XXXI
Je sais comment la peur peut transformer un homme.
Je ne le savais pas, mais je l’ai appris. Au camp. J’ai vu des hommes hurler, se frapper la tête contre des murs en pierre, se lancer sur des fils de fer tranchants comme des rasoirs. J’en ai vu faire dans leur pantalon, se vider entièrement, vomir, sortir d’eux-mêmes tout ce qu’ils avaient de liquide, d’humeurs, de gaz. J’en ai vu certains prier et j’en ai vu d’autres renier le nom de Dieu, le couvrir de sanies et d’injures. J’ai même vu un homme en mourir. Mourir de peur, alors qu’un matin il venait d’être désigné au petit jeu des gardes comme le prochain à être pendu. Et lorsque le garde s’est arrêté devant lui et lui a dit en riant : « Du ! », l’homme est resté immobile. Son visage n’a trahi aucune émotion, aucun trouble, aucune pensée. Et comme le garde commençait à perdre son sourire et à lever son bâton, l’homme est tombé, d’un coup, mort, avant même que l’autre ne le touche.
Le camp m’a appris ce paradoxe : l’homme est grand, mais nous ne sommes jamais à la hauteur de nous-même. Cette impossibilité est inhérente à notre nature. En faisant ce voyage vertigineux, en descendant un à un les barreaux de la sordide échelle qui me faisait aller toujours plus profond dans le Kazerskwir, j’allais non seulement vers la négation de ma propre personne, mais aussi, dans le même temps, vers la conscience pleine des motivations de mes bourreaux, et de ceux qui m’avaient livré à eux. Et donc, en quelque sorte, vers l’ébauche d’un pardon.
C’est bien la peur éprouvée par d’autres, beaucoup plus que la haine ou je ne sais quel autre sentiment, qui m’avait transformé en victime. C’est parce que la peur avait saisi quelques-uns à la gorge, que j’avais été livré aux bourreaux, et ces mêmes bourreaux, ces hommes qui jadis avaient été comme moi, c’est aussi la peur qui les avait changés en monstres, et qui avait fait proliférer les germes du mal qu’ils portaient en eux, comme nous les portons tous en nous.
J’avais sans doute mal mesuré les conséquences de l’exécution d’Aloïs Cathor. J’en avais saisi l’horreur, l'odieuse cruauté, mais je n’avais pas compris combien elle allait faire son chemin dans les esprits, ni combien les paroles prononcées par le capitaine Buller, passées au crible par des dizaines et des dizaines de cervelles allaient les bouleverser et les amener à prendre une décision dont je serais la victime. Et puis bien sûr, il y avait la dépouille de Cathor, sa tête sur le sol, à quelques mètres du corps, et le soleil par-dessus cela, et tous les insectes éphémères qui en ce début d’automne naissaient le matin, mouraient le soir, mais qui durant leur brève existence passaient des heures à bourdonner autour du cadavre, s’invitant au festin, tournoyant, zigzaguant, vrombissant, rendus fous par toute cette masse de chair que la chaleur corrompait.
Tout le village était plein de cette odeur écœurante. On aurait cru le vent complice de Buller. Il venait sur la place de l’église, s’imprégnait en bourrasques des miasmes du cadavre, et puis allait dans chaque rue, en tourbillons, danser la gigue, s’insinuant sous les portes, au travers des fenêtres mal fermées, entre les tuiles disjointes, pour porter jusqu’à nous l’empreinte fétide de la mort de Cathor.
Pendant ce temps, les soldats se comportaient avec la plus parfaite des corrections, comme si de rien n’était. Aucun vol, aucun pillage, aucune exaction, aucune exigence. Ils payaient ce qu’ils prenaient dans les boutiques. Ils soulevaient leurs calots quand ils rencontraient des femmes ou des jeunes filles. Ils fendaient du bois pour les vieilles veuves. Ils lançaient des plaisanteries aux enfants, mais ceux-ci effrayés partaient en courant. Ils saluaient le Maire, le curé et Diodème.
Le capitaine Buller, toujours flanqué de son tic et de ses deux lieutenants, faisait chaque matin et chaque soir une promenade dans les rues, porté par ses courtes et maigres jambes. Il marchait vite, comme si on l’attendait quelque part, ne prêtant pas attention à celles et ceux qu’il croisait sur son chemin. Avec sa cravache, parfois il fouettait l’air ou éloignait des abeilles.
Tous les habitants étaient comme hébétés. Très peu se parlaient. On allait à l’essentiel. On courbait la tête. On se nourrissait de stupeur.
Je n’avais pas revu Diodème depuis le soir de l’exécution. Et tout ce que je vais écrire désormais, je l’ai appris dans la longue lettre qu’il m’a laissée.
Un soir, le troisième soir de la présence des Fratergekeime dans le village, Buller fit convoquer Orschwir et Diodème. Orschwir, cela se comprend, puisqu’il était le Maire, mais Diodème, c’était plus surprenant. Buller devança une question que de toute façon Diodème n’aurait jamais osé poser en lui disant qu’il devait être moins idiot que les autres puisqu’il était l’instituteur, et qu’il serait donc à même de le comprendre.
Il les reçut tous deux sous sa tente. Il y avait à l’intérieur un lit de camp, un bureau, une chaise, une sorte de malle-cantine, et une penderie en toile qui avait la forme d’une housse et dans laquelle on devinait quelques vêtements. Sur le bureau, du papier frappé du nom du régiment, de l’encre, des plumes, du buvard, et une photographie encadrée sur laquelle on voyait une femme épaisse flanquée de six enfants dont le plus petit pouvait avoir dans les deux ans et l’aîné environ quinze.
Buller était assis, occupé à rédiger une lettre. Il leur tournait le dos. Il prit tout son temps pour la terminer, la relire, la glisser dans une enveloppe, coller cette enveloppe, la poser sur le bureau, et enfin se retourner vers eux qui étaient bien entendu debout et n’avaient pas bougé d’un pouce. Buller les regarda en silence, longuement, cherchant sans doute à savoir à qui il avait affaire. Diodème sentait son cœur battre à tout rompre, tandis que ses paumes étaient trempées. Il se demandait ce qu’il faisait là et combien de temps allait durer ce supplice. Le tic de Buller faisait basculer son menton, à intervalles réguliers. Il saisit sa cravache qui était tout près de lui, sur le lit, et il la caressa très lentement et très doucement, comme si ç’avait été un animal de compagnie.
« Alors ? » finit-il par dire.
Orschwir ouvrit grand la bouche, ne sut quoi répondre, regarda Diodème qui ne parvenait même plus à déglutir.
« Alors ? » reprit Buller, sans marquer de réelle impatience.
Rassemblant tout son courage, Orschwir parvint à lui demander, d’une voix étranglée : « Alors quoi, capitaine… ? » ce qui eut pour effet d’arracher un sourire à Buller :
« Cette purification, monsieur le Maire ! De quoi donc voulez-vous que je parle ? Où en êtes-vous de cette purification ? »
Une fois encore Orschwir regarda Diodème qui chercha à éviter ses yeux et baissa la tête, puis, lui d’ordinaire si sûr, dont les paroles claquent souvent comme des coups de fouet, que rien n’impressionne, qui a le naturel de l’homme riche et puissant, là il se mit à bafouiller, à perdre tous ses moyens devant cette créature en uniforme, qui faisait presque la moitié de sa taille à lui, cet homme minuscule affublé d’un tic grotesque, et qui caressait sa cravache avec des manières de femme.
« C’est que… capitaine… Nous… Nous n’avons pas très bien… compris. Oui… Nous n’avons pas compris… ce que vous… que vous vouliez dire. »
Orschwir se tassa, ses épaules s’affaissèrent, comme après un effort trop violent. Buller laissa échapper un petit rire, et il se leva, commença à marcher dans sa tente, de long en large, comme s’il réfléchissait, puis il se planta devant eux.
« Avez-vous déjà observé des papillons, monsieur le Maire, et vous, monsieur l’instituteur, oui, des papillons, n’importe quel groupe de papillons ? Non ? Jamais ? Dommage… Très dommage ! Moi, j’ai consacré ma vie aux papillons. Certains se préoccupent de chimie, de médecine, de minéralogie, de philosophie, d’histoire, moi, j’ai voué mon existence entière aux papillons. Ils le méritent amplement, mais peu de gens sont capables de s’en rendre compte. C’est bien triste, car si on se souciait davantage de ces somptueuses et fragiles créatures, on en tirerait des leçons extraordinaires pour l’espèce humaine. Figurez-vous, par exemple, qu’au sein d’une variété de ces lépidoptères, connue sous le nom de Rex flammae, on a pu observer un comportement qui, au premier abord, paraissait sans fondement, mais qui après de multiples constats se révéla parfaitement logique, et pourrait-on dire si ce mot avait un sens lorsqu’on parle de papillons, d’une intelligence remarquable. Les Rex flammae vivent en groupes d’une vingtaine d’individus. On pense qu’il existe chez eux une sorte de solidarité qui les pousse à se rassembler lorsque l’un d’entre eux trouve de la nourriture en quantité suffisante afin que tous puissent en profiter. Ils tolèrent assez souvent au sein du groupe des papillons d’autres espèces que la leur mais, dès lors qu’un prédateur survient, les Rex flammae paraissent se prévenir les uns les autres, grâce à on ne sait quel langage, et se mettent à couvert. Les papillons qui un instant plus tôt étaient intégrés à leur groupe ne semblent pas avoir l’information, et ce sont eux qui se font manger par l’oiseau. En livrant au prédateur une proie, les Rex flammae garantissent leur survie. Lorsque tout va bien pour eux, la présence d’un ou de plusieurs individus étrangers à leur groupe ne les dérange pas, peut-être même en profitent-ils d’ailleurs, d’une façon ou d’une autre, mais dès lors qu’un danger se présente, qu’il y va de l’intégrité de leur groupe et de sa survie, ils n’hésitent pas à sacrifier celui qui n’est pas des leurs. »
Buller s’arrêta de parler, puis il se remit à marcher tout en continuant à regarder Orschwir et Diodème qui suaient à grosses gouttes.
« Peut-être certains esprits bornés trouveraient-ils que le comportement de ces papillons manque de morale, mais qu’est-ce que la morale, et à quoi sert-elle ? L'unique morale qui prévaut, c’est la vie. Seuls les morts ont toujours tort. »
Le capitaine se rassit à son bureau et ne prêta plus attention au Maire ni à Diodème qui sortirent sans bruit de la tente.
Quelques heures plus tard, mon sort était scellé.
L’Erweckens’Bruderschaf – cette « confrérie de l’Éveil » dont j’ai déjà parlé – se réunit dans sa petite pièce réservée au fond de l’auberge de Schloss. Diodème y était aussi. Dans sa lettre, il me jure qu’il ne faisait pas partie de la compagnie, que c’était la première fois qu’on l’invitait. Quelle importance ? Première fois, dernière fois, qu’est-ce que cela change ? Diodème ne donne pas les noms de ceux qui étaient présents. Il en donne simplement le nombre. Ils étaient six en plus de lui. Il ne le dit pas mais je suppose qu’Orschwir était l’un de ceux-là, forcément, et que c’est lui qui rapporta le monologue d’Adolf Buller sur les papillons. Ils soupesèrent les mots du capitaine. Ils comprirent ce qu’il y avait à comprendre, ou plutôt, ils comprirent ce qu’ils voulurent bien comprendre. Ils se persuadèrent qu’eux étaient ces Rex flammae, ces fameux papillons dont avait parlé le capitaine, et qu’il leur fallait pour survivre écarter de leur communauté ceux qui n’étaient pas de leur espèce. Chacun prit un petit morceau de papier pour y inscrire les noms des mauvais papillons. Je suppose que c’est le Maire qui ramassa les papiers et qui les lut.
Tous les petits papiers comportaient deux noms, celui de Simon Frippman et le mien. Diodème me jure que lui n’avait pas mis mon nom, mais je ne le crois pas. Et même si cela était vrai, les autres ont dû ensuite le convaincre aisément de la nécessité de le mettre.
Frippman et moi avions en commun de ne pas être nés au village, de ne pas ressembler à ceux d’ici, yeux trop sombres, cheveux trop noirs, peau trop bistre, de venir de loin, d’être d’un passé obscur et d’une histoire douloureuse, errante, et séculaire. J’ai dit comment moi-même j’étais arrivé au village, sur la charrette de Fédorine, après avoir cheminé dans des ruines, parmi des morts déjà, orphelin de mes parents et orphelin de ma mémoire. Frippman quant à lui était arrivé dix ans plus tôt, baragouinant quelques mots du dialecte cousus avec la vieille langue que m’avait transmise Fédorine. Comme beaucoup ne l’avaient pas compris, on m’avait demandé de servir d’interprète. On aurait cru que Frippman avait reçu un grand coup sur la tête. Il ne cessait de répéter son nom et son prénom, mais en dehors de cela, il ne savait pas grand-chose de lui. Comme il paraissait doux, les gens ne le repoussèrent pas. On lui trouva un lit dans une grange qui dépendait de la ferme de Vurtenhau. Il était plein de courage. Il venait aider à la journée untel ou untel, fenaison, labourage, traite, bûcheronnage, sans jamais paraître se fatiguer. On le payait en nourriture. Il ne se plaignait pas, sifflait des airs qui nous étaient inconnus. On l’adopta. Il se laissa apprivoiser sans mal.
Simon Frippman et moi, nous étions donc des Fremdër – « pourritures » et « étrangers » –, les papillons que l’on tolère un temps, quand tout va bien, et qu’on offre en victimes expiatoires, quand tout va mal. Ce qui est étrange, c’est que ceux qui décidèrent de nous livrer à Buller – c’est-à-dire de nous envoyer vers la mort, ils ne pouvaient l’ignorer ! – se mirent d’accord pour épargner Fédorine et Emélia qui pourtant elles aussi étaient de mauvais papillons. Je ne sais pas s’il faut parler de courage dans cet oubli, dans ce désir qu’elles soient épargnées. Je pense plutôt que ce geste est de l’ordre du rachat. Ceux qui nous ont dénoncés avaient besoin de garder dans leur conscience une zone pure, inentamée, une parcelle vierge de tout mal, qui leur permettrait d’oublier ce qu’ils avaient commis, ou tout du moins, de pouvoir vivre avec, malgré tout.
Les soldats défoncèrent la porte de notre maison peu avant minuit. Quelques instants auparavant, ceux qui s’étaient réunis étaient allés voir le capitaine Buller, et lui avaient donné les deux noms. Diodème y était aussi. Il pleurait, disait-il dans sa lettre. Il pleurait mais il y était.
Avant même que j’aie eu le temps de me rendre compte de ce qui se passait, les soldats entraient déjà dans notre chambre. Ils m’attrapèrent par les bras, me traînèrent au-dehors tandis qu’Emélia hurlait, s’accrochait à moi, tentait de les battre avec ses faibles poings. Ils ne prêtaient pas même attention à elle. Des larmes coulaient sur les vieilles joues de Fédorine. J’eus le sentiment de redevenir le petit garçon perdu, et je savais que Fédorine pensait la même chose. Déjà nous étions dans la rue. Je vis Simon Frippman, les mains liées dans le dos, qui attendait entre deux soldats. Il me sourit, me souhaita le bonsoir, comme si de rien n’était, me dit qu’il ne faisait pas très chaud. Emélia essaya de m’enlacer, on la poussa, elle tomba à terre.
« Tu reviendras Brodeck ! Tu reviendras ! » hurla-t-elle, et ces mots firent éclater de rire les soldats.