CHAPITRE XVI

 

— Il est perdu, Mauri ! souffla Karel, horrifiée.

Blottis dans la bulle rapide à quelques centaines de mètres, ils avaient assisté à cet étrange combat et, jusqu’au dernier moment, ils avaient cru que Robi en sortirait vainqueur. Ils avaient en lui une telle confiance !

Mais Robi était à terre, solidement maintenu par les huit énormes araignées qui tentaient de cisailler ses mains et ses bras !

Mauri, tendu, légèrement penché en avant, ne répondit rien. Il espérait encore. Brusquement, il gronda :

— Descends, Karel ! Il ne peut se dégager ! Descends !

— Mais…, que vas-tu faire ?

— L’aider de mon mieux. Foncer sur eux avec la bulle. Mais pas toi. Moi seul.

Elle secoua la tête et eut un petit rire sans joie.

— Tu es incapable de diriger cet engin, Mauri. Moi, je le puis. Déjà, elle mettait en marche à toute vitesse et fonçait vers les Rochs. Du coin de l’œil, elle surveillait Mauri. Elle se demandait si celui-ci, comme l’eût fait Helge en pareille circonstance, allait trouver une échappatoire, décréter qu’il était trop tard, que…

— Tu es une femme brave, Karel, dit Mauri simplement. Il essaie de nous sauver, nous ne pouvons l’abandonner.

Tout en parlant, il préparait son arc et ses flèches ! Karel se dit qu’Helge n’aurait jamais osé attaquer les Rochs. Quoi qu’elle fît, elle comparait encore les deux hommes. Mais plus le temps passait, plus elle comprenait que Mauri l’impulsif, c’était bien autre chose qu’Helge le calculateur.

A une vingtaine de mètres du groupe constitué par Robi, qui se débattait, et les huit Rochs qui tentaient de cisailler ses mains, elle arrêta la bulle qui se posa docilement sur le sol. Elle ne dit rien. Elle avait connu les jeunes hommes de la cité-dôme, et elle savait avec certitude qu’aucun d’entre eux n’eût osé quitter la bulle en de telles circonstances. Elle se demandait intérieurement si Mauri aurait le courage de descendre et de décocher ses flèches sur les Rochs arachnides.

Or, il se produisit une chose totalement différente. Mauri lança son arc sur les coussins arrière et gronda :

— Ça n’aurait aucun effet sur de telles créatures !

En même temps, il dégainait son couteau, ouvrait la porte et sautait à l’extérieur de la bulle. Karel, qui, sans connaître la peur, tremblait de la tête aux pieds, eut un sourire ravi. Mauri, pas plus qu’elle, n’avait une chance sur mille d’en réchapper, et elle le savait, mais elle était heureuse de mourir en compagnie d’un homme. Un vrai.

Mauri, couteau à la main, fonça sur le groupe des Rochs.

… La douleur devenait extrêmement violente, mais elle fournissait à Robi certaines précisions. Les Rochs ne tentaient nullement de cisailler son épiderme (ils avaient essayé, mais n’avaient pu réussir). Ils le maintenaient couché grâce à leurs soixante-quatre membres, et ils avaient bloqué toutes leurs « mâchoires » sur le poignet gauche de leur adversaire. Seize mâchoires, pendant que quarante-huit pinces empêchaient Robi de se relever. Et ces seize mâchoires serraient, tordaient, jusqu’au moment où le poignet se briserait.

Et ce moment-là ne tarderait pas… Robi le comprenait ! Il souffrait atrocement. Quelques secondes encore, et…

Comme dans un voile, il aperçut la bulle qui s’arrêtait à quelques mètres, Mauri qui descendait, couteau au poing.

— N’avance pas ! hurla-t-il… Fuyez, Karel et toi !

Puis il hurla, parce que la pression devenait telle que son poignet commençait à se disloquer… Tout à coup, plus rien. Plus de souffrance. Plus de Rochs. Pendant une infime fraction de seconde, Robi se demanda si le système de désintégration n’avait pas fonctionné bien qu’il ne fût pas menacé de mort, s’il ne se retrouvait pas sur quelque nouvelle planète…

Puis, relevant la tête, il aperçut Mauri tout près de lui, indécis, incrédule, son couteau à la main, et…, et les Rochs à vingt ou trente pas, écroulés à terre, et qui se relevaient avec peine comme après un choc violent.

D’un bond, il se leva. Et, aussitôt, il comprit pourquoi Mauri s’était figé à quelque distance.

L’Être était là avec sa scintillante colonne de lumière.

— C’est toi qui m’as sauvé ! murmura Robi.

— Bien sûr. Tu es mon ami. Un simple flux d’énergie, et pftt… Plus de Rochs. Il était temps, je crois.

Dans l’esprit de l’Être, Robi lut à la fois une amitié vraie et une ironie à peine déguisée.

— Oui, murmura Robi. Il était temps, et je m’en souviendrai.

Puis, très vite, à Mauri :

— Merci, ami… Mais pars vite ! Reprends la bulle, et va préparer vos dispositifs de défense dans la vallée. Les Rochs sont décidés à vous détruire jusqu’au dernier. Si même tu pouvais alerter ceux de la cité-dôme…

Il se tut. Les Rochs revenaient lentement, groupés, mais, heureusement, dans leur désarroi, ils n’avaient pas eu l’idée de mettre en fonctionnement leurs écrans calorifiques et électriques, sans quoi Mauri eût péri aussitôt. L’homme de la vallée noire n’hésita pas. Il regarda Robi, puis l’Être, très vite, puis il recula vers la bulle qu’il avait abandonnée. Les Rochs se désintéressaient de lui. Robi, satisfait, lisait en eux cette caractéristique des races faibles : ils ne savaient pas admettre la défaite. Certains prétendent que l’entêtement dans l’erreur est une qualité. Robi ne l’admettait pas : ses circuits avaient été imaginés par Allan, la plus brillante intelligence de sa planète d’origine.

Les Rochs s’approchaient en demi-cercle. Ils se maintenaient sur quatre membres, et brandissaient les quatre autres avec menace.

Tout en surveillant Mauri qui s’éloignait vers la bulle et qui, dépassé par les événements, se campa à quelques pas de l’engin afin de pouvoir intervenir si besoin en était, Robi explorait les pensées des autres – c’est-à-dire des Rochs, puisque l’esprit de l’Être ne lui était perméable que lorsque celui-ci parlait.

Les Rochs étaient furieux, pas de doute. Mais pas tellement envers celui qu’ils avaient terrassé. En eux, Robi passait au second plan. Leur flux de colère s’élevait vers l’Être qui, en intervenant, les avait privés d’une victoire.

Soudain, s’éleva la voix de l’Être. Ses sifflements, plutôt.

— Il parle afin que tu comprennes ce que je pense, ami, car si tu lis en eux, tu ne peux lire en moi tant que je suis silencieux, tu me l’as toi-même avoué. Ils témoignent beaucoup de colère envers moi.

— Je le vois, fit Robi. Est-ce parce que tu les as balayés d’un seul souffle ? L’expression fut très agréable à l’Être qui répondit en jubilant :

— C’est cela. D’un seul souffle. Ils sont effroyablement vaniteux. Je n’ignore pas que, actuellement, ils sondent mes pensées, et je tiens à ce qu’ils sachent que, pour moi, ils ne sont que d’humbles créatures protoplasmiques que j’anéantirais sans perdre la millième partie de mon énergie.

— Malgré leurs boucliers de champs de force ? demanda Robi, très intéressé.

— Pffft !… répondit l’Être.

Robi, qui surveillait les Rochs, nota aussitôt que ceux-ci s’étaient immobilisés. La crainte les paralysait, reléguant leur colère au second plan.

— Pourquoi ne les détruis-tu pas, puisque tu peux le faire ?

— Parce que ce sont des créatures pensantes, et qu’ils ne puent pas, répondit l’Être simplement.

— Mais ils l’ont avoué, ils s’apprêtent à détruire la race humaine !

— Et que m’importe ?

— Je suis ton ami. Les humains sont mes amis. Les amis de tes amis ne sont-ils pas ?…

L’Être lui coupa la parole.

— Il ne m’est guère difficile de comprendre que tu essaies de me faire accomplir des actes irréparables…, et pourtant, tu te dis mon ami. En vérité, je le sais, tu n’as d’amitié que pour deux des humains puants : les deux qui t’attendent là-bas dans la bulle.

— Ces deux-là, tu les protégeras ?

— Oui, dit l’Être. Et les Rochs le lisent dans mon esprit. Je n’admettrai pas qu’ils y touchent, pas plus qu’à toi. Quant aux autres humains puants, qu’ils se défendent seuls.

Tristement, il ajouta :

— Depuis que le soleil jaune est masqué, je ne puis plus reconstituer mon énergie, ne l’oublie pas.

Robi écouta de nouveau les pensées des Rochs. Après les déclarations de l’Être, elles étaient plus calmes. L’un d’eux, porte-parole muet, demanda :

— Nous pouvons donc facilement nous entendre, Etre. Nous sommes d’accord pour ne pas attaquer cet humain et ses deux compagnons, puisque cela semble te faire plaisir.

— Oui, répondit l’Être. Grand plaisir.

Robi sursauta.

— Je ne comprends pas ta passivité, gronda-t-il. Comment ? Ces envahisseurs ont établi un écran solaire qui te condamne à brève échéance et tu ne fais rien pour qu’ils le disloquent ?

— Continue à lire dans leur esprit, demanda l’Être avec tristesse.

Robi obéit. Et, tout de suite, il apprit que les Rochs, à partir de leurs astronefs spécialement conçus, étaient capables de masquer le rayonnement d’un soleil, mais il leur était totalement impossible de détruire l’écran lorsque celui-ci était en place.

— Même s’ils le voulaient, ils ne le pourraient pas, ajouta l’Être. Il y a là une sorte de fatalité. L’écran est en place, et je te le dis sans chercher à te peiner, ni toi ni les humains puants ne sont capables de le détruire. Et les Rochs ne le peuvent pas. Donc, la saine logique commande de céder la place aux Rochs à la condition qu’ils te ménagent, toi et tes deux compagnons.

Robi ne répondit rien. Il tourna le dos, alla vers la bulle rapide, poussa Mauri à l’intérieur, s’y assit lui-même. Sous la main ferme de Karel, l’engin s’arracha au sol et partit à toute vitesse vers la vallée noire.

L’Être demeura pensif. Il se demandait s’il ne venait pas de se fâcher avec son unique ami.

… – Ne va pas trop vite, Karel, demanda Robi.

Docilement, elle ralentit l’allure de la bulle rapide. Robi s’était retourné et regardait au loin. Les Rochs s’étaient mis en marche, dédaignant l’Être de lumière immobile. Robi tenait à juger la vitesse de leur déplacement. Il fut aussitôt rassuré. Peut-être cette planète avait-elle une masse supérieure à celle de leur planète d’origine, mais ils semblaient très maladroits. Plutôt des crabes que des araignées, se dit Robi. Si cela continuait, ils n’étaient guère capables de rattraper un humain à la course. Et comme leurs boucliers offensifs ou défensifs ne s’établissaient qu’à quelques pas d’eux, l’humanité pourrait survivre, même s’ils détruisaient la cité-dôme, même s’ils envahissaient la vallée noire.

Survivre… Le cœur de Robi se serra. Comment survivre sur une planète vouée à la pénombre ? Jamais plus le soleil jaune ne réchaufferait les humains, et les cultures de la vallée noire.

Le problème était là, et non dans l’invasion des Rochs. L’unique moyen de sauver la planète, c’était de détruire l’écran solaire.

— Nous perdons du temps, fit Mauri à voix basse. Ces créatures ont lu dans l’esprit des Etres l’existence de la vallée noire et de la cité-dôme. Il faut avertir au plus vite nos compagnons.

Robi le regardait avec curiosité.

— Ceux de la cité-dôme sont vos ennemis, dit-il, et tu veux pourtant les alerter ?

— Ces querelles appartiennent au passé, répliqua Mauri. Nous sommes des humains, eux et nous. Il faut sauver la race.

Conscient tout à coup de ce que Robi, lui, n’était qu’une machine, il se tut, confus. Mais Robi lui sourit gentiment et expliqua avec patience :

— Tous tes semblables réagissent comme toi. Vous supposez que, parce que je ne suis pas humain, je me sens inférieur à vous. Détrompe-toi. Ni supérieur ni inférieur. Je suis « moi », comme vous êtes « vous ». Comme les Rochs sont les Rochs.

Et, tourné vers Karel :

— Fonce à toute vitesse vers la cité-dôme.

— C’est cela, fit Mauri, rasséréné. Je les alerterai.

Robi eut un sourire.

— Ils reconnaîtraient aussitôt que tu viens de la vallée noire et, tels que je les connais, ils tireraient sur toi. Moi, vois-tu, j’ai une supériorité sur toi : je me moque de leurs armes. C’est donc moi qui les avertirai. Et n’en sois pas jaloux…

Il riait, avec une pointe d’ironie.

— Pendant que j’irai, tu seras seul avec Karel, acheva-t-il.

Mauri ne répondit rien, preuve que cela ne lui était pas désagréable.