14

Pendant quelques secondes, j’exultai à l’idée qu’un autre territoire de ma terra incognita venait d’apparaître sur la carte, mais ma joie se transforma vite en désarroi.

« Qu’est-ce que vous racontez ? Pourquoi diable nous auriez-vous présentées ? D’ailleurs, je crois que vous venez juste de l’inventer. Quand j’ai ouvert la porte, vous étiez aussi ahuri de me voir que moi de vous voir.

— C’est vrai, dit-il. Et pourtant, je crois maintenant comprendre ce qui s’est passé. » Il marqua un temps d’arrêt. « Vous parlez sérieusement ? Vous ne vous souvenez pas du tout de l’avoir rencontrée ?

— Tout à l’heure, j’ai regardé cette vidéo que nous avons probablement tournée ensemble. Apparemment, nous nous entendions très bien. Et j’étais gaie en sa compagnie. J’aimerais pouvoir me rappeler ces quelques jours. Quelques bons souvenirs seraient plus que bienvenus. Mais non, je regrette, ma mémoire est un vrai désert. Le désert du Kalahari par grand vent ! Dans quelles circonstances nous avez-vous présentées ? » Benjamin était sur le point de répondre, mais je vis qu’il hésitait. « Vous vous demandez si vous devez me croire, n’est-ce pas ? C’est merveilleux, dis-je amèrement. La police et les médecins ont refusé de croire que j’avais été séquestrée, et vous, maintenant, vous doutez que j’aie perdu la mémoire. Bientôt, je vais rencontrer des gens qui ne voudront pas croire que je suis vraiment Abbie Devereaux. Ils auront peut-être raison. Je suis peut-être une femme qui a pris sa place. Une illusion. Peut-être que je suis Jo et que, dans mon délire, je m’imagine être une certaine Abbie Devereaux. »

Benjamin s’efforça de sourire, mais détourna aussitôt les yeux comme s’il était gêné.

« Donc, j’ai fait sa connaissance le lundi 14 ? insistai-je.

— Non. Le mardi, corrigea-t-il. Le mardi dans la matinée.

— Hier, quand je suis passée à votre atelier, vous m’avez dit que j’étais venue vous voir le lundi. J’en suis certaine.

— Vous êtes revenue le mardi, dit-il évasivement. Vous aviez d’autres choses à me dire.

— Et Jo était avec vous ?

— Nous sommes sortis prendre un café au bout de la rue, dans un petit bistro où elle a ses habitudes. Elle revenait d’un rendez-vous, je crois. Je vous ai présentées. Nous avons bavardé un moment, et puis il a fallu que je file. Si vous voulez que je vous aide à reconstituer votre conversation, je suppose que vous lui avez dit que vous cherchiez un logement. Elle a dû vous répondre qu’elle pouvait vous prêter ou vous louer une chambre. Voilà donc un mystère résolu. Rien de sinistre là-dedans !

— Je vois », murmurai-je.

Il s’assit, très songeur.

« Vous pensez réellement qu’elle a disparu ? demanda-t-il.

— Je l’ai dit à cet inspecteur de police que… que je connais un peu. Mais il me croit folle. Oh, pas folle à lier, bien sûr, mais selon lui, je me fais des idées. Je préférerais bien qu’il ait raison. D’autant plus que je ne sais vraiment pas quoi faire. Et puis, instinctivement, je me sens responsable de Jo. Chaque fois que je regarde sa photo, j’ai honte de mon impuissance. Vous savez, quand j’étais enfermée dans cette cave, je pensais sans cesse que tous mes amis devaient être terriblement inquiets, qu’ils avaient entrepris des recherches et remuaient ciel et terre pour me retrouver. Ça m’a aidée à tenir bon. Il fallait que je le croie. Pour moi, c’était essentiel de me sentir vivante dans l’esprit des gens, et un des pires chocs que j’ai éprouvés en recouvrant la liberté a été de m’apercevoir que personne ne s’était soucié de mon absence.

— Je crois… »

Il voulait m’interrompre, mais je ne l’écoutai pas et poursuivis :

« Personne n’avait remarqué que j’avais disparu. Ou si certains l’avaient remarqué, ils n’y ont pas prêté grande attention. Un peu comme si j’étais invisible. Ou morte. Bien sûr, je ne peux pas leur en vouloir. Ce sont d’excellents amis, je suis consciente qu’ils m’aiment beaucoup, et je suis sûre qu’à leur place j’aurais été tout aussi aveugle. Si l’un ou l’autre ne s’était pas manifesté pendant huit ou dix jours, je ne me serais pas inquiétée. Pour quelle raison ? Même si nous sommes très liés, chacun mène sa vie comme il l’entend. J’aurais pu prendre une ou deux semaines de vacances sur un coup de tête, sans leur en parler. Mais avec Jo, cela ne doit pas se passer ainsi. Je ne peux pas et je ne veux pas. Parce que maintenant, je sais ce qu’on éprouve quand on se sent oubliée. Seulement, comment faire pour l’éviter ? Sans compter que je parle trop et que j’ai l’horrible impression que si je me tais, je vais éclater en sanglots. »

Je me tus tout de même, et Benjamin s’approcha pour poser sa main sur mon épaule. Je sursautai violemment et faillis tomber de ma chaise.

« Excusez-moi, dit-il d’un ton empreint de sincérité. Cela doit vous rendre nerveuse d’avoir un étranger dans votre appartement. J’aurais dû y penser.

— C’est vrai, je… Naturellement, je suis sûre que… Voyez-vous, Benjamin, je suis comme une personne qui tâtonne dans l’obscurité, les mains tendues, en sachant qu’elle n’est pas loin d’un précipice. Quelquefois, j’ai la sensation qu’il y a une lueur à la périphérie de mon champ de vision, alors je me concentre, mais la lueur s’éteint. Je continue à espérer que la lumière va se faire, mais non. C’est toujours le noir. Sans mémoire, je suis comme un voyageur sans carte, je suis condamnée à errer dans l’inconnu. Non seulement je ne sais plus où je suis, mais je ne sais plus qui je suis. Que reste-t-il d’Abbie Devereaux ? C’est effrayant, surtout quand les gens se demandent si… » Je m’interrompis brusquement. « Voilà, je recommence à radoter, n’est-ce pas ? »

Il ne répondit rien. Il me regardait avec une fixité qui me troublait.

« Comment étais-je quand nous nous sommes rencontrés ?

— Comment vous étiez ? » Il semblait ne pas comprendre ma question.

« Oui.

— Vous aviez les cheveux plus longs.

— Ça, je le sais puisque c’est moi qui les ai fait couper. Mais quel effet vous ai-je fait ? Dans quel état d’esprit étais-je ?

— Mmm… » Quelques secondes, il parut hésitant, gêné. Puis : « Vous m’avez semblé pleine d’entrain, dit-il.

— De quoi avons-nous parlé ?

— De travail. Des problèmes liés au projet Avalanche. Des vôtres avec vos employeurs.

— C’est tout ?

— Vous m’avez dit que vous aviez quitté votre ami.

— Je vous ai dit ça ? À vous ?

— Vous m’avez expliqué que vous étiez provisoirement une sans domicile fixe, et que si j’avais besoin de vous joindre – pour des questions professionnelles, bien sûr – il fallait que je vous appelle sur votre portable.

— Rien d’autre ? Je ne vous ai pas parlé de gens que j’aurais rencontrés récemment ? D’un autre homme, par exemple ?

— Non, pas exactement, répondit-il, curieusement embarrassé. Mais en effet, il m’a semblé que vous aviez rencontré un homme qui vous plaisait. Du moins, c’est le sentiment que j’ai eu.

— Vous comprenez, j’en arrive à me demander si je ne me suis pas amourachée de lui.

— Lui ?

— L’homme qui m’a enlevée.

— Je vois, dit-il en se levant. Dites, si nous sortions prendre un verre ? Vous vous sentiriez plus rassurée dans la foule que seule avec moi, je suppose.

— D’accord.

— Alors, allons-y. »

Il prit son manteau jeté sur la chaise et l’enfila

« Quel beau manteau ! » admirai-je.

Il le regarda d’un air presque étonné, comme si c’était un manteau inconnu qu’on lui avait mis sur le dos à son insu.

« Il est tout neuf, dit-il. Je me le suis offert le mois dernier.

— J’aime bien ces longs manteaux flottants.

— Ils me font penser à de grandes capes, dit Benjamin. Comme les hommes en portaient au XIXe siècle. »

Je fronçai les sourcils.

« Je me demande pourquoi cela me fait un effet si bizarre d’entendre cette phrase.

— Peut-être parce que vous l’avez entendue ailleurs. »

 

Le pub était bondé, ce qui, effectivement, me rassura. Les bavardages, la fumée des cigarettes étaient un vrai bonheur.

« C’est moi qui vous invite », dis-je en me frayant un chemin vers le bar.

Quelques instants plus tard, nous étions assis à une petite table devant nos pintes de bière.

« Je ne sais pas par où commencer. Vous connaissez bien Jo ?

— Oui.

— Est-ce qu’elle s’absente souvent ?

— Ça dépend. Elle travaille pour plusieurs éditeurs, de livres ou de magazines. Parfois, son boulot lui demande des recherches. L’automne dernier, elle a participé à la rédaction d’une encyclopédie pour enfants. Elle devait écrire de brefs paragraphes sur les arbres qu’on trouve en Grande-Bretagne, ce qui l’a amenée à visiter plusieurs parcs nationaux.

— Est-ce qu’elle est très organisée ?

— Oui. Presque trop. Mais dans son travail, c’est nécessaire. Elle n’a pas d’autres sources de revenus.

— Il lui est souvent arrivé de vous poser des lapins ? » Il parut songeur un instant, puis répondit :

« Je vous l’ai dit : c’est tout le contraire d’une fille tête en l’air.

— Donc, ça ne lui ressemble pas du tout de s’absenter sans prévenir personne, et elle n’a certainement pas pris de vacances alors qu’elle a un travail urgent à terminer. Il s’est passé quelque chose d’anormal.

— Pas forcément, dit Benjamin à mi-voix, les yeux baissés sur sa chope de bière. Elle a pu s’isoler pour finir son boulot tranquillement. Ça lui arrive quelquefois. Ses parents ont un petit cottage dans le Dorset. En pleine campagne, sans rien ni personne pour la déranger…

— Si vous essayiez de l’appeler là-bas ?

—… et sans rien pour la déranger, c’est-à-dire sans téléphone.

— Elle n’a pas de portable ?

— Si, mais j’ai déjà essayé plusieurs fois. »

Un silence. Puis il reprit :

« Une autre possibilité, c’est qu’elle soit avec ses parents. Son père est malade. Un cancer. Peut-être que son état a empiré. Vous les avez appelés ?

— Je ne sais rien de ses parents.

— Et puis, elle a un copain, un certain Carlo. Ils n’arrêtent pas de se brouiller et de se réconcilier. La dernière fois que je l’ai vue, ils étaient brouillés. Mais peut-être qu’ils se sont rabibochés et qu’elle est avec lui. »

Je respirai profondément. Je ne savais pas si je me sentais bien ou mal.

« Lui non plus, je n’en ai pas entendu parler, dis-je. Ou du moins, je ne m’en souviens pas. Mais vous êtes son ami. Si elle comptait s’installer chez lui, elle vous aurait prévenu. »

Il haussa les épaules.

« Les amis passent à l’arrière-plan, quelquefois.

— Oui, je suis bien placée pour le savoir.

— Jo est une fille un peu dépressive, dit-il lentement en fronçant les sourcils. Il lui arrive de traverser des périodes très sombres. Je parle de vraies dépressions, pas de coups de cafard. Mais ces derniers temps, j’avais l’impression que les choses allaient nettement mieux de ce côté-là. » Il finit sa bière et s’essuya la bouche avec le dos de sa main. « Le mieux, ce serait que nous retournions à l’appartement pour que je téléphone aux personnes qu’elle voit le plus souvent. Ses parents, Carlo. Pour savoir s’ils ont de ses nouvelles. » Il fouilla dans sa poche et en sortit un minuscule téléphone. « Tenez, appelez quelqu’un. Un ami, un collègue, la police. Dites que vous êtes avec moi. Ensuite, nous rentrerons passer ces coups de fil.

— C’est très gentil à vous…, commençai-je.

— Gentil, non. Jo est une de mes meilleures amies.

— Rangez votre téléphone. Ce n’est vraiment pas la peine, dis-je cependant qu’une petite voix me soufflait : “Idiote, idiote, idiote que tu es !”

— Comme vous voudrez. »

Sur le chemin du retour, je lui expliquai que j’avais retrouvé l’appartement de Jo grâce à une facture et à une clef oubliées dans la boîte à gants de ma voiture.

« Elle était à la fourrière, précisai-je, et j’ai dû payer cent trente livres pour la récupérer. Comme si ça ne suffisait pas, on lui a mis un sabot maintenant. Regardez. » Au moment de lui montrer ma vieille Ford immobilisée, je poussai une exclamation de stupeur. Elle n’était plus là. L’endroit où je l’avais garée était vacant. « Ça alors ! Elle est de nouveau partie. Qui a pu faire ça ? Je croyais que si on mettait un sabot à une voiture, c’était justement pour empêcher de la déplacer.

— On l’a probablement ramenée à la fourrière. » Il s’efforça de réprimer un sourire.

« Zut, zut et zut. »

 

J’ouvris la bouteille de Saint-Estèphe achetée dans l’après-midi, et qu’il faudrait donc que je remplace une seconde fois. Mes mains tremblaient de nouveau et je dus batailler ferme avec le bouchon. Benjamin composa un numéro, écouta, puis je l’entendis parler. De toute évidence, ce n’était pas avec les parents de Jo. Il raccrocha et se tourna vers moi.

« Je suis tombé sur la voisine qui s’occupe de leur chien, dit-il. Ils sont en vacances au Portugal et ne rentrent qu’après-demain. »

Je lui servis un verre de vin, mais il n’y toucha pas. Il chaussa ses lunettes, feuilleta l’annuaire, puis composa un autre numéro.

« Allô, Carlo ? Bonsoir, ici Benjamin. Oui, Benjamin Brody, l’ami de Jo… Pardon ? Non, je ne l’ai pas vue depuis quelque temps. Justement, je me demandais si toi… Non, non, je ne lui ferai pas ce genre de commission. Non. »

De nouveau, il se tourna vers moi.

« Apparemment, c’est fini avec Carlo, du moins pour le moment. Il n’était pas de très bonne humeur.

— Qu’est-ce que nous pouvons faire, maintenant ? » Je pris conscience que j’avais dit « nous » et bus une grande gorgée de vin.

« Avez-vous quelque chose à manger ? demanda-t-il. Je suis affamé. Jo et moi étions censés dîner au restaurant, ce soir. »

J’allai regarder dans le réfrigérateur et criai par-dessus mon épaule :

« Des œufs, du pain, du fromage. Des légumes. De la salade. Des pâtes fraîches, aussi. »

Il me rejoignit dans la cuisine.

« Laissez-moi faire, dit-il. Des pâtes fraîches au basilic, ça vous irait ?

— Parfait. »

Il ôta son manteau et sa veste, prit une grande casserole dans un des placards et alla chercher un petit pot de basilic sur l’appui de la fenêtre. Il trouvait tout ce dont il avait besoin sans aucune hésitation. Je restai assise et le regardai faire. Il s’affairait avec beaucoup de méthode, prenant tout son temps. Je me servis un second verre de Saint-Estèphe. Je me sentais exténuée, vulnérable, un peu saoule aussi. Et j’en avais assez de cette peur qui me tenaillait tout le temps, de cette nécessité d’être en permanence sur mes gardes. Je n’en pouvais plus de vivre ainsi.

« Parlez-moi de Jo, dis-je.

— Attendez. Vous préférez du beurre ou de l’huile d’olive ?

— De l’huile. Et des toasts beurrés à côté.

— Voilà, c’est presque prêt. »

Assise en face de lui à la table de la cuisine, je dévorai mes pâtes en silence, entre deux gorgées de vin.

« Vous voulez que je vous parle de Jo ? dit-il. C’est une fille qui paraît assez timide quand on ne la connaît pas. Elle est très autonome. Elle aime vivre le plus simplement possible et n’achète que ce dont elle a absolument besoin. N’acceptez jamais d’aller faire des emplettes avec elle ! Il lui faut des heures pour choisir la moindre bricole, en comparant les prix entre trois ou quatre boutiques. Et elle a horreur du désordre. Elle ne parle pas beaucoup, mais elle écoute très attentivement. C’est quelqu’un de très sensible, de très altruiste. Presque trop. Quoi d’autre ? Elle a été élevée à la campagne, elle a un frère plus jeune qui vit aux États-Unis. Il travaille comme ingénieur du son dans un studio à Los Angeles. Elle est restée très proche de ses parents. Elle n’a pas une foule d’amis, mais ils lui sont très fidèles. Elle n’aime pas beaucoup les fêtes, elle préfère rencontrer les gens en tête à tête.

— Et son petit ami, Carlo ?

— C’est une histoire complètement superficielle. Carlo n’est qu’un jeune idiot. »

Son ton était dur et dédaigneux, et sans doute eus-je l’air un peu surprise, car il ajouta :

« Elle pourrait trouver tellement mieux ! Ce dont Jo a besoin, c’est de tomber sur quelqu’un qui l’adore.

— Tout le monde en a besoin, dis-je d’un ton léger.

— Et puis, comme je vous l’ai dit, Jo est facilement déprimée. Elle a des moments très noirs, où c’est tout juste si elle trouve le courage de se lever. C’est en grande partie pour cela que je suis inquiet. »

 

Il était tard, et j’avais derrière moi une longue, laborieuse journée : ma visite à Todd, ce sinistre coup de fil, l’inspecteur Cross, et maintenant cette soirée avec Benjamin. En me voyant bâiller à m’en décrocher la mâchoire, il se leva et prit son manteau.

« Il est temps que je rentre, dit-il. Je vous téléphonerai.

— Alors, nous en restons là ?

— Que voulez-vous dire ?

— Jo a disparu et nous ne sommes pas plus avancés que tout à l’heure. Plutôt moins, même, après vos coups de fil. Que pouvons-nous faire ? Il faut bien que nous essayions quelque chose.

— Oui, évidemment. Je pense que le plus urgent serait que je fasse un saut en voiture jusqu’au cottage dans le Dorset. J’y suis déjà allé, et je crois que je le retrouverai facilement. Si elle n’y est pas, j’appellerai d’autres amis à elle, et j’irai voir ses parents à leur retour. Mais ensuite, il faudra bien que j’avertisse la police si tout ça ne donne rien.

— J’aimerais bien vous accompagner au cottage, si cela ne vous ennuie pas. » Les mots étaient sortis de ma bouche précipitamment, sans que j’eusse réfléchi à ce que j’allais dire. Benjamin tourna vers moi un visage étonné. « Quand pensez-vous partir ? demandai-je.

— Tout de suite.

— Maintenant ? En pleine nuit ?

— Pourquoi pas ? dit-il. Je ne suis pas fatigué et je n’ai pas bu grand-chose. Et puis, j’ai une réunion importante demain après-midi, et je n’ai pas envie de tarder. Tout ce que vous m’avez dit m’a rendu anxieux.

— Vous ne traînez pas ! dis-je, un peu effarée.

— Vous n’avez pas vraiment envie de venir, n’est-ce pas ? » Je scrutai la nuit glacée par la fenêtre et frissonnai. Non, je n’en avais pas envie, mais je trouvais plus inquiétante encore l’idée de rester toute seule, baignée de sueur dans mon lit, la bouche sèche, à attendre que le jour se lève, qui rendrait mon angoisse moins lancinante. L’idée d’avoir peur du vent et du moindre bruit dans la rue, de regarder les aiguilles phosphorescentes du réveil, de me rendormir pour me réveiller en sursaut quelques minutes plus tard. En pensant à Jo. En pensant à moi. Et à lui, dans l’obscurité, qui me guettait.

« Je viens, dis-je. Où est votre voiture ?

— Devant chez moi.

— Et où est-ce, chez vous ?

— Près de Belsize Park. À dix minutes en métro.

— Non. Prenons un taxi. » Ce soir, je ne pouvais supporter l’idée d’être sous terre. La journée avait été assez fertile en frayeurs.

« D’accord, dit-il.

— Donnez-moi le temps de mettre des vêtements chauds. Et cette fois, je vais téléphoner à quelqu’un pour prévenir que je suis avec vous. Désolée. »