XXXIV
Ce jour-là, au matin, chacun trouva sous sa porte
un petit carton qui embaumait l’essence de rose. Il y était écrit,
à l’encre violette et très élégamment, la phrase
suivante :
Ce soir, sept
heures,
à l’Auberge
Schloss,
portraits et
paysages
Plus d’un l’examina dans tous les sens, ce carton,
le tourna, le retourna, le respira, lut et relut les quelques mots.
À sept heures du matin, l’auberge était déjà noire de monde. Des
hommes. Que des hommes évidemment, mais dont certains étaient
envoyés aux nouvelles par leur femme. Schloss avait du mal à servir
tant il y avait de bras tendus et de verres vides.
« Dis donc, Schloss, qu’est-ce que c’est ce
mardi gras ? »
Au coude à coude, chacun sifflait du vin, du
schorick, de la bière. Dehors le soleil
tapait déjà fort. On se pressait les uns contre les autres et on
tendait l’oreille.
« L’est tombé sur le crâne ton
pensionnaire ?
– Qu’est-ce qu’il manigance ?
– C’est du Scheitekliche ou quoi ?
– Ben raconte Schloss ! Dis-nous !
– Y va traîner encore longtemps ici
l’olibrius ?
– Il se croit où avec son carton qui
cocotte ?
– Nous prend pour des éphèbes ?
– C’est quoi des éphèbes ?
– Ben je sais pas moi, c’est pas moi qui ai dit
ça !
– Mais bon sang, Schloss, réponds ! Dis-nous
quelque chose ! »
C’était pire qu’un mitraillage les questions. Et
Schloss, il les recevait comme des balles inoffensives. Elles lui
amenaient juste un petit sourire plein de malice sur sa face
épaisse. Il ne disait rien. Il laissait monter la tension. C’était
bon pour son commerce tout ça. Parler ça donne soif.
« Mais tu vas tout de même pas nous laisser
dans le silence jusqu’au soir, bordel !
– Il est là-haut ?
– Poussez-vous !
– Alors Schloss !
– Ça y est, ça y est, vos gueules, Schloss va
parler ! »
Chacun retint son souffle. Les deux ou trois qui
ne s’étaient rendu compte de rien et continuaient leurs apartés
furent vite rappelés à l’ordre. Tous les regards, dont certains
commençaient à être bien troubles, convergèrent vers l’aubergiste
qui prenait son temps et faisait un peu son théâtre.
« Puisque vous insistez, je vais vous
dire… »
Une grande rumeur heureuse et soulagée ponctua ces
premières paroles.
« Je vais vous dire tout ce que je
sais », continua Schloss.
Les cous se dévissèrent et se tendirent le plus
possible vers lui. Il claqua son torchon sur son comptoir, posa ses
deux mains à plat dessus, puis regarda dans le plus grand silence
longuement vers le plafond. Tout le monde l’imita et si quelqu’un
était entré à ce moment-là dans l’auberge, il se serait sans doute
demandé ce que faisaient une quarantaine d’hommes, muets, la tête
tournée vers un plafond aux poutres noires, crasseuses et enfumées,
le regard les fixant fiévreusement comme pour leur poser une grande
question.
« Ce que je sais, reprit Schloss sur le ton
de la confidence, d’une voix très basse, et chacun buvait ses
paroles comme la plus précieuse des eaux-de-vie, c’est que, ma foi,
je ne sais pas grand-chose ! »
De nouveau une grande rumeur, mais cette fois
pleine de déception et aussi d’un peu de colère, et aussi des
poings abattus sur le comptoir, des noms d’oiseaux, et tout le
reste. Schloss leva les bras pour essayer de calmer tout le monde,
mais il dut forcer la voix pour qu’on l’entende :
« Il m’a juste demandé la permission d’avoir
toute la salle, à partir de six heures, pour préparer.
– Préparer quoi ?
– Je ne sais pas moi ! En tout cas, ce que je
peux vous dire, c’est qu’il paie à boire à tout le
monde ! »
Les rires reprirent. La perspective de se rincer
la gorge à moindres frais avait suffi à balayer toutes les
interrogations. Peu à peu l’auberge se vida, et moi aussi j’allais
sortir lorsque je sentis une main sur mon épaule. C’était
Schloss.
« Tu n’as rien dit, Brodeck ?
– J’ai laissé parler les autres…
– Tu n’avais pas de questions à poser, toi ?
Si tu n’avais pas de questions, c’est peut-être parce que tu avais
les réponses, c’est peut-être parce que tu es dans le secret…
– Et pourquoi j’y serais ?
– Je t’ai vu l’autre jour monter dans sa chambre,
y rester des heures, il a bien fallu que vous vous en racontiez des
choses pour occuper tout ce temps ? »
Schloss avait son visage tout près du mien. Il
faisait déjà si chaud à cette heure que sa peau suintait de toutes
parts comme un morceau de lard posé sur une poêle brûlante.
« Laisse-moi tranquille, Schloss, j’ai à
faire.
– Tu ne devrais pas me parler comme ça, Brodeck,
tu ne devrais pas ! »
À cette époque, j’avais pris la phrase comme une
menace. Mais depuis l’autre jour où tout larmoyant il est venu
s’attabler face à moi pour me parler de son petit mort, je ne sais
plus. Les hommes sont parfois si maladroits qu’on les prend pour le
contraire de ce qu’ils sont vraiment.
En allant à l’auberge, je n’avais pas appris
grand-chose sinon que l’Anderer avait
réussi, grâce à ces petits cartons parfumés, à braquer un peu plus
toutes les attentions sur lui. Il n’était pas encore sept heures,
et déjà, il n’y avait plus un souffle d’air. Dans le ciel, les
hirondelles semblaient épuisées et leur vol se faisait lent. Un
nuage, très petit, et presque transparent, qui prenait la forme
d’une feuille de houx, flânait seul et très haut. On n’entendait
même pas les bêtes. Les coqs n’avaient pas chanté. Les poules se
tenaient coites et immobiles, à la recherche d’un peu de frais,
lovées dans des trous poussiéreux creusés dans la terre des
basses-cours. Les chats somnolaient dans l’ombre des portes
cochères, couchés sur le flanc, les pattes étirées et la langue
pointée entre leurs gueules entrouvertes.
Quand je suis passé près de la forge de Gott, j’ai
entendu un grand remue-ménage à l’intérieur. Cela faisait un bruit
de tous les diables. C’était Gott qui faisait un peu d’ordre. Il
m’aperçut, me fit signe de m’arrêter et vint vers moi. La forge
était au repos. Aucun feu n’y brûlait, et Gott était lavé, rasé,
peigné. Il n’avait pas son éternel tablier de cuir et ses épaules
nues, mais une chemise propre, un pantalon haut et des
bretelles.
« Qu’est-ce que tu dis de tout ça,
Brodeck ? »
J’ai sans trop de risques haussé les épaules car
je ne savais pas vraiment de quoi il voulait parler, de la chaleur,
de l’Anderer, du petit carton à l’eau
de rose ou d’autre chose encore.
« Moi je dis que ça va exploser, d’un coup,
et ce sera violent, tu peux me croire ! »
Gott avait parlé en serrant les poings et les
mâchoires. Sa lèvre fendue bougeait comme un muscle, et sa barbe
rousse faisait songer à un buisson ardent. Il me dépassait de
trois têtes et dut se pencher pour me parler à l’oreille.
« Ça ne peut plus durer, et je ne suis pas le
seul à le penser ! Toi qui es allé étudier, tu en sais plus
que nous, comment ça va finir ?
– Je ne sais pas, Gott, il faut attendre ce soir,
on verra bien.
– Pourquoi ce soir ?
– Tu as eu le carton comme nous tous, à sept
heures on sera fixés. »
Gott se recula et m’examina sous toutes les
coutures comme si j’étais devenu fou.
« Pourquoi tu me parles de carton quand je te
parle de ce foutu soleil ? Ça fait trois semaines qu’il nous
grille le crâne ! Je ne peux même plus travailler tellement
j’étouffe, et toi tu me sors une histoire de
carton ! »
Une plainte venue du fond de la forge nous fit
tourner la tête. C’était l’Ohnmeist,
plus maigre qu’un clou, qui s’étirait et bâillait.
« C’est encore lui le plus heureux, dis-je à
Gott.
– Je ne sais pas si c’est le plus heureux mais, en
tout cas, c’est sûr que c’est le plus fainéant ! »
Et comme pour donner raison au forgeron chez qui
il avait élu pour l’instant domicile, le chien posa sa tête sur ses
deux pattes avant et se rendormit tranquillement.
Ce fut une journée de plus dans cet été qui nous
cuisait à grand feu. Mais une journée particulière qui fut comme
évidée de l’intérieur, un peu comme si son centre et ses heures
n’avaient aucune importance et que seule la soirée valait la peine
qu’on y pense, qu’on l’attende, qu’on se tende vers elle. Je me
souviens que ce jour-là, revenu de l’auberge, je ne suis plus sorti
de la maison. J’ai travaillé à mettre de l’ordre dans toutes les
notes que j’avais prises depuis des mois au sujet de l’exploitation
de nos forêts, du cubage de toutes les parcelles, des coupes faites
et à faire, des renouvellements, des semis, des futaies qu’il
conviendrait de nettoyer l’an prochain, de la répartition des
affouages, du retournement des dus. Je m’étais installé dans la
cave, pour y trouver un peu de frais, mais même là, dans ce lieu où
d’ordinaire, des murs suinte une sueur glacée, je n’avais trouvé
qu’un air poisseux et lourd, à peine un peu plus tiède que dans les
autres pièces. J’entendais par moments, au-dessus de ma tête, les
éclats de rire de Poupchette, que Fédorine avait placée toute nue
dans une grande cuve en bois pleine d’eau fraîche. Elle joua ainsi
au petit poisson pendant des heures, sans se lasser, tandis que
près d’elle, les mains posées à plat sur ses genoux, assise près de
la fenêtre à travers laquelle elle ne regardait rien, Emélia
psalmodiait son refrain mélancolique.
Lorsque je suis remonté de la cave, Poupchette,
séchée, frottée, toute rose, mangeait une grande assiettée de soupe
claire, un bouillon de carottes et de cerfeuil.
« Partir mon papa ? Partir ? »
me lança Poupchette comme je m’apprêtais à sortir. Elle se laissa
tomber de sa chaise et courut pour se jeter dans mes bras.
« Je reviens vite, lui dis-je, je te ferai un baiser dans ton
lit, sois sage ! – Sage ! sage ! sage ! »
répéta-t-elle en riant et en tournant sur elle-même, comme si elle
valsait.
Ô petite Poupchette… certains te diront que tu es
l’enfant du rien, que tu es l’enfant de la salissure, que tu es
l’enfant engendrée de la haine et de l’horreur. Certains te diront
que tu es l’enfant abominable conçue de l’abominable, que tu es
l’enfant de la souillure, enfant souillée déjà bien avant de
naître. Ne les écoute pas, je t’en supplie, ma petite, ne les
écoute pas. Moi je te dis que tu es mon enfant, et que je t’aime.
Je te dis que de l’horreur naît parfois la beauté, la pureté et la
grâce. Je te dis que je suis ton père à jamais. Je te dis que les
plus belles roses viennent parfois dans une terre de sanie. Je te
dis que tu es l’aube, le lendemain, tous les lendemains, et que
seul compte cela qui fait de toi une promesse. Je te dis que tu es
ma chance et mon pardon. Je te dis ma Poupchette, que tu es toute
ma vie.
Je refermai la porte en même temps que Göbbler
refermait la sienne. Et tous deux nous fûmes tellement étonnés que
nous regardâmes en même temps le ciel. Nos maisons sont
naturellement sombres. Elles sont taillées pour l’hiver, et même
lorsqu’il y a grand soleil, on est souvent obligé d’y brûler une ou
deux bougies pour voir. Je m’attendais, quittant notre obscurité,
sitôt passé le seuil, à retrouver ce grand soleil qui depuis des
semaines composait notre immuable quotidien. Mais c’était comme si
on avait jeté sur tout le ciel une immense et terne couverture d’un
gris beige strié de traînées noirâtres. À l’horizon, vers l’est,
les crêtes des Hörni disparaissaient dans cet épais magma
métallique, bosselé de phlegmons cotonneux, qui donnait
l’impression suffocante de s’abaisser peu à peu, et qui tôt ou
tard, finirait par écraser les forêts et le toit des maisons. Par
endroits, des marbrures vives striaient la masse pâteuse et
l’éclairaient fugacement d’une fausse lumière jaunâtre, mais de ces
éclairs avortés ou retenus ne naissait aucun fracas. La chaleur
était devenue grasse et saisissait la gorge, comme le fait la main
du criminel, pour la broyer avec une rigoureuse sûreté.
Une fois encore, en même temps, passé cette
première stupeur, Göbbler et moi nous nous mîmes en marche. Comme
des automates, d’un même pas, et nous nous retrouvâmes, côte à
côte, à cheminer ensemble sur la chaussée pulvérulente qui, dans
cette étrange lumière, ressemblait à de la cendre de bouleau.
L’odeur des crottes de poules et de leurs plumes flottait autour de
moi, écœurante, corrompue comme celle des tiges pourries de
vieilles fleurs oubliées des jours durant dans des vases.
Je n’avais aucune envie de parler à Göbbler, et ce
silence ne me dérangeait pas. Je m’attendais à tout moment à ce
qu’il entame la conversation, mais rien ne vint. Nous allions
ainsi, muets, dans les rues, un peu comme lorsqu’on se dirige vers
une église où un enterrement va être célébré, et que l’on sait que
face à la mort, tous les mots sont bien inutiles.
Au fur et à mesure que nous approchions de
l’auberge, des rues, des ruelles, des venelles, des porches,
sortaient des silhouettes qui nous rejoignaient, marchaient à nos
côtés, elles aussi silencieuses. Peut-être d’ailleurs ce grand
silence n’était-il pas dû à la perspective de découvrir ce qui
allait nous être montré à l’auberge, mais à ce subit changement de
temps, à cette chape de métal gras dorénavant posée sur le ciel et
qui avait ensemencé cette fin d’après-midi d’une noirceur
hivernale.
Il n’y avait aucune femme dans cette rivière de
corps qui grossissait de pas en pas. Nous n’étions que des hommes,
des hommes entre nous. Au village, il y en a pourtant des femmes,
comme partout ailleurs, des jeunes, des vieilles, des jolies, des
très laides, et qui savent, et qui pensent. Ces femmes qui nous ont
mis au monde et qui nous regardent le détruire, qui nous donnent la
vie, et qui, ensuite, ont tant de fois l’occasion de le regretter.
Je ne sais pas pourquoi, à ce moment, tandis que je marchais sans
rien dire au milieu de tous ces hommes qui marchaient eux aussi
sans rien dire, j’ai songé à cela, et j’ai surtout songé à ma mère.
Elle qui n’existe pas alors que j’existe. Qui n’a pas de visage
alors que j’en ai un.
Parfois, je me regarde dans le petit miroir qui
est au-dessus de la pierre à eau, dans notre maison. J’observe mon
nez, la forme et la couleur de mes yeux, celle de mes cheveux, le
dessin de mes lèvres, celui de mes oreilles, l’ombre de ma peau. Je
cherche avec tout cela à composer le portrait de l’absente, celle
qui un jour a vu le petit corps sortir d’entre ses cuisses, qui l’a
pris contre son sein, qui l’a caressé, qui lui a donné sa chaleur
et son lait, qui lui a parlé, qui lui a donné un nom, qui a souri
sans doute, souri de bonheur. Je sais que ce que je fais est vain.
Je ne parviendrai jamais à peindre ses traits, à les tirer de la
nuit dans laquelle elle est entrée depuis si longtemps.
À l’intérieur de l’auberge de Schloss, tout avait
été chamboulé. On ne reconnaissait pas le lieu. C’est comme s’il
avait fait peau neuve. Nous entrâmes sur la pointe des pieds,
presque sans trop oser. Même ceux qui d’ordinaire ont une grande
gueule la tenaient bien coite. Beaucoup se tournaient vers
Orschwir, croyant sans doute que le Maire était différent d’eux, et
qu’il leur montrerait ce qu’il faut faire, comment se comporter,
quoi dire ou ne pas dire. Mais Orschwir était comme tout le monde.
Pas plus malin et pas plus savant.
Les tables avaient été poussées contre un mur et
recouvertes de nappes propres sur lesquelles des dizaines de verres
et de bouteilles étaient alignés comme des soldats avant la
bataille. Il y avait aussi de grandes assiettes remplies de
saucisses tranchées, de morceaux de fromage, de jambon, de lard
maigre, de pain et de brioche, de quoi nourrir un régiment. Tous
les yeux avaient été d’emblée attirés par cette disposition de
nourriture et de boisson qu’on ne rencontre guère chez nous que
dans certains mariages, quand des paysans fortunés unissent leurs
enfants et veulent un peu épater la galerie. Aussi n’est-ce
qu’ensuite qu’on remarqua sur les murs une vingtaine de torchons
posés sur ce qui devait être des cadres. Les uns et les autres se
les montrèrent d’un geste du menton, mais on n’eut pas le temps
d’en faire ni d’en dire plus car les marches de l’escalier se
mirent à craquer et l’Anderer
apparut.
Il n’était pas dans ses vêtements farfelus
auxquels on avait fini tout de même par s’habituer, chemise à
jabot, redingote, pantalon en tuyau. Il portait simplement une
sorte de grande robe ample, blanche, qui lui enveloppait tout le
corps et tombait bas, en lui dégageant à ras son gros cou comme si
un bourreau avait déjà au ciseau coupé tout le col.
L’Anderer descendit
quelques marches et cela fit une drôle d’impression car la robe
était tellement longue qu’on ne voyait même pas ses pieds : il
semblait glisser à quelques pouces du sol, comme l’aurait fait un
fantôme. Personne ne dit mot en le voyant, et il précéda toute
réaction en prenant la parole, de sa voix discrète, un peu
flûtée :
« J’ai cherché longtemps comment vous
remercier de votre accueil et de votre hospitalité. J’en ai conclu
que je devais faire ce que je sais faire : regarder, écouter,
saisir l’âme des choses et celle des êtres. J’ai beaucoup voyagé de
par le monde. Peut-être est-ce pour cela que mon œil voit davantage
et que mon oreille entend mieux. Je crois sans présomption avoir
compris une grande part de vous-mêmes et de ces paysages dans
lesquels vous habitez. Prenez mes petits travaux comme des
hommages. N’y voyez pas autre chose. Monsieur Schloss je vous
prie ! »
L’aubergiste qui était comme au garde-à-vous
n’attendait que ce signal pour passer à l’action. En deux temps
trois mouvements, il parcourut tout le périmètre de la salle de son
auberge afin d’enlever les torchons qui masquaient les cadres, et
comme si la scène n’était pas encore suffisamment étrange, ce fut
le moment où retentit un premier coup de tonnerre, sec et cassant,
pareil à un coup de fouet claqué sur la croupe d’une carne.
Le carton parfumé disait la vérité : il y
avait des portraits et il y avait des
paysages. Ce n’étaient pas à proprement
parler des peintures mais des dessins faits à l’encre, parfois
composés de grands coups de pinceau, parfois de traits d’une
extrême finesse qui se côtoyaient, se recouvraient, se croisaient.
Comme en procession, étrange chemin de croix, nous passâmes devant
tous, pour les voir de près. Certains comme Göbbler et maître
Knopf, qui avaient des yeux de taupe, s’y écrasèrent presque le
nez ; d’autres, au contraire, se reculaient à tomber en
arrière pour en prendre la pleine mesure. Il y eut les premiers
cris de surprise et les premiers rires nerveux quand certains se
reconnurent dans les portraits ou en reconnurent d’autres.
L’Anderer avait fait son choix.
Comment ? Mystère. Il y avait Orschwir, Hausorn, le curé
Peiper, Göbbler, Dorcha, Vurtenhau, Röppel, Ulrich Yackob le
bedeau, Schloss et moi. Pour les paysages : la place de
l’église et son pourtour de maisons basses, la Lingen, la ferme
d’Orschwir, les rochers des Tizenthal, le Baptisterbrücke avec en
arrière-plan le bouquet de saules têtards, la clairière du Lichmal,
la grande salle de l’auberge de Schloss.
Ce qui était vraiment curieux, c’est qu’on
reconnaissait les visages et les lieux mais, pour autant, on ne
pouvait pas dire que les dessins étaient parfaitement ressemblants.
C’était un peu comme s’ils mettaient en évidence des échos
familiers, des impressions, des résonances qui venaient dans
l’esprit pour y compléter le portrait qui était devant nous juste
suggéré.
Une fois que tout le monde eut fait sa petite
ronde, les choses sérieuses commencèrent. On tourna le dos aux
dessins, comme s’ils n’avaient jamais existé. Il y eut un grand
mouvement vers les tables chargées de nourriture. On aurait cru que
la plupart n’avaient ni mangé ni bu depuis des lustres. Des
sauvages. En un rien de temps tout disparut de ce qui avait été
préparé, mais Schloss avait dû recevoir des ordres, pour qu’il y
ait toujours des bouteilles et des assiettes pleines car le buffet
ne semblait pas se dégarnir. Les joues se colorèrent, les fronts se
mirent à suer, les paroles devinrent plus fortes et les premiers
jurons tapèrent les murs. Beaucoup sans doute avaient déjà oublié
pourquoi ils étaient venus, et plus personne ne regardait les
cadres. Seul comptait ce qu’ils pouvaient se mettre dans le ventre.
L’Anderer, lui, avait disparu. C’est
Diodème qui me le fit remarquer.
« Juste après son petit discours, il est
remonté dans sa chambre. Qu’est-ce que tu en dis ?
– De quoi ?
– De tout ça… »
Diodème de la main désigna l’exposition aux murs.
Je crois bien que j’ai haussé les épaules.
« C’est drôle ton portrait, ça ne te
ressemble pas trop et pourtant, c’est tout à fait toi, je ne sais
pas trop comment le dire, viens voir… »
Je ne voulais pas être désagréable avec Diodème,
et je l’ai donc suivi. On s’est faufilés entre les corps des uns et
des autres, entre leurs souffles, leurs odeurs, leurs sueurs, leurs
haleines alourdies par le vin et la bière. Les voix s’échauffaient,
les esprits aussi, beaucoup parlaient fort. Orschwir avait ôté de
son crâne son bonnet en taupe. Maître Knopf sifflotait. Le
Zungfrost, qui d’ordinaire ne buvait
que de l’eau, grisé par les trois verres qu’on lui avait refilés de
force, commençait à danser. Trois hommes retenaient en riant Lulla
Carpak, un chemineau aux cheveux jaunes et au teint de rave qui,
dès qu’il était ivre, voulait absolument casser la gueule à
quelqu’un.
« Regarde bien… », me dit Diodème. Nous étions parvenus tout
près du dessin. Je fis ce qu’il me demandait. Longuement. Au début
sans trop fixer mon attention sur les lignes que l’Anderer avait entremêlées, et puis, peu à peu, sans
que je comprenne pourquoi ni comment, j’entrai de plus en plus dans
le dessin.
La première fois où je l’avais vu, quelques
minutes plus tôt, je n’avais rien remarqué. Il y avait mon nom
dessous, et peut-être m’étais-je senti un peu gêné d’être
représenté, ce qui fait que j’avais rapidement détourné la tête et
que j’étais passé bien vite au suivant. Mais là, en le revoyant, en
m’arrêtant devant lui et en le considérant, c’est un peu comme s’il
m’avait aspiré, comme s’il s’était animé, et ce ne furent plus des
traits que je vis, des courbes, des points, de petites taches, mais
des pans entiers de ma vie. Le portrait que l’Anderer avait composé était pour ainsi dire
vivant. Il était ma vie. Il me confrontait à moi-même, à mes
douleurs, à mes vertiges, à mes peurs, à mes désirs. J’y voyais mon
enfance éteinte, mes longs mois dans le camp. J’y voyais mon
retour. J’y voyais Emélia muette. J’y voyais tout. Il était un
miroir opaque qui me jetait au visage tout ce que j’avais été, tout
ce que j’étais. C’est Diodème qui une fois de plus me fit revenir
dans le réel.
« Alors… ?
– C’est drôle, lui dis-je.
– Et si tu regardes bien, si tu regardes vraiment,
c’est comme ça pour tous : pas vraiment fidèle, mais très
vrai. »
C’était peut-être sa manie des romans qui faisait
que Diodème regardait toujours dans la doublure des mots et que son
imagination courait dix fois plus vite que lui. Mais ce jour-là, ce
qu’il m’avait dit n’était pas idiot. Je refis lentement le tour de
tous les dessins que l’Anderer avait
accrochés aux murs de l’auberge. Les paysages qui m’avaient paru
quelconques se mirent à s’animer et les visages racontèrent les
secrets et les tourments, les laideurs, les fautes, les troubles,
les bassesses. Je n’avais touché ni au vin ni à la bière et
pourtant je chancelais, ma tête tournait. Pour le portrait de
Göbbler par exemple, il y avait une malice dans l’exécution qui
faisait que si on le regardait un peu de gauche on y voyait le
visage d’un homme souriant, aux yeux lointains, aux traits
paisibles, tandis que si on le prenait un peu de droite, les mêmes
lignes fixaient les expressions de la bouche, du regard, du front
dans un rictus fielleux, une sorte d’horrible grimace, hautaine et
cruelle. Celui d’Orschwir parlait de lâcheté, de compromission, de
veulerie, de salissure. Celui de Dorcha de violences, d’actions
sanglantes, de gestes irréparables. Celui de Vurtenhau disait la
petitesse, la bêtise, l’envie, la rage. Celui de Peiper suggérait
le renoncement, la honte, la faiblesse. Pour tous les visages, il
en était de même. Les portraits qu’en avait faits l’Anderer agissaient comme des révélateurs
merveilleux qui amenaient à la lumière les vérités profondes des
êtres. On aurait cru une galerie d’écorchés.
Et puis il y avait les paysages ! Ça n’a
l’air de rien pourtant un paysage. Ça ne dit rien. Au mieux, ça
nous renvoie à nous, pas davantage. Mais là, croqués par
l’Anderer, les paysages devenaient
parlants. Ils racontaient leur histoire. Ils portaient les traces
de ce qu’ils avaient connu. Ils témoignaient des scènes qui
s’étaient déroulées là. Sur la place de l’église, au sol, une tache
d’encre, placée à l’endroit même de l'exécution, évoquait tout le
sang qui s’était écoulé du corps d’Aloïs Cathor lorsqu’il avait été
décapité, et sur ce même dessin, lorsqu’on regardait les maisons
qui bordaient la place, toutes avaient portes closes. Une seule
porte était ouverte, très nettement, celle de la grange d’Otto
Mischenbaum… Je n’invente rien, je le jure ! Par exemple, dans
le dessin qui figurait le Baptisterbrücke, si on inclinait un peu
la tête pour le regarder en biais, on s’apercevait alors que les
racines des saules esquissaient la forme de trois visages, de trois
visages de jeunes filles. De même que celui qui représentait la
clairière du Lichmal, on pouvait retrouver aussi la forme de ces
visages dans les branches des chênes pour peu qu’on fronce un peu
les paupières. Et si je n’ai pas pu sur le moment découvrir dans
certains autres dessins de l’Anderer ce
qu’il fallait y voir, c’est tout simplement que les événements
qu’ils suggéraient ne s’étaient pas encore déroulés. C’est le cas
pour les rochers des Tizenthal, qui à cette époque étaient de bêtes
rochers, ni beaux ni laids, sans histoire ni légende, mais c’est
précisément devant ce dessin-là que j’ai retrouvé Diodème. Il était
planté devant, comme une borne dans un champ. Pétrifié. Il a fallu
que je dise trois fois son nom pour qu’il se détourne un peu et me
regarde.
« Qu’est-ce que tu vois dans celui-ci ?
lui demandai-je.
– Des choses, des choses… », répondit-il
songeur.
Il n'ajouta rien de plus. Plus tard, après sa
mort, j’ai eu le temps de réfléchir, évidemment. J’ai repensé au
dessin.
On pourrait me dire que j’ai la tête qui chauffe
et le cerveau défait. Que cette histoire de dessins, ça n’a ni
queue ni tête. Qu’il faut avoir l’esprit et les sens bien dérangés
pour voir dans de simples gribouillis tout ce que j’y ai vu. Et que
c’est bien facile d’avancer tout cela alors qu’il n’y a aucune
preuve, qu’il n’y a plus de dessins, qu’ils ont tous été
détruits ! Oui, justement, ils ont tous été détruits ! Et
le soir même en plus ! Si ça ce n’est pas une preuve,
qu’est-ce que c’est alors ? Ils ont été déchirés en mille
morceaux, éparpillés, réduits en cendres parce que, à leur façon,
ils disaient des choses qui n’auraient jamais dû être dites, ils
révélaient des vérités qu’on avait étouffées.
Moi j’avais mon compte.
Je suis parti de l’auberge où ça buvait de plus en
plus et où ça braillait comme des bêtes, mais c’étaient encore des
bêtes joyeuses, qui avaient le vin gai. Diodème quant à lui est
resté jusqu’au bout, et c’est par lui que j’ai su. Schloss a encore
sorti des pichets et des bouteilles pendant une heure environ, et
puis subitement, fin des hostilités, plus de munitions. Sans doute
la somme sur laquelle lui et l’Anderer
s’étaient mis d’accord avait-elle été atteinte. Ce fut le début de
l’aigreur. Des mots tout d’abord, quelques gestes ensuite, mais
rien de bien méchant, un peu de casse, mais, là aussi, rien de
sérieux encore. Et puis le bougonnement a changé de nature, comme
lorsqu’on enlève le veau de la mamelle, au début il geint, et puis
ensuite il en prend son parti et se cherche autour de lui un autre
amusement, une petite raison d’être. C’est alors que tous se
rappelèrent du pourquoi ils étaient là. Ils se tournèrent vers les
dessins, et les considérèrent de nouveau. Ou autrement. Ou avec les
yeux dessillés. Comme on voudra. Et ils virent. Ils se virent.
À vif. Ils virent ce qu’ils étaient et ce qu’ils avaient
fait. Ils virent dans les dessins de l’Anderer tout ce que Diodème et moi y avions vu. Et
bien sûr, ils ne le supportèrent pas. Qui l’aurait
supporté ?
« Un vrai saccage ! Je n’ai pas bien
compris qui a commencé et ça n’a d’ailleurs pas grande importance
puisque tous s’y sont mis, et que personne n’a tenté de retenir qui
que ce soit. Le curé était saoul comme un cochon et dormait sous
une table depuis longtemps en suçant un bout de sa soutane, comme
un enfant son pouce. Les plus vieux t’avaient suivi de peu et
étaient rentrés chez eux, quant à Orschwir, il regardait le
spectacle sans y prendre part, mais avec une pointe de
satisfaction, et lorsque le fils Kipoft a lancé son portrait dans
le feu, il a eu l’air bien heureux, tu peux me croire ! Et
puis tout est allé très vite tu sais, pas le temps de dire ouf
qu’il n’y avait plus rien aux murs. Seul Schloss avait l’air un peu
ennuyé. »
Quand Diodème m’a raconté cela, c’était le
surlendemain, et la pluie n’avait pas cessé de tomber depuis le
fameux soir. Comme si le ciel avait besoin de faire une grande
lessive, de laver le linge des hommes puisqu’ils ne parvenaient pas
à le faire eux-mêmes. Les murs de nos maisons semblaient pleurer
et, dans les rues, des ruisseaux brunis par la terre et le fumier
des étables ravinaient les pavés, emportant de menus cailloux, des
brins de paille, des épluchures, des salissures. C’était d’ailleurs
étrange cette pluie, cet écoulement continu qui venait d’un ciel
qu’on n'apercevait même plus tant la barbe épaisse, sale et trempée
des nuages le tenait constamment caché. On l’avait attendue depuis
des semaines. Depuis des semaines que le village cuisait sous la
chaleur, et avec lui les corps, les nerfs, les muscles, les désirs,
les forces, et puis, il y eut l’orage, l’éclaboussure de l’orage
qui répondit de façon gigantesque à l’éclaboussure des hommes, au
déchaînement contenu dans l’auberge de Schloss, au massacre
dérisoire des dessins, car à l’instant même où se jouait cette
sorte de répétition mineure de l’Ereigniës, où on brûlait des effigies avant de plus
tard tuer l’homme, le ciel devenu trop lourd se fendit en deux,
d’est en ouest, sur toute sa largeur, et répandit, comme des boyaux
et des tripailles, des trombes d’eau grise, aussi grasses et
pesantes que des rinçures.
Schloss avait mis tout le monde à la porte, Maire
compris, et tout ce joli débarras clapota sous l’averse et les
éclairs, certains s’étalant de tout leur long, mimant la nage dans
les flaques, hurlant comme des écoliers sans surveillance, lançant
à la face des autres de pleines poignées de boue comme si ç’avait
été des boules de neige.
Je me plais à croire que l’Anderer, derrière sa fenêtre, contempla le
spectacle. J’imagine son petit sourire. Le ciel lui rendait grâce,
et tout ce qu’il voyait à ses pieds, ces créatures trempées
vomissant et se lançant des injures, entrechoquant leurs rires,
leurs mots bredouillés et leurs jets de pisse, ne faisait que
rendre ses portraits détruits un peu plus vrais encore. C’était en
quelque sorte une manière de triomphe pour lui. Le sacre du maître
du jeu.
Mais ici-bas, mieux vaut ne jamais avoir raison.
C’est une chose qu’on vous fait ensuite toujours payer très
cher.