XXXV
Le lendemain, c’était lendemain de cuite. Un état
où le crâne tambourine tout seul et où on ne sait plus trop si ce
dont on se souvient a été rêvé ou vécu. Je pense que la plupart de
ceux qui s’étaient déchaînés devaient se trouver bien bêtes,
soulagés peut-être, mais aussi bien couillons. Non pas qu’ils aient
eu honte vis-à-vis de l’Anderer, non,
de ce côté-là, leur religion était faite et rien ne l’aurait
changée, mais à repenser à leur acharnement contre de simples bouts
de papier, ça ne faisait pas très viril tout ça.
La pluie les arrangea. Ils n’eurent pas à sortir
de chez eux, pas à se croiser, pas à se reparler, pas à voir dans
le regard des autres ce qu’eux-mêmes avaient fait. Seul le Maire
brava les bourrasques qui tombaient en enfilade comme en plein mois
d’avril. Il sortit le soir et se rendit directement à l’auberge. Il
y arriva trempé jusqu’aux os et Schloss fut tout surpris de voir sa
porte s’ouvrir car, de la journée, elle était restée constamment
close. Lui-même d’ailleurs n’avait guère souhaité qu’elle vînt à
s’ouvrir. Il avait passé des heures à nettoyer la débauche, à tout
laver, et à entretenir dans l’âtre une grande flambée pour sécher
les dalles et consumer l’air rance. Il venait juste d’y parvenir.
Tout avait repris forme coutumière, la salle, les tables, les murs.
Comme si rien ne s’était produit la veille. Et c’est là qu’Orschwir
fait son entrée. Schloss le regarde comme un monstre, un monstre
qui a pris l’eau, mais un monstre tout de même. Le Maire enlève la
grande pèlerine de berger dont il s’était attifé, la suspend à un
clou près de la cheminée, prend un grand mouchoir froissé et plutôt
sale, s’essuie le visage, se mouche dedans, le replie, le fourre
dans sa poche et se tourne enfin vers Schloss qui attendait le
coude sur son balai.
« Il faut que je lui parle. Va le
chercher. »
C’était un ordre évidemment. Pas la peine pour
Schloss de faire préciser qui ou quoi. Dans l’auberge il n’y avait
que lui et l’Anderer. Comme chaque
matin, il lui avait posé son plateau devant la porte de sa chambre
– brioche ronde, œuf cru, pot d’eau chaude. Et comme chaque jour,
il avait entendu un peu plus tard des pas dans l’escalier et la
petite porte de derrière s’ouvrir. C’est par là que son hôte
sortait pour aller visiter son âne et son cheval dans l’écurie du
père Solzner dont le mur était mitoyen avec celle de l’auberge. Et
puis, quelques instants plus tard encore, la petite porte s’ouvrir
de nouveau, l’escalier de nouveau craquer, et puis c’était
tout.
Le Maire, dans un village comme chez nous, c’est
quelqu’un. Ce n’est pas un aubergiste qui va se mettre à discuter
ce qu’il lui demande de faire. Schloss est donc monté. Il a frappé
à la porte de la chambre. Il s’est trouvé nez à nez avec le sourire
de l’Anderer et il lui a présenté la
requête. L’Anderer a souri un peu plus
encore, n’a rien répondu, a refermé la porte. Schloss est
descendu.
« Je crois qu’il arrive. »
Voilà ce qu’il a dit au Maire. Ce à quoi Orschwir
a répondu : « C’est bien Schloss, maintenant, je pense
que tu as suffisamment de quoi t’occuper dans la cuisine, n’est-ce
pas ? »
L’aubergiste qui n’est pas idiot bredouille que
oui. Le Maire sort de sa poche une petite clé d’argent, ouvragée et
complexe, et avec elle il fait jouer la serrure de la porte de la
petite salle, celle de l’Erweckens’Bruderschaf.
« Tu ne l’as pas cette clé ? ai-je
demandé à Schloss, quand il m’a raconté tout cela.
– Bien sûr que non je ne l’ai pas ! Je n’y
suis même jamais entré dans cette pièce ! Je ne sais foutre
pas la tête qu’elle a. Je ne sais même pas combien il y a de clés
ni qui les possède, à part le Maire, et puis Knopf, et sans doute
Göbbler, même si pour lui, je ne suis sûr de rien. »
C’est tout à l’heure que Schloss est venu chez
nous. Il a gratté à la porte comme un animal. Il a attendu que
la nuit soit épaisse comme de la poix. Je suppose qu’il a frôlé les
murs des maisons et n’a fait aucun bruit. Il ne voulait
surtout pas être vu. C’est la première fois qu’il franchissait
notre seuil. Je me suis demandé ce qu’il pouvait bien vouloir.
Fédorine en l’apercevant l’a regardé comme une crotte de rat. Elle
ne l’aime pas. Pour elle c’est un voleur qui vend toujours au prix
fort les quelques denrées qu’il achète au plus bas. Elle l’appelle
Schlocheikei, ce qui est dans sa très
ancienne langue un jeu de mots intraduisible entre le nom de
l’aubergiste et le mot qui veut dire « profiteur ». Elle
a vite prétexté qu’il fallait coucher Poupchette pour nous laisser
seuls. Lorsqu’elle a évoqué le nom de Poupchette, j’ai vu s’allumer
dans le regard de l’aubergiste une lueur triste et j’ai songé à son
petit mort, puis la lueur s’est éteinte, très vite.
« Je voulais te parler, Brodeck. Il fallait
que je te parle, pour te prouver une fois de plus que je ne suis
pas contre toi, que je ne suis pas un mauvais homme. Je sens bien
que tu ne m’as pas vraiment cru l’autre fois. Je vais te dire des
choses que je sais. Tu en feras ce que tu veux, mais je te
préviens, ne dis pas que tu les tiens de moi, sinon je nierai tout.
Je dirai que tu mens. Je dirai que jamais je t’ai dit cela. Je
dirai même que jamais je ne suis venu chez toi.
Compris ? »
Je n’ai rien répondu à Schloss. Je ne lui avais
rien demandé. C’est lui qui venait. C’était à lui de continuer,
sans chercher à obtenir quoi que ce soit de moi.
L’Anderer a fini par
descendre de sa chambre, et le Maire l’a fait entrer dans la petite
salle de la confrérie. Puis il a fermé la porte derrière eux.
« Moi je suis resté dans ma cuisine, comme
Orschwir me l’avait demandé. Mais ce qu’il faut que tu saches,
c’est que le placard où je range les seaux et les balais est creusé
dans le mur, et que le fond n’est fait que de planches de bois,
assez mal ajustées, que les années ont fait travailler au point d’y
ouvrir des jours larges comme des yeux. Et ce fond de placard, il
donne sur leur petite salle. Gerthe le savait. Et je sais que
certains soirs, elle écoutait ce qui se disait, et ce qui s’y
faisait, même si elle n’a jamais voulu me l’avouer, car elle se
doutait bien que je serais entré dans une colère
noire. »
Ce jour-là, Schloss a donc fait ce qu’il ne
s’était jamais autorisé jusqu’alors. Pourquoi ? C’est très
bizarre les actions des hommes, et parfois, on pourra toujours
remuer des crânes, on ne trouvera jamais la bonne explication.
Peut-être que Schloss eut l’impression ainsi de devenir un homme,
de braver un interdit et de passer une épreuve, de changer
définitivement de camp, de faire ce qui était juste selon lui, ou
tout simplement de satisfaire une curiosité trop longtemps
muselée ? Toujours est-il qu’il colla son oreille sur les
planches, coinçant son gros corps au milieu des balais, des pelles,
des seaux, des vieux chiffons à poussière.
« C’était bizarre leur conversation, sais-tu,
Brodeck ! Très bizarre… Au début, on aurait cru qu’ils se
comprenaient fort bien, qu’ils n’avaient pas besoin de beaucoup de
mots, qu’ils parlaient la même langue. Le Maire commença à lui dire
qu’il ne venait pas pour s’excuser, que ce qui s’était passé la
veille était sans doute fâcheux, mais qu’au fond c’était un peu
normal. L’Anderer ne bougea pas.
“Nos gens ici sont un peu rustres, voyez-vous,
poursuivit le Maire. S’ils ont une petite plaie et que vous y
versez du poivre, ils donneront de grands coups de pied, et vos
dessins, c’étaient de pleines poignées de poivre, non ?
– Les dessins n’ont aucune importance, n’y pensez
plus monsieur le Maire, répondit l’Anderer. Si vos gens ne les avaient pas détruits,
je l’aurais fait moi-même…” »
À ce moment-là de son compte rendu qu’il me
récitait comme s’il l’avait appris par cœur, Schloss marqua une
pause : « Ce qu’il faut que je te dise une bonne fois
pour toutes, Brodeck, c’est qu’entre chacune de leurs paroles, il y
avait de grands silences. À une question, la réponse ne venait pas
dans l’immédiat, et vice versa. Ces deux-là se jaugeaient sans
doute. Leur petit jeu me faisait penser à ceux auxquels se livrent
les joueurs d’échecs, en dehors des coups qu’ils envisagent et
exécutent. Je ne sais pas si je me fais bien
comprendre ? »
Je fis un signe de la tête qui n’engageait à rien.
Schloss regarda ses mains qu’il tenait serrées l’une contre
l’autre, et il continua. C’est Orschwir qui pose la
question :
« Puis-je vous demander ce que vous êtes venu
faire exactement chez nous ?
– Votre village m’a paru digne d’intérêt.
– Mais il est loin de tout.
– Peut-être est-ce à cause de cela, justement. Je
voulais voir comment sont les hommes qui sont loin de tout.
– La guerre a fait des ravages ici comme
ailleurs.
– “La guerre ravage et
révèle”…
– Que voulez-vous dire ?
– Rien, monsieur le Maire, c’est un vers traduit
d’une très ancienne poésie.
– La guerre n’a rien d’une poésie.
– Bien sûr, bien sûr…
– Je crois qu’il vaudrait mieux que vous partiez
d’ici. Vous réveillez, peut-être malgré vous, des choses qui se
sont endormies, ça ne mènera à rien de bon. Partez s’il vous
plaît… »
La suite, Schloss ne l’avait pas retenue mot pour
mot, car Orschwir avait délaissé les courtes phrases pour des
méandres interminables, un discours confus où il se perdait. Mais
je le sais assez malin pour ne pas avoir avancé à l’aveuglette et
avoir pesé ses phrases et ses pensées, une à une, avoir feint
l’incertitude et le trouble.
« C’était finaud, me confia Schloss, car au
bout du compte, c’étaient des menaces sans en être tout à fait. On
pouvait tout entendre et son contraire. Et si jamais l’Anderer lui en avait fait le reproche, il aurait
toujours pu dire qu’il s’était fait mal comprendre. Leur petit jeu
a duré un moment encore mais j’étais comme engourdi dans mon
placard et je manquais d’air. Mes oreilles bourdonnaient. J’avais
l’impression que des abeilles volaient autour de moi. J’ai trop de
sang dans la tête et parfois il tape fort. Toujours est-il qu’à un
moment, je les ai entendus se lever, et se diriger vers la porte.
Et c’est avant de l’ouvrir que le Maire a dit encore quelques mots,
puis a posé la dernière question, celle qui m’a le plus frappé, car
sa voix avait changé et lui que peu de choses impressionnent, j’ai
senti un peu de peur dans sa musique.
“Nous ne savons même pas votre nom…
– Quelle importance maintenant… Un nom, ce n’est
rien, je pourrais être personne, ou tout le monde, répondit
l’Anderer.
– Je voulais encore vous demander une chose, a
repris Orschwir de longues secondes plus tard, une chose qui me
travaille depuis longtemps…
– Je vous en prie, monsieur le Maire.
– Avez-vous été envoyé ici par
quelqu’un ?”
L’Anderer a ri, tu
sais, son petit rire, presque un rire de femme. Il a fini par
répondre, après un temps très très long :
“Tout dépend de vos croyances, monsieur le Maire,
tout dépend de vos croyances, je vous laisse seul juge…”
Et puis il a ri de nouveau. Et ce rire, je te le
jure Brodeck, il m’a fait froid dans le dos. »
Schloss avait vidé son sac. Il avait l’air
éreinté et dans le même temps bien soulagé de m’avoir fait sa
confidence. Je suis allé chercher deux verres et une bouteille
d'eau-de-vie.
« Tu me crois Brodeck ? m’a-t-il
demandé, avec un soupçon d’angoisse, tandis que je remplissais les
verres.
– Et pourquoi je ne te croirais pas,
Schloss ? »
Il a baissé très vite la tête et a sifflé sa
fine.
Que Schloss m’ait raconté la vérité ou non, que la
conversation qu’il m’a rapportée ait eu lieu ou pas, dans les
termes exacts que je transcris ou dans d’autres, plus ou moins
similaires, les faits indubitables sont que l’Anderer n’est pas parti du village. Ce qui est
indubitable également, c’est que cinq jours plus tard, lorsque la
pluie a cessé, que le soleil de nouveau est apparu dans le ciel,
que les uns et les autres ont commencé à sortir des maisons, dans
toutes les conversations on retrouvait le dernier morceau de
l’échange entre le Maire et l’Anderer.
C’était pire que de l’amadou bien sec cette chose-là, ça ne
demandait qu’à s’enflammer ! Si nous avions eu un curé avec le
cerveau tout à lui, avec quelques mots bien choisis et un peu de
bon sens, il aurait jeté de grands seaux d’eau bénite pour éteindre
tout cela. Mais les délires avinés de Peiper jetèrent au contraire
encore un peu plus d’huile sur le feu quand il baragouina en
chaire, le dimanche suivant, je ne sais quoi à propos de
l’Antéchrist et du Jugement dernier. Je ne sais pas qui prononça le
mot de Diable, si c’est lui ou un
autre, mais il arrangeait la plupart et chacun s’en saisit. Si
l’Anderer n’avait pas voulu donner son
nom, le village lui en avait trouvé un. Sur mesure. Qui avait
depuis des siècles beaucoup servi mais qui est inusable, toujours
remarquable. Efficace. Définitif.
L’idiotie est une maladie qui va bien avec la
peur. L’une et l’autre s’engraissent mutuellement, créant une
gangrène qui ne demande qu’à se propager. Le prêche de Peiper
mélangé aux propos qu’aurait tenus l’Anderer, le beau mélange !
Lui ne se doutait de rien encore. Il continua ses
petites promenades, jusqu’au mardi 3 septembre, ne semblant
pas s’étonner que personne ne lui rende désormais son salut, et que
beaucoup se parent du signe de croix dès qu’il les avait dépassés.
Plus aucun enfant ne le suivait. Sermonnés comme ils l’avaient été,
ils prenaient tous leurs jambes à leur cou dès qu’ils
l’apercevaient à cent mètres. Les plus culottés lui envoyèrent même
une fois quelques cailloux.
Les matins, il allait à l’écurie, comme à son
habitude, visiter son cheval et son âne. Mais malgré les
engagements et les sommes payées d’avance au père Solzner, il
constata que ses bêtes étaient abandonnées à elles-mêmes.
L’abreuvoir était vide. Les mangeoires aussi. Il ne se plaignit
pas, fit lui-même le nécessaire, les bouchonna, les pansa, leur
parla à l’oreille, les rassura. Mademoiselle Julie montra ses dents
jaunes et Monsieur Socrate secoua la tête de haut en bas, en
remuant sa courte queue. Cela, c’était le lundi soir. Je vis la
scène moi-même tandis que je rentrais après une journée dans les
forêts. L’Anderer ne me vit pas. Il me
tournait le dos. Je faillis entrer dans l’écurie, éternuer, dire un
mot, mais je ne le fis pas. Je restai sur le seuil. Les bêtes,
elles, me virent. Elles posèrent leurs gros yeux doux sur moi. Je
restai un instant. J’espérais que l’une d’elles allait signaler ma
présence, ruer un peu, pousser un grognement, mais rien. Rien du
tout. L’Anderer continuait à les
caresser en me tournant le dos. Je repris mon chemin.