CHAPITRE VII
L’Être revint si vite que Robi prit à peine conscience de sa brève absence. Une seconde ou deux, pas davantage !
— Ils vont vers la vallée noire, dit-il. Ils y seront bien avant que le soleil jaune soit couché.
Il ajouta avec une certaine tristesse :
— A ce moment-là, je ne pourrai guère t’aider. Notre énergie s’épuise très vite sous le soleil gris trop froid pour nous.
Robi réfléchit.
— Qu’est-ce que la vallée noire ? Qu’y a-t-il dans cette vallée ?
— Quelques-unes de ces créatures puantes que tu nommes « humains ».
— Des arbres ? De la végétation ?
— Je ne sais. Nous ne pouvons nous y aventurer : elle est disposée de telle façon que le soleil jaune ne l’éclairé jamais.
C’était probablement pour cette raison que des rescapés humains s’y étaient réfugiés. Ils devaient y vivre misérablement, mais à tout prendre, Robi eût préféré une telle existence à celle que connaissaient les habitants de la ville-dôme. Ainsi, Karel et Helge allaient retrouver leurs frères de race et ne seraient pas seuls. Robi se demanda si, dans ces conditions, il n’avait pas intérêt à les délaisser pour un temps et à suivre l’Être vers l’astronef en panne… Mais, bien qu’il ne connût pas la fatigue, l’idée de marcher pendant des jours et des jours lui répugnait. Sans doute le souvenir de Karel n’y était-il pas étranger.
— Explique-moi exactement où se trouve votre astronef, demanda-t-il. Peux-tu m’en donner l’emplacement en longitude et latitude ?
— Facilement.
Non sans curiosité, l’Être ajouta :
— Crois-tu que tu pourras t’orienter ? Tu n’émets pas le moindre champ de force et tu ne disposes d’aucun instrument.
— Ne t’inquiète pas pour ça ! dit Robi en riant. Mes instruments sont là.
Il montrait son front. L’Être manifesta sa surprise par un bref sifflement, mais donna aussitôt le renseignement demandé, que Robi inséra dans un de ses circuits-mémoire.
— Parfait. Voilà comment nous allons procéder. Je vais retrouver mes deux amis afin de savoir si on les admet dans la vallée noire. Dans l’affirmative, j’essaierai de me procurer un moyen de locomotion plus rapide que mes jambes, et, dès demain matin, je partirai vers votre astronef. Je pense que tu me retrouveras sans peine.
— Oui, dit l’Être. Oui.
Il y avait quelque chose de changé dans sa voix, comme si quelque préoccupation secrète l’avait tourmenté.
— Qu’y a-t-il ? demanda Robi.
— L’écran…, siffla l’Être. Ne remarques-tu rien ?
— Non.
— Le soleil jaune est moins chaud. Certaines radiations sont arrêtées. J’espère que, comme les autres fois, cela ne durera pas… Ah ! C’est fini. Ils sont passés.
Intrigué, Robi demanda :
— Quel est cet « écran » ? Et à qui fais-tu allusion ?
— Je ne sais pas. Depuis un certain temps, et de façon fugitive, une sorte de voile masque le soleil jaune. Nous n’en souffrons pas parce que c’est très rapide, mais si cela se prolongeait, nous serions dans l’impossibilité de recréer notre potentiel énergétique et nous sombrerions dans le néant.
— Mais tu as dit : « Ils sont passés. »
L’Être hésita puis répondit tout bas :
— Je ne devrais pas te le dire, ami, mais les deux chefs supposent qu’ils s’agit de créatures pensantes, que cette planète intéresse, et qui tentent de l’adapter à leurs propres conditions de vie. Comprends-tu ? Si certaines radiations les gênent, le fait d’établir un écran autour de ce globe leur permettrait d’y vivre. Et nous pensons que ces créatures procèdent à des essais en ce sens.
Il ajouta avec une sorte de honte :
— C’est un peu pour cela que nous avons hâte de réparer notre astronef.
— Je comprends, affirma Robi.
Il n’ajouta pas : « Ainsi, vous quitteriez cette planète en laissant les survivants des humains se débattre seuls contre les inconnus qui les menacent…» Il n’avait rien à reprocher à l’Être : pour ce dernier, les humains n’étaient pas autre chose que des insectes puants. Certes, désormais on les ménagerait. Mais pourquoi se préoccuper de leur sort ?
— Bien, conclut-il. Indique-moi la direction à suivre pour atteindre la vallée noire.
Un tentacule gazeux surgit de la colonne de lumière, s’orienta.
— Là…
— Est-ce loin ?
— Déplace-toi, je te dirai si tu y parviendras avant la nuit.
Robi se mit à courir. L’Être glissait à quelques pas de lui, sans même effleurer le sol.
Après une dizaine de secondes, l’Être siffla :
— Oh ! oui ! Oh ! oui !
— Que veux-tu dire ?
— Tu seras dans la vallée noire bien avant la nuit ! Tu te déplaces beaucoup plus vite que les créatures qui puent.
— Ils peuvent se déplacer aussi vite que moi, fit Robi, mais moins longtemps. C’est encore une affaire de fatigue…
— C’est possible, mais…
Ils allaient tous deux côte à côte, Robi par grandes foulées, l’Être on ne savait comment. Il flottait.
— Même à cette allure-là, reprit Robi, il me faudrait plusieurs jours pour arriver jusqu’à votre astronef. Dans la vallée noire, ne disposent-ils pas d’engins plus rapides que les bulles ?
— Qu’appelles-tu une bulle ?
— L’appareil dans lequel j’étais quand tu m’as rencontré.
— Je vois… Dans la vallée, ils ont en effet un engin beaucoup plus rapide. Mais je crois qu’ils ont renoncé à l’utiliser car nous sommes incomparablement plus rapides que lui.
— Est-il encore en état de marche ?
— Comment veux-tu que je le sache, ami ?
Évidemment. Robi calculait tout en courant.
— Vois-tu, reprit-il, il faut que je protège mes deux amis, et je crois que ce ne sera pas difficile car les humains de la vallée noire ont tout intérêt à les accueillir, puis ensuite, mais seulement ensuite, que je vienne réparer votre astronef. Le plus vite possible. Pour cela, je vais essayer de me faire prêter l’engin rapide dont tu m’as parlé. A ton idée, si je l’obtiens, en combien de temps puis-je arriver à votre astronef ?
— Une journée, fit l’Être très vite. Et si tu y parviens, je crois que nous serons sauvés. Plus je te connais, plus je t’apprécie.
— Moi aussi, si ça peut te faire plaisir, fit Robi avec une imperceptible raillerie.
… Pendant qu’il courait vers la vallée noire, de sa longue foulée qu’aucun humain n’aurait pu imiter, à trois reprises, l’Être fit avec inquiétude :
— L’écran ! Encore l’écran !
— Je ne remarque rien, répondait Robi.
Il y avait un certain désespoir dans la voix sifflée de l’Être quand celui-ci conclut :
— Nous serons les victimes de cette invasion, et non vous ! Il semble que vous, humains, êtes insensibles aux radiations auxquelles nous devons notre énergie.
— Je ne suis pas humain, fit Robi avec patience. Je te l’ai dit plusieurs fois. Je suis une machine.
— Tout ce qui est matière est machine, affirma l’Être. Du fait que vous assemblez des pièces, qu’elles soient protoplasmiques ou pas, vous fabriquez des machines.
Robi n’avait pas envie de discuter.
— D’accord ! fit-il. Cette vallée noire n’est – elle pas là-bas, parmi les collines que j’aperçois ?
— Oui. Cours droit vers la colline de droite, ensuite oblique un peu à gauche. Mais je suis surpris que la bulle humaine ait disparu. A la vitesse où elle allait, elle n’a pu atteindre la vallée avant toi.
— Elle est là, dit Robi. Devant nous, à mi – chemin de la vallée. Je la vois.
Il nota un soupir de l’Être qui murmura :
— Sur certains points, vous êtes plus évolués que nous. Je ne le croyais pas.
— Ah bah ? Pourquoi ? Tu manifestes beaucoup de dédain envers les humains de cette planète.
L’Être hésita de nouveau, puis répondit :
— Tu as dit toi-même que tu venais d’ailleurs, et donc je ne puis t’irriter en parlant de ces choses-là. Mais en vérité, depuis si longtemps que nous étudions le comportement de ceux que tu nommes les « humains », nous avions conclu que ce n’étaient que des animaux non évolués.
— Vraiment ? Pourquoi ?
— Eh bien !… Écoute… Tout ce que nous avons « vu » d’eux – j’emploie le mot « vu » pour que tu me comprennes mieux – nous a laissés sur cette impression-là. Par exemple, il est évident pour nous qu’ils n’ont pu surmonter la…, la question sexuelle.
— Explique-toi.
— Même lorsqu’ils entreprennent des expéditions dans ce que tu nommes des « bulles », ils emmènent généralement une de leurs femelles. Et ils agissent avec elle exactement comme le feraient des animaux non évolués.
Robi se mit à rire.
— C’est leur façon de se reproduire, affirma-t-il. Et ils y prennent un plaisir extrême.
— Nous le savons. Les animaux aussi y prennent un extrême plaisir. Mais ils observent les cycles de reproduction. Ces… humains puants pratiquent le plaisir pour le plaisir, ce en quoi ils nous paraissent inférieurs aux bêtes. Car enfin, si vraiment ils sont intelligents comme tu le prétends, comment ne comprennent-ils pas qu’ils ne progresseront qu’en s’éloignant le plus possible de l’animalité ? Je ne nie pas que l’instinct sexuel crée en eux un besoin, comme toute fonction naturelle. Mais nous avons noté, ce qui nous surprend, que pour d’autres besoins naturels, ils observent certaines limites…
— Parce qu’ils ne leur procurent aucun plaisir ! fit Robi en riant.
— Soit ! Mais du moins, ils les satisfont avec une certaine… pudeur. Alors que le besoin sexuel…, oh ! là, là !…
Robi continuait à rire. Cette discussion l’amusait, pour la bonne raison que, être artificiel mais pourvu de raisonnement, il s’était souvent posé les mêmes questions. Ses trois cerveaux, analysant les faits, avaient conclu depuis longtemps que, de ce point de vue-là, l’humain s’était replongé dans ses origines bestiales, et au-delà.
— On pourrait supposer, fit-il…
Puis il se tut, tendit le bras.
— La bulle ! La vois-tu ?
— Non, je te l’ai déjà dit, je ne la vois pas. Mais je puis la rejoindre dans l’immédiat. Qu’y a-t-il ?
— Je ne sais, fit Robi. Il semblerait…, qu’elle tangue…, qu’elle oscille…, et qu’elle cesse d’avancer ! Pourtant, elle est au pied de la colline la plus proche. Et, d’après tes indications, la vallée noire s’ouvre là.
Brusquement, il changea de ton. Il avait la sensation que l’Être l’avait pris en amitié.
— Elle s’aplatit sur le sol… Elle ne peut aller plus loin ! Je crains…, oh ! je ne sais quoi ! Les deux humains qui l’occupent m’intéressent…, et je ne puis arriver près d’elle avant de longues minutes… Je t’en prie, ne pourrais-tu…
— J’y vais, fit l’Être. Tu es mon ami.
Il disparut. Robi continuait à courir, mais n’attendit pas pendant longtemps : une dizaine de secondes à peine. L’Être revint, se plaça beaucoup plus près de Robi, probablement en signe d’amitié.
— Ils sont en effet immobilisés, siffla-t-il. J’aurais d’ailleurs dû le prévoir.
— Pourquoi ?
— Les créatures puantes de la vallée noire ont creusé un fossé profond à l’entrée de leur vallée, précisément afin d’arrêter ce que tu nommes des bulles. Les parois en sont verticales. Comme les bulles se déplacent sur un « coussin d’air », lorsqu’elles sont au-dessus du fossé, la poussée n’est plus suffisante pour les maintenir et elles descendent au fond. Là, les créatures de la vallée noire peuvent facilement s’en emparer.
Incrédule, Robi s’exclama :
— S’ils ont fait cela…, s’ils ont creusé ces pièges pour les bulles, c’est donc qu’ils sont en guerre contre les humains de la cité-dôme ?
— Je ne sais exactement, répondit l’Être. Il advenait autrefois qu’une bulle de la cité s’engage dans la vallée noire… Là, nous ne pouvions la suivre. Elle en ressortait quelque temps après, et nous pouvions remarquer qu’elle emportait un ou deux prisonniers réduits à l’immobilité par des liens…
— Je comprends, murmura Robi.
Pour quelle raison les habitants de la cité-dôme venaient-ils kidnapper leurs frères de la vallée noire ? Sans doute ne s’agissait-il que d’initiatives privées, d’humains désireux de se procurer des esclaves…, ou des femmes…, à bon compte. Cela compliquait la situation, car on allait accueillir plutôt fraîchement Karel et Helge dans la vallée.
— Pourtant, cette bulle n’est pas tombée au fond, objecta-t-il.
— Non, fit l’Être. Elle est suspendue au-dessus du fossé, l’avant et l’arrière reposant sur le terrain ferme. Mais les créatures puantes…, pardon !… tes amis ne peuvent en sortir, car la porte s’ouvre juste au-dessus de la fosse.
Il ajouta avec humilité :
— Je n’ai pas osé m’en approcher beaucoup… Nous sommes paralysés par une peur instinctive dès que nous nous sommes à proximité d’un lieu que n’éclairent pas les soleils.
Bizarre. Pourquoi la bulle d’Helge était-elle restée suspendue alors que les autres tombaient au fond du fossé ?
Robi reprit sa course. Il était encore à deux cents mètres de la bulle quand l’Être murmura avec honte :
— Pardonne-moi… Je ne puis aller plus loin. Vois-tu l’entrée de la vallée ? Ces ténèbres m’épouvantent… Au-delà de la bulle s’ouvrait en effet une profonde vallée fermée des deux côtés par des parois presque à pic. On eût dit que Durandal avait fendu la montagne. Mais parler de « ténèbres » était exagéré. C’était la pénombre, voilà tout. Il semblait même qu’il y fît plus clair que dans la cité-dôme.
Robi continua à s’approcher de la bulle. Lorsqu’il fut au bord du fossé, profond d’une dizaine de mètres, il se mit à rire. Il comprenait pourquoi l’engin n’était pas descendu au fond de la fosse. Helge, sentant que le sol se dérobait sous lui, avait tendu les pinces articulées dont l’appareil était muni. C’étaient les pinces qui, posées sur les bords de la fosse, le maintenaient.