VIII
Toujours est-il que ce fameux jour de printemps, l’Anderer a parlé tranquillement, sans se défaire de son sourire, puis est remonté sur son cheval, a planté Gunther Beckenfür sans plus de mots, et s’en est allé vers chez nous. Beckenfür l’a regardé encore longtemps, jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière les rochers des Kölnke.
Avant d’arriver chez nous, il a dû s’arrêter quelque part. Forcément. J’ai recollé les heures. Il y a un trou entre le moment où Beckenfür l’a perdu de vue et l’instant où il a franchi la porte de la ville, à la brune, sous les yeux de l’aîné des Dörfer qui hésitait à rentrer chez lui parce que son père, une fois de plus saoul comme un chemineau, braillait qu’il allait l’éventrer. Un trou que même le voyage indolent sur le cheval ne peut pas combler. À bien réfléchir, je pense qu’il s’est arrêté près de la rivière, à côté du Baptisterbrücke, là où la route fait un curieux serpentin dans un gazon tendre comme une joue d’enfant. Je ne vois que cela. La vue est très belle à cet endroit, et pour qui ne connaît pas notre pays, c’est le lieu où le palper comme une étoffe car on y aperçoit les toits du village, on entend sa rumeur et surtout, on s’étonne de la rivière.
La Staubi n’est pas un cours d'eau qui convient au paysage. On s’attendrait à trouver ici une lente coulée qui s’écarte et déborde, s’étale dans les prés tout en s’empêtrant dans des renoncules têtes d’or ainsi que des algues lentes et molles comme des cheveux mouillés. Au lieu de cela, nous avons un torrent impétueux, folâtre, qui miaule, crie, bouscule les graviers, râpe les roches affleurantes, cogne et lance en l’air des écumes et des crachins. Un vrai sauvage de montagne, clair et tranchant comme un cristal et dans lequel on aperçoit les éclairs gris des truites. Un indompté. Été comme hiver, son eau est froide à vous glacer le dedans du crâne, et durant la guerre, au petit matin, on y a trouvé parfois d’autres créatures que des poissons, toutes bleues, l’air encore un peu étonné ou les yeux bien clos, comme si on les avait endormies par surprise et bordées dans de jolis draps liquides.
Pour avoir parlé des choses avec lui, je suis certain que l’Anderer a pris le temps d’observer notre rivière. Staubi, c’est un drôle de nom. Il ne veut rien dire, même dans le dialecte. On ne sait pas d’où il vient. Et même Diodème dans tous les papiers qu’il a pu lire et remuer n’a jamais trouvé son origine ni son sens. C’est très bizarre les noms. Parfois on ne connaît rien d’eux et on les dit sans cesse. C’est un peu comme les êtres au fond, ceux justement que l’on croise durant des années, mais qu’on ne connaît jamais, et qui se révèlent un jour, sous nos yeux, comme jamais on ne les aurait crus capables d’être.
Je ne sais pas ce qu’a pu songer l’Anderer en voyant pour la première fois nos toits et nos cheminées. Il était arrivé. Il avait fini son voyage. Il venait là et nulle part ailleurs. Beckenfür l’a pensé et bien compris et nous tous plus tard comme lui. Il n’y avait pas d’erreur. L’Anderer venait ici, aucun doute, de son plein gré, en ayant préparé son aventure, en ayant tout emporté pour, et pas sur un coup de tête ou une lubie de fortune.
Même l’heure d’arrivée, il avait dû la calculer. Une heure rasante, durant laquelle la lumière soulève les choses, les montagnes qui gardent la combe, les forêts, les pâtures, les murs et les pignons, les haies vives et les voix, les rend plus belles et davantage majestueuses. Une heure qui n’est pas de pleine clarté, qui suffit à donner à tout événement une patine singulière, et à l’arrivée d’un étranger un net retentissement dans un village de quatre cents âmes bien occupées déjà à se fouiller le cerveau en des temps ordinaires. Mais à l’inverse une heure qui, par le fait qu’elle est encore accrochée au jour mourant, suscite la curiosité et pas encore la peur. La peur, c’est pour plus tard, lorsque les volets sont rabattus sur les fenêtres closes, que la dernière bûche est glissée sous la cendre, et qu’au plus profond des maisons le silence étend son royaume.
J’ai froid. J’ai le bout des doigts qui devient comme de la pierre, lisse et raide. Je suis dans la resserre de la maison, au milieu des planches abandonnées, des pots, des semences, des cordeaux de ficelle, des chaises à rempailler, de tout un bric-à-brac à demi croulant. Ici s’entasse l’écume de la vie. Et moi je suis là. J’y suis venu de moi-même. J’ai besoin de m’isoler pour tenter de mettre de l’ordre dans cette terrible histoire.
Nous sommes dans la maison depuis un peu moins de dix ans. Nous avons quitté la cabane pour y venir, lorsque j’ai pu l’acheter avec l’argent économisé sur mes appointements et sur la vente des broderies d’Emélia. Maître Knopf m’a serré les deux mains, avec vigueur, quand j’ai signé de mon nom l’acte de vente : « Te voilà désormais vraiment chez toi, Brodeck. N’oublie jamais qu’une maison, c’est comme un pays. » Puis il avait sorti des verres, et nous avions trinqué, lui et moi, car le vendeur avait refusé celui que le notaire lui avait tendu – il s’appelait Rudolf Sachs, portait monocle et gants blancs, était venu de S. tout exprès, et nous avait regardés de très haut comme s’il vivait sur un nuage blanc et nous dans le purin. La maison avait appartenu à un de ses grands-oncles qu’il n’avait d’ailleurs jamais connu.
La cabane, c’était celle qu’on nous avait donnée quand nous étions arrivés, Fédorine, sa charrette et moi, il y a maintenant plus de trente ans. Nous venions du bout du monde. Notre voyage avait duré des semaines, comme un rêve qui ne se terminait jamais. Nous avions traversé des frontières, des fleuves, des paysages, des cols, des villes, des ponts, des langues, des peuples, des forêts et des champs. J’étais sur la charrette comme un petit souverain, blotti contre les ballots et le ventre du lapin qui gardait toujours son regard de velours sur moi. Fédorine chaque jour me nourrissait de pain, de pommes et de lard, qu’elle tirait de grands sacs en toile bleue, et aussi de mots, des mots qu’elle glissait dans mon oreille et que je devais ressortir par ma bouche.
Et puis un jour, nous sommes arrivés dans ce village qui est devenu notre village. Fédorine a arrêté sa charrette devant l’église et m’a fait me dégourdir les jambes. C’était un temps où personne encore n’avait peur des étrangers même lorsqu’ils étaient les plus pauvres des pauvres. On nous a entourés. Des femmes sont venues nous apporter de quoi manger et de quoi boire. Je me souviens aussi du visage des hommes qui ont tiré la charrette et l’ont menée vers la cabane, ne voulant plus que Fédorine fasse le moindre effort. Puis il y eut le curé Peiper, qui était jeune alors et plein d’entrain, qui croyait encore à ce qu’il disait, et puis le Maire, un vieil homme à grandes moustaches blanches et catogan, du nom de Sibelius Craspach, qui avait été jadis officier de santé dans les armées impériales. On nous a installés dans la cabane en nous faisant comprendre que nous pouvions y rester une nuit ou des années. Il y avait un grand poêle noir, un lit en sapin, une armoire, une table, trois chaises, ainsi qu’une autre pièce vide. Les murs de bois avaient une douce et chaude couleur de miel. Il y faisait chaud. La nuit, on entendait parfois le murmure du vent dans les hautes branches des sapins tout proches et le craquement du bois caressé par le souffle du poêle. Je m’y endormais en pensant aux écureuils, aux blaireaux et aux grives. C’était un paradis.
Ici, dans la resserre, je suis seul. Ce n’est pas un endroit de femmes, jeunes ou vieilles. Le soir, les bougies y lancent leurs ombres fantastiques. Les poutres jouent une musique sèche. J’ai l’impression d’être très loin. J’ai l’impression, peut-être fausse, qu’ici rien ne peut me déranger ni m’atteindre, que je suis à l’abri de tout et de tous, alors même que je suis au cœur du village et que tout autour, il y a les autres, qui n’ignorent rien de moi, de mes respirations et de mes faits et gestes.
J’ai posé la machine sur la table de Diodème. Après sa mort, Orschwir a fait tout jeter et brûler, les habits, les quelques meubles, les romans, sous prétexte qu’il fallait faire place nette pour accueillir le nouvel instituteur. C’est Johann Lülli qui a remplacé Diodème. C’est un enfant du pays. Il a une jambe plus courte que l’autre, et une jolie femme à qui il a fait trois enfants dont le dernier est encore dans les langes. Lülli n’est pas très savant mais pas idiot non plus. Il faisait auparavant des écritures à la mairie, et maintenant, il fait ânonner les enfants, après avoir tracé sur le tableau des lettres et des chiffres. Lui aussi était là le soir de l’Ereigniës. J’ai aperçu parmi toutes ces têtes qui me regardaient sa tignasse rousse et ses larges épaules carrées qui font croire qu’il a toujours oublié d’enlever le cintre avant d’enfiler sa veste.
La table de Diodème, je n’en avais pas vraiment besoin, mais j’avais envie de garder quelque chose de lui, quelque chose qu’il avait touché, qui lui avait servi. Sa table lui ressemble. Deux beaux panneaux de noyer ciré, collés bord à bord sur quatre pieds simples, sans chichis ni ornements. Un grand tiroir fermé à clé, mais je n’ai pas la clé. Je n’ai pas eu non plus la curiosité de le forcer, pour voir s’il contenait quelque chose. Quand je secoue un peu la table, aucun son n’en provient. Il m’a tout l’air d’être vide.