CHAPITRE XV
Une constatation s’imposait tout d’abord. Les Rochs étaient des arachnides. Enormes, d’un poids qui devait approcher celui d’un humain, et assurément beaucoup plus évolués que les araignées dont Robi avait fait la connaissance par hasard, certain jour où il explorait un grenier sur sa planète natale.
Mais c’étaient des araignées. Huit membres – à les voir s’agiter, on pensait à des bras plutôt qu’à des pattes – terminés par des « mains » simplifiées et diversifiées. Parfois, c’étaient des pinces, parfois des crochets, parfois, enfin, des mâchoires. Oui, des mâchoires à l’extrémité des bras, plusieurs Rochs en possédaient.
Ils étaient huit autour d’un engin en fuseau dans lequel Robi reconnut aussitôt un astronef. Mais cet appareil était ridiculement réduit. Une quinzaine de mètres de long, quatre ou cinq de diamètre à sa partie la plus enflée.
— Ils disposent de plusieurs de ces engins, murmura l’Être, nous l’avons lu en eux. Plutôt que de construire de gigantesques vaisseaux, ils ont préféré en fabriquer six. Nous avons lu dans leur esprit que c’était ainsi plus facile pour mettre en place des écrans solaires. A l’intérieur de leurs engins, ils sont parfaitement protégés contre toutes radiations. A l’extérieur, ils sont à la merci du soleil jaune. Je crois que…
— Merci, ami. Mais je vais savoir tout cela moi-même, décida Robi.
Il avança vers les Rochs, qui ne les avaient pas encore aperçus.
… – Mauri, murmura Karel… Oh ! Mauri, regarde ! Il s’approche de ces êtres répugnants !
A l’avant de la bulle rapide, elle se blottissait contre son compagnon. Elle n’avait pas protesté quand celui-ci avait suivi Robi à distance. Comme elle l’avait dit déjà, elle était l’unique descendante des empereurs, et la loi de la cité-dôme voulait qu’elle reçût une éducation virile. Elle ne connaissait pas la peur. Par contre, à la vue des Rochs, elle ne pouvait dompter l’horreur instinctive que lui inspiraient ces créatures.
— As-tu vu, Mauri ?… Horrible ! Ce sont des araignées !
— Certes, fit Mauri doucement. Eh bien ? Pour quelle raison l’homme aurait-il seul évolué sur tous les mondes ?
— Mais tu…, tu ne comprends pas…
Elle tremblait. Elle fit un violent effort sur elle-même pour déclarer :
— Ne crois pas que j’aie peur… Mais j’éprouve une horreur instinctive pour ces animaux. Dans la cité-dôme, nous avons beau les pourchasser, nous ne parvenons pas à nous en débarrasser…
— Je n’en ai jamais vu dans la vallée noire, fit Mauri. Sur le flanc de la montagne, quelquefois… Mais essaie de maîtriser tes nerfs, Karel. De toute évidence, ces êtres ne sont pas des animaux, mais des créatures très évoluées. L’engin posé près d’eux doit être un astronef… Or, nous, humains, nous n’en avons jamais construit aucun. Pars du fait qu’ils sont techniquement plus évolués que nous. Efface cette notion de répugnance…, et essaie de penser qu’ils sont au moins nos égaux.
— Des araignées ! balbutia Karel, encore incrédule.
— Cesse de te laisser dominer par cette horreur enfantine. Regarde Robi…
En effet, Robi, qui venait d’être repéré par les Rochs, s’approchait de ceux-ci lentement, sans hésitation et sans crainte. Il est probable que l’effet de surprise fut tel chez les envahisseurs qu’ils n’aperçurent pas la bulle, immobile loin de là, mais parfaitement visible, pas plus que l’Être réduit à une mince colonne fluorescente sur le flanc de la colline blanchâtre.
Lorsqu’il fut à une trentaine de pas, il commença à percevoir les pensées des Rochs. Leurs pensées et leurs questions. C’était un informe magma duquel surgissaient pourtant certains faits précis.
— Qui est-il ? Est-il dangereux ? Mettez en place les boucliers…
Et, au-dessous de cette réaction défensive :
— Sans doute représente-t-il les habitants de cette planète… Nous avons là une occasion unique d’apprendre l’efficacité de leurs armes contre nos champs de force. Certes, il ne porte aucune arme apparente. Mais nous ? C’est la même chose. Peut-être crée-t-il aussi des champs de force ? Le moment est venu de le savoir. Laissons-le approcher encore…
Robi enregistrait tout cela et attendait avec patience les pensées positives pour lui, c’est-à-dire celles qui lui fourniraient une indication valable. Il en capta une tout à coup.
— N’avancez pas vers lui… Il est trop loin pour que nos boucliers l’atteignent, mais inutile de s’en approcher, c’est peut-être un piège. Qu’il marche encore un peu, et il sera à la limite de portée.
Ï1 était facile d’en conclure que les « boucliers » ou champs de force, armes à la fois défensives et offensives, n’avaient d’effet que jusqu’à une dizaine de pas. Intéressant à savoir.
Il ralentit l’allure. L’Être avait eu beau essayer sur lui divers écrans d’énergie, il n’était pas très rassuré. Ses réactions humaines lui suggéraient la possibilité de formes négligées par l’Être et qui pouvaient le détruire. Provisoirement, bien entendu, puisque, par construction, il se désintégrait une fraction de seconde avant l’anéantissement total pour se réintégrer ailleurs. Mais il lui eût été très désagréable de disparaître alors que, sur cette planète, rien n’était réglé.
Une voix siffla à son oreille :
— N’aie aucune crainte. Ce que j’ai essavé sur toi est largement supérieur à tout ce dont disposent les Rochs. Ils ne peuvent rien contre toi, sinon t’empêcher d’avancer.
— Merci, ami, fit Robi, rasséréné. Puis, tout à coup, il entendit… Non ! Il n’entendait pas : il captait des pensées, celles des Rochs. Ils s’étaient tournés vers lui tous les huit, et il les sentait menaçants. Cependant, un fait les déroutait, et ils discutaient mentalement entre eux, stupéfaits.
— Cette créature converse avec l’Être de lumière, il n’y a pas de doute. Or, les Etres de lumière, nous en avons la certitude, sont extrêmement évolués…, c’est d’ailleurs pourquoi nous avons réparé leur astronef : en cas de conflit contre eux, nous étions vaincus d’avance. Pourtant, cette créature à quatre membres ne pense pas. Impossible de capter la moindre étincelle de raisonnement dans son cerveau, en admettant qu’elle en ait un…
Robi, plutôt amusé par le désarroi des envahisseurs, lança un flux de pensées.
— Vous ne captez rien en moi parce que je vous suis supérieur : je puis fermer mon cerveau. Ce qui ne m’empêche pas de lire en vous.
— Un écran mental ? suggéra l’un des Rochs.
— Aucun écran mental, répondit Robi par un nouveau flux de pensées. Il se trouve que nous, humains, nous pouvons contrôler notre cerveau infiniment mieux que vous ne le faites.
Et, persuasif :
— Nous avons entendu dire que vous aviez pris pied sur notre planète, et aussitôt, les miens m’ont délégué près de vous afin de vous prouver que vos armes sont inefficaces et que vous n’avez plus qu’à reprendre vos astronefs afin de chercher un terrain de chasse plus propice.
— Hélas ! ami, murmura l’Être… Tu as oublié qu’ils ont lu dans nos pensées ! En effet, presque aussitôt, Robi capta l’équivalent d’un rire général mais muet. Huit cerveaux d’arachnides s’égayaient.
« Nos armes inefficaces ! Mais nos écrans électriques vous foudroieront, nos écrans thermiques vous carboniseront… Quant à vos moyens d’action, le moindre champ magnétique arrêtera les flèches que lancent vos arcs ! » Puis, brusquement, avec menace : – Nos armes sont inefficaces ? Avance donc encore de quatre ou cinq de tes pas, et tu verras !
Robi contracta imperceptiblement les mâchoires. L’instant décisif était venu. Si l’Être avait commis une erreur, il allait disparaître, abandonnant à leur triste sort Karel, Mauri et les humains de la planète. Lentement, il avança. Quatre pas, cinq… Dix… Il était tout près des Rochs quand il capta le désarroi de leurs pensées.
« Inimaginable ! Un être protoplasmicme traverse sans s’en soucier les boucliers électriques et thermiques !… Dirait-il vrai ? Serions-nous à la merci des habitants de la planète ? »
A ce moment-là, Robi se crut vainqueur. Un instant encore, et il triomphait. La terreur et l’angoisse naissaient dans l’esprit des Rochs qui le prenaient évidemment pour un humain.
Soudain, il cessa de sourire. A quelques pas du Roch vers lequel il avançait, il venait de heurter une surface invisible, de consistance solide. Quelque chose comme un bloc de métal qu’il n’apercevait pas. Il reconnut aussitôt l’écran magnétique dont il avait expérimenté les propriétés avec l’aide de l’Être. Et il savait qu’il ne pouvait franchir un tel écran ! Les Rochs le devinèrent aussitôt, et il capta leur allégresse. Ils ne pouvaient atteindre les humains, soit, mais ceux-ci ne pouvaient davantage les atteindre ! Il y avait donc au moins possibilité de cohabitation. Pour l’instant, ils n’en demandaient pas davantage.
— Vois-tu, fit tristement l’Être qui avait glissé près de Robi, j’en étais certain. Tu ne peux les approcher, et donc les combattre.
Robi ne répondit rien. Il écoutait toujours les pensées des Rochs. Brusquement, il ordonna :
— Eloigne-toi, ami ! Vite…
— Mais…
— Eloigne-toi, je t’en supplie !… Ne comprends-tu pas ? Ils ne peuvent lire en moi, mais ils lisent en toi.
L’Être comprit aussitôt et disparut. Trop tard. Désormais, pour l’avoir décelé dans l’esprit de l’Être, les Rochs savaient que Robi n’était pas un humain, et qu’il disposait de facultés très supérieures à celles des humains. En particulier, ils avaient appris que ceux-ci étaient vulnérables aux écrans thermiques et électriques. Ce fut en eux un véritable chant de triomphe. Plus question, désormais, de cohabitation : ils avaient la possibilité de détruire totalement les habitants de la planète…, et ils étaient décidés à le faire.
Pendant une dizaine de secondes, Robi cessa de bouger, enregistrant le plus de détails possible au sujet des Rochs qui se concertaient. Il apprit ainsi une foule de choses, que les autres étaient incapables de dissimuler. Par exemple, que les boucliers énergétiques étaient produits par un plastron d’un métal particulier à leur planète d’origine, et qui, maintenu par des sangles, couvrait l’avant de leur thorax. Comme l’avait annoncé l’Être, ils étaient incapables de créer des champs sphériques, voire circulaires, ce qui revenait à dire que leur « bouclier » était placé devant eux. Si l’on tentait de les tourner, ils se contentaient de pivoter. Devant une masse d’ennemis, ils se groupaient de telle façon que les champs de force constituaient un polyèdre infranchissable… et redoutable.
Robi comprit aussi une foule d’autres détails, tel celui-ci, qui présentait une importance considérable : les Rochs, par suite de l’exiguité de leur astronef, n’avaient emmené avec eux aucun moyen de locomotion. Ils ne pouvaient donc se déplacer qu’à l’aide de leurs membres. Restait à savoir s’ils couraient plus vite que les humains… Cela, Robi ne put le lire pour l’excellente raison qu’il ne disposait d’aucun terme de comparaison, les Rochs n’ayant encore jamais rencontré d’humains.
Tout cela ne dura que quelques secondes, après quoi il eut une idée passablement saugrenue, née de sa fureur de ne pouvoir franchir l’écran magnétique.
Ce bouclier était produit par la plaque sanglée sur le thorax des Rochs, et dont il n’avait d’autre point d’appui que le Roch lui-même. Or, pour Robi, il se comportait comme un mur plein. On allait bien voir !
Arc-bouté sur ses deux jambes, sa large poitrine appuyée à la paroi invisible, il se mit à pousser de toute sa force, considérable.
La joie du triomphe lui arracha un long éclat de rire. Le bouclier reculait ! Il accrut sa poussée… A quelques pas, le Roch tentait de se cramponner au sol avec ses huit membres. Mais comment résister à Robi ? L’araignée pensante n’avait même pas la force physique d’un homme !
Cependant, les sept autres s’approchaient, avec un écœurant grouillement de pattes. Robi lut en eux qu’ils allaient tenter de le cerner en appliquant leur tactique du polyèdre à huit faces. Il recommença à rire. Brusquement, il se pencha. Ses doigts s’insérèrent dans le sable, et n’y rencontrèrent aucune résistance. Comme il l’avait compris, l’écran magnétique n’existait qu’au-dessus du sol.
Il rassembla toutes ses forces et, soudain, dans une prodigieuse détente, il souleva l’écran ! Il n’y avait nul mérite : fait d’énergie, le bouclier n’avait aucun poids. Avec un rire éclatant, il vit le Roch culbuter sur le dos, agitant ses membres en l’air, maladroitement. L’écran devait être à l’horizontale au-dessus de lui, et jamais, sans doute, aucun Roch ne s’était trouvé dans une telle position inconfortable !
Robi fonça, passant sous l’écran, arriva jusqu’au Roch qui, plutôt que de tenter de se relever, essaya de le saisir avec les pinces et les mâchoires qui constituaient l’extrémité de ses membres. Adroitement, Robi évita ces armes naturelles, tendit les deux bras, tira de toute sa force.
Les sangles qui maintenaient le plastron de métal cédèrent. Avec un nouveau hurlement de triomphe, Robi se releva, brandissant le générateur d’écrans, et il agita avec défi celui-ci au-dessus de sa tête. En même temps, pendant une infime fraction de seconde, il lança un flux de pensées.
« Quoi que vous fassiez, vous êtes vaincus d’avance ! Vos armes sont sans effet sur moi, et votre bouclier de protection est dérisoire ! A moi seul, je puis vous chasser de cette planète ! »
… Puis il se tut. Quelque chose d’horrible venait de sauter sur lui par-derrière. Puis une autre… Une autre encore… Des pinces, des mâchoires saisissaient ses bras et ses mains. Déséquilibré, il roula à terre.
En un éclair, il comprit que les Rochs avaient adopté la seule tactique possible pour eux. Ils avaient abandonné leurs boucliers et l’attaquaient directement !
Pendant un bref instant, il fut tenté de rire encore. Il avait une confiance absolue en son organisme, et surtout en cette matière plastique qui formait son épiderme, capable d’arrêter non seulement les flèches, mais encore les balles.
Mais, soudain, une notion nouvelle naquit en lui : la souffrance physique. Il ne l’avait encore jamais ressentie. La douleur pénétrait ses doigts, ses bras, et jusqu’à ses épaules. Il devinait d’où elle provenait : les Rochs, avec leurs pinces et leurs mâchoires, tentaient de briser ses membres !
Et il savait aussi autre chose, parce qu’Allan, son créateur, l’avait mis en garde. Son système sensitif était des plus rudimentaires, Allan n’ayant pas vu la nécessité de lui faire ressentir la douleur comme la ressentent les humains.
Du fait qu’il souffrait physiquement, c’est que pinces et mâchoires parvenaient à percer, à trancher, à écraser cette armure plastique qu’il avait crue invulnérable ! Quelques secondes encore et, bien qu’il tentât de se libérer de l’étreinte des huit Rochs, la merveilleuse mécanique qu’il était ne serait plus qu’une épave…
Car le dispositif de désintégration dont il était muni n’agissait que lorsqu’il était en danger de mort immédiate. Et une mutilation n’est pas la mort.