13

Je n’avais aucune raison d’avoir peur. Excepté Jack Cross, personne ne savait que j’étais ici.

Immédiatement, je sus que je connaissais cet homme ; pourtant, j’étais incapable de dire où je l’avais déjà vu.

« Bonsoir, dit-il. Est-ce que Jo… ? » Puis lui aussi me reconnut, vit que je le reconnaissais, et parut complètement abasourdi. « Nom de… Qu’est-ce que vous fichez ici ? »

Je réagis en refermant précipitamment la porte. Il tenta mollement de m’en empêcher, mais je poussai plus fort que lui. J’entendis un juron de l’autre côté et accrochai la chaîne de sûreté, puis m’appuyai contre le battant, pantelante. Maintenant, je me rappelais où je l’avais rencontré. C’était Benjamin Brody, le créateur de meubles. Comment m’avait-il retrouvée ? Les gens du projet Avalanche n’avaient que mon numéro chez Jay & Joiner et celui de mon portable, et j’avais interdit à Carol de donner mes coordonnées à qui que ce fût. De toute façon, elle ne connaissait pas cette adresse. Terry non plus. Personne ne la connaissait. M’avait-on suivie ? Avais-je oublié quelque chose qui permettait de me localiser ? Il frappa à la porte avec insistance.

« Abbie ! dit-il. Ouvrez.

— Allez-vous-en ou j’appelle la police, criai-je.

— Laissez-moi vous expliquer. »

La chaîne paraissait solide. Par un entrebâillement de dix centimètres, il ne pouvait me faire aucun mal. J’entrouvris donc la porte. Il portait un costume anthracite et une chemise blanche, mais pas de cravate. Par-dessus, il avait ouvert son long manteau noir, qui tombait presque jusqu’à ses chevilles.

« Comment m’avez-vous trouvée ? demandai-je sèchement.

— Qu’est-ce que vous racontez ? C’est Jo que je venais voir.

— Jo ?

— Oui, Jo. Je suis un de ses amis.

— Elle n’est pas là, dis-je.

— Où est-elle ?

— Je ne sais pas. »

Il semblait de plus en plus déconcerté.

« Vous habitez ici ? demanda-t-il.

— Ça se voit, non ?

— Alors, comment se fait-il que vous ne sachiez pas où elle est ? »

J’ouvris la bouche pour répondre, mais je ne savais que dire. Je réfléchis un instant. Puis :

« C’est une histoire compliquée, dis-je. De toute façon, vous ne me croiriez pas. Vous aviez rendez-vous avec Jo ? »

Il partit d’un petit rire ironique, puis regarda autour de lui comme s’il avait du mal à croire que cette scène était réelle.

« Vous êtes sa réceptionniste ? Je suis tenté de vous répondre que ça ne vous regarde pas, mais… » Il respira profondément. « Il y a deux jours, je devais prendre un verre avec Jo, mais elle n’est pas venue. J’ai laissé deux messages sur le répondeur, mais elle n’a pas rappelé.

— C’est exactement ce que j’ai dit à la police, dis-je avec amertume.

— Pardon ?

— J’ai voulu signaler qu’elle avait disparu, mais on ne m’a pas crue.

— Disparu ? Est-ce que je peux savoir ce qui se passe ici ?

— Mais elle est peut-être en voyage, continuai-je, sans beaucoup de cohérence.

— Écoutez, Abbie, je ne sais pas quelles abominations vous craignez de ma part, mais ne serait-il pas plus simple que vous me laissiez entrer ?

— Nous pouvons parler par l’entrebâillement, non ? dis-je d’un ton peu amène.

— Je suppose que oui. Mais pourquoi ?

— Bon, d’accord, maugréai-je. Mais soyez rapide. J’attends la visite d’un policier dans quelques minutes. »

Je tentais lamentablement de me protéger.

« Un policier ? Pour quoi faire ?

— Pour prendre ma déposition. »

Je défis la chaîne de sûreté et m’écartai pour le laisser passer. Il semblait étonnamment à l’aise dans l’appartement de Jo. Il ôta son grand manteau et le jeta sur le dossier d’un siège. Je dénouai la serviette qui me servait de coiffure et me frictionnai les cheveux.

« Est-ce que vous et Jo… ? Enfin, vous comprenez, dis-je.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Vous avez l’air de vous sentir chez vous, observai-je.

— Pas autant que vous ! » Il eut un sourire moqueur.

« J’avais besoin d’un endroit où crécher, voilà tout. » Il me regarda fixement.

« Abbie, vous vous sentez bien ? »

Je poussai un grognement inintelligible.

« Je sais que la réponse toute faite à ce genre de question est "Oui, très bien". Mais ma réponse à moi, dans sa version courte, est "Non, pas du tout". Et dans sa version moyenne : "C’est une longue histoire sans aucun intérêt pour vous. " »

Benjamin entra dans la cuisine, remplit la bouilloire et l’alluma. Puis il prit deux tasses dans le placard et les posa sur la table.

« Tant qu’à faire, je crois que je préférerais la version longue », dit-il.

Petit à petit, il m’avait mise en confiance. De toute évidence, il n’avait aucune mauvaise intention.

« Elle est vraiment très longue, je vous préviens.

— Vous croyez que vous aurez le temps ? demanda-t-il.

— Le temps ? Pourquoi pas ?

— Je pense à votre policier qui doit arriver d’une minute à l’autre », dit-il avec ironie.

Je me sentis rougir et, de nouveau, marmonnai quelque chose d’incompréhensible.

« Abbie… Dites, vous êtes malade ? »

Il me fit penser que c’était l’heure de mes comprimés. J’en pris deux dans la boîte posée sur la table de la cuisine et les avalai avec un grand verre d’eau.

« J’ai de violents maux de tête, dis-je. Mais ce n’est pas vraiment le problème.

— Alors, quel est le problème ? »

Je m’assis et me pris un moment la tête dans les mains. Parfois, quand je trouvais telle ou telle position pour ma tête, les élancements s’atténuaient beaucoup. J’entendis des bruits de vaisselle. Benjamin préparait le thé. Il poussa les deux tasses au milieu de la table, posa la théière, mais ne s’assit pas. Il resta appuyé au bord de l’évier, tout ouïe. Je bus une gorgée de thé et annonçai comme un « avertissement au public » :

« J’ai inventé une version personnelle du Dit du Vieux Marin. Je prends les gens par la manche, je les pousse dans un coin et je les oblige à écouter mon histoire. Seulement, je commence à me demander si ça sert à quelque chose. La police ne m’a pas crue. Les médecins ne m’ont pas crue. Plus je la raconte, moins j’y crois moi-même. »

Benjamin ne répondit rien et continua de me regarder.

« Vous ne travaillez pas ce soir ? demandai-je.

— C’est moi le patron, dit-il. Je vais et je viens comme je veux. »

Je le gratifiai donc d’une version hésitante et fragmentaire de mon histoire. Je lui parlai de mes démêlés avec Jay & Joiner, dont il était partiellement au courant parce qu’il avait participé au projet Avalanche. Je lui révélai que j’avais quitté mon travail, puis quitté Terry. Puis j’inspirai profondément et lui racontai mon réveil dans une cave, dont j’ignorais le lieu, et ces jours interminables que j’avais passés sous terre, et puis mon évasion, mon séjour à l’hôpital, mon effarement et ma rage quand j’avais découvert que personne ne me croyait, et pour finir mon retour terrifié dans le monde.

« Pour anticiper votre première question, la seule chose dont je sois absolument sûre est d’avoir reçu un grand coup sur la tête. » Je touchai très délicatement la zone douloureuse au-dessus de mon oreille. Le moindre contact me faisait encore tressaillir. « Je me dis que si ce traumatisme a pu effacer une foule de choses de ma mémoire, il se peut aussi qu’il l’ait remplie de chimères. C’est une phrase que je n’ai jamais prononcée à voix haute, figurez-vous. Je l’ai pensée quelquefois, tard dans la nuit, en me réveillant tout à coup, très faible et angoissée, sûre que j’allais mourir. Peut-être que si l’on a un accident, un traumatisme crânien, on a ce genre d’hallucinations, de délires. On s’imagine qu’on a été enfermé dans une cave et qu’une voix vous a parlé dans le noir. Vous ne croyez pas ?

— Je n’en sais rien », dit Benjamin. Il semblait frappé de stupeur. « Quel cauchemar !

— Il se pourrait que j’aie seulement été agressée dans la rue, ou renversée par une voiture. Que je sois restée inconsciente quelques heures. Avez-vous jamais eu ce genre de rêves ? On a l’impression de vivre plusieurs décennies, de vieillir, et puis on se réveille et tout ça n’a duré qu’une nuit, ou une parcelle de nuit. Cela ne vous est jamais arrivé ?

— J’ai beaucoup de mal à me rappeler mes rêves.

— C’est probablement un signe de santé mentale. Moi, je me les rappelle. Vous savez, quand j’étais séquestrée – à supposer que je l’aie vraiment été –, je rêvais. Je me souviens des rêves que j’ai faits. Il y avait tout le temps des lacs et des rivières, de l’eau claire où je plongeais, un papillon jaune sur une feuille, un bouleau en haut d’une colline. Est-ce que cela prouve quelque chose ? Croyez-vous qu’on puisse faire un rêve où l’on s’endort et où l’on fait un autre rêve ? Est-ce que c’est possible ?

— Vous savez, Abbie, je dessine des sièges et des bureaux. Je ne suis pas expert en psychanalyse.

— Il s’agit plutôt de neurologie, je crois. À l’hôpital, j’ai rencontré un neurologue et une psychiatre. Le neurologue est la seule personne qui m’a crue. Quoi qu’il en soit, vous connaissez mon histoire, maintenant. Tout un pan de ma mémoire s’est effacé, et pour retrouver ce que j’ai oublié, je vais trouver des gens qui me prennent probablement pour une déséquilibrée. Sans compter que je prends toutes les précautions du monde pour me protéger d’un homme qui n’est sans doute même pas à ma recherche, à supposer qu’il existe. Ça ne vous est jamais arrivé quand vous étiez petit ? On joue à cache-cache, on trouve une cachette formidable et on attend, longtemps, très longtemps. D’abord, on se sent très malin. Et puis, on commence à s’ennuyer, et au bout d’un moment on se rend compte que tout le monde est parti jouer à autre chose. Pour ne rien arranger, je ne peux pas m’empêcher de penser que je radote comme une vieille femme sénile, alors que vous restez là, avec votre air calme et impavide, en attendant sans rien dire que j’aie fini de jacasser. Non, ne protestez pas. En fait, vous vouliez surtout savoir où était Jo et ce que je fais ici. La réponse, c’est que je ne sais pas où est Jo et que je ne sais pas non plus ce que je fais ici. Autant retourner à votre atelier. »

Benjamin s’approcha de la table, prit ma tasse et la lava dans l’évier avec la sienne, puis il les posa à l’envers sur l’égouttoir. Il chercha des yeux un torchon, mais il n’en trouva pas et dut secouer l’eau de ses mains.

« Je crois que je sais ce que vous faites ici, dit-il enfin. Tout au moins, je sais comment vous avez fait la connaissance de Jo.

— Comment ?

— C’est moi qui vous ai présentées. »