19
Nous prîmes le petit-déjeuner au lit. Des miettes de pain grillé se répandirent sur les draps, mais Benjamin s’étendit mollement et ramena sur lui la couette, l’air très satisfait.
« Tu ne dois pas aller travailler ? » demandai-je.
Il se pencha au-dessus de moi pour jeter un coup d’œil au réveil. C’est étrange comme on se sent rapidement familiarisé avec un autre corps.
« Je peux m’accorder exactement dix-huit minutes, dit-il.
— Tu ne seras pas en retard ?
— Je suis déjà en retard. Mais tout à l’heure, un client débarque tout droit d’Amsterdam pour me voir. Si je lui pose un lapin, je m’en voudrai non seulement d’être en retard, mais de me conduire comme un très méchant garçon. »
Je l’embrassai, juste une petite bise dans le cou.
« Ne fais pas ça. Sinon, je ne pourrai plus partir, dit-il.
— Tu sais, murmurai-je – car mon visage touchait presque le sien –, si j’étais toi et que tu étais moi, je croirais que tu es fou. Ou que je suis folle. Est-ce que je me fais bien comprendre ?
— Non. C’est un peu embrouillé.
— Si quelqu’un avec qui j’ai fait l’amour deux fois disparaissait brusquement et reparaissait quinze jours plus tard sans avoir aucun souvenir de m’avoir rencontrée, je croirais qu’il n’a plus sa tête. Ou qu’il ment. Comme tu sais, la police hésite entre les deux théories.
— J’ai d’abord cru que c’était moi, le fou. Ensuite, c’est vrai, je me suis demandé si tu n’étais pas folle. Et pour finir, je ne savais plus quoi penser. » Il me caressa les cheveux, et j’en frémis de plaisir. « J’étais complètement désarçonné, reprit-il. Comment aurais-je pu t’expliquer ? J’ai sans doute pensé que le mieux était que tu te sentes séduite une seconde fois. En tout cas, l’idée de te dire : “Je te plais, ou du moins je te plaisais il y a quinze jours, tu ne t’en souviens pas, mais c’est vrai”… Eh bien, cela me semblait assez tordu.
— Tu n’as pas des mains de dessinateur, dis-je.
— Parce qu’elles sont pleines de marques et de cicatrices ?
— Je ne sais pas. Je les aime. »
Il observa ses mains comme s’il les découvrait.
« Je ne me contente pas de dessiner. Je fabrique moi-même beaucoup de choses, dit-il. Le résultat, c’est que des produits coulent souvent sur mes mains. Sans parler des coups de marteau, des griffures, des écorchures… Mais j’aime ça. Mon père était soudeur, et il a toujours adoré le bricolage. Il avait un atelier à la maison et il passait tous ses week-ends à démonter et remonter des trucs invraisemblables. Quand j’étais petit, la seule façon de communiquer avec lui était de le rejoindre dans l’atelier et de lui passer la clef anglaise, ou autre chose. De me salir les mains. C’était toujours un grand plaisir, et il m’en est resté quelque chose. Au fond, j’ai trouvé le moyen de gagner ma vie avec ce que mon père faisait pour se distraire.
— Hmm… Moi, c’est très différent, murmurai-je avec amertume. Aussi bien mon père que mon boulot.
— En tout cas, c’est incroyable ce que tu es efficace ! Ce chantier Avalanche tournait à la catastrophe, mais il a suffi que tu t’en mêles pour que tout rentre dans l’ordre en moins de deux. Tout le monde tremblait devant toi !
— Quelquefois, j’ai du mal à croire que j’ai pu faire ce métier, dis-je. On m’a demandé des choses insensées. L’évaluation des risques, par exemple. Pour des bureaux ! On imagine qu’il faut évaluer les risques quand on prépare une expédition polaire, ou qu’on envoie des gens sur une plateforme pétrolière. Mais les compagnies d’assurance demandent des évaluations de risques pour les bureaux, alors il a bien fallu que je m’y colle. Je suis devenue une véritable experte en accidents de bureau. Savais-tu que l’année dernière les hôpitaux britanniques ont admis quatre-vingt-onze employés de bureau à la suite d’accidents avec du Tipp-Ex ? Comment diable peut-on se faire mal avec du Tipp-Ex ?
— C’est simple. On s’en renverse sur les doigts et on se frotte les yeux ensuite.
— Et trente-sept se sont blessés avec des calculatrices. Comment veux-tu te blesser avec une calculatrice ? C’est plus léger qu’un paquet de biscuits ! Les risques, maintenant, j’en sais quelque chose », soupirai-je.
Soudain, je n’étais plus d’humeur aussi allègre. Je m’assis et regardai l’heure.
« Je crois qu’il est temps de nous lever », dis-je.
Nous prîmes une douche ensemble, mais restâmes tout ce qu’il y a de plus sages. Il me lava, je le lavai. Il m’essuya, je l’essuyai. Il m’aida à m’habiller et je lui rendis la pareille. Lui enfiler ses vêtements était presque aussi excitant que les lui retirer. Mais lui avait des vêtements propres, alors qu’il me fallut remettre ceux de la veille, imprégnés de sueur, de détresse et de frayeur. Il était urgent que je rentre me changer. Benjamin s’approcha de moi, m’ébouriffa les cheveux et m’embrassa sur le front.
« Ça me fait un drôle d’effet de te voir porter les vêtements de Jo », dit-il.
Je secouai la tête.
« Nous avons peut-être les mêmes goûts, mais ceux-ci sont à moi. Pour ne rien te cacher, ce chemisier est celui que je portais quand j’ai été kidnappée. J’ai été tentée de le jeter à la poubelle ou de le brûler, mais je le trouve trop joli. De toute façon, brûler quelques vêtements ne me suffirait pas pour oublier ce que…
— Non, non, il est à Jo, corrigea Benjamin. Elle l’a rapporté de Barcelone. À moins que toi aussi tu aies acheté des choses à Barcelone. »
J’étais interloquée.
« Tu es sûr ?
— Absolument sûr. »
Je me tus, réfléchissant à toute vitesse. C’était incompréhensible. Pourtant, cela devait vouloir dire quelque chose – mais quoi ?
Debout sur le seuil de la maison, il m’embrassa une fois de plus. Pendant quelques secondes, je songeai que ce baiser ne devrait jamais finir, que jamais je ne devrais éloigner ma bouche de la sienne, mon corps du sien, et qu’ainsi – seulement ainsi – je me sentirais apaisée. Puis je repris mes esprits et me traitai intérieurement d’idiote.
« Il faut que je retourne dans le vaste monde cruel ! lançai-je avec emphase.
— Que vas-tu faire maintenant ?
— Rentrer chez moi. Chez Jo, plutôt. Il faut que je me change.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Pour le reste, je ne sais pas encore, dis-je sombrement. Aujourd’hui, demain au plus tard, cet homme va découvrir qu’il s’est trompé de victime, et il sera de nouveau à l’affût. Pour le moment, le mieux est peut-être que je continue à chercher où Jo a disparu. Mais je ne sais pas si cela m’avancera à grand-chose. » Tout à l’heure, en prenant le petit-déjeuner avec Benjamin, l’espoir m’était revenu ; mais il s’était déjà envolé. Lui, plongé dans ses pensées, jouait distraitement avec ses clefs de voiture.
« Aujourd’hui, je vais téléphoner à ses parents, dit-il. Ils doivent être rentrés. Ensuite, nous verrons. »
Je déposai un dernier baiser sur sa joue, en me hissant sur la pointe des pieds.
« C’est un baiser qui veut dire merci. Et aussi que tu n’es pas obligé de te mettre en quatre pour moi.
— Ne dis pas de bêtises, Abbie. Je t’appellerai dans la journée. »
Il me tendit une carte de visite, et soudain nous éclatâmes de rire devant ce geste cérémonieux.
« Tu peux toujours me joindre à un de ces numéros », dit-il.
Il allait m’embrasser encore, mais je l’en empêchai.
« N’oublie pas ton visiteur d’Amsterdam ! »
Je m’attardai dans la baignoire, un gant de toilette sur les yeux, tâchant d’imaginer à quoi il pouvait penser en ce moment. Il n’allait pas tarder à découvrir que j’étais vivante si ce n’était déjà fait. Sans compter que je l’avais appelé sur mon portable, assez inconsidérément. Il l’avait gardé, comme un trophée. Et j’avais prétendu être Jo. Me croyait-il à sa recherche ?
Je m’habillai avec des vêtements appartenant à Jo, choisissant avec soin un pantalon en velours côtelé gris foncé et un épais chandail crème à grosses mailles, résolument différents de tout ce que j’avais jamais porté. Pour l’instant, il fallait qu’Abbie Devereaux fût morte et bien morte. Non pas enterrée, mais reposant dans une morgue. Cette femme méconnaissable que je regardais dans le grand miroir de la salle de bains ne serait qu’une passante parmi des milliers qui flottaient dans l’incognito des rues de Londres. Comment pourrait-il me retrouver ? Mais moi, comment le retrouverais-je ?
Ensuite, je fis ce que j’aurais dû faire bien plus tôt : je décrochai le téléphone et composai de mémoire le numéro des parents de Terry. Ce fut son père qui répondit.
« Allô, Richard ? Ici Abbie.
— Bonjour, Abbie, dit-il d’une voix froidement polie.
— Écoutez, je me rends bien compte que vous devez être très bouleversés…
— Oh, vraiment ? ironisa-t-il.
— Oui. Et je suis désolée pour Terry.
— C’est magnifique, venant de vous !
— Est-ce qu’on l’a relâché ?
— Non, toujours pas.
— Je tenais seulement à vous dire que je sais qu’il n’a rien fait de mal, et que je ferai tout mon possible pour l’aider. Vous pouvez le dire à son avocat.
— Très bien.
— Je vais vous donner mon numéro. Ou plutôt non, je vous rappellerai, ou je rappellerai Terry quand il sera libéré. D’accord ?
— Comme vous voudrez. »
Suivirent quelques secondes de silence embarrassé. « Au revoir, dis-je enfin.
— Au revoir. »
Debout au centre de la salle de séjour, je regardai autour de moi avec désarroi. Je connaissais bien la sensation pénible de chercher frénétiquement quelque chose dans des endroits où l’on a déjà cherché, mais c’était pire : je ne savais même pas ce que je cherchais. Tomber sur l’agenda de Jo m’aurait été bien utile : j’aurais pu vérifier si elle avait des projets de départ. Mais j’avais déjà inspecté son bureau, sans dénicher ni agenda ni rien qui y ressemblât. J’errai dans l’appartement, soulevant des objets, les déplaçant, les replaçant où je les avais pris. Sur une étagère près de la fenêtre se trouvait une plante en pot aux feuilles bizarrement découpées. Ma mère aurait su me dire ce que c’était, jusqu’à son nom latin, mais tout ce que je voyais, c’était que les feuilles jaunissaient et que la terre du pot était dure et craquelée. J’apportai de la cuisine une cruche pleine d’eau et arrosai la triste plante. L’eau pénétra dans les fissures de la terre. Encore un signe inquiétant : est-ce qu’une jeune femme aussi soucieuse de son intérieur que Jo partirait en laissant mourir sa plante ? J’en profitai pour arroser le banian.
Pourtant, toutes les indications que je découvrais étaient pareilles à des mirages. Elles étincelaient dans l’air, mais se désagrégeaient sitôt que je voulais les saisir. Ainsi de la plante : j’occupais cet appartement, et il se pouvait fort bien que Jo m’eût chargée de l’entretenir avant de partir en voyage. Entre autres, d’arroser sa plante. Le doute s’insinuait : et si Cross avait raison, si je laissais mon cerveau s’emballer ?
Je regardai la pile de courrier que j’avais déjà examinée plusieurs fois dans l’espoir d’y trouver une piste, et de nouveau, mes yeux s’arrêtèrent longuement sur chaque enveloppe. L’une d’elles la facture de gaz que je n’avais pas encore payée, retint mon attention car mon compte était presque à zéro. C’était une de ces enveloppes à fenêtre transparente, qui laissait apparaître le nom et l’adresse imprimés sur la facture. Je poussai un petit grognement de surprise en voyant qu’elle était adressée à « Miss L.J. Hooper ». Je restai un instant immobile. Puis, toute raide et comme étourdie, je trouvai la carte que m’avait remise Benjamin et l’appelai à son atelier. Quand il décrocha, il avait la voix d’un homme occupé et distrait, mais au son de la mienne son ton s’adoucit instantanément. Cela me fit sourire. Plus : tout mon corps en fut parcouru d’une sensation de chaleur. J’eus l’impression, assez ridicule, d’être une gamine de treize ans qui connaît son premier béguin. Peut-on avoir le béguin pour un homme avec qui on vient de passer la nuit ?
« Quel est le prénom de Jo ? demandai-je.
— Pardon ?
— Je sais, c’est une question idiote. Mais je viens de tomber sur une facture avec deux initiales. L,J. L comme quoi ? »
J’entendis un petit rire à l’autre bout de la ligne.
« L, c’est l’initiale de Lauren, dit-il. Comme Lauren Bacall. Quand elle était au lycée c’était un grand sujet de taquinerie.
— Lauren », répétai-je d’une voix blanche. Je sentis mes jambes trembler et dus m’appuyer au mur. « Kelly, Katherine, Frances, Gail, Lauren.
— Quoi ?
— Cet homme. Il m’a dit les prénoms des femmes qu’il avait tuées. Lauren était un de ces prénoms.
— Mais… » Il y eut un long silence. « C’est peut-être une coïncidence.
— Il n’y a pas beaucoup de femmes qui s’appellent Lauren.
— Je ne sais pas. On rencontre pas mal de prénoms bizarres. De toute façon, personne ne l’appelait Lauren. Un prénom hollywoodien, elle trouvait ça ridicule. »
Je marmonnai quelque chose qui s’adressait plus à moi qu’à lui, et il me demanda de répéter.
« Excuse-moi. Je disais que je devine pourquoi elle lui a donné ce prénom. C’était un symbole. Elle avait le sentiment que de cette façon, il ne pouvait pas la vaincre. Il ne pouvait pas vaincre Jo, l’humilier et la terroriser. Ce n’était pas elle qu’il avait à sa merci, mais quelqu’un d’autre, une simple identité d’état civil. »
Je raccrochai et m’efforçai de me souvenir. Qu’avait-il dit au sujet de Lauren ? Kelly pleurait. Gail priait. Mais Lauren ? Lauren s’était battue, elle avait résisté. Elle n’avait pas fait de vieux os.
Le cœur sur les lèvres, je me laissai tomber sur le sofa. Je savais qu’elle était morte.
Au son de ma voix, le ton de l’inspecteur Jack Cross ne s’adoucit pas, loin s’en fallut. Il devint très sombre et très las. « Comment allez-vous, Abbie ?
— Elle s’appelait Lauren, dis-je, en m’efforçant de ne pas pleurer.
— Pardon ?
— Jo, Jo Hooper. Son vrai prénom était Lauren. Vous vous souvenez ? Lauren est une des femmes qu’il a tuées.
— J’avais oublié.
— Ça ne vous paraît pas révélateur ?
— Mmm… Je vais en prendre note. »
Je lui parlai ensuite des vêtements de Jo que j’avais portés sans le savoir. Il se montra prudent.
« Ça ne prouve pas grand-chose, dit-il. Puisque vous habitiez déjà chez elle, vous avez très bien pu lui emprunter des vêtements. »
Je baissai les yeux vers le pantalon en velours gris que j’avais pris dans l’armoire de Jo, puis criai dans le téléphone :
« Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’il vous faut de plus pour vous convaincre ? »
J’entendis un soupir au bout du fil.
« Abbie, croyez-moi, je suis de votre côté, dit-il. En fait, j’étais en train de parcourir votre dossier quelques minutes avant votre appel. J’ai même chargé un de mes adjoints de le relire entièrement. Nous ne vous avons pas oubliée. Mais pour répondre à votre question, j’ai besoin d’une preuve assez irréfutable pour convaincre tous ceux qui ne sont pas déjà convaincus. C’est-à-dire à peu près tout le monde.
— Eh bien, vous allez l’avoir, votre putain de preuve ! criai-je encore plus fort. D’un jour à l’autre. »
J’aurais voulu claquer le téléphone, mais c’était un sans-fil et je dus me contenter de presser le bouton STOP d’un pouce vengeur.
Encore une fois, j’avais cru lui ouvrir les yeux. Encore une fois, je m’étais heurtée à un mur. Pour me consoler, je me laissai aller à gémir toute seule :
« Oh, Abbie, que tu es donc bête, bête, bête ! »