vous prie, peu importe lequel. L'important, c'est qu'il soit parallèle au sol. Très bien. Bien, maintenant je vais vous poser une question et, pendant que vous y répondrez, j'appuierai sur votre bras pour le faire baisser et vous tenterez de me résister. Vous percevez-vous comme le héros de la famille ?
- Non.
Mon bras s'affaissa comme un château de cartes sous sa pression.
- Donc vous vous percevez bien comme le héros familial. Cela m'indique que vous êtes très dure envers vous-même et que cela ne date pas d'hier. D'accord, on recommence, levez à nouveau votre bras. Je vais vous poser une deuxième question. Excellez-vous dans ce que vous faites ?
- Oui.
- Là... je m'acharne à faire baisser votre bras mais il est dur comme du fer. En conclusion, votre excellence professionnelle n'est plus à démontrer.
Il regagna le canapé et je me réinstallai sur ma chaise de marin.
- Bon... je serai franche : ma formation médicale très classique me rend un peu sceptique, avouai-je, à mon tour contaminée par le sourire.
- Eh bien, c'est dommage parce que, au fond, les principes de base de la médecine holistique ne sont guère différents de ce que vous pratiquez quotidiennement. La leçon fondamentale, c'est que le corps ne ment pas. Peu importe ce dont vous essayez de vous convaincre, votre niveau d'énergie traduit la réalité sans déguisement. Lorsque, par exemple, votre cerveau insiste pour vous faire croire que non, vous n'êtes pas le héros de la famille, que oui, vous vous aimez, alors que ce n'est pas ce que vous ressentez au plus profond de vous, votre énergie s'amenuise. Est-ce que je me fais comprendre ?
- Tout à fait.
- C'était une des raisons pour lesquelles Jenny venait me rendre visite une ou deux fois par an, afin que je la rééquilibre. Lorsqu'elle a fait le voyage la dernière fois, durant la période de Thanksgiving, elle était dans un état épouvantable... Si épuisée, si tendue que j'ai dû travailler avec elle plusieurs heures par jour.
- Vous a-t-elle confié les raisons de son état ?
- Plein de choses n'allaient pas. Elle venait d'emménager et n'aimait pas ses voisins, surtout ceux d'en face.
- Les Gary, le renseignai-je.
- Oui, c'est bien possible. Selon elle, la femme était le genre hyperactive et collante. Quant au mari, c'était un libidineux impénitent jusqu'à son attaque. Ajoutez à cela que ses consultations d'astrologue avaient pris une ampleur inattendue et qu'elle s'y éreintait.
- Que pensiez-vous de ses activités ?
- Jenny avait indiscutablement un don, mais elle l'affaiblissait en le dispersant.
- Selon vous, était-elle médium ?
- Non. Aucune étiquette ne convenait à Jenny. En tout cas, je ne m'aventurerai pas à lui en attribuer une. Elle tâtait de beaucoup de choses.
La feuille de papier blanc pincée sous un cristal que nous avions retrouvée sur son lit me revint d'un coup, et je demandai à Travers s'il en connaissait la signification.
- Cela signifie qu'elle était en train de se concentrer.
- Se concentrer, répétai-je un peu perdue. À quel sujet ?
- Lorsque Jenny entrait en méditation, elle avait l'habitude de placer un cristal sur une feuille vierge. Ensuite, elle s'installait à côté et commençait de tourner très lentement le cristal, en étudiant la décomposition de la lumière par les facettes du prisme, sa réfraction sur le papier blanc. J'ai, moi aussi, un truc
- un peu différent : je fixe l'eau.
- Quelque chose d'autre préoccupait-il Jennifer lors de sa dernière visite chez vous, monsieur Travers ?
- Appelez-moi Willie. Oui, mais vous savez parfaitement ce qui va suivre. Elle était bouleversée par l'imminence de l'exécution de ce prisonnier, Ronnie Waddell. Jenny et Ronnie avaient échangé une longue correspondance et elle ne supportait pas l'idée qu'il finisse sur la chaise électrique.
- Waddell lui aurait-il communiqué une information qui puisse la mettre en péril ?
- En tout cas, il lui a donné quelque chose de dangereux.
Le regard rivé sur lui, je tendis la main en aveugle pour récupérer ma bière.
- Lorsqu'elle est descendue ici pour Thanksgiving, elle a apporté toutes les lettres qu'ils avaient échangées durant des années, tout ce qu'il lui avait envoyé. Elle souhaitait que je les conserve chez moi.
- Pourquoi ?
- Elle tenait à s'assurer qu'elles seraient en sécurité.
- Craignait-elle que quelqu'un cherche à récupérer ces papiers ?
- Ce que je sais, c'est qu'elle était effrayée. Elle m'a révélé que Waddell l'avait appelée en PCV au cours de la première semaine de novembre pour lui annoncer qu'il était prêt à mourir et qu'il en avait assez de lutter. Il semblait certain que plus rien ne pourrait le sauver. Il voulait que Jenny se rende à la ferme, à Suffolk, qu'elle demande à Mrs Waddell de lui remettre le reste de ses affaires. Il a même précisé qu'il souhaitait que son amie les ait, et que sa mère comprendrait.
- De quoi s'agissait-il ? demandai-je.
- Juste d'une chose. (Il se leva.) Je ne suis pas certain d'en comprendre la signification et - pour être tout à fait franc - je ne suis pas non plus certain de vouloir la connaître. C'est la raison pour laquelle je vais vous la remettre, docteur Scarpetta. Vous pouvez l'emporter en Virginie, en informer la police. Bref, vous pouvez en faire ce que bon vous semble.
- Pourquoi maintenant ? Pourquoi avoir attendu toutes ces semaines avant d'en parler ?
- Parce que personne ne s'est donné la peine de descendre me voir ! cria-t-il de la pièce voisine. Lors de votre appel, je vous ai expliqué que je ne traitais rien par téléphone.
Quelques instants plus tard, il déposa à mes pieds une épaisse serviette de cuir noir balafré dont la serrure de laiton avait été forcée.
- Pour tout vous dire, vous me rendriez un grand service en me débarrassant de ça. Rien que d'y penser, mon énergie souffre, lâcha Willie Travers. Et je sentis sa sincérité.
La multitude de lettres adressées par Ronnie Waddell à Jennifer Deighton depuis le couloir des condamnés à mort avait été classée avec soin par ordre chronologique, organisée en paquets serrés par des élastiques. J'en parcourus quelques-unes le soir même, de retour dans ma chambre, car leur importance avait pâli en comparaison de mes autres découvertes.
Des blocs couverts de notes manuscrites étaient rangés dans la grosse serviette en cuir. La plupart des remarques que j' y déchiffrai m'étaient assez incompréhensibles puisqu'elles faisaient référence à des procès ou des litiges ayant secoué le Commonwealth plus de dix ans auparavant. Je trouvai également des stylos et des crayons, une boîte de pastilles pour la gorge, un inhalateur Vicks et un tube de baume pour les lèvres. Surtout, je découvris une mince seringue à injection automatique remplie de 0,3 milligramme d'épinéphrine, toujours protégée par son emballage jaune, une de ces seringues que les sujets allergiques aux piqûres d'abeilles ou à certains aliments doivent conserver à portée de main en toute occasion. Une étiquette mentionnait le nom du patient auquel le médicament avait été prescrit ainsi que la date de délivrance, et rappelait que cette dose faisait partie d'une boîte de cinq. Aucun doute n'était possible : Waddell avait dérobé cette mallette chez Robyn Naismith lors de l'épouvantable matinée où il l'avait assassinée. Peut-être n'avait-il pas eu le moindre soupçon de l'identité exacte de son propriétaire avant d'en forcer la serrure. Ce n'est qu'à ce moment-là, après avoir pris la fuite, qu'il s'était rendu compte qu'il venait de massacrer une célébrité locale, dont l'amant n'était autre que Joe Norring, alors attorney général de Virginie.
- Waddell n'avait aucune chance de s'en sortir, résumai-je, non qu'il méritât la clémence, étant donné la gravité de son crime. Cela étant, dès l'instant de son arrestation, Norring a dû se ronger les sangs. Il n'ignorait pas qu'il avait laissé sa serviette chez sa maîtresse, et que la police ne l'avait pas retrouvée.
La raison pour laquelle il n'avait pas récupéré sa sacoche avant de partir de chez Robyn était assez floue. Peut-être l'avait-il tout simplement oubliée un soir, dont ni lui ni la jeune femme ne pouvaient prévoir qu'il s'agissait du dernier de Robyn Naismith.
- Je ne parviens même pas à imaginer la réaction qu'a dû avoir Norring lorsqu'il a appris la nouvelle.
Wesley me jeta un bref regard par-dessus ses lunettes, abandonnant pour une seconde la lecture du document qu'il parcourait.
- C'est, en effet, ardu à imaginer, acquiesça-t-il. Non seulement sa liaison avec Robyn Naismith risquait de s'étaler au grand jour, mais en plus il devenait un suspect de choix concernant son meurtre.
- D'une certaine façon, marmonna Marino, il a eu une sacrée veine que Waddell embarque la serviette.
- Je ne suis pas certaine qu'il ait été de cet avis. Selon moi, il devait être terrorisé, quoi qu'il imagine. Si la police avait retrouvé la mallette au domicile de la victime, il était dans les ennuis jusqu'au cou. En revanche, la savoir volée devait le préoccuper parce „ qu'il ignorait où et quand elle referait surface. Marino se leva pour aller chercher le café et remplir nos tasses.
- Ouais, moi, ce que j'dis, c'est que quelqu'un s'est assuré que Waddell allait la fermer.
Wesley tendit la main vers le pot de lait en commentant :
- Ce n'est pas exclu. Tout comme il n'est pas exclu que Waddell soit, en effet, resté muet comme une tombe. Je ne serais pas étonné que le condamné ait redouté très vite d'avoir mis la main sur une pièce à conviction qui risquait d'aggraver sa situation. Alors, certes, il pouvait l'utiliser comme arme, mais qui serait détruit ? Norring ou lui ? Pour mettre l'attorney général sur la sellette, il aurait fallu que Waddell ait confiance dans le système. D'autant que ledit attorney général allait devenir très vite gouverneur, en d'autres termes le seul homme qui pouvait lui sauver la peau en accordant sa grâce.
- Waddell a choisi le silence. Il savait que sa mère veillerait sur la mallette qu'il avait dissimulée à la ferme jusqu'à ce qu'il envoie quelqu'un pour la récupérer, dis-je.
- Bordel, mais Norring a eu dix ans pour mettre la main sur ce foutu truc ! s'énerva Marino. Pourquoi qu'il a traîné tout ce temps ?
- Je soupçonne Norring d'avoir fait surveiller le prisonnier depuis le début, rectifia Wesley. Néanmoins, les choses se sont sans doute emballées au cours des derniers mois. La date de l'exécution se rapprochant, Waddell finirait par comprendre qu'il n'avait plus rien à perdre et risquait de se mettre à table. Il est possible que la conversation téléphonique qu'il a eue avec Jennifer Deighton en novembre ait été écoutée par une tierce personne. Il est également possible que Norring ait sérieusement paniqué lorsqu'on lui a rapporté sa teneur.
- Ben, y avait de quoi, intervint Marino. J'vous rappelle que j'étais sur l'enquête et que j'ai personnellement passé au crible toutes les affaires de Waddell, trois fois rien. Et s'il avait planqué des trucs à la ferme, on les a jamais retrouvés.
- Et Norring ne l'ignorait pas, soulignai-je.
- Je veux, oui, reprit Marino. Du coup, ça lui fait froid dans le dos quand il apprend que des « affaires personnelles » du prisonnier, conservées à la ferme, ont été remises à une de ses amies qu'est passée voir sa mère. Les cauchemars de Norring recommencent, surtout qu'il peut pas envoyer quelqu'un fouiller la baraque de Jennifer Deighton tant que Ronnie Waddell est en vie. Parce que si quelque chose de moche arrivait à la dame, qui peut prévoir la réaction de Waddell ? D'autant qu'il risquait de s'épancher auprès de son avocat, Nicholas Grueman.
- Benton, savez-vous pour quelle raison Norring se trimbalait avec une seringue d'épinéphrine ? À quoi est-il allergique ? demandai-je.
- Aux fruits de mer. Il conserve des seringues un peu partout.
Je les abandonnai à leur conversation pour aller surveiller les lasagnes qui doraient dans le four et ouvrir une bouteille de Kendall-Jackson. Une procédure contre Joe Norring avait toutes les chances de s'éterniser, si tant est qu'elle puisse aboutir. D'une certaine façon, et à un bien moindre degré, je comprenais ce qu'avait dû ressentir Ronnie Waddell.
Il était presque 23 heures lorsque je composai le numéro du domicile de Nicholas Grueman.
- Je suis finie en Virginie, attaquai-je. Tant que Norring occupera son poste de gouverneur, il s'acharnera à m'empêcher de retrouver ma place. Merde à la fin ! Ils m'ont volé ma vie, mais je ne leur ferai pas cadeau de mon âme. J'invoquerai le cinquième amendement à chaque fois que je le pourrai.
- Dans ce cas, préparez-vous à être mise en examen.
- Si j'en juge par l'envergure des salopards à qui j'ai affaire, j'ai, de toute façon, peu de chances de l'éviter.
- Eh bien, eh bien, docteur Scarpetta... Auriez-vous oublié l'envergure du salopard chargé de vous représenter ? J'ignore où vous avez passé votre weekend, mais moi, je me suis offert un petit voyage à Londres. Le sol se déroba sous mes pieds.
- Certes, me direz-vous, rien ne garantit que nous parvenions à circonvenir Patterson, continua cet homme que j'avais si longtemps cru haïr, mais j'entends bien remuer ciel et terre pour faire citer Charlie Haie à la barre.