CHAPITRE II

 

— Un moment, répéta Robi.

Après quelques secondes d’indécision, les phrases commençaient à se former dans son esprit, utilisant ce langage dont il ignorait tout cinq minutes plus tôt.

— J’ai beaucoup de choses à dire. Ecoutez-moi !

La foule, surprise, s’était figée, mais le Grand-Thorem fit de nouveau quelques pas en avant, sec, dédaigneux, menaçant.

— Ordre a été donné de quitter ces logis. Qui que tu sois, tu as désobéi et tu seras sévèrement châtié. Qui es-tu ?

— Et toi ? demanda Robi en souriant, il n’y avait pas d’être plus pacifique que lui au monde. Les circuits électroniques qui commandaient ses réactions avaient une capacité de patience presque infinie. Presque…, c’est-à-dire que, en certaines circonstances, Robi se mettait en colère comme n’importe quel humain. Mais les colères de Robi valaient celles de vingt hommes. Cela, évidemment, le Grand-Thorem l’ignorait.

— Je suis le Grand-Thorem, le maître de tout ce qui pense dans cette cité.

— Ça ne m’étonne pas que les pensées de cette foule soient stupides, répondit Robi tranquillement.

Il n’avait pas l’intention d’insulter l’autre : il émettait une constatation. En sondant l’esprit des porteurs de torches, il en arrivait à cette conclusion qu’il avait affaire à une civilisation barbare, arriérée…, non…, une civilisation rétrograde. Les ancêtres de ces gens-là avaient dû être techniquement beaucoup plus évolués, mais, pour une raison inconnue, ce monde avait sombré dans l’ignorance et la superstition. Robi lisait cela dans la foule, parce que celle-ci, comme une meute lancée derrière un cerf, ne se préoccupait nullement de cacher ses pensées.

— Tu m’insultes, toi, humain ! gronda le vieillard squelettique. Tu connais pourtant le châtiment réservé aux blasphémateurs ?

— Et comment le connaîtrais-je ? fit Robi, paisible. Je ne suis pas de ce monde.

— Que veux-tu dire ?

— Je viens d’ailleurs, dit Robi.

L’autre recula, comme pour se réfugier dans les rangs de la foule, puis, après réflexion, revint.

— Tu n’es pas un Être, fit-il à voix basse. Non, tu n’es pas un Être puisque tu as forme humaine. Tu es un humain, il n’y a pas de doute.

Tranquillement, Robi dit :

— Pas du tout. Je suis un robot.

— Un… quoi ?

Parce qu’il lisait dans l’esprit du Grand-Thorem, Robi comprit que sa déclaration avait été inintelligible. De toute évidence, ces gens-là ignoraient ce qu’est un robot. Cela l’amusa. Certes, il n’oubliait pas les deux jeunes gens qui, immobiles derrière lui, attendaient les résultats de cette intervention quasi miraculeuse, mais, peut-être parce qu’il se savait à peu près indestructible, il avait l’âme facétieuse.

— N’avez-vous point de machines, ici ? demanda-t-il. Pour scier le bois, pour fabriquer le mortier ?

— Si fait. Eh bien ?

— Je suis une machine du même genre, dit Robi.

Un silence plana, puis la foule gronda. Le Grand-Thorem se tourna vers elle et, railleur :

— Vous le voyez, il se moque de nous. Non seulement il s’interpose entre la justice et les coupables, mais encore il nous insulte par ses moqueries. Que dois-je faire ?

La foule répondit en chœur quelque chose que Robi ne comprit pas. Par contre, il comprit fort bien ce que le jeune homme, revenu derrière lui, lui soufflait à l’oreille :

— La fenêtre est encore ouverte… Fuyez… Ils ne vous poursuivront pas : c’est nous qu’ils veulent… Et merci tout de même.

Robi remua à peine les lèvres pour répondre :

— Que prétendent-ils me faire ?

— Vous devez le comprendre : voyez ce que tient le Grand-Thorem !

Robi avait parfois, à Zladumir où il avait été construit, entendu répondre des enfants dans une classe d’école. La foule parlait exactement comme ces enfants : cent voix disaient en même temps :

Le tordeur le guérira… Le tordeur le guérira…

— C’est ce qu’il tient, le tordeur ? demanda Robi.

— Oui…, souffla le jeune homme. Fuyez vite ! A peine avez-vous le temps de sauter dans la maison avant qu’il ne lève l’engin sur vous !

Le Grand-Thorem tenait à la main droite une sorte de canne épaisse, que Robi n’avait pas remarquée jusqu’alors. De nouveau, il se tourna vers les fanatiques qui l’accompagnaient. Robi comprit que, comme tous les grands du monde, il brûlait d’envie d’étaler sa puissance.

— Vous le voulez ? demanda-t-il. Vous n’ignorez pas que la loi ne me permet d’utiliser le tordeur que s’il y a unanimité. Quelqu’un y voit-il une objection ?

— Personne ! Personne ! hurlèrent cent voix. Grand-Thorem, utilise le tordeur…

Plusieurs ajoutèrent avec cynisme :

— Ce n’est pas tous les jours que l’on voit un tel spectacle !

Pendant ce temps, Robi questionnait le jeune homme :

— Qu’est-ce que c’est, leur tordeur ?

— Vous le savez bien ! Tout le monde le sait ! Un engin effroyable.

— Ouais ! Mais encore ?

— C’était avec de tels engins que nos ancêtres repoussaient les Êtres quand ils ont commencé à envahir la planète. Malheureusement, il ne reste plus que celui-là…, entre les mains du Grand-Thorem.

Robi enregistrait, nota qu’il était question depuis plusieurs minutes de certains Êtres dont il n’avait pas la moindre idée. Mais, parce qu’il avait un premier cerveau totalement humain, subsistait en lui quelque inquiétude.

— Ça produit quoi, ce tordeur ?

— C’est effroyable, dit très vite le jeune homme. Cela émet des…, des radiations…, dont nous avons perdu le secret…, mais qui réagissent sur toutes les substances protoplasmiques. D’après ce que disent ceux qui l’ont subi, il vous semble que vous brûlez vif. Vous vous tétanisez, vous roulez à terre, absolument fou de douleur. Vous…

— Mais ça ne tue pas, puisque les suppliciés ont parlé, fit Robi en souriant.

Il pensait au « protoplasme ». Bien entendu, de par sa constitution même, il n’y avait pas en lui un atome de matière protoplasmique. Il l’avait dit, il n’était qu’une machine. Mais quelle machine !

Le Grand-Thorem, solennel, pivotait vers lui, commençait à lever le tordeur… Le jeune homme et la jeune femme sautèrent dans la maison par la fenêtre encore ouverte. Les humains sont ainsi faits qu’ils n’y prêtèrent pas attention. Jusqu’alors, ils avaient pensé uniquement à leur « chasse » : la curée derrière un jeune homme et une jeune femme. Désormais, ils avaient beaucoup mieux. Le spectacle d’un homme qui, à n’en pas douter, allait se tordre de douleur en hurlant sous l’effet du tordeur. Sur cette planète, ils ignoraient que, ailleurs, il advenait que l’on coupât le cou à quelque coupable, ou qu’on le pendît, et que cela attirait toujours des centaines de badauds. Ils l’ignoraient, mais ils agissaient de même. Le Grand-Thorem était à dix pas de Robi. Sa canne, épaisse et lourde, était braquée sur ce dernier.

— Puisque tu l’as voulu, dit le Grand-Thorem, tu vas souffrir d’inimaginables souffrances !

Il eut un petit mouvement du bout du pouce et attendit, canne braquée.

Bien entendu, il ne se passa rigoureusement rien. Robi le savait déjà. Une arme qui agit sur les substances vivantes est sans effet sur les robots, il l’avait déjà vérifié sur la planète Mater (Même collection : Planète maudite.).

Dix, vingt secondes… Trente… Hébété, le Grand-Thorem releva un peu l’extrémité de son tordeur, comme pour savoir s’il fonctionnait encore. Robi, fort amusé par la scène (un humain eût dit qu’il sé croyait au théâtre !) fit quelques pas, arriva sur lui, lui arracha des mains le tordeur et, gentiment, le tourna vers lui.

Il put voir alors les effets de l’engin. Le Grand-Thorem, frappé de plein fouet par les radiations qui s’échappaient de la canne, se mit à hurler comme une sirène électrique. Il tomba à terre, gigota, et, bien qu’affalé sur le dos, fit de tels bonds que Robi, apitoyé, releva l’extrémité de l’arme vers le ciel. Le Grand-Thorem continua à gesticuler, couché sur le dos comme un gros hanneton.

Cela n’était pas du goût de la foule qui, après quelques instants de stupeur, se mit à hurler au sacrilège. Robi attendait, sourire aux lèvres, tenant toujours le tordeur braqué vers le ciel. Il était d’humeur folâtre comme chaque fois qu’il se heurtait à des humains trop sûrs d’eux-mêmes.

Le premier rang fonça en criant et en gesticulant. Robi abaissa le tordeur et, d’un mouvement rapide, balaya ses assaillants. Ils s’écroulèrent tous, et même au-delà de ceux qui s’étaient élancés ! Hurlements, clameurs de souffrance, dizaines de corps qui se roulaient sur le sol… Scène horrible, mais qui, d’après ce qu’avait compris Robi, ne devait ni tuer ni diminuer physiquement ceux qu’atteignaient les radiations.

Une dizaine de torches étaient tombées à terre et continuaient à brûler, enflammant de-ci de-là quelques vêtements. Robi redouta que les flammes n’atteignissent les maisons qui bordaient la rue étroite. Il avait voulu donner une leçon à ces ignorants prétentieux, mais non incendier la ville.

Avec dédain, il jeta le tordeur près du Grand-Thorem qui, agenouillé, encore secoué par des ondes de souffrance, haletait.

— Reprends ton arme inefficace, dit-il. Elle est bonne pour des enfants, non pour moi. Et souviens-t’en : chaque fois que tu essaieras de me nuire, je t’arracherai le tordeur et je le braquerai sur toi.

Tranquillement, il revint vers la fenêtre ouverte, entra dans le logis, et referma derrière lui.