CHAPITRE X
Au moment d’entrer dans la grotte aux machines, Robi eut une hésitation. Il pensait au rendez-vous qu’il avait fixé à l’Être, « au lever du soleil jaune ». Comment s’y trouver si on l’enfermait ? D’un simple regard, il avait jugé la porte de la grotte. D’une incroyable épaisseur, faite d’énormes planches maintenues par d’indestructibles traverses, il ne pourrait en venir à bout à coups d’épaule.
— Mauri… Vers quelle heure me libérera-t-on ?
— Au lever du soleil jaune. C’est le moment où tout le monde se met au travail.
— Je croyais pourtant qu’il n’éclaire jamais la vallée noire ?
— En effet. Mais sa réverbération sur les parois suffit pour nous tirer de la nuit. Comme tu le constates, le soleil gris ne parvient pas à percer les ténèbres.
Robi réfléchissait, très vite. Puisqu’on le libérerait au moment où l’Être se présenterait à l’entrée de la vallée, il n’aurait que quelques minutes de retard au rendez-vous. L’Être attendrait certainement un peu. « Et si l’on tente de me retenir, pensa-t-il, je m’enfuirai sans peine. Avec leurs arcs, leurs flèches et leurs couteaux, ils ne peuvent rien contre moi. »
— Bien, dit-il. J’ai ta parole que cette porte sera ouverte dès le lever du soleil jaune ?
— Tu l’as, répondit la voix de bronze. Et je n’y ai jamais manqué.
Robi passa sans ajouter un mot. Derrière lui, la porte se referma. Il entendit cliqueter des chaînes, des cadenas… Il fit la moue. Déjà, son troisième cerveau lançait un appel d’alarme : « Tu n’aurais pas dû ! Tu n’aurais pas dû !…» Évidemment, il venait de commettre une sottise. C’était un des points qui différenciait Robi des robots ordinaires. Il ne se trompait jamais (quand il était en possession des éléments suffisants) pour découvrir la véritable solution à un problème, mais rien ne prouvait qu’il suivît les directives élaborées par le cerveau troisième, parce que les deux autres cerveaux avaient des réactions purement humaines. Son créateur l’avait voulu ainsi. Un humain ne réagit pas toujours comme la logique lui ordonnerait de le faire. Robi était plus humain qu’un humain.
« Tu n’aurais pas dû te laisser enfermer ! Rien ne prouve qu’ils ouvriront cette porte…»
Certes ! Mais il disposait de toute la nuit pour se tirer d’affaire. Cependant, le cerveau trois lançait un nouveau cri d’alarme : « Quelle est la duré de la nuit sur cette planète ? Tu l’ignores. Tu ne l’as même pas demandé… Suppose qu’elle soit très brève, que…»
Non. Cerveau troisième s’interrompait de lui-même et rectifiait : « Erreur. Mes circuits me dictent une information relativement précise. La durée du jour étant approximativement celle de la nuit puisque, d’après la position des soleils, nous sommes à peu près sur l’équateur de la planète, la nuit sera longue…, parce que le jour a été long. Il avait déjà commencé quand tu t’es réintégré dans la cité-dôme, et voilà des heures et des heures qui ont passé. Tu disposes donc d’un temps aussi long. »
Tout en écoutant son cerveau, Robi se mettait en marche dans la nuit, à tâtons, bras en avant. Presque tout de suite, il buta contre un appareil volumineux, qu’il palpa du bout des doigts et dans lequel il reconnut une « bulle ». Était-ce l’engin rapide dont on lui avait parlé ? Dans l’affirmative, cet appareil lui serait très utile pour joindre l’astronef en panne. Malheureusement, il n’avait aucune certitude et, plus que jamais, il regrettait qu’Allan, son créateur, ne lui eût pas permis de voir dans l’obscurité. Pour Allan, c’eût été facile…, mais il s’était obstiné à donner naissance à un robot humain.
« Fais de la lumière ! ordonnait le troisième cerveau. Qu’attends-tu ? »
Le cerveau deuxième répondit aussitôt : « Facile à dire ! Mais avec quoi ? » Et le cerveau premier décréta : « Peut-être y a-t-il ce qu’il faut, briquet ou allumettes, dans cette bulle ou dans une autre. Les humains ont la manie de placer leurs allume-feu dans une petite case du tableau de bord. Regardes-y…»
Robi chercha. Dans cette bulle, rien. Mais, à tâtons toujours, il en trouva une autre et, là, un briquet. *+Enoraie, muni d’une longue mèche d’étoupe ou d’amadou… Êtait-il en état de fonctionner ? L’étincelle jaillit à la première tentative, mais il ne put rien voir à la clarté leucémique du point rougeoyant qui s’était allumé sur la mèche.
Il ramassa à terre une poignée de débris – probablement des feuilles sèches – et, avec le plus grand soin, il en alluma une poignée en soufflant sur la mèche incandescente. A coups de pied, il dut balayer le tapis de feuilles qui jonchaient la grotte afin que tout ne flambât pas. Nul n’avait pensé à ce danger. Il n’était qu’une machine, et on n’a jamais vu une machine allumer du feu avec un briquet.
En quelques secondes, il eut repéré un étrange appareil, semblable à une gigantesque araignée, destiné peut-être à ratisser les champs. L’engin était construit en bois résineux. Il le démantela, fabriqua plusieurs torches, alluma l’une d’elles.
Dès lors, il put explorer sa prison. Deux choses le frappèrent aussitôt : l’incroyable entassement de machines, et les dimensions de la caverne. Fort probablement, les survivants des humains avaient choisi cette vallée non seulement parce que la clarté du soleil jaune n’y pénétrait jamais, mais encore parce que la montagne était truffée de grottes et de souterrains naturels. L’anxiété de Robi se dissipa. Dans de telles conditions, il serait étrange qu’il ne découvrît pas quelque issue par laquelle il pourrait se faufiler.
Les machines… Il y en avait des centaines ! Une poussière fine les couvrait, preuve de ce qu’elles étaient au repos depuis des années. Il passait près d’elles avec curiosité. Beaucoup de bulles. On les avait abandonnées. Les humains de la vallée noire vivaient en vase clos. Depuis très, très longtemps, ils n’avaient pas quitté leur refuge. La preuve en était qu’ils avaient creusé le fossé qui les protégeait des incursions de ceux de la cité-dôme.
Robi, soucieux, fronça les sourcils. Il n’avait pas pensé à ça. Même s’il découvrait la « bulle rapide » dont lui avait parlé l’Être, comment quitterait-il la vallée avec cet engin ? Le fossé constituait un obstacle infranchissable. Robi avait beau être d’une force herculéenne, il connaissait ses limites. Il pouvait renverser une bulle, la soulever peut-être, mais certainement pas l’emporter sous le bras comme il avait emporté Helge !
D’une bulle à l’autre, il découvrit d’autres appareils. Certains ne posaient aucun problème : à les voir, on devinait leur destination. Il y avait beaucoup d’engins agricoles…, abandonnés. Robi le savait, la population de la vallée n’avait cessé de décroître, d’où sans doute l’abandon de certaines surfaces difficilement cultivables.
Sa torche s’éteignait. Il en alluma une autre. Le bois, très résineux, dégageait une abondante fumée. Il mit près d’une heure à faire le tour de la grotte, en examinant les machines et les parois de roc. Lorsqu’il eut terminé son inspection, il était très soucieux : il n’avait pas découvert la moindre fissure. Quant au « plafond », il était si haut qu’il ne l’apercevait même pas.
Il revint vers la porte, l’étudia avec soin et haussa les épaules. Impossible de la défoncer. Bien sûr, il y avait un moyen, mais il ne l’utiliserait que lorsqu’il aurait la certitude qu’on ne lui rendrait pas sa liberté au lever du jour. Il ne tenait pas à entrer en conflit avec les humains de la vallée noire.
La torche s’éteignait. Il ne la ralluma pas. Comme il ne savait que faire, il s’allongea à même le sol et se mit en sommeil. Il ne dormait pas dans le sens où l’entendent les humains. Tous ses sens étaient encore en éveil. Il ne se reposait pas davantage : il n’avait nul besoin de repos. Il attendait, voilà tout.
Et les heures s’écoulèrent ainsi, dans l’attente du lever du soleil jaune.
… Lorsque Mauri avait eu enfermé le robot dans la grotte aux machines, il était revenu vers la salle du Conseil. Il avait parfaitement compris que la décision des chefs n’était que provisoire, qu’ils s’étaient ainsi accordé un temps de réflexion. Et, parce qu’il pensait sans cesse à Karel, la belle femme de la cité-dôme, l’inquiétude naissait en son âme. Les humains de la vallée noire n’étaient pas tendres pour ceux de la cité qui, de temps à autre, tentaient un raid éclair afin de ravir des femmes. Cette fois, ce ne serait certes pas la mort, puisqu’on n’avait aucune certitude, mais peut-être une condamnation au travail forcé aux Trois Sources. Ce qui revenait à peu près au même. Les sources étaient situées sur le flanc de la montagne, à un quart d’heure de marche de la vallée et le terrain, parsemé de rochers énormes, était impraticable aux bulles. Elles fournissaient l’eau, pour les usages domestiques et pour l’arrosage, et s’écoulaient jusqu’à la vallée noire par des canalisations à ciel ouvert creusées à même le roc. On avait oublié combien d’humains avaient péri sous les coups des Êtres alors qu’ils creusaient ces canalisations. Des centaines et des centaines. A l’origine, on avait prévu de recouvrir ces ruisseaux à l’aide de dalles de pierre, mais la vallée avait si bien été bloquée par les Êtres, et la population s’était tellement amenuisée que l’on n’avait jamais pu le faire. Or, parce que ces arrivées d’eau étaient à ciel ouvert, une terrible menace pesait constamment sur les humains de la vallée : au cours des orages et des tempêtes de vent, le flanc de la montagne, fait de roche friable, envahissait les canalisations et les bouchait. L’eau était alors détournée et n’arrivait plus jusqu’à la vallée. Depuis qu’il avait l’âge d’homme, Mauri s’en souvenait, on avait manqué d’eau cinq fois, pendant plusieurs jours, jusqu’à ce que des volontaires courageux aient fait le sacrifice de leur existence pour déboucher les canalisations. Ils travaillaient en toute hâte, de nuit, à la faible clarté du soleil gris, mais il se trouvait toujours qu’un Être passât par là et, fonçant sur eux, les pétrifiât. A moins qu’ils n’eussent le temps, ce qui était rare, de se réfugier à la source même, au fond de la caverne obscure d’où surgissait l’eau. Des centaines avaient péri. D’où la décision habituelle du Conseil : les voleurs de femmes déboucheraient désormais les canalisations, sous la surveillance d’un humain de la vallée qui, lui, resterait dans la caverne-source.
Allait-on condamner Karel à affronter les Êtres ? Certes, ce non-humain qu’il venait d’enfermer dans la grotte aux machines prétendait, avec quelque apparence de raison, que les Êtres n’attaqueraient plus les humains. Mais si c’était un piège ? Cette femme était très belle…, mieux que belle : émouvante. Il est impossible que…
Mauri s’essuya le front. Il arrivait devant la grotte du Conseil. A l’entrée, personne. Depuis beau temps, les habitants de la vallée faisaient confiance à leurs chefs élus. On les choisissait pour leur bon sens présumé et non parce qu’ils parlaient haut et fort en lançant d’impossibles promesses.
Il s’approcha lentement. Le Conseil s’était réuni de nouveau à la lueur fumeuse de deux torches. Une femme parlait, sur le ton de la conversation. Tout de suite, Mauri fut rassuré. Elle se déclarait de l’avis des autres, elle, dernière à exprimer son opinion. Les deux humains de la cité-dôme n’étaient pas venus afin d’enlever des femmes, puisqu’ils formaient un couple aimant.
Sans trop comprendre encore pourquoi, Mauri grinça des dents. Il continua à écouter. Quelques heures plus tôt, il ne l’eût jamais fait. Il avait toujours tenu en horreur la curiosité. Mais cette nuit-là, il s’agissait de Karel…
— Comme vous tous, ajoutait la femme, je suis d’avis d’accepter parmi nous les deux fugitifs, avec mise à l’épreuve. Nous saurons très vite s’ils ne nous ont pas menti, et si les Êtres ont vraiment décidé de nous ménager. Ce qui, en toute franchise, me semble impensable.
Il y eut un silence, puis le vieux Garec demanda à mi-voix :
— Voilà qui est réglé pour les deux humains. Mais pour l’autre ?
Encore un silence. Puis quelqu’un :
— Croyez-vous qu’il ne soit qu’une machine comme il le prétend ?
— C’est impensable ! répondit la même femme.
Décidément, elle tenait à ce mot. Mauri ne réussissait pas à la reconnaître. Peut-être était-ce Ann, l’aînée de ceux du Mi-Flanc.
— Les flèches se sont brisées sur lui ! Il a sauté le fossé en portant son compagnon sous le bras !
— Un surhomme peut-être, répliqua-t-elle sur un ton pincé. Mais une machine, non ! Son apparence est parfaitement humaine. Il parle, il raisonne… Aucune civilisation ne pourrait fabriquer ça !
La voix cassée du vieux Garec murmura :
— J’en suis moins sûr que toi, Ann… Sans l’invasion des Êtres, qui sait jusqu’où se serait élevée notre civilisation technique ? Nous déclinons sans arrêt… Et c’est pourquoi je pense que ce serait merveilleux si les Êtres nous laissaient désormais en paix.
— Cela n’a rien à voir avec notre prisonnier, fit Ann, glaciale.
— Je ne sais. D’après ce que nous avons appris, c’est lui qui est entré en contact avec les Êtres. Il connaît leur langage…
— Il est extrêmement dangereux, fit-elle très vite. Vous rendez-vous compte de ce que nous n’avons aucun moyen d’action contre lui ? S’il est humain, nous pouvons espérer qu’il prendra véritablement notre parti. Mais si ce n’est qu’une machine, ce que je ne crois pas, pourquoi se préoccuperait-il de notre sort ? Avant tout, il faut savoir ce qu’il est réellement. Je suppose que personne n’a changé d’idée et que la proposition que j’ai faite, et qui a été acceptée, est toujours valable ? Ils se consultèrent à voix basse, et le vieux Garec affirma :
— Oui, Ann… Aussi bien, nous ne disposons pas d’un autre moyen. Enfermé où il est, il est réduit à l’impuissance. Attendons. S’il est vraiment une machine, il ne souffrira pas d’un long emprisonnement. Si, par contre, c’est un humain, il devra boire et manger… Et nous serons alors fixés. Je vais ordonner que l’on poste deux veilleurs devant la grotte où il est enfermé. Dans quelques jours, si la soif le torture, nous saurons s’il nous a menti.
Mauri ne réfléchit même pas : incrédule, il avança vers le Conseil.
— Mais vous avez donné votre parole de le libérer au lever du soleil jaune ! s’écria-t-il.
Il y eut un silence, puis Ann dit avec ironie :
— Tu nous épiais, toi, Mauri, toi, la droiture même ?
— J’entendais, répliqua Mauri. Les séances du Conseil ne sont pas secrètes, vous le savez mieux que moi.
— En effet. Mais l’usage veut que ceux qui y assistent se montrent au Conseil et ne l’espionnent pas dans l’ombre.
Mauri sursauta, fit effort pour ne pas répondre. Il continuait à avancer, et se campa devant le vieux Garec.
— C’est toi, Garec, qui m’as appris qu’une parole donnée est sacrée. Vous avez donné votre parole.
— Rien de tel, fit quelqu’un avec ennui. Nous avons dit à cette créature, homme ou machine, que nous lui donnions l’hospitalité cette nuit dans la grotte.
— Et que vous le libéreriez au lever du jour !
— Ah ! bah ? fit Ann, ironique. Je ne m’en souviens pas. Et toi, Garec, t’en souviens-tu ?
Il y avait une certaine émotion dans la voix de Garec quand celui-ci s’adressa à Mauri :
— Tu as été mon élève préféré, fit-il tout bas. Mais à l’âge que tu as, tu as dû comprendre depuis longtemps que, lorsqu’on dirige les destinées d’un peuple, on ne peut pas toujours dire la vérité. Quand la sécurité est en jeu, certains mensonges s’imposent.
— C’est un raisonnement de vieillard ou d’ambitieux, dit Mauri sèchement.
Il reprit aussitôt avec chaleur :
— Pardonnez-moi, je vous en prie… Nous avons cette nuit une occasion inespérée d’en finir avec la triste vie de reclus que nous menons. Dès demain, la planète tout entière peut redevenir le champ d’action qu’elle a été pour nos ancêtres. Pour cela, il suffit que nous ayons une certitude : les Êtres sont-ils vraiment décidés à nous laisser en paix ? Or, cela, notre prisonnier seul peut nous le dire, puisqu’il est seul à comprendre le langage des Êtres, et qu’il a rendez-vous avec l’un de ceux-ci au lever du soleil. S’il ne se trouve pas au rendez-vous, que se passera-t-il ? Ne craignez-vous pas que l’Être ne suppose que nous avons rompu cette sorte de pacte que nous communiquait notre prisonnier ? Et que risquez-vous à laisser celui-ci sortir de la vallée avant le lever du jour ?
Il se tut, parce qu’Ann riait très fort.
— Tu parles bien, Mauri, fit-elle… Presque aussi bien que le jour où les jeunes t’ont désigné comme le chef des défenseurs du fossé.
Il essaya de voir le visage de la femme à la clarté fumeuse des torches, n’y parvint pas, hocha la tête. Cette fois, il avait compris. C’était une chose qu’il avait oubliée parce qu’il était incapable de rancune. Deux ans plus tôt, quand il avait fallu élire un chef pour les jeunes qui surveillaient les entrées de la vallée, il s’était heurté au fils aîné d’Ann, qui avait posé sa candidature. Les jeunes avaient voté en masse pour Mauri – et Ann considérait cela comme un affront personnel. Voilà qui expliquait son attitude haineuse envers les nouveaux venus présentés par Mauri.
— Je demande au Conseil d’examiner de nouveau la situation du prisonnier, dit-il lentement.
— Et de quel droit le demandes-tu ? fit Ann, dédaigneuse.
Mauri attendit un peu, espérant que le vieux Garec apaiserait cette femme hargneuse, mais Garec ne dit rien. Un brave homme, Garec…, mais membre du Conseil depuis des dizaines d’années, et qui entendait bien y rester. Pour cela, comme il n’avait pas l’appui des jeunes, il ne pouvait compter que sur les femmes. Ann l’avait dompté. D’ailleurs, il se ramollissait un peu depuis quelque temps.
— Tout habitant de la vallée a le droit cle demander des comptes au Conseil, dit Mauri avec fierté.
— Certes, mais pas en troublant une séance. Plus tard, dans huit jours par exemple, répliqua la femme avec ironie.
Mauri baissa la tête. Depuis longtemps, il doutait de l’efficacité de ce « gouvernement ». Il n’y avait pas de « partis politiques » dans la vallée, mais c’était pire : il y avait des clans. Et les faveurs se marchandaient au Conseil d’un clan à l’autre, sans que l’on tînt compte de l’intérêt général. Les jeunes le savaient aussi bien que leurs aînés, mais alors que ceux-ci, peu ou prou favorisés, ne demandaient nul changement, les jeunes commençaient à contester. Et Mauri, sans rien avoir fait pour cela, était leur chef de file, ils l’avaient adopté.
— Ann, reprit-il doucement, je ne suis pas assis à vos côtés, et pourtant j’aurais pu y être, en doutes-tu ?
— Je n’en doute pas, répondit-elle. Tu as su fanatiser tous les jeunes. Quand tu parles, ils t’écoutent bouche bée. J’ai même mis le Conseil en garde contre la possibilité de certains actes rendus possibles par la force, mais qui n’auraient aucune légalité.
— Explique-toi ! cria Mauri, furieux.
Elle ne répondit pas. Il se calma par un effort sur lui-même et reprit :
— Une fois de plus, je demande au Conseil d’examiner de nouveau la situation du prisonnier, et j’insiste pour qu’on lui accorde sa liberté, au moins provisoirement, quand le soleil jaune se lèvera.
— Et, une fois de plus, nous te répondons que cela n’est pas possible, fit Ann du bout des lèvres. La décision a été prise. Afin de sauvegarder l’existence de ceux dont nous avons la charge, nous désirons savoir si cette créature est un humain ou une machine.
— Mais l’Être l’attendra demain matin ! S’il ne se présente pas au rendez-vous, tout va continuer comme avant !
Il avait trop parlé. Même le vieux Garec fut choqué, il se pencha en avant et demanda :
Tu estimes donc que nous vivons une existence misérable ?
— Oui, cria Mauri, furieux. Une existence lamentable, alors que nous pourrions avoir la clarté du soleil jaune, les grands espaces de la planète, et tant et tant de champs que nous ne serons jamais assez nombreux pour les labourer et les ensemencer ! Voilà ce que votre obstination nous fait perdre. Mais, soyez-en certains, même si je dois bafouer votre autorité, je ferai tout pour qu’une telle occasion ne soit pas perdue.
Il remarqua qu’Ann hochait la tête.
— Voilà que tu nous menaces, Mauri, fit-elle. Il faut croire que cette Karel, cette jeune femme de la cité-dôme, t’a totalement tourné la tête…