28
J’étais recroquevillée dans un coin du long baraquement, à bonne distance de la porte. Blottie tout au fond de l’ombre, derrière une sorte de machine incompréhensible, rouillée, un assemblage de roues, d’engrenages et de clefs qui n’était relié à rien. Même s’il regardait dans ma direction, il ne me verrait probablement pas. Probablement : c’était le mot difficile. Je reculai autant que je pus et me tapis davantage contre le mur, humide sous ma nuque. Voilà, il entrait, il était là. Je l’avais découvert par accident, et de nouveau j’étais tombée dans mon cauchemar, vertige d’horreur, de dégoût, de nausée, de pisse et de mort.
Et puis, quand je le vis, ma première idée fut : je me suis trompée. Quelque chose, forcément, était erroné. Quand il n’était qu’une voix dans les ténèbres, je me l’imaginais énorme et puissant, un ogre, un monstre. C’était le dieu pervers qui jouissait de me punir, qui pouvait me nourrir ou m’affamer, décidait si je devais vivre ou mourir.
Maintenant, je l’apercevais à la clarté de la lune qui coulait par la porte ouverte. Par bribes. Un gros manteau, des cheveux gris collés en travers de son crâne dégarni. Son visage me demeurait invisible, caché qu’il était par une épaisse écharpe nouée derrière sa nuque. Une écharpe de femme, en tissu fleuri, qu’un étranger, sans doute, eût pris pour une protection de fortune contre la poussière. Mais je savais pourquoi il la portait : c’était ainsi qu’il se fabriquait cette voix étouffée, chuchotante. Il marmonnait tout seul et tenait à la main un seau en acier galvanisé, qu’il posa bruyamment sur le sol. Je ne parvenais pas à relier mes souvenirs à ce personnage qui traînait les pieds, si terne, si terre à terre, si crassement insignifiant. Il me faisait penser à ces gens qu’on ne remarque même pas quand ils entrent pour laver les carreaux ou vider la corbeille. Il parla à Sarah comme si c’était une truie un peu agitée dont il fallait nettoyer la boue.
« Ça va, ma belle ? Désolé, je t’ai laissée seule un bon moment. J’avais à faire, dit-il en arrangeant je ne sais quoi autour d’elle. Mais je ne vais plus bouger d’ici, maintenant. Pas avant le petit matin. Il faut que je te consacre un peu de temps. »
Il ressortit de la pièce et, l’espace d’un instant, je songeai à fuir. Mais presque aussitôt, il revint avec un objet qui fit un bruit métallique quand il le posa sur le sol. Une boîte à outils, peut-être. Il sortit, rentra, fit ainsi plusieurs allées et venues en apportant des choses qui devaient être entassées dans la cour. La plupart étaient impossibles à identifier, mais je discernai une lampe-tempête éteinte, un chalumeau et plusieurs sacs en tissu plastifié, probablement des sacs de sport. Vides. Je ne pouvais rien faire, hormis rester tapie dans la pénombre en essayant de ne pas bouger, de ne pas respirer, de ne pas déglutir. La paille crissait sous mes pieds au moindre mouvement. Il allait forcément entendre les coups de mon cœur déchaîné, le ruissellement de mon sang, le cri dans ma gorge…
J’osai profiter de ce qu’il était dans la cour pour glisser la main dans ma poche, et mes doigts se refermèrent autour du portable de Benjamin. Lentement, oh ! si doucement, je ressortis ma main et approchai le petit appareil de mon visage. J’appuyai sur une touche pour éclairer le minuscule écran, et un signal sonore se fit entendre, infime, qui résonna comme un tocsin. L’avait-il entendu ? Il semblait que non. Parler était impossible, évidemment, mais peut-être pourrais-je envoyer un message texto. Je regardai la petite flaque bleue de l’écran. Comment se pouvait-il qu’il ne remarquât pas cette lumière ? À droite, ressortant sur le bleu, trois plots noirs superposés indiquaient que la batterie était quasi pleine. À gauche, j’aurais dû voir trois ou quatre autres plots, de forme un peu évasée ceux-là, comme des gobelets, qui m’auraient précisé la bonne ou moins bonne qualité de la réception. Mais il n’y en avait qu’un, ce qui voulait dire : réception nulle. Non seulement je ne pouvais parler, mais il m’était impossible d’envoyer ou de recevoir quelque message que ce fût. Je remis le téléphone dans ma poche.
J’eus soudain envie de pleurer, de hurler, de jurer, de griffer le mur avec mes ongles. Dès l’instant où j’avais découvert Sarah, j’aurais dû courir chercher de l’aide. Ç’aurait été si simple ! Au lieu de quoi, j’avais suivi ma propre trace jusqu’au fond du piège. J’étais maudite. Je m’étais maudite.
Je l’observai, en ombre chinoise contre la clarté molle de la lune. J’envisageai différentes possibilités. Courir de toutes mes forces jusqu’à la porte et m’enfuir pour ramener du secours. Impossible : il n’avait que trois pas à faire pour me barrer la route. Même avec l’avantage de la surprise, je n’avais aucune chance. L’attaquer, lui donner un grand coup sur la tête, l’assommer. Pourrais-je m’approcher de lui sans qu’il m’entendît ? Trouver un objet pour le frapper sans qu’il le remarquât ? Tout aussi impensable. Non, la seule solution était d’attendre et d’espérer qu’il s’éloignât pour quelques minutes, ou davantage. Alors, je pourrais tenter quelque chose.
Mais la seule perspective de rester silencieuse dans l’ombre me donna un intense désir de me laisser choir à plat ventre sur le sol sans me soucier de ce qui arriverait. J’étais fatiguée, si fatiguée… J’aurais voulu dormir, dormir encore. Peut-être n’avais-je pas vraiment envie de mourir, mais peu s’en fallait. Au moins, les morts ne savent plus rien de la souffrance ni de la peur. À quoi bon lutter encore ?
Et puis, presque sans en avoir conscience, je commençai d’éprouver des sentiments différents. À force de le regarder s’affairer nonchalamment près de cette pauvre fille ligotée sur de la paille, j’eus peu à peu l’impression de me regarder moi-même en train d’agoniser. Je me rappelai ces jours où c’était moi qui avais du fil de fer noué autour du cou et une cagoule sur la tête. Comme elle, j’avais été suspendue au bord d’un abîme, attendant d’être massacrée, et je me rappelais ce que j’avais ressenti. Oh ! oui, je me le rappelais. J’avais abandonné tout espoir de survie. Et j’avais fait des vœux pour qu’avant que tout fût fini une chance, au moins, se présentât de me jeter sur lui pour le griffer, le labourer, lui arracher un œil, un bout de chair avec mes dents. Lui faire du mal, n’importe quel mal avant de mourir. À présent, elle s’offrait à moi, cette chance. Je ne pouvais pas le vaincre, ç’aurait été un espoir absurde. Mais s’il me trouvait, je lui ferais du mal, beaucoup de mal.
Avec quoi ? Je faillis sangloter d’exaspération. J’aurais tout donné en échange d’un couteau, ou d’un simple bout de verre. Mais je m’interdis d’y penser. Si je n’avais rien, je pouvais chercher. N’importe quel objet lourd ou tranchant ferait l’affaire.
Mes mains commencèrent à tâtonner dans l’obscurité, très délicatement. Je priai pour ne pas renverser quelque chose. Ma main droite toucha un objet froid. Une boîte en fer, ronde, probablement une boîte de peinture à en juger par sa taille. Elle était vide et ne pouvait me servir à rien. À côté de la boîte, mes doigts frôlèrent une poignée. C’était a priori plus prometteur, mais je sentis bientôt que l’objet n’était qu’un pinceau, aux soies raides et durcies. Décidément, il n’y avait rien du tout. Pas de ciseau à bois, pas de tournevis, pas de barre de fer. Je me redressai et sentis mes genoux craquer. Comment pouvait-il ne rien entendre ? Attendre, me dis-je. Attendre qu’il partît, et puis courir appeler la police. Délivrer Sarah.
Il s’affairait toujours. Je ne voyais pas ce qu’il faisait, mais je l’entendais marmonner tout bas des mots inintelligibles. Il me rappelait mon père pendant les week-ends, les seuls moments gais de sa vie, quand il réparait une palissade, peignait une fenêtre, installait un rayonnage.
Il desserra le nœud coulant autour du cou de Sarah. Ah, oui, le seau. La petite silhouette cagoulée fut soulevée, son pantalon baissé, je la vis s’accroupir sur le seau tandis qu’il la tenait par le cou. Un bruit de liquide contre l’acier.
« C’est bien, ma beauté », dit-il en remontant son pantalon.
Avec l’indifférence procurée par une longue pratique, il resserra le fil de fer jusqu’à ce qu’elle ne pût de nouveau plus bouger, mais il semblait y avoir une tendresse dans ses gestes. Apparemment, il l’aimait plus que moi. Jamais il ne m’avait appelée « ma beauté ». Son langage avait toujours été empreint d’hostilité, d’une volonté de me briser.
« Tu as maigri, dit-il. Je crois que nous sommes prêts, maintenant. Tu es un amour, Sarah. Un amour. Pas comme toutes ces pestes. »
Il recula, pour mieux la contempler. J’entendis un raclement métallique, puis le craquement d’une allumette, et de la lumière se répandit dans la pièce. Il avait allumé sa lampe-tempête. Je me ratatinai derrière l’invraisemblable machine. Il examina Sarah avec des murmures approbateurs, tâtant ses bras nus, faisant courir ses doigts sur son ventre, comme on tâte un cheval pour vérifier qu’il n’a plus de fièvre. Il posa la lampe par terre et s’étira longuement, les mains croisées derrière la tête, comme un homme qui sort du lit. Il bâilla et commença de dénouer sa grosse écharpe. Ce fut une opération un peu compliquée, car il lui fallait défaire un nœud serré qu’il ne voyait pas, mais il finit par l’enlever, et, pour la première fois, à la clarté blanche de la lampe-tempête, je vis son visage.
Il ne me rappela rien. Je ne connaissais pas cet homme. Alors, brusquement, étrangement, ce fut comme si quelque chose s’était débloqué en moi, ou si un minuscule et fondamental ajustement venait de se produire. Car ma vision cessa d’être floue, les formes devinrent nettes et claires, même à la clarté tremblante de la lampe. Ma fièvre était tombée. Même ma peur s’était évanouie. Ce que je voulais, ce que j’avais voulu depuis le début, c’était savoir – et maintenant, je savais. J’étais sûre. Sûre que je ne me rappelais rien, que le visage de cet homme ne m’avait pas rendu la mémoire. Découvrir ses traits si quelconques, si fades, n’avait provoqué en moi aucun choc, aucune illumination. Mais je savais ce que j’avais besoin de savoir.
Au fond, j’avais toujours cru que j’étais moi-même à l’origine de tout. J’étais tellement embourbée dans ma vie démantibulée, mon travail imbécile et le désastre de mon couple, que j’avais cru, fantasmé, redouté que lui – cet homme à quelques mètres de moi – n’eût reconnu en moi ce marasme accepté. Cru que j’avais foncé tête baissée vers le drame, que je l’avais volontairement attiré sur moi. Et lui l’avait compris, en sorte qu’inéluctablement nous étions faits l’un pour l’autre, avions besoin l’un de l’autre. Parce que je voulais être détruite.
Mais à présent, je savais que ce n’était pas vrai. Peut-être m’étais-je laissée aller, peut-être m’étais-je montrée trop passive ou trop fébrile, peut-être manquais-je de l’assise et de la maîtrise nécessaires pour me construire une vie qui me satisfît ; mais si j’avais croisé son chemin, c’était entièrement et absolument par hasard. Sans compter que je ne l’avais peut-être même pas croisé. Certes, je ne pourrais jamais en être sûre, mais celle qui l’avait effectivement rencontré était probablement Jo – Jo, aveugle dans ses amours et désemparée par leurs échecs, Jo si vulnérable, enfiévrée et fragile, victime parfaite pour un tel homme. Moi, je m’étais inquiétée pour Jo et l’avais rencontré à mon tour, mais ce n’était qu’un concours de circonstances. Ce minable sadique devant moi n’avait aucun rapport avec ma vie. C’était le météore qui m’était tombé dessus, le séisme qui avait ouvert un gouffre sous mes pieds. Mais rien de plus, strictement rien de plus. Il n’était rien pour moi. Et, presque cocassement, en cet instant où j’étais recroquevillée dans l’ombre et me savais prise au piège, je me sentis tout à fait délivrée de lui.
Je ne me rappelais pas ce qui s’était produit ce fameux jeudi et je ne me le rappellerais certainement jamais. Pourtant, j’en connaissais l’essentiel. J’étais dehors, au pays des vivants, et par erreur je m’étais aventurée sur son territoire, son aire de jeu. On dit que, dans un combat, le vainqueur est toujours celui qui frappe le premier. Je crois que je devinais ce qui s’était passé. J’étais à la recherche de Jo. Cet homme si peu remarquable n’était qu’un élément du décor, un meuble. Soudain, il avait bondi à l’avant-scène et m’avait emportée de mon monde dans le sien. Son monde n’avait aucun rapport avec le mien, à ceci près que je devais y mourir. Je m’imaginai cet homme que j’avais à peine remarqué m’attaquant par surprise, alors qu’il était trop tard pour que je réagisse, trop tard pour que je l’empêche de m’assommer en me cognant la tête contre un mur, ou à coups de gourdin.
S’il me découvrait, que ferais-je ? Je m’obligeai à me remémorer ce que lui m’avait fait. Tous ces souvenirs d’épouvante que, pendant des semaines, je m’étais efforcée de ravaler, je les ramenai à la surface. Ils étaient comme une dent infectée et pourrissante qui faisait terriblement mal, et contre laquelle je poussais ma langue pour me rappeler ce qu’était la douleur. Puis je regardai cet homme, qui s’agitait autour de Sarah comme si c’était un mouton qu’il fallait faire rentrer dans son parc, lui donnant des claques, lui murmurant des mots tendres, apprêtant des outils. Il montrait tout à la fois la patience et l’empressement d’un amant et l’affairement dépassionné d’un boucher.
Sans doute résistait-elle à ce traitement, car il la souffleta légèrement.
« Qu’est-ce que c’est que ça, hein ? Qu’est-ce que tu as, ma chérie ? » demanda-t-il. Un son sortit probablement de sous la cagoule, mais je ne l’entendis pas. « Je te fais mal ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Attends un peu, ma beauté. »
Il lui ôta laborieusement son billon, en soufflant – et j’entendis son souffle, oh ! oui, ce souffle rauque que je me rappelais si bien.
« Eh bien, qu’est-ce que je vois ? grogna-t-il. Tu as essayé de te sauver ! »
Lorsqu’elle fut libérée du chiffon dans sa bouche, Sarah toussa très fort et longuement, respirant avec peine puis toussant de nouveau – et cela aussi, je me le rappelais bien.
« Allons, allons, ma chérie, fais attention à ton cou.
— J’ai failli étouffer, dit-elle d’une voix faible. J’ai cru que j’allais mourir.
— C’est tout ?
— Non. Non, ce n’est pas tout. »
Un soupçon commença de se répandre en moi comme une tache qui s’étale. Tout à coup, je sus ce qui allait se produire dans un instant ; et pourtant, je n’eus pas peur. J’étais déjà morte une fois, si bien que mourir n’avait plus d’importance.
« Alors, qu’est-ce que tu voulais me dire ?
— Je ne veux pas mourir. Je ferai n’importe quoi pour rester en vie.
— Ta gueule, petite conne ! Je t’ai déjà dit que je ne veux rien. De toute façon, ils n’ont pas payé la rançon. Tu ne savais pas ? Eh bien, c’est comme ça, ils n’ont pas payé la rançon. Et tu sais pourquoi ? Parce que je n’en ai pas demandé. Ha, ha, ha ! » Sa propre blague lui semblait très drôle.
« Si je vous disais quelque chose, quelque chose de vraiment important… Est-ce que vous me laisseriez partir ?
— Quoi ?
— Vous me laisseriez ? »
Il y eut un silence de quelques secondes. Visiblement, il était troublé.
« Dis-moi d’abord ce que c’est », murmura-t-il d’une voix plus douce.
Mais Sarah ne dit rien et laissa échapper un sanglot.
« Putain, tu vas me le dire ?
— Vous me promettez ? Vous me promettez que vous me laisserez en vie ?
— Parle d’abord, ordonna-t-il. Ensuite, je te laisserai partir. »
Un autre silence, beaucoup plus long. Sarah cherchait désespérément son souffle, et j’aurais pu compter ses hoquets en attendant les mots qu’elle s’apprêtait à dire, et que je connaissais d’avance.
« Il y a quelqu’un d’autre ici. Maintenant, laissez-moi partir.
— Quoi ? »
Il se redressa et regarda autour de lui, juste au moment où je sortais de l’ombre pour m’avancer dans sa direction. J’avais brièvement songé à m’élancer sur lui, mais ç’aurait été peine perdue. Il était presque à dix mètres et aurait eu tout le temps de réagir. Derrière lui, la porte – mais elle aurait aussi bien pu être entre Mars et Jupiter. Il plissa les yeux, s’efforçant de distinguer mon visage au fond de la pièce, que n’éclairait pas sa lampe-tempête.
« Toi ? » dit-il enfin. Il était si stupéfait qu’il ne referma pas la bouche. « Abbie. Comment diable as-tu… ? »
Je fis un pas de plus vers lui. Je ne regardai pas Sarah. Je ne fixais que lui, droit dans les yeux.
« Je vous ai trouvé, dis-je simplement. Il fallait que je vous trouve. Je ne pouvais pas faire autrement.
— Moi aussi, on peut dire que je t’ai cherchée ! » répliqua-t-il. De nouveau, il regarda autour de lui, visiblement déconcerté. Y avait-il quelqu’un d’autre ?
« Je suis toute seule », dis-je. Je tendis vers lui mes mains ouvertes. « Voyez vous-même. Je n’ai rien.
— Qu’est-ce que tu fous ici, hein ? En tout cas, je te tiens. La première fois, tu as filé, hein ? Mais maintenant, je te tiens. »
Je souris. Je me sentais calme, si calme… Rien n’avait d’importance. De nouveau, je pensai très fort aux interminables jours dans le noir. Ma langue contre la dent infectée. Pour me les rappeler. Les revivre.
« Que voulez-vous dire avec votre "je te tiens" ? dis-je doucement. Je suis revenue. Je l’ai voulu.
— Tu vas le regretter. Crois-moi, tu vas le regretter. » Je fis un autre pas en avant.
« Qu’attendez-vous d’elle ? dis-je avec dédain. Je vous ai écoutés tous les deux. » Encore un pas en avant. Nous n’étions plus qu’à trois mètres, non, deux. « Je vous ai entendu l’appeler "ma chérie". J’ai eu le sentiment que je devrais être sa place. C’est drôle, non ? »
De nouveau, il parut se méfier.
« Non. Ce n’est pas drôle. »
Un pas en avant. Puis : « Vous m’avez manqué, murmurai-je tendrement.
— Manqué ? Tu t’es enfuie !
— Parce que j’avais peur, dis-je. C’est bête, la peur. » Un pas en avant. « Mais ensuite, j’ai pensé à vous. Vous m’aviez comprise. Vous me dominiez parce que vous m’aviez comprise. » Un pas en avant. « Personne au monde ne m’a jamais comprise comme vous. Maintenant, c’est moi qui voudrais vous comprendre. »
Il sourit.
« Tu es folle. Complètement folle.
— Ça n’a pas d’importance, dis-je. Je suis ici. Je suis entre vos mains. » Un pas en avant. Nous étions tout proches maintenant. « Il n’y a qu’une chose que je désire encore.
— Quoi ?
— Pendant tout ce temps où nous étions ensemble, vous n’étiez qu’une voix dans l’obscurité. La voix d’un homme qui me nourrissait, qui s’occupait de moi. Je pensais à vous sans cesse, je cherchais à imaginer votre visage. Juste une fois, est-ce que vous me permettez de vous embrasser ? » J’approchai mon visage du sien. Il sentait une odeur douceâtre et chimique. « Rien qu’une fois. Ça n’engage à rien. » De près, c’était un visage étonnamment ordinaire. Il n’avait rien d’effrayant. Rien de particulier. « Regardez-moi, dis-je en tendant mes mains, ouvertes et vides. Je suis là, devant vous. Laissez-moi vous embrasser. » Avant le contact, j’imaginai que sa tête n’était pas celle d’un homme, mais d’un mouton mort. Il le fallait. La tête d’un mouton mort, coupée et séparée du corps. « Rien qu’un baiser. Nous sommes des gens solitaires, vous et moi. Si solitaires ! » J’effleurai ses lèvres avec les miennes. C’était presque le moment. Presque. Lentement, lentement… « J’ai tellement attendu cela. » Un autre baiser, un peu plus appuyé. Je levai les mains vers son visage, frôlant doucement ses joues avec mes paumes. Attendre. Attendre encore. Tête de mouton mort. Dent infectée. Ma langue dans la dent infectée. Tête de mouton mort, tête de mouton coupée. Je reculai la tête et le regardai mélancoliquement. Puis j’enfonçai mes deux pouces dans ses yeux. Ce n’étaient que des yeux morts dans les orbites d’un mouton mort. Un mouton qui m’avait enfouie dans le noir, avilie, torturée, rendue folle. Mes ongles étaient longs. De mes autres doigts, je m’agrippai aux côtés de sa tête comme si j’avais des serres au bout des bras, et mes grands ongles étaient des gouges labourant ses yeux. En regardant mes pouces qui s’enfonçaient jusqu’à griffer ses orbites, je constatai avec intérêt que leur peau se mouillait d’un liquide aqueux taché de filets jaunes, comme du pus.
J’avais cru qu’il se débattrait, qu’il me saisirait pour me jeter à terre. J’avais cru qu’il me tuerait. Qu’il me mettrait en pièces, peut-être. Mais il ne leva pas la main sur moi. Quand je reculai et retirai mes pouces visqueux de ses yeux, un cri étrange surgit du tréfonds de lui, un ululement aigu. Il porta les mains à son visage, puis son corps de plia en deux et il tomba sur le sol, à mes pieds. Ce ne fut plus qu’une forme qui se tortillait, râlait, geignait.
Je reculai davantage pour être hors de portée de cette bête pareille à un gros ver, cette bête qui gigotait et couinait sur le sol. Je pris un mouchoir dans ma poche et essuyai mes pouces. Je m’approchai de la porte et respirai profondément, plusieurs fois, à pleins poumons. Je me sentais comme une presque noyée qui vient de remonter à la surface et aspire avec félicité l’air pur de la vie offerte.