XXXII
Je n’ai aucune haine à l’encontre de Diodème. Je
ne lui en veux pas. En lisant sa lettre, j’ai davantage imaginé ses
souffrances que je ne me suis souvenu des miennes. Et j’ai compris
aussi. J’ai compris pourquoi il avait montré tant de chaleur à
s’occuper de Fédorine et d’Emélia, en mon absence, les visitant
chaque jour, les aidant sans cesse, les aidant plus encore après
qu’Emélia était entrée dans le grand silence. Et j’ai compris aussi
pourquoi, passé le premier moment de stupeur, lorsqu’il m’a revu à
mon retour du camp, il a laissé éclater son bonheur, il m’a serré
dans ses bras, m’a fait valser, m’a fait tournoyer, en riant,
tournoyer encore et encore, au point que je me suis évanoui. Je
revenais, mais c’est lui qui pouvait enfin revivre.
« Brodeck, j’ai essayé
toute ma vie d’être un homme, mais je n’y suis pas toujours
parvenu. Ce n’est pas le pardon de Dieu que je veux, c’est le tien.
Tu trouveras cette lettre. Je sais que si je quitte ce monde, tu
garderas de moi ce bureau où je la cache. Je le sais car tu m’en
parles tellement de ce bureau, un bureau où il doit faire bon
écrire, dis-tu, puisque je n’arrête pas de le faire. Tu trouveras
donc la lettre, tôt ou tard. Et tu sauras tout. Tout. Tu sauras
aussi pour Emélia, Brodeck. J’ai tout retrouvé. Je te le devais. Je
sais désormais qui a fait cela. Il n’y avait pas que les soldats,
il y avait aussi des Dörfermesch – des
hommes du village. Leurs noms sont derrière cette feuille. Il n’y a
pas d’erreur possible. Fais-en ce que tu veux, Brodeck. Et
pardonne-moi Brodeck, pardonne moi je t’en
supplie… »
J’ai lu plusieurs fois la fin de la lettre, butant
sur les derniers mots, ne pouvant faire ce que Diodème me
demandait, tourner la feuille et découvrir des noms. Des noms
d’hommes que je connaissais forcément, notre village est si petit.
À quelques dizaines de mètres de moi, je savais Emélia et
Poupchette endormies. Mon Emélia, et mon adorable Poupchette.
Je songe soudain à l’Anderer. À lui j’avais raconté l’histoire.
C’était deux semaines après que je l’avais
rencontré assis sur la roche de la Lingen à contempler le paysage
et à en dresser un croquis. Je revenais d’une longue marche au
cours de laquelle j’étais allé vérifier l’état des chemins qui
relient les pâtures entre elles, sur les hauts chaumes. Parti à
l’aube, j’avais beaucoup marché. J’étais heureux de retrouver le
village car j’avais soif et faim. Je l’ai croisé au moment où il
sortait de l’écurie de Solzner. Il était allé y visiter son âne et
son cheval. Nous nous saluâmes. Je l’avais déjà dépassé lorsque je
l’entendis me dire :
« Accepteriez-vous maintenant l’invitation
que je vous ai faite tantôt ? »
Je faillis lui répondre que j’étais bien fatigué,
et que j’avais hâte de rentrer afin de retrouver ma femme et ma
fille, mais il avait suffi que je le regarde, lui qui attendait, un
sourire large sur sa face ronde, pour que je m’entende dire le
contraire. Il en parut heureux et m’invita à le suivre.
Quand nous entrâmes dans l’auberge, Schloss lavait
le sol à grande eau. Il n’y avait aucun client. L’aubergiste
s’apprêtait à me demander ce que je voulais, mais il se ravisa
lorsqu’il se rendit compte que je suivais l’Anderer et que je montais l’escalier à sa suite. Il
s’appuya sur son balai, me regarda d’un drôle d’air, puis
saisissant l’anse de son seau comme s’il était en colère, il lança
rageusement ce qui restait d’eau sur le sol en bois.
Dans la chambre de l’Anderer flottait une suffocante odeur d’encens et
d’eau de rose. Dans un angle, il avait disposé ses malles ouvertes
dans lesquelles on apercevait quantité de livres aux reliures
incrustées d’or mêlés à des tissus, des étoffes, soies, velours,
brocarts, gazes, dont certaines d’ailleurs avaient été tendues sur
les murs, faisant ainsi disparaître le plâtre terne et fissuré, et
donnant au lieu une allure orientale de campement nomade. Juste à
côté, deux grands cartons à dessin devaient contenir un nombre de
feuilles imposant car ils étaient très renflés mais leurs attaches
soigneusement nouées en flots empêchaient de voir quoi que ce soit.
Sur la petite table qui lui servait de bureau, des cartes étaient
étalées, anciennes et colorées, des cartes qui n’avaient rien à
voir avec notre contrée et qui présentaient des reliefs et des
tracés de rivières totalement inconnus. Près d’elles, il y avait
aussi une grosse boussole en cuivre, une longue-vue, un compas, et
un autre instrument de mesure qui ressemblait à un théodolite, mais
d’une taille minuscule, ainsi que son petit carnet noir,
fermé.
L’Anderer me fit
asseoir dans le seul fauteuil de la pièce, après qu’il eut enlevé
de celui-ci trois tomes de ce qui semblait être une encyclopédie.
Dans un coffret d’ébène, il prit deux tasses, d’une extrême
finesse, décorées de motifs de guerriers armés d’arcs et de
flèches, et de princesses agenouillées, qui devaient être chinois
ou hindous, les posa sur deux soucoupes de même nature. Sur le
chevet du lit se trouvait un grand samovar en métal argenté, dont
le col rappelait celui d’un cygne. L’Anderer le saisit, versa l’eau bouillante dans les
tasses, puis y jeta des feuilles sèches, ratatinées, d’un brun
presque noir, qui se déplièrent en forme d’étoile, avant de flotter
un instant à la surface de l’eau, puis de couler lentement au fond
de la tasse. Je me rendis compte que j’avais regardé le phénomène
comme si ç’avait été un tour de magie, et je me rendis compte aussi
que mon hôte m’avait observé d’un œil amusé.
« Beaucoup d’effet pour peu de choses… On
peut berner des peuples avec moins que cela », me dit-il en me
tendant une des tasses, puis il s’assit face à moi, sur la chaise
du bureau qui était si petite que ses grosses fesses débordaient de
part et d’autre. Il porta la tasse à ses lèvres, souffla dessus
pour refroidir le breuvage et le but par petites gorgées, avec un
apparent délice. Puis il posa sa tasse, se leva, fouilla dans la
plus grosse malle, celle qui contenait les plus grands livres, et
revint avec un in-folio dont les couvertures fatiguées attestaient
qu’il avait été souvent manipulé. De tous ceux dans la malle qui
jetaient leurs ors et leurs brillances, c’était d’ailleurs le plus
terne. L’Anderer me le tendit.
« Regardez-le, je suis certain qu’il va vous
intéresser. »
J’ouvris, et je n’en crus pas mes yeux. Ce livre,
c’était le Liber florae montanarum du
frère Abigaël Sturens, imprimé en 1702 à Müns, illustré de
centaines de gravures rehaussées de couleurs qui étaient
rassemblées en fin de volume. Je l’avais cherché dans toutes les
bibliothèques de la Capitale sans jamais le trouver. Il n’en
existait, disait-on, que quatre exemplaires. Sa valeur marchande
était immense : beaucoup de riches lettrés auraient donné une
fortune pour le posséder. Quant à sa valeur scientifique, elle
était inestimable car il répertoriait toute la flore de montagne,
jusqu’aux plus rares et plus curieuses espèces aujourd’hui
disparues.
Sans doute l’Anderer
s’aperçut-il de mon trouble, que d’ailleurs je ne cherchais
nullement à masquer.
« Je vous en prie, vous pouvez le consulter,
faites, faites… »
Alors, comme un enfant devant lequel on vient de
poser un merveilleux jouet, je me saisis du livre, l’ouvris, et
commençai à tourner les pages.
J’eus le sentiment de plonger dans un trésor. Le
recensement qu’avait fait le frère Sturens était d’une extrême
précision et les notes qui accompagnaient chaque fleur, chaque
plante, en plus de récapituler tout le savoir connu, ajoutaient
bien des détails que je n’avais jamais jusqu’alors lus nulle
part.
Mais le plus extraordinaire dans l’ouvrage, et ce
qui en avait fait sa réputation, c’était la finesse et la beauté
des planches qui accompagnaient les commentaires. Les herbiers de
la mère Pitz étaient pour moi une source précieuse, qui m’aidaient
souvent à compléter mes rapports, à revoir certaines erreurs que
j’avais pu faire, ou à orienter parfois mes comptes rendus. Pour
autant, ce que j’y trouvais avait perdu toute vie, toute couleur,
toute grâce. Il fallait l’imagination et la mémoire pour que de
nouveau tout ce monde endormi et sec redevienne ce qu’il avait été,
plein de sève, de souplesse, de couleurs. Tandis que là, dans le
Liber florae, on avait l’impression
qu’une intelligence jointe à un talent diabolique avaient réussi à
capturer la vérité des fleurs. La troublante précision des traits
et des teintes faisait qu’elles semblaient avoir été juste posées
sur la page, quelques secondes plus tôt, par une main qui les
aurait fraîchement cueillies. Nivéole, sabot-de-Vénus, gentiane
parédiante, aconit des chats, tussilage, lys ambré, campanule
ridescente, euphorbe des pâtres, genépi, alchémille des neiges,
fritillaire, potentille, dryade, orpin, ellébore noir, androsace,
soldanelle argentée, la ronde était interminable et me faisait
tourner la tête.
J’avais oublié l’Anderer. J’avais oublié le lieu où je me trouvais.
Mais soudain, mon vertige cessa net. Je venais de tourner une page,
et c’est alors qu’était apparue sous mes yeux, fragile comme des
fils de la Vierge, d’une taille si minuscule qu’elle semblait
presque irréelle, avec des pétales bleus frangés d’un liséré pâle
et rose qui, à la façon de petites mains attentionnées, entouraient
pour les protéger et les servir les étamines d’or disposées en
couronne, la pervenche des
ravines.
Sans doute ai-je poussé un cri. Il y avait la
peinture de cette fleur, là, devant moi, attestant de sa réalité,
dans cet antique et somptueux livre posé sur mes genoux, et il y
avait aussi le visage de l’étudiant Kelmar, qui s’invitait
par-dessus mon épaule, lui qui m’avait tant parlé d’elle, et qui
m’avait fait promettre de la trouver.
« Intéressant, n’est-ce
pas ? »
La voix de l’Anderer
me tira de ma contemplation.
« Je cherche cette fleur depuis tellement de
temps… », me suis-je entendu répondre, d’une voix que je ne
reconnus pas pour mienne.
L’Anderer me
regardait, avec son fin sourire, un sourire que je lui ai toujours
connu et qui ne paraissait pas de ce monde. Il termina sa tasse de
thé, la posa, puis me dit, d’un ton presque léger :
« Ce qui est dans les livres n’existe pas
toujours. Parfois les livres mentent, vous ne pensez
pas ?
– Je n’en lis plus guère. »
Il y eut un silence entre nous, qu’aucun des deux
ne chercha à rompre. J’avais refermé le livre et le tenais encore
contre moi. Je pensai à Kelmar. Je nous revoyais sortant du wagon.
J’entendais les cris, ceux de nos compagnons de misère, ceux des
gardes et de leurs chiens. Et puis vint le visage d’Emélia, son
beau visage sans paroles, ses lèvres chantonnant son sempiternel
refrain. Je sentais le regard bienveillant de l’Anderer posé sur moi. Alors c’est venu tout seul.
J’ai commencé à lui parler d’Emélia. Pourquoi lui ai-je donc parlé
d’elle ? Pourquoi lui ai-je dit, à lui que je ne connaissais
pas le moins du monde, des choses que je n’avais jamais confiées à
personne ? J’avais sans doute besoin, plus que je ne pouvais
me l’avouer, de sortir de mon cœur tout ce qui l’alourdissait. Si
le curé Peiper était resté le même, s’il n’était pas devenu depuis
la fin de la guerre cet épouvantail imbibé d’eau-de-vie, peut-être
aurait-ce été à lui que je me serais confié ? Et encore, je
n’en suis pas si sûr.
J’ai dit que l’Anderer
avait un sourire qui ne semblait pas appartenir à notre monde. Mais
c’est tout simplement parce que lui-même n’était pas de notre
monde. Il n’était pas de notre histoire. Il n’était pas dans
l'Histoire. Il arrivait de nulle part et aujourd’hui qu'il n’y a
plus trace de lui, c'est comme s’il n’avait jamais existé. À qui
donc, mieux qu’à lui, pouvais-je raconter ? Il n’était d’aucun
côté.
Je lui ai dit mon départ, entre les deux soldats,
et dans mon dos Emélia à terre qui pleurait et hurlait. Je lui ai
dit aussi la bonne humeur de Frippman, son inconscience à mesurer
ce qui nous arrivait et ce qui immanquablement allait être notre
sort.
On nous fit partir du village le soir même, à
pied, attachés ensemble par les mains au moyen d’une longe, sous la
surveillance de deux soldats à cheval. Ce voyage dura quatre jours,
durant lesquels nos gardes ne nous donnèrent que de l’eau et les
restes de leurs repas. Frippman n’était nullement désespéré. Il me
parlait toujours des mêmes choses, tout en marchant, des conseils
concernant les semailles, de la forme de la lune, et des chats qui,
affirmait-il, le poursuivaient souvent dans les rues. Il disait
cela dans son baragouin, mélange d’un peu de dialecte et de vieille
langue. Ce n’est que durant ces quelques jours passés avec lui que
je me rendis compte qu'il était un simple d’esprit, alors
qu’auparavant je l’avais cru seulement un peu fantasque. Tout
l’émerveillait, les mouvements des chevaux de nos gardes, leurs
bottes cirées, les boutons de leurs uniformes qui étincelaient au
soleil, le paysage, le chant des oiseaux. Les deux soldats ne nous
maltraitèrent pas. Ils nous tiraient comme des paquets. Jamais ils
ne nous adressèrent la parole, mais jamais non plus ils ne nous
battirent.
Parvenus à S. qui était sens dessus dessous, à
demi éventrée, ses rues encombrées de gravats et de ruines
calcinées, on nous parqua dans la gare pendant une semaine. Il y
avait de tout, des hommes, des femmes, des familles entières,
certaines pauvres, et d’autres qui portaient encore sur elles les
symboles de leur richesse passée, et regardaient les premières de
haut. Nous étions des centaines. Nous étions tous des Fremdër. Ce nom d’ailleurs était devenu notre nom.
Les soldats ne nous appelaient que comme cela, indistinctement. Peu
à peu, nous n’existions déjà plus comme individus. Nous portions
tous le même nom, et nous devions obéir à ce nom qui n'en était pas
un. Nous ne savions pas ce qui nous attendait. Frippman restait
toujours contre moi. Il ne me quittait pas. Il tenait parfois mon
bras, durant de longues minutes, serré entre ses deux mains comme
l'aurait fait un enfant craintif. Je le laissais faire. C'est
toujours mieux d'être à deux face à l'inconnu. Un matin, un tri fut
effectué. Frippman fut placé dans la colonne de gauche, et moi dans
celle de droite.
« Schussa Brodeck !
Au baldiegeï en Dörfe ! – Au revoir Brodeck, à bientôt
au village ! » me lança Frippman, le visage radieux,
tandis que sa colonne avançait. Je ne pus lui répondre. Je lui fis
simplement un signe de la main, un petit signe pour qu'il ne se
doute de rien, de ce grand rien que je pressentais et vers lequel,
lui d'abord, moi plus tard, on nous promenait à coups de trique. Il
se retourna et avança d’un bon pas, en sifflotant.
Je n’ai jamais revu Frippman. Il n’est pas
rentré au village. Baerensbourg le cantonnier a inscrit son nom sur
le monument. Contrairement au mien, il n’a pas eu à
l’effacer.
Emélia et Fédorine sont restées seules dans la
maison. Le village les évitait. Comme si soudain elles avaient eu
une sorte de peste. Diodème fut le seul à se préoccuper d’elles,
par amitié et par honte, comme je l’ai dit. Toujours est-il qu’il
s’en est occupé.
On ne commandait presque plus à Emélia de
trousseaux, de napperons, de rideaux, de mouchoirs. N’ayant plus de
broderies à effectuer, elle n’en est pas pour autant restée sans
rien faire. Il fallait bien se nourrir, se chauffer. Je lui avais
montré tout ce que les bois et tout ce que les chaumes pouvaient
apporter aux hommes, branches, souches, baies, champignons, herbes,
salades sauvages. Fédorine lui apprit les façons de piéger les
oiseaux à la glu et au fil, de prendre au collet les lapins,
d’attirer les écureuils au bas des grands sapins et de les assommer
d’un jet de pierre. Elles ne mouraient pas de faim.
Chaque jour, Emélia notait dans un petit cahier
que j’ai retrouvé quelques phrases, qui m’étaient destinées.
C’étaient toujours des phrases simples et douces, qui parlaient de
moi, qui parlaient d’elle, qui parlaient de nous comme si j’allais
revenir l’instant suivant. Elle racontait sa journée en commençant
toujours par les mêmes mots « Mon petit Brodeck… » Il n’y
avait aucune aigreur dans ses propos. Elle ne parlait pas des
Fratergekeime. Je suis certain qu’elle
le faisait exprès. C’était une belle façon de nier leur existence.
Ce cahier, je l’ai toujours bien sûr. J’en relis souvent des
passages. C’est un long et émouvant déroulé des jours de l’absence.
C’est notre histoire, à Emélia et à moi. Ce sont des mots de
lumière qui font contrepoint à tous mes pans de ténèbres. Je veux
les garder pour moi, pour moi seul, comme la dernière trace de la
voix d’Emélia avant son entrée dans la nuit.
Orschwir ne se déplaça pas pour les visiter. Il
leur fit livrer un jour un demi-cochon, qu’elles trouvèrent un
matin devant la porte. Peiper vint les voir deux ou trois fois,
mais Fédorine le supportait mal car il restait des heures près du
poêle, à vider la bouteille de prune qu’elle sortait pour lui, tout
en tenant des propos de plus en plus confus. Elle finit même un
soir par le chasser à coups de balai.
Adolf Buller et sa troupe occupaient toujours le
village. Une semaine après notre arrestation à Frippman et à moi,
il avait donné enfin l’autorisation d’enterrer Cathor. Celui-ci
n’avait aucune famille à part Beckenfür, qui avait marié sa sœur.
C’est lui qui se chargea de la besogne. « Une saloperie,
Brodeck… Pas beau, vraiment pas beau… Sa tête était grosse de deux
fois sa taille, un drôle de ballon, avec la peau noire et éclatée,
et puis le reste, mon Dieu, n’en parlons plus… »
À part cette exécution et notre arrestation, les
Fratergekeime se comportaient le plus
civilement du monde avec la population, si bien que les deux
événements furent vite oubliés, ou plutôt, les gens firent tout
pour les oublier. C’est dans ces moments que Göbbler revint au
village, avec sa grosse femme. Il occupa de nouveau sa maison,
qu’il avait quittée quinze ans plus tôt, et fut accueilli à bras
ouverts par tout le village, et en particulier par Orschwir, les
deux étant conscrits.
C’est sur les conseils de Göbbler, je serais prêt
à le jurer, que le village peu à peu bascula. Il fit remarquer à
tous combien il était avantageux d’être ainsi occupé par la troupe,
que celle-ci n’avait rien d’hostile, que bien au contraire elle
garantissait la paix et la sécurité, et faisait du village et de sa
région une zone épargnée par les massacres. Par ailleurs, il lui
fut facile de convaincre qu’il y allait de l’intérêt de tous que
Buller et ses hommes restent le plus longtemps possible au village.
Une centaine d’hommes, ça mange, ça boit, ça fume, ça fait laver
son linge, ça le fait raccommoder, ça rapporte en fait une quantité
d’argent considérable.
Göbbler devint une sorte de Maire en second, avec
l’assentiment de tout le village et la bénédiction d’Orschwir. On
le voyait souvent dans la tente de Buller, qui au départ le
considéra avec suspicion, puis comprenant tout le profit qu’il
pouvait tirer de cet homme veule et du rapprochement qu’il
favorisait, se mit à le traiter presque en camarade. Quant à
Boulla, ses cuisses s’ouvrirent largement à toute la troupe, et
elle distribua ses faveurs autant aux gradés qu’aux simples hommes
de rang.
« Qu’est-ce que tu veux, on s’était
habitués. » C’est Schloss qui me dit cela le jour où il était
venu tout pleureur s’asseoir à ma table et me parler.
« C’était devenu comme naturel qu’ils soient là. Après tout,
c’étaient des hommes comme nous, taillés dans la même viande. On
parlait des mêmes choses, dans la même langue ou peu s’en faut. À
force on les connaissait presque tous par leurs prénoms. Beaucoup
rendaient service aux vieux, d’autres jouaient avec les gosses.
Chaque matin dix d’entre eux nettoyaient les rues. D’autres
s’occupaient des chemins, coupaient du bois, déblayaient les tas de
fumier. Le village n’a jamais été aussi propre ! Qu’est-ce que
tu veux que je te dise ! Quand ils venaient ici, je
remplissais les verres, j’allais pas leur cracher à la
gueule ! Et puis tu crois qu’il y en avait beaucoup qui
avaient envie de finir comme Cathor, ou de s’évaporer comme toi et
Frippman ? »
Les Fratergekeime
restèrent près de dix mois dans le village. Il n’y eut aucun
incident notable. Mais le climat changea durant les dernières
semaines. On sut plus tard pourquoi. La guerre muait, et de place,
et d’esprit. Comme un feu de printemps dont la fumée âcre agitée
par le vent s’affole et change de direction brutalement, les
victoires quittaient un camp pour l’autre. Aucune nouvelle ne
parvenait au village, pour ceux d’ici s’entend. Maintenus dans
l’ignorance, ils ne pouvaient devenir dangereux. Mais Buller quant
à lui savait tout. Et je me plais à songer à son visage ravagé par
son tic, de plus en plus fréquemment, à mesure que les missives lui
apprenaient la déroute, le désastre, l’effondrement de ce Grand
Territoire qui devait étendre sur le monde son emprise et durer des
milliers d’années.
La troupe, comme un chien, sentit le désarroi de
son chef, et devint de plus en plus nerveuse. Les masques tombèrent
de nouveau. Les vieux réflexes revinrent. Brochiert le boucher fut
rossé sous les yeux de Diodème parce qu’il avait plaisanté un
caporal à propos de son goût pour les tripes. Limmat, qui n’avait
pas pris la peine de saluer deux soldats qu’il croisait, fut
bousculé et ne dut qu’à l’intervention de Göbbler, qui passait à ce
moment, de ne pas recevoir de coups de bâton. Une dizaine
d’incidents de ce type firent comprendre à tous que les monstres ne
les avaient jamais quittés, mais qu’ils s’étaient tout simplement
endormis un instant, et que désormais leur sommeil ne durerait
plus. Alors la peur revint. Et avec elle le désir de la
conjurer.
Une après-midi, qui devait être en fait celle de
la veille du départ de la troupe, des Dörfermesch – des « hommes du village » –
qui étaient partis schlitter du bois dans la forêt du Borensfall
découvrirent, près de la clairière du Lichmal sous une sorte d’amas
de branches de sapin, disposées pour former une hutte, trois jeunes
filles, affolées, qui se serrèrent les unes contre les autres quand
elles les virent arriver. Elles portaient des vêtements qui
n’étaient pas de ceux qu’utilisent les paysannes. Leurs chaussures
n’avaient rien à voir elles non plus avec des sabots ou des
brodequins. Elles avaient avec elles une petite valise. Elles
venaient de loin, de très loin. Elles avaient fui sans doute depuis
des semaines, et elles étaient parvenues, Dieu sait comment, dans
cette forêt, au milieu de cet univers étrange dans lequel elles
étaient complètement perdues.
Les Dörfermesch leur
donnèrent à manger et à boire. Elles se jetèrent sur la nourriture
comme si elles n’avaient rien avalé depuis des jours. Puis elles
les suivirent jusqu’au village, confiantes. Diodème pense que les
hommes ne savaient pas encore, durant le trajet, ce qu’ils allaient
faire de ces jeunes filles. Je veux le croire. Toujours est-il
qu’ils se sont rendu compte qu’elles étaient des Fremdër et que chaque pas, chaque mètre fait sur le
sentier et qui les rapprochait du village, signait leur sort.
Göbbler, je l’ai dit, était devenu un homme important, et le seul
véritablement qui avait été accepté par le capitaine Buller. C’est
chez lui que les hommes emmenèrent les jeunes filles. C’est lui qui
les convainquit de les livrer aux Fratergekeime, afin de se concilier leurs bonnes
grâces, de les calmer, de les apprivoiser, tandis qu’elles
attendaient devant sa maison, sous une pluie drue qui s’était mise
subitement à tomber.
Le ciel se joue de nous. Je me suis souvent dit
que sans cette pluie qui s’était mise à cogner fort sur les tuiles,
Emélia n’aurait peut-être jamais regardé par la fenêtre. Elle
n’aurait alors pas vu les trois jeunes filles trempées,
tremblantes, maigres, harassées. Elle ne serait pas sortie pour
leur proposer de venir près du feu. Elle ne se serait donc pas
trouvée avec elles lorsque les deux soldats, avertis par un des
hommes du village, vinrent s’en saisir.
Elle n’aurait pas alors protesté. Elle n’aurait pas alors crié
comme elle l’a fait, j’en suis sûr, à la face de Göbbler, que ce
qu’il faisait était inhumain, elle ne l’aurait pas giflé. Les
soldats ne se seraient pas emparés d’elle. Ils ne l’auraient pas
emmenée avec les trois jeunes filles. Elle n’aurait pas alors fait
son premier pas dans le gouffre.
De la pluie. Simplement de la pluie, de la pluie
frappant des tuiles et des vitres.
L’Anderer m’écoutait.
De temps à autre, il versait de l’eau chaude dans sa tasse et
quelques feuilles de thé. Tout en parlant, je serrais dans mes bras
le vieux Liber florae montanarum, comme
s’il s’était agi d’une personne. Le silence bienveillant de
l’Anderer et son sourire
m’encourageaient à poursuivre. Cela m’apaisait de parler de tout
cela, pour la première fois, de le dire à cet inconnu, avec sa
drôle de tête, avec sa drôle de mise, dans cet endroit qui
ressemblait si peu à une chambre.
La suite, je la lui ai racontée en peu de mots. Il
n’y avait plus rien à dire. Buller et ses hommes levaient le
camp. Il régnait sur la place des halles une fébrilité de
troupeau sous l’orage. Des ordres, des cris, des bouteilles que
l’on buvait cul sec et que l’on fracassait contre le sol, des
dizaines d’hommes ivres qui riaient, titubaient, s’insultaient,
tout cela sous l’œil de Buller, figé comme un piquet sous l’auvent
de sa tente, la tête agitée par son tic dont la fréquence ne
cessait d’augmenter. En cet instant paradoxal, les Fratergekeime étaient encore les maîtres tout en se
sachant déjà des perdants. C’étaient des dieux tombés, des
seigneurs pressentant qu’ils seraient bientôt dépouillés de leurs
armes et de leurs cuirasses. Les pieds encore dans leur rêve, ils
se savaient pendus tête en bas.
C’est dans ce tableau qu’arriva le petit cortège
des trois jeunes filles et d’Emélia, mené par les Dörfermesch et les deux soldats. Très vite, comme
on fond sur des proies, elles furent toutes les quatre entourées,
bousculées, touchées, palpées. Elles disparurent dans de grands
éclats de rire au centre d’un cercle qui se referma sur elles, un
cercle d’hommes avinés et violents qui, sous des mots d’ordure et
des plaisanteries, les poussèrent jusqu’à la grange d’Otto
Mischenbaum, un vieux paysan qui frôlait les cent ans, n’avait pas
engendré de descendance – « Hab nie Zei
gehab, nieman Zei gehab » – J’ai jamais eu le temps,
jamais eu le temps ! – et restait dorénavant cloîtré dans sa
cuisine.
Elles y disparurent.
Elles y furent englouties.
Et puis, plus rien.
Le lendemain, la place était déserte, seulement
jonchée d’innombrables morceaux de verre. Les Fratergekeime étaient partis. Il ne restait d’eux
qu’une odeur aigre de vin, d’eau-de-vie vomie, de bière épaisse
répandue en flaques. Toutes les portes des maisons étaient closes,
après cette nuit de nausée durant laquelle des soldats et quelques
hommes du village, avec la bénédiction
muette de Buller, avaient meurtri des âmes et des chairs. Personne
n’osait encore sortir. Et à toutes ces portes, Fédorine frappait,
frappait, frappait. Jusqu’au moment où elle parvint à la
grange.
« J’y suis entrée, Brodeck. » C’est la
vieille Fédorine qui me raconte tout en me donnant à manger avec
une cuillère. Mes mains sont couvertes de plaies. Mes lèvres me
font si mal. Mes dents cassées me font si mal, comme si leurs
éclats entaillaient encore mes gencives. Moi, je viens à peine de
revenir, après presque deux années hors du monde. Je suis sorti du
camp. J’ai marché sur les routes et les chemins. Je suis de nouveau
là. Mais je suis encore à demi mort. Je suis si faible. J’ai poussé
quelques jours plus tôt la porte de ma maison. J’ai retrouvé
Fédorine, qui en me voyant a laissé tomber le grand plat en faïence
qu’elle était en train d’essuyer, et dont les motifs de fleurs
rouges se sont dispersés aux quatre coins de la pièce. J’ai
retrouvé Emélia, plus belle encore, oui plus belle encore que dans
tous mes souvenirs, et ce ne sont pas de vains mots, Emélia assise
près du poêle et qui, malgré le bruit du plat se brisant, malgré ma
voix l’appelant, malgré ma main sur son épaule, n’a pas levé les
yeux sur moi, a continué à fredonner une chanson qui m’a soulevé le
cœur, « Schöner Prinz so lieb, Zu weit
fortgegangen », cette chanson de notre amour naissant.
Et comme je disais son nom, que je le redisais avec la joie immense
de la retrouver, que ma main se posait sur son épaule, caressait sa
joue, ses cheveux, j’ai vu que ses yeux ne me voyaient pas, j’ai
compris qu’elle ne m’entendait pas, j’ai compris qu’il y avait
devant moi le corps et le visage merveilleux d’Emélia, mais que son
âme errait quelque part, je ne savais où, dans un lieu inconnu mais
où je me suis juré d’aller pour l’y reprendre, et c’est à ce moment
précis, à ce moment où je faisais ce serment, que j’ai entendu pour
la première fois une petite voix que je ne connaissais pas, une
petite voix d’enfant qui venait de notre chambre, et qui frottait
des syllabes les unes contre les autres, comme on frotte des silex
pour en faire jaillir le feu, et cela donnait une mélodie de
cascade joyeuse, libre, échevelée, un babil folâtre dont je sais
désormais qu’il doit être au plus près de la langue des
anges.
« Je suis entrée dans la grange, Brodeck. J’y
suis entrée. Il y avait un grand silence, il faisait sombre. J’ai
vu des formes allongées, de petites formes les unes contre les
autres, immobiles. Je me suis agenouillée près d’elles. Je connais
trop la mort pour ne pas la reconnaître. Il y avait les trois
petites, si jeunes, elles n’avaient pas vingt ans, et toutes les
trois avaient les yeux grands ouverts. J’ai fermé leurs paupières.
Et il y avait Emélia. C’était la seule à respirer encore,
faiblement. Ils l’avaient laissée pour morte, mais elle n’avait pas
voulu mourir, Brodeck, elle n’avait pas voulu, car elle savait
qu’un jour tu allais revenir, elle le savait Brodeck… Lorsque je
suis parvenue près d’elle, que j’ai pris son visage contre mon
ventre, elle a commencé à chantonner, la chanson qui depuis ne la
quitte plus… Je l’ai bercée, et je l’ai bercée, je l’ai bercée
longtemps… »
Il ne restait plus d’eau dans le samovar. J’ai
posé le Liber florae à côté de moi,
délicatement. Au-dehors il faisait presque nuit. L’Anderer venait d’ouvrir un peu la fenêtre. Un
parfum de résine chaude et d’humus bien sec s’engouffra dans la
pièce. J’avais parlé longtemps, pendant des heures sans doute, mais
il ne m’avait pas interrompu. J’étais sur le point de m’excuser
pour avoir ainsi, sans honte et sans permission, ouvert devant lui
au plus profond mon cœur lorsqu’un carillon retentit juste dans mon
dos. Je me suis retourné brusquement, comme si on avait tiré un
coup de feu. C’était une drôle d’horloge, comme on en faisait
jadis, de la taille d’une grosse montre, et qu’on suspendait dans
les temps passés à l’intérieur des carrosses. Je ne l’avais pas
remarquée auparavant. Avec ses fines aiguilles d’or, elle marquait
huit heures. Le boîtier était d’ébène et d’or mêlés, et les
chiffres des heures, d’émail bleu sur fond d’ivoire. En dessous de
l’axe des aiguilles, l’horloger, dont le nom, Benedik
Fürstenfelder, était gravé au bas du cadre, avait inscrit une
devise, en belles lettres penchées qui s’enlaçaient les unes aux
autres : « Alle verwunden, eine
tödtet » – Toutes blessent, une tue.
Tout en me levant, je prononçai la devise à haute
voix. L’Anderer s’était levé également.
J’avais beaucoup parlé. Trop peut-être. Il était temps que je
rentre chez moi. J’étais confus, il ne fallait pas qu’il croie que…
Il m’interrompit en levant vivement sa courte main, potelée comme
celle d’une femme un peu grasse :
« Ne vous excusez pas, dit-il d’une voix
aussi imperceptible qu’un souffle, je sais que raconter est un
remède sûr. »