XIII
Le sentier qui mène à la cabane de Stern monte raide dès la sortie du village. En peu de temps et en quelques lacets qui passent dans un bois de feuillus, on se retrouve à surplomber les toits. À mi-parcours, une roche en forme de table invite à la pause. On l’appelle la Lingen, du nom qu’on donne dans le dialecte aux petites fées des bois dont on dit qu’elles viennent danser là, par les nuits claires et chanter leurs chants qui ressemblent à des rires étouffés. Par endroits, des coussinets de mousse d’un vert laiteux estompent sa dureté et des bruyères composent des bouquets de fleurs. C’est un bel endroit pour les amoureux et les rêveurs. Je me souviens d’y avoir vu l’Anderer, un jour de plein été, le 8 juillet – je note tout – vers les trois heures de l’après-midi, c’est-à-dire une heure de fournaise, où le soleil qui semble avoir arrêté sa course dans le ciel verse du plomb en fusion sur le monde. J’allais cueillir des framboises dont ma petite Poupchette raffole. Je voulais lui faire cette surprise tandis qu’elle dormait pour la sieste.
Le bois était tout bourdonnant du travail des abeilles et du vol des guêpes, de la frénésie des mouches et des taons qui allaient en tous sens comme pris d’une folie subite. C’était une grande symphonie qui paraissait sourdre du sol et de l’air. Dans le village, je n’avais pas croisé âme qui vive.
La petite côte m’avait coupé les jambes et le souffle. Ma chemise était déjà trempée et poisseuse, et se collait à ma peau. Arrêté sur le chemin, je reprenais ma respiration lorsque je me suis rendu compte qu’à quelques mètres, sur la roche, me tournant le dos et contemplant les toits du village, il y avait l’Anderer. Il était assis sur son curieux siège qui avait intrigué tout le monde la première fois où on l’avait vu le sortir, un siège qui se pliait et se dépliait, qui était assez gros pour supporter ses larges fesses mais qui une fois escamoté ressemblait à une simple canne.
Dans le paysage tout de verdure et de jaune clair, son habit noir, cette éternelle redingote de drap impeccablement repassée, jetait une ombre déplacée. En m’approchant un peu, je m’aperçus qu’il portait aussi sa chemise à jabot, son gilet de laine, ses guêtres sur ses gros souliers cirés qui renvoyaient la lumière comme des éclats de miroir.
Mes pas firent craquer quelques branches et il se retourna.
Il m’aperçut. J’avais sans doute l’air d’un voleur, mais il ne sembla pas étonné et me sourit, soulevant de sa main droite un chapeau imaginaire pour me saluer. Il avait les joues très roses et le reste de son visage, front, menton, nez, était recouvert d’une crème de céruse. Ses boucles noires de part et d’autre de son crâne déplumé achevaient de lui donner une allure de vieux comédien. De grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage qu’il épongeait avec un mouchoir brodé d’un illisible monogramme.
« Vous venez sans doute vous aussi prendre la mesure du monde ? » me dit-il de sa belle voix douce et précieuse, en accompagnant sa phrase d’un geste de la main qui me désigna l’étendue du paysage. Je remarquai alors que sur ses gros genoux bien ronds était posé un carnet et qu’il tenait dans la main une mine de plomb. Sur la page du carnet, il y avait des traits, des lignes, des zones ombrées. Lorsqu’il se rendit compte de ce que je regardais, il le referma.
C’était la première fois que je me trouvais seul avec lui, depuis qu’il était arrivé chez nous, et c’était la première fois qu’il m’adressait la parole.
« Auriez-vous l’amabilité de me rendre un service ? demanda-t-il, et comme je ne répondais rien et que sans doute mon visage s’était fermé un peu, il reprit avec ce sourire énigmatique qui ne le quittait jamais : Rassurez-vous, j’aimerais simplement que vous me nommiez toutes ces hauteurs qui ferment la combe. J’ai peur que mes cartes ne soient imprécises. »
Et accompagnant ses mots par un grand geste de la main, il désigna les éminences qui se découpaient au loin en tremblotant dans la torpeur de ce jour d’été, se confondant presque par endroits avec le ciel qui semblait vouloir les dissoudre. Je me rapprochai de lui, m’agenouillai pour être à sa hauteur et, partant de l’est, je me mis à énumérer les noms :
« Celui-ci, c’est le Hunterpitz, on l’appelle ainsi en raison de son profil de tête de chien, ensuite, vous avez les trois Schnikelkopf, puis le Bronderpitz, l’arête des Hörni, la pointe du Hörni, qui est le sommet le plus élevé, le col de la Doura, la crête des Floria, et enfin, tout à fait à l’ouest, la dent de Mausein, et sa forme d’homme courbé sous un fardeau. »
Je me suis tu : il achevait d’écrire les noms sur son carnet qu’il avait ressorti de sa poche mais dans laquelle il le rentra bien vite de nouveau.
« Je vous remercie infiniment » et il me serra la main avec chaleur, tandis que dans ses gros yeux verts brillait une lueur de satisfaction, comme si je venais de lui faire cadeau d’un trésor. J’allais le quitter quand il a ajouté :
« On m’a dit que vous vous intéressiez aux fleurs, aux herbes. Nous nous ressemblons. Je suis un amateur de paysages, de figures et de portraits. Un vice bien innocent, au demeurant. J’ai emporté avec moi des ouvrages assez rares qui devraient vous intéresser. Je serai ravi de vous les montrer si vous me faites un jour l’honneur d’une visite. »
J’ai fait un petit signe de tête, mais je n’ai rien répondu. Je ne l’avais encore jamais entendu parler autant. Je suis parti et je l’ai laissé sur la roche.
« Et tu lui as donné tous les noms !? » Wilhem Vurtenhau levait les bras au ciel en me fusillant du regard. Il venait d’entrer dans la quincaillerie de Gustav Röppel au moment où je racontais ma rencontre avec l’Anderer, quelques heures après qu’elle venait d’avoir lieu. Gustav était un camarade. Nous étions lui et moi sur le même banc de l’école, côte à côte, et souvent je lui permettais de lire sur mon cahier les réponses aux problèmes tandis que lui me donnait en échange des clous, quelques vis, un peu de ficelle qu’il parvenait à chiper dans le magasin qui à l’époque était tenu par son père. Je viens d’écrire que Gustav était un camarade, car aujourd’hui je ne sais plus. Il était avec les autres pour l’Ereigniës. Il a commis l’irréparable ! Et depuis, il ne m’a pas adressé un seul mot, alors que nous nous sommes croisés chaque dimanche après la messe, sur le parvis de l’église où le curé Peiper, titubant et rubicond, raccompagne ses ouailles avant de les bénir une dernière fois avec des gestes inachevés. Je n’ai pas osé non plus pousser la porte de sa quincaillerie. J’ai trop peur qu’entre nous, il n’y ait plus rien qu’un grand vide.
Vurtenhau, j’ai déjà dit je crois qu’il est très riche mais aussi très bête. Il a tapé sur le comptoir de Röppel, cela a fait dégringoler une boîte de punaises.
« Mais tu te rends compte de ce que tu as fait, Brodeck, tu lui as donné tous les noms de nos montagnes, et tu dis qu’il les a notés ! »
Vurtenhau était hors de lui. Ses oreilles immenses, d’un violet foncé, semblaient avoir pompé tout le sang de son corps. J’ai eu beau lui faire remarquer que les noms des sommets, ce n’était pas un secret, tout le monde les sait, les connaît, ou peut les trouver sur des documents, cela ne le calmait pas.
« Tu ne réfléchis même pas à ce qu’il peut manigancer, à fouiner partout comme il le fait, à poser des questions qui n’ont l’air de rien, avec sa tête de carpe et ses manières doucereuses, lui qui est arrivé de nulle part ! »
J’ai répété ce que m’avait dit l’Anderer, à propos des paysages et des figures, pour calmer un peu Vurtenhau, mais cela n’a fait qu’accroître sa colère. Il a quitté la quincaillerie en lançant une phrase qui à l’époque m’a paru sans importance, mais dont aujourd’hui je perçois seulement tout ce qu’elle pouvait rouler de menaces en elle :
« N’oublie pas que si quelque chose arrive, Brodeck, ce sera ta faute ! »
Puis il a claqué la porte. Gustav et moi, nous nous sommes regardés, nous avons haussé les épaules en même temps, et nous avons ri de bon cœur, comme nous le faisions jadis, du temps de notre enfance.